Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap VII


Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 177-184).

CHAPITRE VII

Le 17 juillet 1790, le comte de Mirabeau, inquiet et malade, écrivait au comte de Lamarck, le billet suivant : « Voilà, mon cher comte, deux paquets que vous ne remettrez qu’à moi, quelque chose qu’il arrive ; et qu’en cas de mort vous communiquerez à qui prendra assez d’intérêt à ma mémoire pour la défendre ! »

Et le lendemain : « Mon courage est très ravivé de l’idée qu’un homme tel que vous ne souffrira pas que je sois entièrement méconnu. Ou je serai moissonné bientôt, ou je laisserai dans vos mains de nobles éléments d’apologie ! »

Enfin, trois jours avant sa mort : « Mon ami, dit-il au comte de Lamarck, j’ai chez moi beaucoup de papiers compromettants pour bien des gens,… surtout pour ceux que j’aurais tant voulu arracher aux dangers qui les menacent. Emportez-les, mettezles à l’abri de mes ennemis,… mais promettez-moi qu’un jour ces papiers seront connus, et que votre amitié vengera ma mémoire en les publiant. »

Quel était cet ami fidèle à qui Mirabeau confiait ainsi la garde de son honneur ? Que contenait ce dépôt qu’il remettait entre ses mains avec tant de solennité ? C’est là une histoire qui est restée pendant longtemps obscure, mais que sa volonté formelle, on le voit, a rendue publique aujourd’hui.

Le comte de Lamarck était un gentilhomme de grande race et de grand cœur ; — étranger d’origine, mais apparenté aux plus illustres familles de la noblesse française ; acclimaté dès sa jeunesse à la France, et qui avait pris une place distinguée dans ses armées ; un officier intelligent et brave qui avait bien servi, dans l’Inde, sous les ordres du comte de Bussy et du bailli de Suffren ; sujet dévoué du Roi, ami respectueux de la reine ; esprit clairvoyant et sûr, dont aucun préjugé ne faussait la justesse, dont aucune passion équivoque ne gênait la liberté.

Il est mort en 1833, laissant à M. de Bacourt, pour les publier, et sa correspondance avec Mirabeau et ces papiers précieux qu’au moment de mourir, celui-ci lui avait confiés. Comme on l’a vu, c’est sur ces documents, deux fois authentiques, que le grand orateur a voulu être jugé. Aux risques et périls de sa mémoire, il faut donc étudier de près les pièces de ce grave procès, ou du moins en résumer le sens et la portée.

Avant l’ouverture des États généraux, le hasard avait amené entre M. de Lamarck et Mirabeau des rencontres passagères et courtoises. Devenus députés l’un et l’autre, Lamarck s’était pris d’une sorte de tendresse généreuse pour ce grand lutteur dont il devinait les angoisses. Après ses plus beaux discours, quand le bruit des applaudissements et des murmures était tombé, il le voyait isolé dans son éloquence, suspect à tout le monde, relégué dans sa puissance solitaire, entre la haine envieuse de ceux qu’il combattait et la médiocrité méfiante de ceux qu’il voulait servir. Sous l’emportement de sa parole, sous la violence des apostrophes, à travers le bouillonnement de cette éloquence impétueuse, l’observateur attentif sentait bien le fond de raison solide et de sagesse profonde qui était comme le flot large et tranquille de cette écume. Sous le tribun il voyait percer l’homme d’État. Il rêvait le ministre tout-puissant de la royauté pour longtemps affermie, ou le dictateur populaire de la révolution arrêtée pour un jour.

Peu à peu, malgré les distances qui les séparaient, une sympathie secrète et sincère porta ces deux hommes l’un vers l’autre. Le comte de Lamarck devint le confident de Mirabeau, son ami, le consolateur de ses ennuis, le conseiller de ses ardentes incertitudes : il faut bien le dire aussi, la providence toujours prête de sa vie besogneuse et de ses finances en désordre.

J’ai lu dans un ouvrage remarquable que le comte de Lamarck était « un intrigant émérite », et qu’il avait été, par ses avances perfides, « le mauvais génie de Mirabeau ». Je n’ai rien trouvé, nulle part, qui justifie un pareil reproche ; la vie tout entière de cet honnête homme aurait dû suffire à l’en défendre.

Par le tour naturel de leurs entretiens, sans aucune arrière-pensée dont il dût rougir, Lamarck en vint à penser qu’entre son ami et son maître, le fond des idées ne différait guère ; que Louis XVI ne voulait pas plus reprendre le pouvoir absolu de ses ancêtres que Mirabeau ne souhaitait le renversement de la monarchie ; mais qu’à vrai dire, des malentendus et des maladresses empêchaient seuls un rapprochement nécessaire au salut du pays et du trône. Il résolut de le tenter.

Du coté de Mirabeau, il ne devait point rencontrer d’obstacles. À la veille comme au lendemain de l’ouverture des États généraux, dans toutes les occasions, par toutes les échappées, malgré ses violences de tribune et de théâtre, l’habile politique s’était offert et avait essayé de s’imposer au pouvoir. Sans embarras, presque sans mystère, avec cette assurance superbe qui n’était que la conscience ingénue de sa force, il avait sans cesse fait connaître à la cour que lui seul pouvait et devait sauver la monarchie. Ses relations orageuses avec M. de Calonne, sa brusque entrevue avec M. Necker, sa correspondance avec le comte de Montmorin avant les élections, son discours manqué le jour de l’ouverture des États, le mémoire secret qu’il avait fait remettre au Roi le 15 octobre 1789, n’étaient que des épisodes de cette campagne opiniâtre où, il faut sans cesse le redire, la passion du bien public tenait autant de place que le souci de la grandeur et le besoin de la fortune.

Du côté de la cour, le cérémonial, l’étiquette et la routine rendaient la tentative plus difficile. À force de patience, le comte de Lamarck en vint à bout.

Il parvint à faire lire, d’abord au comte de Provence, puis à la Reine, enfin au Roi, les notes et les mémoires où, jour par jour, Mirabeau entassait, pêle-mêle, toutes ses idées et toutes ses craintes ; les plans qu’il formait pour modérer l’Assemblée, la dominer ou l’anéantir ; les projets hardis qu’il avait conçus pour sauver la monarchie déjà visiblement menacée, et dans lesquels la sûreté du Roi tenait toujours la première place.

Quant au profit personnel que Mirabeau comptait tirer de ces services, il n’est permis de conserver, à cet égard, aucun doute : dès la fin d’octobre 1789, il écrivait au comte de Lamarck les lignes suivantes : «Je suis étouffé d’embarras subalternes ;… hier, je vis tard la Fayette. Il fut net, pailla du traitement et de la place. Une portion du traitement sera remise demain. Si mille louis vous paraissent indiscrets, ne les demandez pas, mais telle serait mon urgente nécessité. Il ne me convient ni d’être avide, ni d’être dupe. »

Deux jours après, le comte de Lamarck commençait sa réponse par ces mots : « la Fayette vous remettra 50 000 francs ».

D’où venait alors cet argent ? Comment, à cette époque, le « traitement » fut-il réglé ? Qu’importe ? Il suffit de dire que, presque à chaque page de cette correspondance infatigable, ces chiffres odieux reparaissent, sans que ceux qui les écrivent semblent en ressentir aucune gêne. Bientôt, d’ailleurs, on s’expliquera plus clairement.

Des entrevues secrètes, sans faire tomber tout à fait les préventions et les défiances des souverains, leur firent sentir de plus près l’importance du personnage, le prix qu’il fallait mettre à son alliance et ce qu’ils pouvaient attendre de son appui. On sait le reste.

Si l’on en veut connaître le détail, il faut lire les notes du comte de Lamarck, que, sur son ordre, des mains fidèles ont livrées, il y a déjà quarante ans, au jugement de l’histoire. La date du traité, le nom du négociateur, l’état des dettes acquittées, le chiffre des sommes promises, le règlement des échéances, les suppléments accordés chaque mois, rien n’y manque, sauf un point : j’entends le passif de ce crédit, la contre-valeur qu’en échange de ce qu’il devait toucher, le pensionnaire du Roi devait fournir. On s’en remettait sur ce jjoint à son intelligence, à sa bonne foi, aux inspirations que les événements, l’occasion et le hasard pourraient amener.

Mais la condition essentielle de cet accord, exigée par le Roi avec une insistance qui montre bien sa faiblesse, c’est qu’une affaire si grave serait cachée soigneusement à ses ministres, et qu’ils n’en pourraient jamais rien savoir. Le secret du roi…. C’était, on le voit, un héritage et une jurisprudence de famille.

Sans aller plus loin, on peut voir quel était le vice de cette convention clandestine, et sur quels écueils cet embarquement hasardeux devait échouer. En politique, il ne faut rien vouloir à peu près, ni rien tenter à demi ; et, avec un prince aussi incertain, aussi flottant et glissant que l’était Louis XVI, il n’y avait dans cette aventure ni avantage ni sûreté pour personne.

Quel profit le Roi pouvait-il tirer de ces notes furtives, parcourues en cachette le matin, oubliées bien avant le soir ; qu’il fallait rendre le plus vite possible à leur auteur, et que devaient ignorer les seules personnes qui les auraient dû connaître, c’est-à-dire les ministres chargés d’orienter la boussole et de manœuvrer le navire ?

Quant à Mirabeau, avocat consultant et conseiller occulte de la couronne, que gagnaient ses idées à ces dissertations éphémères, à cette éloquence muette qui ne devait avoir ni tribune ni public ? Notes et mémoires, ce n’était qu’un journal de plus, dont le Roi était l’unique lecteur et le seul abonné dans tout son royaume.

Pour que les conseils du hardi politique fussent utiles, il aurait fallu qu’il devînt ministre lui-même ; et c’était impossible, puisque, d’une part, le Roi n’osait pas congédier M. Necker ; puisque, d’autre part, aux termes d’un décret de l’Assemblée, qu’il avait vainement combattu, Mirabeau, en prenant le ministère, aurait dû abandonner la tribune, c’est-à-dire échanger la puissance contre le pouvoir et, avant de combattre, jeter ses armes.

Enfin, comment espérer que cette convention resterait longtemps ignorée, et qu’un jour on n’en saurait pas le prix ? Comment ne pas voir que, seulement soupçonnée, elle ôterait à l’orateur tout crédit dans l’Assemblée, au tribun toute influence sur le peuple ? Mirabeau, d’ailleurs, n’y apportait aucune retenue. Ce Provençal exubérant était l’homme de France le moins fait pour garder un secret. À peine mis à l’aise par ces subsides bienvenus, ses dépenses maladroites, ses prodigalités bruyantes devaient appeler sur lui l’attention des moins clairvoyants ; et, dans ce marché de dupes, ses créanciers, ses fournisseurs et ses parasites gagnaient, seuls, tout ce que perdaient sa popularité, son crédit politique et sa renommée.