Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap VIII

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 185-198).

CHAPITRE VIII

Ces dangers si manifestes, qui devaient frapper les plus simples, comment Mirabeau ne les a-t-il pas vus, ou comment a-t-il osé les braver ? Pour jouer toute sa vie sur un tel enjeu, quels motifs, quelles excuses sa raison a-t-elle pu donner à son honneur ? Pour tâcher de le comprendre, il faut aller jusqu’au fond de cette vaste intelligence et de cette conscience obscure ; descendre plus loin et plus bas dans l’âme du personnage, et bien saisir, s’il se peut, l’idée qu’il a conçue de lui-même. La voici, dans son orgueilleuse ingénuité.

Il y a en France un homme prodigieusement supérieur à tous les autres ; le seul qui tienne dans ses mains le salut de l’État ; qui soit de taille à déblayer les débris du passé et à relever l’édifice sur de nouveaux fondements.

Cet homme unique et nécessaire, il faut lui laisser toute sa force, toute sa liberté. Rien ne doit le gêner dans sa marche ni le distraire de son œuvre. Son intelligence, son génie suffiront à tout ; mais il faut qu’il les emploie tout entiers, sans en rien laisser perdre. C’est un grand moteur politique, qui fera toute sa besogne si on l’alimente, si on le met à l’aise, bien d’aplomb, en mesure de fonctionner largement, avec ses machines en bon état et son outillage bien monté. Ce sauveur prédestiné du pays et du trône, c’est Mirabeau.

S’il demande aujourd’hui cinquante louis au comte de Lamarck, mille louis demain au comte de Provence ; s’il reçoit 50 000 livres des mains de la Fayette, plus tard, un traitement fixe du Roi, ce n’est pas par goût, par avidité, pour son seul plaisir ; c’est pour le bien du pays et pour le service de l’État ; pour pouvoir penser, parler, agir en pleine liberté, se posséder lui-même et « donner à la patrie en danger toutes ses forces ; c’est sous ce rapport seulement qu’il désire que ses dettes soient payées ».

Dans l’intérêt général, il faut que ce grand pensionnaire de la nation soit affranchi de tout souci ; qu’il n’ait pas sans cesse aux oreilles la sonnette de ses créanciers, sous les yeux les mémoires menaçants de ses fournisseurs ; « pas d’embarras subalterne qui l’étouffe,… pas de chat dans les jambes qui le harcèle…. Il ne veut être ni indiscret, ni avide ; mais il n’entend pas être dupe. »

Ce n’est pas assez. Comme il est seul pour sauver le royaume, il faut qu’il veille à tout, qu’il sache tout, qu’il soit partout à la fois ; qu’il ait sa police dont il soit sûr, et ses « voyageurs » dont il réponde ; qu’on lui procure « douze espions parfaits pour rendre compte, heure par heure, des mouvements de MM. Lameth, Barnave, Duport, d’Aiguillon, Menou et Péthion. Les deux agents que M. de Mirabeau a été obligé de poster en Provence, sont en ce moment à sa charge individuelle. Bientôt ils achèveront de l’écraser ; car ses affaires particulières sont abîmées, parce qu’il a doublé ses dépenses secrètes pour être complètement en mesure…. » Il est bien juste qu’on paye ses agents, ses espions et ses voyageurs.

Et ses secrétaires ?… Pour préparer ses travaux, pour faire les dessous de ses discours, pour « travailler à son éloquence », il faut que l’orateur du peuple et du Roi ait autour de lui des fonctionnaires capables et zélés ; qu’il les paye tout ce qu’ils valent. Il ne peut pas les renvoyer, « dissoudre son atelier », ni mettre en grève son usine. Il faut empêcher Pellenc de le quitter sur un mot trop vif, Etienne Dumont de s’en aller à Londres, Clavière et du Roveray de retourner à Genève ;… il faut de l’argent pour les retenir.

Et sa santé, sans cesse mise en péril par tant de labeurs ! sa vessie enflammée, ses reins secoués par tant d’agitations et par tant de fatigues !… Sa vue est dans un état pitoyable. Il ne peut ni lire, ni écrire. Hier, il était arrivé à l’Assemblée la tête entourée de linges, le cou gonflé par des piqûres de sangsues saignant encore ; l’autre jour, « avec un bandeau sur les yeux », et il a parlé pendant trois heures. Ce matin, il va dormir quelques instants pour pouvoir aller ce soir continuer son discours.

Il n’a ni le temps, ni la force de marcher ; et cependant, il a chaque jour vingt courses urgentes qu’il ne peut différer ; cinquante lettres à dicter, à répondre, à envoyer sans retard à leur adresse. Il faut aller s’expliquer avec la Fayette, rompre ou se raccommoder pour la vingtième fois avec lui ; réchauffer le zèle fuyant de l’évêque d’Autun ; s’entendre avec Montmorin, qui n’est pas « commode » ; redresser Talon, qui n’est pas docile ; surveiller Sémonville, qui n’est pas sûr. Il faut sans cesse remettre dans le chemin de leur fourmilière « ces animalcules » qui s’agitent confusément à travers les intrigues dont il tient les fils. Comment se passer de carrosse pour faire toutes ces visites, de laquais pour porter toutes ces lettres ?

Et parmi ces tyrannies ruineuses qui se disputent ses jours, ses nuits et l’argent du Roi, il ne compte pas les passions qui l’entraînent, les séductions qui l’entourent, les exigences d’un tempérament indomptable dont les fatigues de cette activité sans repos irritent encore les ardeurs.

Telle est l’énorme machine que l’État et le Roi ont prise à leur service ; qui travaille, qui s’use à leur profit ; dont ils doivent assurer la marche et réparer les avaries. C’est un impôt national qui rapportera au pays plus qu’il ne lui coûte ; et Mirabeau peut le toucher sans rougir ; car, dans le marché qu’il a conclu, il n’a rien cédé de sa raison, de sa conscience ni de ses principes.

Voilà, ce me semble, quand il avait le temps de penser, ce que Mirabeau trouvait au fond de lui-même. La grandeur du but qu’il poursuivait, et de l’homme qui le devait atteindre, lui cachait la bassesse et les périls des moyens qu’il mettait en œuvre. Il défendait la cause de la monarchie, parce qu’il la trouvait juste ; il recevait l’argent du Roi, parce qu’il en avait besoin. Entre le service et le salaire, il ne se faisait, dans son esprit, aucune mésalliance qui le pût choquer. Rien n’étant à sa taille autour de lui, il ne trouvait de mesure nulle part, ni pour ses talents, ni pour sa conscience.

D’ailleurs, quand il vante son activité ; quand il parle de ses fatigues, de ses forces qui s’usent, de sa santé qui s’altère, de sa vie qui s’épuise, Mirabeau n’exagère rien. Nous en avons la preuve sous les yeux ; et cependant on croit rêver lorsqu’on lit ces lettres, écrites par centaines et par milliers, qui, presque toujours, contiennent quelque trait de génie lancé à l’aventure ; dont plusieurs feraient à elles seules, par leur tour original ou par leur allure puissante, la fortune et la renommée d’un écrivain. Et ces discours, harcelés par des interruptions violentes, par des cris furieux et par des menaces de mort ; commencés, suspendus, repris le soir ou le lendemain avec la même suite obstinée, avec la même vigueur, sans une défaillance de pensée, sans une détente de logique ou d’éloquence ! Puis, au cours de ces travaux journaliers, barrant le flot, jeté en travers de ce torrent de paroles « qui ne se tait ni le jour, ni la nuit », un bloc énorme,… les cinquante mémoires adressés à la reine, comprenant, avec un cours complet de grande politique, un manuel raisonné de gouvernement, un plan de conduite détaillé, avec le dénombrement des partis, avec le calcul des forces sur lesquelles peut compter encore la monarchie, avec la distribution des rôles, la composition des « ateliers » (il aime ce mot) ; ce qu’il faut faire pour attirer à soi les députés qui sont à prendre, pour acheter ceux qui sont à vendre ; pour faire parler les journaux ou pour les faire taire ; pour ameuter les provinces contre Paris ; Paris et les provinces contre l’Assemblée.

Car, au fond, malgré les surprises qu’amènent les événements, les émeutes, les trahisons, les séditions municipales, les insurrections militaires, enfin l’anarchie montante de chaque jour, les idées et les desseins de Mirabeau ne changent guère. Le Roi et la Reine sont « des prisonniers ». Il faut, d’abord, les délivrer ; les faire sortir de Paris ; les emmener à Fontainebleau ; c’est ce qu’il conseillait dès le mois d’octobre 1789 ; plus tard à Rouen, si l’on est sûr « que la Fayette puisse pousser jusque-là son armée ». Puis, à mesure que le danger grandit, il faut aller plus loin, jusqu’à Montmédy, jusqu’à Metz ; et l’on envoie le comte de Lamarck pour négocier avec Bouille, pour assurer au Roi, le moment venu, une garde plus solide que les milices de la Fayette, et un chef militaire plus résolu que leur général. « Ce pays périrait tout entier, que je serais encore le défenseur de la reine et du Roi…. »

Mais, à l’épreuve, cet échafaudage mal bâti allait recevoir des chocs redoutables. L’alliance conclue, les embarras, les mécomptes, les regrets, les reproches ne se firent pas attendre. Mirabeau avait sa manière à lui de défendre la royauté, qui n’était peut-être pas la plus mauvaise, mais qui n’était pas celle de ses clients. Il s’agissait, pour lui, de faire entrer le Roi dans la Révolution, et la Révolution dans la monarchie ; d’éloigner du prince les ministres incapables et les courtisans ineptes qui le perdaient, « de le désentourer de traîtres » ; de prendre avec audace la tête du mouvement, et de mener la Révolution, au lieu de se laisser traîner à sa suite.

Partant de là, il n’avait rien à changer dans sa conduite, et il n’y changea rien en effet ; ce qu’il était la veille, il le fut le lendemain ; et ce n’est pas le côté le moins curieux de cette histoire. Que l’on compare les dates. Que l’on rapproche les discours prononcés avant le traité fait avec la cour et ceux qui l’ont suivi. On ne trouvera entre eux aucune différence. Il n’est pas devenu, il ne pouvait pas devenir plus royaliste, défenseur plus éloquent des principes fondamentaux de la monarchie ; mais il n’est pas devenu non plus patriote moins ardent, champion moins emporté des droits du peuple, promoteur moins imprudent des orages populaires.

C’est au moment même où il négociait avec la cour que, montrant d’un geste véhément le palais du Louvre, et répétant une vieille fable cent fois démentie par l’histoire, il s’écriait : « Rappelez-vous que d’ici, de cette tribune où je parle, je vois la fenêtre du Palais dans lequel des factieux, unissant des intérêts temporels aux intérêts les plus sacrés de la religion, firent partir de la main d’un roi des Français — faible — l’arquebuse fatale qui donna le signal du massacre de la Saint-Barthélémy ».

Et longtemps après le marché conclu, lorsque, depuis six mois, il en touchait la rente, n’est-ce pas lui qui, regardant les députés de la droite, les apostrophait ainsi : « Les véritables factieux, les véritables conspirateurs sont ceux qui parlent des préjugés qu’il faut ménager, en rappelant nos antiques erreurs et notre honteux esclavage. Croyez-moi , ne vous endormez pas dans une si périlleuse sécurité ; car le réveil serait prompt et terrible !… »

N’est-ce pas lui encore qui, dans le même temps, au lendemain d’une émeute où la maison du duc de Castries avait été mise au pillage, rejetait ces désordres sur les ennemis du peuple, et demandait des châtiments exemplaires contre une poignée d’insolents conspirateurs ? « Si vous hésitez, disait-il, des mouvements impétueux et terribles, de justes vengeances, des catastrophes redoutables n’annonceront-ils pas que la volonté du peuple doit toujours être respectée ? Les insensés, ils nous reprochent nos appels au peuple…. Eh ! n’est-il donc pas heureux pour eux-mêmes que la terreur des mouvements populaires les contienne encore ?… »

En parlant ainsi, cet ami singulier du Roi avait devant lui, au pied de la tribune, un détachement de la garde nationale de Paris, admis à dénoncer « à la barre de l’Assemblée » les ennemis « de la Révolution » !…

Enfin, dans ses épanchements les plus intimes, il ne se montrait pas plus respectueux pour les personnes royales qu’il n’était, à la tribune, modéré envers leurs amis. Un jour, entre autres, se croyant supplanté dans la confiance du Roi par l’honnête Bergasse, il laissait échapper, en écrivant au comte de Lamarck, des expressions dont l’inconcevable brutalité révoltait à lion droit la fidélité de ce loyal serviteur.

En voilà bien assez, sans doute, pour laver Mirabeau du reproche de vénalité, au sens où il le faut entendre ; pour montrer qu’en faisant acheter ses services, il n’avait pas vendu son indépendance, et qu’en défendant la Révolution et la monarchie, il croyait rester fidèle à tout son passé. Dans tous les cas, il n’en fallait pas davantage pour satisfaire sa raison et pour étourdir sa conscience. Mais, en politique comme ailleurs, ces marchés équivoques portent avec eux leur châtiment ; et, tandis que celui qui reçoit se croit toujours fort au-dessus de son salaire, celui qui paie ne se trouve jamais assez bien servi pour son argent.

C’est ce que, plus d’une fois, la cour lui fit clairement entendre. Rien n’égalait alors sa surprise, si ce n’est la platitude de ses excuses ou les emportements de sa colère. « Il n’y a qu’une chose de claire, écrivait-il à M. de Lamarck, c’est que ces gens-là voudraient bien trouver, pour s’en servir, des êtres amphibies qui, avec le talent d’un homme, eussent l’âme d’un laquais. Jamais des animalcules plus imperceptibles n’essayèrent déjouer un plus grand drame sur un plus vaste théâtre. Ce sont des cirons qui veulent imiter les combats des géants…. »

Et quelles leçons, quelles peintures, quelles images originales et frappantes dans cette boutade terrible où éclatent toutes les révoltes de cette grande raison humiliée, où débordent tous les dégoûts de ce cœur gonflé d’amertume !…

« Du côté de la cour, oh ! quelles balles de coton ! quels tâtonnements ! quelle pusillanimité ! quelle insouciance ! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d’enfants, de volontés et de nolontés, d’amours et de haines avortées ! Et quand ils n’ont suivi aucun de mes conseils, profité d’aucune de mes conquêtes, mis à profit aucune de mes opérations, ils se lamentent, disent que je n’ai rien changé à leur position, qu’on ne peut pas trop compter sur moi : et, le tout, parce que je ne me perds pas, de gaîté de cœur, pour soutenir des avis, des choses et des hommes dont le succès les perdrait eux-mêmes infailliblement ! Bonjour !… »

« Ne pas se perdre » ; ne rien céder de sa popularité, de sa puissance, des applaudissements de la foule, de ces triomphes de la parole qui l’enivrent ; ne laisser à personne l’empire de l’éloquence, conquis au prix de tant d’efforts, c’est là un des mobiles avoués de sa conduite ondoyante ; un des agents de sa politique ambiguë ; un des rouages de cette machine compliquée qui semble échapper sans cesse à la volonté qui la dirige.

Ce qu’il veut fortement, en effet, à travers les tâtonnements de son ambition, c’est devenir ministre en restant député. Pour y parvenir, on fera rapporter par l’Assemblée le décret qui lui fait obstacle. Si on échoue, on brisera l’Assemblée. Il confie au comte de Lamarck ce rêve impossible. Il s’essaie au ministère. Il se nomme ministre. Il désigne ses collègues. Il distribue les portefeuilles de ce cabinet imaginaire. Il y fait entrer d’abord le comte de Provence ; à son défaut, M. Necker comme premier ministre, « parce qu’il faut le rendre aussi impuissant qu’il est incapable, et cependant conserver sa popularité au Roi ;

« L’archevêque de Bordeaux, chancelier, choisissant avec grand soin ses rédacteurs ;

« Le duc de Liancourt à la guerre, parce qu’il a de l’honneur, de la fermeté, et de l’affection personnelle pour le Roi, ce qui lui donnera de la sécurité ;

« Le duc de la Rochefoucauld, maison du Roi, ville de Paris (Thouret avec lui) ;

« Le comte de Lamarck à la marine, parce qu’il ne peut avoir la guerre, et qu’il a fidélité, caractère et exécution (La Prévalaye avec lui) ;

« L’évêque d’Autun ministre des finances : sa motion du clergé lui a conquis cette place, où personne ne les servirait plus (La Borde avec lui) ;

« Le comte de Mirabeau au conseil du Roi, sans département ; les petits scrupules du respect humain ne sont plus de saison : le gouvernement doit afficher tout haut que ses premiers auxiliaires seront désormais les bons principes, le caractère et le talent ;

« Target, maire de Paris (que la basoche conduira toujours) ;

« La Fayette au conseil, maréchal de France généralissime — à terme — pour refaire l’armée ;

« M. de Montmorin, gouverneur, duc et pair (ses dettes payées) ;

« M. de Ségur, de Russie, aux affaires étrangères ;

« M. Mounier, la bibliothèque du Roi ;

« Chapelier, les bâtiments. »

Et dans une autre note, qui est, comme la précédente, écrite tout entière de la main de Mirabeau, figure « l’abbé Siéyès comme chef du conseil d’instruction publique ».

Ce qui n’est pas moins curieux que cette liste des personnages, dans laquelle Mirabeau prend sans façon la première place, ce « ministère sans département », dû « à son caractère et à son talent », ce sont les traits aigus qui, çà et là, tombent de sa plume sur ses futurs collègues, et sur tous ceux qui, de près ou de loin, pouvaient l’aider dans son œuvre : « L’évêque d’Autun, qui a été hier à l’Assemblée au-dessous de tout ce qu’on a pu dire ;… M. de Sémonville, qui n’est qu’un embaucheur de bonne compagnie, le confident de l’homme gris, l’espion et le bout de l’oreille de la Fayette ; qui « fait évidemment des deux mains, et auquel on ne doit ni trop se fier, ni communiquer aveuglément tous ses moyens ». Duport du Tertre, qui va remplacer comme garde des sceaux l’archevêque de Toulouse, c’est « Cassandre au lieu de Crispin » ;… Montmorin, un animalcule incommode ; M. de Ségur, qui songerait bien à quelque chose s’il n’avait pas son discours à faire pour sa réception à l’Académie et quelques pièces fugitives à préparer pour le prochain Almanach des Muses ; Necker, le petit grand homme, le méprisable charlatan, qui ne sait ni ce qu’il peut, ni ce qu’il veut, ni ce qu’il doit ; qui a mis le trône et la France à deux doigts de leur perte ; ce mortel qui s’avance à la gloire sur la double béquille de la banqueroute et du papier-monnaie…. »

Plus loin, c’est la Fayette ; « la Fayette le dictateur, Gilles César, Gilles le Grand, le général Jacquot, le Balafré, le joueur heui’eux et immobile qui succombe sous la fatalité de ses indécisions ; également incapable de manquer de foi et de tenir à temps sa parole ; l’impuissant capitan qui veut étendre par tout le royaume l’influence de la Courtille, et contre qui l’on n’a de ressources que dans l’imbécillité de son caractère, la timidité de son âme, et les courtes dimensions de sa tête ;… le comte de Provence, qui tremble et meurt d’envie de se mettre en avant ; qui a peur d’avoir peur,… qui a la pureté d’un enfant comme il en a la faiblesse, et qui, s’il se laissait faire seulement vingt-quatre heures, serait un second duc d’Orléans ; le Roi enfin, « qui n’a qu’un homme, c’est sa femme » !…

Dans ces portraits tracés à la hâte, dans quelque accès de colère, grossis outre mesure, et que défigure l’énormité de leur ressemblance, je veux faire la part de la passion et de la fantaisie. Mais, tels qu’ils sont, ils montrent bien ce qui manquait peut-être à Mirabeau pour devenir jamais un heureux politique. Sans doute, il faut prendre les hommes pour ce qu’ils sont, mais rien de plus ; quand on veut les gouverner, il ne faut pas tant les mépriser ; il ne faut pas surtout leur faire si bien voir qu’on les méprise. Là comme ailleurs, à cette vaste intelligence, le tact et la mesure faisaient défaut ; le frein qui arrête à temps la machine.

Ainsi, tout rempli de lui-même, du bruit de sa parole et de l’éclat de ses succès, il ne voyait pas que, à tort ou à raison, la Fayette avait dans les mains deux puissances formidables, au moins égales à la sienne : le prestige militaire et la popularité ; que, tel quel et à tout prix, il fallait marcher avec lui ; qu’à eux deux ils pouvaient presque tout ; que, séparés, ils se détruisaient l’un l’autre. Mais cette ambition « vorace » ne savait rien partager.