Ernest Flammarion, éditeur (p. 19-30).



II


En se réveillant le lendemain dans l’étroite petite chambre que lui avait attribuée Léonie, la femme de charge, Mitsi se demanda un moment où elle se trouvait… Puis le souvenir lui revint, accompagné de la souffrance poignante qui, la veille, l’avait fait sangloter longtemps dans la nuit.

Seule ici, au milieu d’étrangers qu’elle avait pressentis aussitôt hostiles, ou tout au moins indifférents, elle se sentait comme perdue et sa pauvre jeune âme en détresse avait peine à se ressaisir.

Pourtant son existence chez les Larue n’avait rien eu de particulièrement heureux. Sa nourrice n’était pas mauvaise pour elle et la soignait bien ; mais elle n’avait pas une nature affectueuse et ne comprenait rien à l’âme ardente, délicate et très affinée de cette enfant que Parceuil lui avait confiée en disant :

— Apprenez-lui à travailler pour gagner sa vie, car elle n’a rien à attendre de personne en ce monde.

Euphémie Larue avait plus d’une fois répété ces paroles à sa nourrissonne, et avait mis en pratique l’invitation de celui qui s’était présenté comme le tuteur de la petite fille. Mais elle avait eu soin de ménager les forces de cette petite Mitsi, dont l’enfance était délicate. M. Parceuil payait une somme convenable, qui ferait défaut dans le ménage si l’enfant venait à mourir… Mitsi avait donc été employée de préférence aux travaux de l’intérieur ; elle avait gardé les vaches, besogne peu fatigante, et mené les oies à la pâture. Euphémie ne négligeait pas non plus de l’envoyer au catéchisme et à l’école. À l’un et à l’autre, Mitsi Vrodno — c’était le nom de sa mère — avait fait montre d’une vive intelligence et d’un grand désir d’apprendre davantage.

Elle n’avait pas d’amies, parmi les petites paysannes des alentours. Son caractère était réservé, un peu sauvage. Elle passait des heures en songeries tristes, tout en gardant le bétail dans les prés des Larue. Presque toujours, sa pensée revenait vers l’énigme de sa naissance. Une nièce de sa nourrice, la grosse Céline Dublanc, qui était jalouse d’elle, lui avait dit un jour, avec un ricanement mauvais :

— On ne sait pas d’où tu sors… Tes parents, qui étaient-ils ?… Pas grand’chose de bon, probablement.

Ces paroles avaient pénétré profondément dans l’âme vibrante de Mitsi. La nourrice, questionnée par elle, répondait en toute bonne foi :

— C’est vrai qu’on ne sait pas qui c’est. M. Parceuil m’a dit qu’ils étaient morts et que tu n’avais personne au monde qui puisse s’occuper de toi, sauf lui, qui le fait par charité.

Mitsi, à dater de ce moment, était devenue de plus en plus songeuse et mélancolique — de plus en plus sauvage, disaient les gens du pays. Son jeune cœur se fermait sur les trésors d’affection qu’il contenait, sa nature délicate recherchait la solitude, dans un secret désir de fuir les contacts vulgaires. Euphémie, tout en disant : « La drôle d’enfant ! » la laissait libre sur ce point, dont elle se souciait peu.

Et tout à coup, la petite créature un peu farouche se trouvait transplantée dans ce milieu étranger, complètement différent de celui où elle avait vécu jusqu’alors. Elle avait entrevu des splendeurs dont elle n’avait jusque-là aucune idée. Des personnages inconnus l’avaient toisée avec dédain… Et elle avait entendu les paroles prononcées par l’imposante vieille dame, avec tant d’écrasant mépris.

Ainsi donc, elle n’était pour ces étrangers qu’un être antipathique dont on s’occupait seulement par charité… On paraissait même douter qu’elle fût honnête plus tard, et l’on devait se faire violence pour ne pas rejeter loin de soi « la fille de cette misérable ballerine ».

Une ballerine ?… Cette expression ne disait rien à Mitsi. Mais à l’accent de la vieille dame, elle comprenait que celle-ci considérait une personne de cette sorte comme un rebut d’humanité.

C’était tout cela — l’hostilité aussitôt pressentie, l’isolement au milieu d’étrangers, l’idée que sa mère était une créature méprisée — qui avait brisé le cœur de Mitsi.

Maintenant, elle se tenait assise sur le lit, son corps frêle un peu penché, les mains jointes et crispées. Autour de son mince petit visage, les cheveux s’éparpillaient en boucles courtes, d’un noir brillant. Elle était ainsi d’une grâce touchante, la petite Mitsi, et ses beaux yeux pleins d’angoisse auraient attendri un cœur de fauve.

Mais Léonie, la femme de charge, ignorait toute sensibilité. Elle entra brusquement, l’air revêche, la parole autoritaire…

— Pas encore levée ?… Voulez-vous bien vous dépêcher, petite fainéante ? Dans un quart d’heure, j’enverrai quelqu’un pour vous chercher et vous mener déjeuner. Puis vous reviendrez faire votre chambre… Et tâchez de vous conduire de telle sorte qu’on ne s’aperçoive pas que vous êtes ici.

Pauvre Mitsi, elle ne demandait que cela : passer inaperçue. Mais il lui fallut ce jour-là subir la curiosité des domestiques, avec lesquels la présidente avait décrété qu’elle prendrait ses repas. Encore n’était-ce que le personnel secondaire, l’autre — premiers valets et femmes de chambre, premiers cochers et autres importants personnages de cette catégorie — faisant bande à part du menu fretin.

La timidité un peu farouche de Mitsi fut prise aussitôt pour de la fierté. Une jeune et très élégante femme de chambre se moqua de ses gros souliers, de ses bas épais, de sa vieille robe mal faite. Une autre, grande fille pâle, aux yeux tristes, prit la défense de l’enfant.

— Laissez-la donc, Adrienne. Ce n’est pas sa faute si elle est pauvrement mise, cette petite.

Adrienne haussa les épaules.

— Eh bien, quoi, on ne peut plus s’amuser ?… Toujours prêcheuse, Marthe !… Tenez, regardez-moi donc quel air fiérot elle prend, cette petite mendiante !

Les autres se mirent à rire. Seule, Marthe considéra avec un intérêt compatissant la petite fille qui rougissait, en essayant de faire bonne contenance.

Dans la journée du lendemain, quatre hôtes arrivèrent au Château Rose. C’étaient des jeunes gens amis de Christian : Ludovic Nautier, fils d’un peintre en renom, Thibaud de Montrée, Alban des Sarcettes et Olaüs Svengred, un Suédois qui avait été le plus intime camarade d’enfance de M. de Tarlay.

Ils venaient passer deux ou trois semaines à Rivalles, dont l’hospitalité fastueuse était bien connue et les chasses renommées dans toute la haute société européenne.

Puis, la semaine suivante, arriveraient d’autres invités, parmi lesquels devait se trouver la jeune comtesse Wanzel, qui appartenait à une des plus nobles familles d’Autriche. Elle était veuve et fort riche. Christian avait fait sa connaissance l’année précédente, pendant un séjour à Vienne. Elle venait passer quelques mois en France et avait manifesté le désir de connaître Rivalles. Tout aussitôt, Mme Debrennes, qui faisait les honneurs chez son petit-fils, lui avait adressé une invitation en règle à laquelle la jeune femme avait gracieusement répondu.

— Voilà qui va faire faire la grimace à Mlle Dubalde, disait Adrienne, spécialement attachée à Florine. « Elle est folle de M. le vicomte et ne sait quelles coquetteries imaginer pour lui plaire. Aussi verra-t-elle d’un mauvais œil cette noble étrangère, qui se rangera peut-être parmi ses nombreuses rivales. »

Martial, le second valet de chambre de M. de Tarlay, répliqua en riant :

— Oh ! elle y est déjà ! Vous pouvez penser qu’à Vienne, M. le vicomte était aussi remarqué qu’à Paris, et la comtesse Wanzel passait pour l’une de ses plus dévotes admiratrices… Mais je doute qu’elle lui plaise. Elle n’est pas jolie, on la dit peu intelligente…

— Oui, mais elle est d’une grande famille, et sa fortune est très considérable. M. le vicomte la trouvera peut-être à son goût pour l’épouser…

— Ça, je n’en sais rien… Mais je serais bien étonné qu’il songe à se marier si jeune. Il aimera mieux garder sa liberté pendant quelques années encore.

Adrienne leva les épaules en répliquant ironiquement :

— Avec ça qu’il se gênera pour la garder quand même !

Mitsi écoutait ces entretiens sans y apporter beaucoup d’attention. Elle continuait de vivre dans une solitude intérieure, comme à la Ménardière, chez sa nourrice. Le premier moment de curiosité passé, les domestiques ne s’occupaient plus d’elle. Seule, Marthe, la pâle jeune fille qui remplissait les fonctions de lingère, lui adressait parfois quelques mots d’amitié. Quand l’enfant avait fait les menus travaux dont la chargeait Léonie, elle était libre de s’en aller errer dans les merveilleux jardins et dans le parc immense qui s’en allait rejoindre la forêt, propriété, elle aussi, du vicomte de Tarlay. Elle y passait une partie de ses journées, évitant soigneusement de rencontrer aucun des habitants du château. De loin, un jour, elle avait aperçu la belle Florine et la majestueuse présidente, puis une autre fois, le jeune vicomte et deux de ses amis… Elle se demandait avec anxiété ce qu’on allait faire d’elle, et si les personnages disposant de son sort ne l’oubliaient pas.

Un après-midi, comme elle songeait tristement, assise au pied d’un arbre, elle vit surgir près d’elle un des grands valets portant la livrée de Tarlay.

— Ah ! je vous trouve enfin !… Ce n’est pas malheureux ! Allons, ouste ! venez vite ! Mlle Duhalde vous demande.

Mitsi savait que cette demoiselle Dubalde était la jeune fille blonde entrevue par elle le jour de son arrivée. Tout en suivant le domestique, elle se demandait :

« Que me veut-elle ?… Peut-être va-t-elle me dire ce qu’on fera de moi ? »

Florine se trouvait dans le salon, dénommé salon des Bergères, et qui précédait immédiatement un petit salon en rotonde où l’on admirait un plafond décoré par Boucher. Après celui-ci commençait l’appartement de Christian, situé dans l’une des ailes qui faisaient retour du côté des jardins… La jeune fille, très animée, discutait avec Thibaud de Montrec et Ludovic Nautier, au sujet d’un proverbe qu’elle voulait faire représenter la semaine suivante sur un petit théâtre improvisé… Quand Mitsi apparut au seuil du salon, elle la désigna aux deux jeunes gens.

— Tenez, voilà qui nous fera une petite bohémienne assez réussie.

Montrée, un grand garçon brun, fort poseur, assujettit son monocle pour regarder l’enfant des pieds à la tête.

— Oui, pas mal… Avec quelques oripeaux éclatants…

— Je m’en charge… Viens, petite.

Mitsi, fort intimidée, la suivit dans la pièce voisine. Adrienne, la jeune femme de chambre, se trouvait là, sortant de cartons quelques pièces d’étoffes de couleurs vives. Sur l’ordre de Florine, Mitsi enleva sa vieille robe, et Adrienne, sur les indications de Mlle Dubalde, drapa autour d’elle une soierie rouge à rayures jaune d’or. Dans les boucles noires, Florine posa une sorte de calotte de velours rouge garnie de sequins dorés. Après quoi elle déclara :

— Oui, ce sera bien ainsi… Qu’en dites-vous, Adrienne ?

— Très bien, mademoiselle. Mitsi, avec sa peau brune, ses cheveux noirs et son air sauvage, a tout à fait l’air d’une bohémienne.

En parlant ainsi, elle enveloppait d’un coup d’œil malveillant l’enfant pour laquelle, dès le premier jour, elle avait éprouvé de l’animosité.

Florine répliqua, en levant dédaigneusement les épaules :

— Elle l’est peut-être bien. Qu’en sait-on, après tout ?… Allons, suis-moi, Mitsi, que je te montre à ces messieurs.

La petite fille se voyait tout entière dans l’une des glaces immenses qui ornaient le salon et se trouvait étrange dans ce déguisement. Une grande confusion s’emparait d’elle, à l’idée de paraître ainsi devant ces étrangers… Mais Adrienne, voyant son hésitation, la poussa par l’épaule en disant :

— Eh bien, n’entends-tu pas ce que te dit mademoiselle ?

En voyant entrer l’enfant dans le salon des Bergères, Nautier s’exclama :

— Parfait, parfait !… Une mignonne gipsy… Vous avez très bien choisi, mademoiselle.

— En effet, elle est gentille, concéda Montrec.

— Des yeux magnifiques ! ajouta Nautier, et ce petit air effarouché lui va très bien… D’où sort-elle, cette enfant ?

— C’est une petite créature abandonnée, dont M. Parceuil et Mme Debrennes ont eu pitié, et qui est élevée à leurs frais.

À ce moment la porte de l’appartement de Christian s’ouvrit, le jeune homme apparut, ayant à son bras Louis Debrennes, pâle et affaissé comme de coutume. Tous deux traversèrent le petit salon et entrèrent dans le salon des Bergères. Le regard moqueur de Christian, effleurant Mitsi qui baissait les yeux, s’arrêta sur Florine.

— Qu’est-ce que cette mascarade, ma chère ?

— L’enfant jouera le rôle de bohémienne dans le proverbe que nous préparons. N’est-elle pas bien ainsi ?

Christian eut un ironique mouvement d’épaules.

— Oh ! si cela vous amuse !

Il fit un mouvement pour emmener son père vers un fauteuil. Mais M. Debrennes s’était arrêté et considérait Mitsi dont les beaux yeux effarouchés venaient de se lever sur lui avec une expression de prière timide.

De sa voix faible, il demanda, avec une intonation bienveillante :

— Qu’avez-vous, mon enfant ?… Désirez-vous quelque chose ?

Elle balbutia :

— Non, monsieur.

Car elle n’osait répondre qu’elle souhaitait qu’on la renvoyât à sa solitude, loin de ces étrangers.

Christian dit en riant :

— Cette petite est tout simplement ennuyée d’être regardée comme une bête curieuse et traitée en poupée que l’on couvre d’oripeaux… N’est-ce pas, Mitsi, que j’ai bien deviné ?

Elle rougit sous le regard amusé, quelque peu moqueur, mais non malveillant, et répondit timidement :

— Oui, monsieur.

Louis Debrennes dit aussitôt :

— Alors, il faut la laisser tranquille, cette pauvre enfant… Ne la tourmentez pas davantage, Florine.

Mlle Dubalde riposta, avec une nuance d’impatience :

— Mais, cher monsieur, ne dirait-on pas que je la martyrise ?… Les enfants sont en général enchantés de se travestir et de jouer un rôle en public. Mais celle-ci me paraît une drôle de petite créature, assez sotte et désagréable.

— En tout cas, du moment que mon père le désire, il faut renoncer à votre projet, Florine.

Sur ces mots, prononcés d’un ton bref et décisif, Christian conduisit M. Debrennes à un fauteuil et l’aida à s’y installer.

Personne — fût-ce même la présidente, si autoritaire cependant — ne discutait jamais ses volontés. Florine, souple et flatteuse comme nulle autre à son égard, s’y serait hasardée moins encore… Dissimulant sa mauvaise humeur, elle dit à Mitsi :

— Eh bien, va-t’en retrouver Adrienne et reprends tes vieilles nippes.

La petite fille ne se le fit pas répéter… Louis Debrennes, qui la suivait d’un regard intéressé, fit observer :

— Je ne sais trop ce que ma mère et Parceuil songent à faire de cette enfant.

Florine déclara :

— Marraine m’a dit que M. Parceuil s’informait d’un pensionnat modeste, où la petite resterait jusqu’à dix-sept, dix-huit ans. Après cela, on la mettrait en service…

M. Debrennes sursauta légèrement.

— En service ?… Elle… qui peut-être…

— Quoi donc ?

Il jeta un coup d’œil vers Montrec et Nautier.

— Je veux dire qu’elle ne me paraît pas faite pour ce genre d’existence.

— Quelle idée, cher monsieur ! Où prenez-vous cela ?… Elle aura ainsi une condition honorable — beaucoup plus honorable que ne l’était celle de sa mère.

Nautier s’informa :

— Que faisait-elle, cette estimable dame ?

— Des ronds-de-jambes, sur quelque théâtre de sixième ordre.

— Ah ! bah !… et le père ?

— Inconnu. L’enfant est une de ces misérables épaves que l’on essaie de sauver — sans grand espoir d’y parvenir.

M. Debrennes, une lueur dans le regard, interrompit la jeune fille avec irritation.

— Vous arrangez les choses à votre façon, et sans aucune charité, Florine ! La mère de cette enfant n’était peut-être pas aussi dégradée que vous voulez bien l’imaginer. Quant au père… nous avons lieu de penser qu’il était des plus honorables… Et c’est aller un peu loin que de vouer d’avance la pauvre petite à la déchéance.

Christian dit railleusement :

— Ne savez-vous donc pas, mon père, que Florine se croit un jugement impeccable ? Cette jeune Mitsi est bel et bien considérée par elle comme portant en son âme les germes de tous les vices. Le temps seul pourra nous apprendre si ce diagnostic est infaillible.

Florine lui jeta un regard de tendre reproche.

— Vous vous moquez de moi, Christian.

— Croyez que je ne me le permettrais pas !

Il la considérait avec une ironie caressante. Elle lui répondit par un regard où elle mettait toute sa passion, toute son humble soumission à celui qu’elle souhaitait ardemment d’avoir pour seigneur et maître.