Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap VI

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 171-176).

CHAPITRE VI

Tandis que les républicains et les démocrates accusaient Mirabeau de trahir le peuple, le parti de la cour l’accusait de perdre le Roi, et de précipiter de tout son poids la chute de la royauté.

Depuis vingt ans, ses livres, ses discours, ses actions désordonnées, sa vie tout entière, n’étaient-ils pas une insurrection permanente contre tous les principes et toutes les lois, contre les traditions et les conventions séculaires sur lesquelles reposent, en France, l’ordre social et la monarchie ?

Depuis qu’il est entré dans la vie publique et s’est fait un personnage, ne l’entend-on pas chaque jour, dans ses harangues véhémentes, exalter l’indépendance du citoyen, la toute-puissance du peuple, la souveraineté de l’Assemblée ; cachant mal ses desseins sous des artifices inutiles, et dépouillant peu à peu la royauté de tout son prestige en lui arrachant l’un après l’autre tous ses pouvoirs ?

N’est-ce pas lui qui, le 23 juin, avait donné le signal de la révolte et foulé aux pieds les ordres du Roi ?…

N’est-ce pas lui qui, peu de jours après, en face d’une sédition menaçante, avait forcé le prince à renvoyer les troupes appelées pour sa défense ?

Durant les sinistres journées d’octobre, ne trouvait-on pas sa main dans la main des factieux qui conspiraient la chute ou l’usurpation du trône ?

C’est ainsi que, du vivant même de Mirabeau, aux yeux des gens de cœur qui demeuraient fidèles aux souvenirs du passé, la Révolution, dans ses premiers excès, avait emprunté et comme revêtu l’image de cet homme. C’est ainsi qu’après sa mort, dans ce parti respectable, la terreur et la haine de Mirabeau sont restés comme une légende immuable, que n’ont pu détruire ni les leçons de la politique ni les révélations de l’histoire.

Chateaubriand raconte, dans ses Mémoires, que, tout jeune encore, il fut présenté au comte de Mirabeau, alors dans toute sa gloire. « Il me regarda, écrit-il cinquante ans après, avec ses yeux d’orgueil, de vice et de génie ; et, m’appliquant sa main sur l’épaule, il me dit : « Mes ennemis ne me pardonneront jamais ma supériorité…. » Je sens encore l’impression de cette main, comme si Satan m’eût touché de sa griffe de feu ! »

Satan ! c’était peut-être beaucoup dire ; et, avec M. de Chateaubriand, surtout quand il parle de lui-même, on doit toujours se défier un peu du surnaturel. Mais, à l’exagération même de l’image, à cette terreur superstitieuse qui, au bout d’un demi-siècle, agitait encore l’âme impassible de René, on comprend bien l’effroi religieux que, même aujourd’hui, le nom de Mirabeau inspire aux croyants de la vieille foi monarchique.

En chargeant ainsi Mirabeau de leurs anathèmes, les royalistes oublient bien des choses. Ils oublient, d’abord, quels furent, dans la noblesse de France, ses devanciers, ses émules et ses complices ; quels noms illustres avaient patronné, avant lui, la plupart des idées qu’il devait défendre plus tard. Ils oublient ces grands seigneurs qui hantaient, vingt ans auparavant, l’entresol suspect du docteur Quesnay et le salon frondeur de l’Ami des hommes ; ceux qui, dans le même temps, se disputaient les faveurs obséquieuses de Voltaire et l’ingratitude maussade du citoyen de Genève ; ces courtisans qui, derrière le prince de Conti, allaient, en dépit des arrêts du Parlement, s’inscrire en foule à la porte de Beaumarchais condamné. Faut-il rappeler que, dès 1775, en plein Parlement, dans un procès où le duc de Richelieu avait obtenu contre un de ses créanciers une lettre de cachet, on avait vu, « dans les princes du sang le prince de Conti, et dans les pairs M. de la Rochefoucauld, se distinguer par une éloquence très énergique, et s’élever avec force contre les abus de pouvoir… » ?

Les Mirabeau ne sont donc pas les seuls aristocrates qu’ait touchés le souffle des idées nouvelles, qui aient signalé les abus de l’ancien régime, les dangers qu’ils faisaient courir à la monarchie, et les réformes nécessaires qui pouvaient conjurer sa ruine.

Bien avant la convocation des États généraux, le duc de Lauzun, l’abbé de Périgord et bien d’autres étaient les confidents, les familiers, les correspondants politiques de Mirabeau. Ils sont, jusqu’à la fin, restés ses amis ; et sur son lit de mort, c’est l’évêque d’Autun qu’il a chargé de lire à la tribune son dernier discours.

Le 4 mai 1789, c’est un Montmorency qui, le premier, proposait l’abolition des privilèges.

Huit jours avant la prise de la Bastille, dans la députation qui allait imposer au Roi le renvoi des troupes, on pouvait voir le duc de la Rochefoucauld et le duc de Clermont-Tonnerre marcher coude à coude avec Robespierre, Buzot et Péthion. Enfin, après le 6 octobre, au Palais-Royal et au Luxembourg, deux princes du sang laissaient discuter devant eux la vacance du trône et les chances redoutables qui pouvaient les y appeler l’un ou l’autre?.

Dirai-je que Mirabeau ne se trompa jamais ; qu’il fut toujours clairvoyant et sage ; qu’il n’a point hâté, par la violence de ses discours, des catastrophes que peut-être il aurait pu prévenir ? Non pas ; mais pour juger les hommes de ce temps, surtout les hommes de cette taille, il faut se bien représenter le monde dans lequel ils ont vécu : il faut reconstruire par la pensée l’édifice politique qu’ils ont habité les derniers, qu’ils ont senti lentement fléchir, et dont ils s’efforçaient d’étayer les ruines ; édifice chancelant sous le poids des siècles, où une génération nouvelle, turbulente et sans gêne, se pressait en tumulte dans les compartiments symétriques de l’architecture d’autrefois. Les angles, les agencements, les décors, les êtres du passé gênaient presque partout les goûts, les exigences, les nécessités de ce monde nouveau. Dans cette bâtisse incohérente, tout le monde s’ingéniait à parler la même langue, mais avec des accents divers et des vocabulaires différents. Le Roi, le chapeau sur la tête, entouré des hérauts d’armes du moyen âge, s’essayait loyalement, mais non sans effort, à prononcer dans ses discours les mots difficiles de liberté, d’égalité, de constitution ; tandis que les députés du Tiers-État, l’esprit brouillé par les visions de Jean-Jacques, par les moqueries de Voltaire et par les livres des philosophes, ne voyaient déjà plus dans la royauté qu’une image confuse où, malgré eux, l’idole somptueuse d’autrefois disparaissait peu à peu sous les traits amincis de l’Exécutif, mandataire salarié de la nation et chef constitutionnel de l’État.

Pour comble de désordre, le Roi et les représentants de la nation ne correspondaient entre eux qu’à distance, avec la défiance mutuelle de deux pouvoirs jaloux l’un de l’autre, dont l’un avait toujours peur de trop céder, l’autre de ne pas assez prendre.

Qu’on ajoute à tout cela l’irrésolution maladive du souverain, l’insuffisance des ministres, les menées irritantes de la cour, l’inexpérience présomptueuse d’une assemblée tout infatuée de son importance ; enfin, pour en revenir à Mirabeau, une ambition maladroitement rebutée, irritée par des refus qui révoltaient à la fois l’orgueil de l’homme, l’intelligence du politique et le patriotisme du citoyen ; on comprendra mieux, alors, les excès de langage où le grand orateur s’est trop souvent emporté ; on excusera peut-être aussi les alliances équivoques dans lesquelles il cherchait des sûretés pour sa personne, des appuis pour ses desseins et des auxiliaires pour sa fortune.

Mais à quoi bon tant de discours ? Entre lui et la postérité, Mirabeau n’a voulu ni avocats ni arbitres. Contre des accusateurs passionnés qui le dénoncent comme l’ennemi implacable de la monarchie et lui demandent compte de sa ruine, il entend se défendre lui-même. Il produit ses pièces. Il cite ses témoins ; il dicte fièrement ses aveux. Et si, par instants, cette défense hautaine étonne le public ou scandalise le juge, personne, que je sache, n’a le droit d’y rien changer, ni d’en rien distraire.