Ernest Flammarion, éditeur (p. 31-38).


III


Si Florine avait éprouvé quelque crainte jalouse, au sujet de la comtesse Wanzel, elle fut rassurée, en voyant cette petite brune sans beauté, qui n’avait pour elle que sa distinction et des toilettes d’un goût parfait. Au point de vue intellectuel, la jeune veuve paraissait également peu douée, sans toutefois être positivement sotte. Elle semblait gracieuse et bonne, et une grande habitude du monde lui donnait beaucoup d’aisance… Quant à ses sentiments pour M. de Tarlay, ils apparaissaient à tous les yeux. Mais l’intéressé ne faisait pas mine de s’en soucier le moins du monde, au grand contentement de Florine.

D’autres hôtes étaient arrivés encore et la domesticité de Rivalles se trouvait fort occupée. Mitsi restait donc plus isolée que jamais. Sur l’ordre de Léonie, qui avait constaté son habileté aux ouvrages d’aiguille, les lingères lui donnaient du travail qu’elle emportait à faire dans le parc. Elle évitait le séjour des jardins, maintenant qu’une nombreuse compagnie s’y promenait fréquemment. Son endroit favori était un bosquet de noisetiers, non loin du grand étang qui se trouvait presque à l’extrémité du parc. Elle voyait de là étinceler l’eau vive, sous les chauds rayons solaires. Rarement la solitude de ce lieu était troublée par quelque humain… Cependant, deux fois, se trouvant là à une heure matinale, la fillette avait pu voir M. de Tarlay et son ami Olaüs Svengred se dirigeant vers l’étang, le fusil sur l’épaule. Ils allaient chasser les poules d’eau, nombreuses en cet endroit. Mitsi entendait les coups de feu, qui lui causaient quelque émotion. Puis, un peu après, elle voyait de nouveau passer les deux jeunes gens, dans le sentier qui longeait le bosquet. Ils s’entretenaient gaiement sans se douter que deux grands yeux d’enfant les regardaient avec une ardente curiosité. Mitsi songeait :

« M. de Tarlay est bien plus beau ; mais l’autre a l’air plus doux et très bon. »

Elle était ainsi dans sa retraite préférée, quand un matin, un bruit de pas et de voix l’avertit que des promeneurs passaient là… D’un coup d’œil, elle reconnut Christian et Florine. La jeune fille, vêtue d’une robe de toile blanche garnie d’élégantes broderies, s’appuyait au bras de son compagnon. Les yeux levés sur lui, elle disait d’une voix frémissante :

— Christian, je ne sais jamais si vous parlez sérieusement !

Il riposta avec un accent d’ironie mordante :

— C’est affaire à vous de le deviner, belle Florine.

— Chose impossible avec un homme comme vous ! L’onde n’est pas plus changeante que votre humeur.

Les yeux du jeune homme étincelèrent de raillerie amusée.

— Que voulez-vous, il faut me prendre tel que je suis !

— Vous savez bien qu’on le fait — et avec quel bonheur, quand même !

Un rire légèrement sardonique s’échappa des lèvres de Christian.

— Très obligé, ma chère Florine ! Mais savez-vous que c’est le monde renversé ? Vous me faites des déclarations… et c’est un peu gênant pour moi, convenez-en ?

En fait, il n’avait pas l’air gêné le moins du monde. Ses dents brillaient entre la pourpre des lèvres soulevées par le plus moqueur des sourires, et les yeux superbes raillaient sans pitié… C’était Florine qui rougissait, depuis le front jusqu’à son cou blanc entouré de dentelles, et qui baissait les yeux, tandis qu’un frémissement agitait ses épaules.

Ils passèrent, allant vers l’étang. Mitsi reprit son travail, un instant interrompu. Elle n’avait guère apporté d’attention aux paroles échangées, dont le sens échappait à son inexpérience. La belle Florine lui déplaisait, d’ailleurs. Quant au vicomte, elle éprouvait à son égard une sorte de crainte respectueuse, mêlée d’une vague admiration. Ces sentiments n’avaient pu que se fortifier, du fait qu’elle entendait à l’office parler du jeune maître comme d’un important personnage, dont la majestueuse présidente elle-même subissait l’empire.

Au bout d’une demi-heure, son travail terminé, Mitsi se leva. Maintenant, elle pouvait se permettre un peu de récréation. La veille, elle avait vu sur le bord de l’étang de curieuses fleurs mauves, non encore bien épanouies, qu’elle s’était promis de cueillir aujourd’hui… Ce fut de ce côté qu’elle se dirigea, tout en jetant autour d’elle des regards investigateurs. Mais les promeneurs avaient bien disparu. Ils avaient sans doute pris un autre sentier, pour le retour.

Mitsi gagna l’endroit qu’elle avait remarqué la veille. Les fleurs étaient toujours là, bien ouvertes cette fois, montrant leurs pistils couleur d’or… Mais la difficulté consistait à les atteindre, car elles se trouvaient dans l’eau, parmi les roseaux.

Mitsi s’avança tout au bord, se pencha, étendit la main… Elle tenait une des tiges fleuries… Mais la terre friable se déroba sous elle, et elle fut entraînée dans l’eau claire.

D’un mouvement instinctif, elle se retint aux grands roseaux, tout en jetant un cri de terreur… Du sous-bois le plus voisin quelqu’un s’élança, courut jusqu’à la berge. C’était M. de Tarlay. Avec une grande présence d’esprit, il se jeta à plat ventre sur le bord, étendit les bras et souleva l’enfant qui se cramponnait aux roseaux. En se reculant lui-même, il la ramena vers le bord. Florine, qui accourait, l’enleva et la posa sur la berge.

D’un bond souple, Christian se mit debout.

— Eh bien, tu fais du joli, petite imprudente !… Allons, cours vite au château, pour qu’on te change, car tu es dans un bel état !

— Et avec cela, tu mériterais une bonne correction ! ajouta Florine avec colère.

Christian lui jeta un regard moqueur.

— Quelle femme sévère vous êtes !… J’avoue que le crime de cette enfant ne me paraît pas si grand.

— Vous êtes trop indulgent !… Voyez de quoi elle est cause ? Vous vous êtes blessé…

Christian se mit à rire en regardant l’une de ses fines mains blanches égratignée par les roseaux piquants.

— Quelle blessure, en effet !… Non, non, je pardonne volontiers à cette petite Mitsi, pourvu qu’elle ne recommence pas, naturellement. Allons, va, enfant, et cours, pour ne pas prendre froid.

Mitsi balbutia :

— Je vous remercie beaucoup, monsieur.

Et elle s’enfuit, courant comme une jeune biche, sans se douter que l’inimitié instinctive de Mlle Dubalde à son égard venait de s’augmenter encore, car bien involontairement la petite fille avait interrompu le tête-à-tête sur lequel Florine fondait beaucoup d’espoir pour faire triompher son amour et son ambition, tous deux intéressés à provoquer une déclaration de ce beau Christian à l’humeur fantasque et railleuse, dont on ne savait jamais, comme elle venait de le lui dire tout à l’heure, s’il se moquait ou parlait sérieusement, quand il faisait la cour à une femme.

Léonie, que Mitsi rencontra précisément comme elle arrivait au château, ne se montra pas aussi indulgente que son maître. Quand l’enfant lui eut narré en quelques mots ce qui venait de lui arriver, elle appliqua un soufflet sur la petite joue, en disant :

— Voilà d’abord pour t’apprendre à faire des sottises… Et maintenant file dans ta chambre. Tu y resteras jusqu’à demain, au pain et à l’eau.

Comme elle avait le cœur gros, la pauvre Mitsi !… Comme les larmes coulèrent pressées, brûlantes, sur ses joues en feu, lorsqu’elle se trouva dans l’étroit réduit qui lui servait de chambre !

Quand donc s’en irait-elle d’ici ?… Pourquoi l’y gardait-on, puisqu’elle semblait être désagréable à tous ?… Elle avait bien vu tout à l’heure de quel air méchant la regardait Mlle Dubalde ! La présidente ni M. Perceuil ne semblaient se soucier d’elle, car elle ne les avait plus revus depuis le jour de son arrivée. Il n’y avait que M. Debrennes qui paraissait très bon et qui avait pris son parti contre Florine…, puis M. de Tarlay, qui l’avait sauvée et ne s’était pas ensuite fâché contre elle, ainsi qu’il aurait bien pu le faire. Mais l’enfant sentait, instinctivement, que ceux-là n’étaient pas les arbitres de son sort : le premier par faiblesse, le second par insouciance égoïste.

Le lendemain, sa punition étant levée, Mitsi s’en alla vers le parc, avec une provision de serviettes à ourler. Son jeûne de la veille la laissant un peu faible, elle ne gagna pas sa retraite habituelle et s’arrêta au bord d’une clairière qui lui semblait suffisamment isolée des principales voies du parc. Elle travailla là jusqu’à six heures, puis, sans se presser, reprit le chemin du château.

Comme l’enfant s’engageait dans une allée où jamais encore elle n’avait rencontré que des jardiniers, elle vit, marchant d’un pas flâneur, M. de Tarlay qui donnait le bras à une jeune femme petite et brune — la comtesse Wanzel, comme Mitsi l’avait entendu désigner un jour par une femme de chambre.

La petite fille pensa un instant à rebrousser chemin. Puis elle songea :

— Il n’est pas méchant, lui… Il ne me dira rien.

Elle se rangea modestement au bord de l’allée, en saluant avec une grâce timide.

— Tu n’es pas retournée chercher des fleurs dans l’étang, Mitsi ?

Christian l’interpellait ainsi, avec une gaieté moqueuse.

Elle balbutia, en rougissant :

— Non, monsieur le vicomte.

La jeune femme s’arrêta, en la regardant avec intérêt.

— Qui est cette petite fille ?

— Une enfant sans famille, que ma grand’mère fait élever.

— Mais ce nom ?

— La mère était Hongroise, paraît-il.

La comtesse étendit la main et caressa les brillantes boucles noires.

— Quels beaux cheveux !… Et ces yeux !… Elle sera charmante, savez-vous, cette petite créature ?… Quel âge as-tu, Mitsi ?

— Treize ans, madame.

Comme naguère Florine, la jeune femme répéta d’un ton stupéfait :

— Treize ans !… Non, ce n’est pas possible ! Tu as l’air d’une toute petite fille… À quoi t’occupes-tu, mon enfant ?

Mitsi montra le linge qu’elle portait sur le bras.

— J’aide les lingères, madame.

— C’est très bien, cela… Je suis sûre que tu es une enfant très sage !

Mitsi répondit modestement :

— J’essaye de l’être, madame.

La comtesse se mit à rire. Elle montrait ainsi de fort jolies petites dents, la seule beauté de ce visage aux traits irréguliers, au teint sans fraîcheur.

— Tu es une gentille enfant, Mitsi. Bonsoir, mignonne.

Elle posa un doigt caressant sur la joue brune de la fillette, et fit un mouvement pour se remettre en marche… Mais Mitsi dit timidement, en levant les yeux sur M. de Tarlay qui la considérait avec une sorte d’intérêt nonchalant :

— Je vous demande bien pardon, monsieur, d’avoir été cause que vous vous êtes blessé hier.

La comtesse dit vivement ;

— Blessé ?… Où donc ?

Elle regardait Christian avec une tendre inquiétude.

Le jeune homme sourit, en levant sa main gauche, qu’il mit sous les yeux de sa compagne.

— Voyez cette chose terrible !… Il n’y a pas de quoi te donner des remords, Mitsi. Mais la leçon aura été bonne, si elle t’empêche de recommencer pareille imprudence.

Il reprit sa marche, avec la jeune veuve qui s’appuyait amoureusement à son bras. Mitsi continua son chemin vers le château. Elle se disait que cette dame était beaucoup plus aimable que Mlle Dubalde. Et pourtant les domestiques racontaient qu’elle était presque une princesse, et très, très riche, avec cela. Tandis que Mlle Dubalde, assurait Adrienne, n’avait qu’une assez petite dot, surtout pour une personne qui aimait tant le luxe.

L’enfant conclut : « C’est M. Debrennes et la comtesse Wanzel qui me plaisent le plus ici… M. le vicomte aussi. Mais il a l’air trop moqueur… et puis, on n’est pas à l’aise devant lui. Ses domestiques disent qu’il faut se garder de le mécontenter… Pourtant, j’aime ses yeux… oui, même quand il se moque. »