Mille et un jours en prison à Berlin/32

L’Éclaireur Enr (p. 217-228).

Chapitre XXXI


en hollande et en angleterre


Je goûtais depuis deux jours la douce hospitalité de la Hollande, lorsque je fus invité à me rendre au Consulat général anglais, à Rotterdam.

La veille, j’étais allé m’enregistrer à la légation anglaise à La Haye. Je quittai donc mon hôtel, dès neuf heures du matin, pour me rendre au Consulat.

J’y fus informé que j’aurais à quitter la Hollande dès le lendemain, sur un navire-hôpital à destination de l’Angleterre. Je fis remarquer au fonctionnaire de la légation qu’il m’était impossible de partir aussi tôt.

— « Pourquoi ? »… me demanda-t-il.

— « Parce que j’ai reçu, à Berlin, l’assurance que ma fille, qui est en Belgique depuis quatre ans, et à qui les autorités militaires allemandes ont, jusqu’aujourd’hui, refusé la permission de partir, recevra un sauf-conduit pour la frontière hollandaise. Je dois donc attendre qu’elle soit sortie de Belgique. »

— « Mais, répond le jeune officier, cela ne fera pas l’affaire. On s’attend, à la Légation, à ce que vous partiez dès demain matin, et comme nous n’avons à ce sujet que des renseignements incomplets, nous vous suggérons d’aller discuter la chose à La Haye. »

Cette après-midi-là, j’arrivais à la Légation anglaise, à La Haye, où j’avais le plaisir de rencontrer un charmant officier de marine. Il m’explique donc qu’on s’attendait à mon départ pour l’Angleterre le lendemain matin. Je m’obstine, naturellement, à ne pas vouloir partir. Il insiste.

— « Mais, lui dis-je, ne suis-je pas, après tout, le plus intéressé dans cette question de rapatriement ? Il est de la plus haute importance que je demeure en Hollande jusqu’à l’arrivée de ma fille, détenue en Belgique depuis trois ans. D’Angleterre, il me sera à peu près impossible de communiquer avec les autorités militaires allemandes en Belgique. »

Le brave officier admit bien qu’à ce point de vue il était beaucoup plus avantageux pour moi, sous tous rapports, de demeurer en Hollande au lieu de me rendre immédiatement en Angleterre.

— « Mais, ajouta-t-il, vous semblez ignorer que votre cas est un cas spécial : vous êtes échangé avec un prisonnier allemand détenu en Angleterre. »

— « Je sais cela », répondis-je.

— « Eh ! bien, repartit l’officier, ce prisonnier allemand qui doit recevoir sa liberté en échange de la vôtre, ne saurait quitter l’Angleterre avant votre arrivée. »

Quelque diable peut-être me poussant, je ne pus m’empêcher d’éprouver, lorsque l’officier me donna ces explications, une satisfaction méchante.

— « Est-ce bien vrai ? »… ajoutai-je.

— « Assurément ! »…

— « Alors, pourquoi ne le laisserai-je pas fumer un petit peu ? Il y a deux ans, j’étais prévenu, à la prison, que je serais libéré. On m’a tenu dans cette anxieuse attente de la liberté pendant deux ou trois semaines, pour ensuite briser tout mon espoir. Je vous approuve d’insister afin que je parte immédiatement pour l’Angleterre, mais, prenez-en ma parole, je n’ai pas l’intention de partir demain, ni après-demain, c’est-à-dire pas avant que les Allemands n’aient relâché ma fille qui est en Belgique. Vous pouvez laisser savoir aux autorités, en Angleterre, qu’étant après tout, en cette question d’échange, le plus intéressé, je me déclare satisfait. Je me considère suffisamment échangé pour qu’il soit permis à l’Allemand de quitter l’Angleterre. Et si, enfin, le gouvernement anglais juge à propos de retenir le dit Allemand jusqu’à mon arrivée, je ne puis vous dissimuler que j’en éprouve une certaine satisfaction. »

L’officier sourit et m’assura qu’il allait communiquer par voie télégraphique, aux autorités anglaises, le résultat de notre entrevue.

J’appris cependant qu’une couple de semaines plus tard, M. Von Buelow, le représentant de la maison Krupp, en Angleterre avant la guerre, détenu en ce pays depuis le commencement des hostilités, et que le gouvernement anglais avait consenti à échanger contre moi, venait d’arriver en Hollande, en route vers l’Allemagne.

Trois semaines plus tard, ma fille sortait de Belgique. C’est à Rosendaal que nous nous sommes rencontrés après trois ans de séparation. Les trois semaines que nous avons passées en ce charmant pays, au milieu de cette brave population hollandaise, aux vieilles coutumes et aux costumes étranges, jouissant de la plus entière liberté et d’une température délicieuse furent des jours de bonheur qui demeureront inoubliables.

Toutefois, l’heure de reprendre notre course vers le foyer canadien allait bientôt sonner. Gavés de liberté, d’air pur et l’âme imprégnée du désir de revoir les paysages d’Amérique que depuis quatre ans nous n’avions pu contempler, nous décidâmes de faire les préparatifs nécessaires à la traversée de la Mer du Nord qui nous séparait de l’Angleterre.

Depuis dix-huit mois cette mer était infestée de pirates. Les sous-marins allemands y avaient deux bases principales, celle de la Baie de Kiel et celle de Zeebrugge. De ces deux points, et en particulier de Zeebrugge, les pirates allemands pouvaient en quelques heures pousser une pointe jusqu’à la côte d’Angleterre ou jusqu’à la route maritime Rotterdam-Harwich. C’était leur champ d’opération par excellence.

Nous le savions, certes, nous en avions même longuement causé avec les officiers canadiens internés en Hollande et dont nous avions été les hôtes à Sheveningen où ils avaient réussi à se créer une sorte de petit « Home ».

J’y fus un jour invité et présenté par l’excellent major Ewart Osborne, de Toronto. Je garderai un souvenir bien agréable des quelques heures passées au milieu d’eux.

Nous avions parlé sous-marins ; nous avions parlé du pays et de l’époque probable, possible de leur rentrée.

L’amirauté anglaise avait l’entière direction du service postal et passager entre l’Angleterre et la Hollande. Des convois allaient, des convois venaient, c’était tout ce qu’on pouvait dire. De l’heure du départ, du point d’embarquement, du nom des paquebots, de la route à suivre, du port d’arrivée, les passagers étaient tenus dans la plus complète ignorance.

Lorsqu’un permis de passer en Angleterre était consenti, le voyageur devait se présenter chaque jour de 11 heures à midi pour recevoir ses instructions. Nous faisions donc visite chaque jour, à cette heure, au Consulat Général d’Angleterre, à Rotterdam. Cela dura une semaine. Un bon jour, il y avait du nouveau ! Nous recevions une communication verbale et très discrète de prendre place dans un train à telle gare, à telle heure.

Nous étions enchantés. Nous avions quitté le Consulat depuis cinq minutes à peine lorsque soir le quai d’une gare de tramway où nous attendions, un individu s’approche et s’adresse à moi en un anglais irréprochable, avec l’accent particulier de l’habitant de Londres.

— « À quelle heure partons-nous ? » demande-t-il.

— « Que voulez-vous dire ? »

— « Oui, à quelle heure partent les bateaux ? J’oublie si c’est cet après-midi ou ce soir »…

— « Je ne sais, monsieur, à quels bateaux vous voulez faire allusion. »

— « Je fais allusion, dit-il, aux bateaux qui doivent nous conduire en Angleterre. »

La Hollande a été, durant toute la guerre, un pays littéralement couvert d’espions allemands. Nous le savions, car à l’hôtel de Rotterdam où j’avais logé pendant quelques semaines des personnages sympathiques trouvaient toujours moyen, sous un prétexte quelconque, de lier conversation avec moi. J’avais été prévenu lors de ma première visite au Consulat.

À la première question de mon interlocuteur, je fus sur le point de tomber dans le piège. J’allais lui donner le renseignement recherché, quand un soupçon vint me couper la parole.

À sa dernière question je répondis, faisant mine de me départir d’un secret :

— « Exactement dans une semaine, à 6 heures du matin. »

— « C’est ce que j’avais cru comprendre ! » ajoute mon Anglais truqué.

Je n’eus plus de doute, j’avais affaire à un espion.

Ce jour-là, le 30 juin, tous les voyageurs munis d’une autorisation filaient dans un train vers Koek Van Holland où nous arrivions à sept heures du soir. Cinq bateaux passagers nous attendaient au quai. Nous nous embarquons. À quand le départ ? sera-ce dans la soirée ou dans la nuit ? Tout le monde l’ignore, même — à ce qu’on affirmait — les officiers du bord.

La nuit du samedi au dimanche, la journée du dimanche, la nuit suivante s’écoulèrent sans que nous bougions. Un message radiographique seul pouvait nous détacher de Hollande. Apparemment le message vint, car à onze heures, lundi, nous sortions de la Meuse sans tambours ni trompettes. Le convoi de cinq vaisseaux, portant des milliers de passagers de tous âges et de toutes conditions, fit le quart au nord et s’avança lentement en longeant de très près la côte de Hollande jusqu’à Sheveningen. À ce point, le quart à gauche, donc à l’ouest, nos vaisseaux mettent le cap sur la côte anglaise. Nous étions à peine sortis des eaux côtières de Hollande lorsque soudainement un nuage de fumée se dessina à l’horizon en avant de nous.

Qu’est-ce ? Nous l’ignorions. N’était-ce pas une escadre allemande ?

Le doute fut vite dissipé. Ce point noir, d’abord imperceptible, qui grossissait en s’avançant sur nous, c’était le convoi parti d’Angleterre le matin qui rentrait dans les eaux Hollandaises.

Quel spectacle s’offrait à nos regards ! — Vingt-quatre bâtiments disposés sur trois lignes fendaient les ondes, vomissant une épaisse fumée. Au centre précédé d’un hardi croiseur venaient les sept vaisseaux chargés de passagers, de chaque côté huit lévriers de la mer, navires de type particulier sillonnaient la surface dans toutes les directions, comme à la recherche d’un gibier ennemi à dévorer.

Et après un beau désordre apparent, des échanges de signaux, quelques courses à droite à gauche, une affaire de trois minutes, la situation s’était de nouveau éclaircie : sept vaisseaux longeaient la côte de Hollande en sécurité ; les navires de guerre, dix-sept, avaient fait volte-face et l’imposant convoi, modelé sur le dernier, entreprenait le passage de la zône la plus dangereuse de la Mer du Nord.

Tout alla bien jusqu’à deux heures après-midi. Mais alors un champ de mines était signalé, quelques-unes, non complètement submergées, laissaient percer à la surface leur tête ressemblant à un chapeau de feutre noir.

Et les croiseurs et les torpilleurs s’en donnaient. Les merveilleux artilleurs pointaient leurs canons, tiraient, puis faisaient feu jusqu’à ce qu’une formidable explosion de la mine, lançant une colonne d’eau vers le ciel vint nous indiquer que le but était atteint.

Feu roulant pendant une heure ! Nous avions traversé le champ de mines fraîchement pondues,


CHÂTEAU DU COMTE MAURITANUS À CAPELLEN

sans encombres, et nous filions à bonne allure vers

l’Angleterre, dont nous aperçûmes les phares vers 9 heures du soir.

Nous étions à l’embouchure de la Tamise ; la nuit tombait.

De toutes les bouches s’échappaient des paroles d’admiration à l’endroit de ce merveilleux service de protection, poussé sur toutes les mers du globe, sans relâche, sans répit par l’intrépide marin de la Grande Bretagne.

Nous allions franchir la ligne de réunion de deux phares puissants qui marquaient la fin de la mer fréquentée par les pirates. Les dix-sept vaisseaux de guerre, comme dans un geste d’affection s’étaient rapprochés des nôtres, oh ! très près !

Ils échangèrent quelques signaux, puis, prestement, silencieusement ils firent demi-tour et disparurent vers le large, vers la haute mer, dans la nuit, vers une autre mission de protection et d’humanité, chacun de ces braves matelots emportant avec lui l’hommage de notre reconnaissance émue et de notre admiration non mitigée.

Le 2 juillet, nous arrivions en Angleterre, et l’inspection de mes bagages, qui m’inspirait des craintes sérieuses à cause de certaines pièces écrites que j’avais apportées avec moi d’Allemagne, fut des plus simples. Le bureau d’inspection de Gravesend, où j’eus l’avantage de rencontrer quelques-uns des principaux employés, se montra excessivement conciliant et accommodant à mon égard. On ne voulut pas retarder mon voyage vers Londres, et l’on me promit de me faire tenir le lendemain, par l’entremise du Haut Commissaire canadien, tous les papiers, documents, lettres, dont j’avais une malle complètement remplie, et ils tinrent parole.

Durant mon séjour de quatre semaines à Londres, en juillet (1918), je tiens à faire mention de trois événements dont le souvenir restera profondément gravé dans ma mémoire.

Le premier est, naturellement, la gracieuse invitation que j’ai reçue de Sa Majesté le Roi de me rendre auprès de lui, au palais de Buckingham. Le jour fixé, à midi, j’eus le très grand honneur d’être reçu par Sa Majesté avec une courtoisie, une bienveillance qui m’ont profondément touché. Je ne pus m’empêcher de remarquer, toutefois, dans les traits de sa figure, la trace des anxiétés et des inquiétudes auxquelles le souverain avait été en proie au cours de ces dernières années.

C’était au moment de cette nouvelle et terrible offensive des Allemands en Champagne. Cette offensive, — nous l’ignorions alors tout en l’espérant, — devait être le signal de la contre-offensive qui devait conduire les Alliés de succès en succès jusqu’à la culbute définitive de l’Allemagne.

En prenant congé de Sa Majesté je lui demandai la permission de lui exprimer, de la part de ses sujets canadiens-français en particulier, des vœux et des souhaits à l’occasion de son 25ième anniversaire de mariage célébré la veille à la Cathédrale Saint-Paul.

C’est vers ce temps-là qu’il me fut donné de revoir, après quatre années de séparation, mon beaufils, officier dans l’armée belge, qui avait obtenu, en Flandre, un congé pour venir me rencontrer en Angleterre.

J’avais moi-même, en passant de Hollande en Angleterre, été accompagné par le second fils de ma femme qui avait, au risque de sa vie, franchi la barrière électrique qui séparait la Belgique de la Hollande dans le but d’aller prendre du service dans l’armée belge. Ces deux frères, séparés depuis quatre ans, se rencontrèrent dans une salle d’hôtel à Londres, et quelques jours plus tard, l’ainé repartait pour le front de bataille, emmenant avec lui son jeune frère.

Enfin, quelques jours avant de prendre passage à bord du transatlantique pour rentrer dans mes foyers, je recevais du Général Turner l’invitation de visiter les camps de Frencham Pond et de Bramshot.

À Frencham Pond nous pouvions voir les troupes récemment débarquées du Canada. Elles subissaient, à cet endroit, le premier degré d’entraînement et de formation militaire. Elles étaient ensuite transférées à Bramshot où leur instruction militaire est parachevée.

À ces deux endroits, il me fut donné d’adresser la parole aux troupes canadiennes et aussi d’admirer leur belle tenue qui a soulevé, en Angleterre et en France, l’admiration universelle.

Ce jour que j’ai passé au milieu de nos officiers canadiens et de nos soldats, restera comme l’un des plus beaux de mon existence.

Je n’oublierai jamais l’impression causée par la marche du l0ème régiment de réserves (canadiennes-françaises) devant le colonel Desrosiers. On ne pouvait être témoin de ce défilé sans sentir courir dans tout son être un frisson d’enthousiasme et d’admiration.

Je me suis efforcé de faire part à nos soldats, dans l’un et l’autre camp, de nos sentiments d’orgueil et de notre gratitude, et je leur ai promis, d’apporter avec moi au peuple canadien, le message que le croyais lire sur chacune de leurs figures, et que l’on pourrait ainsi traduire : Courage, patience et confiance en la victoire.

Les exploits de tous ces braves canadiens, au moment où nous écrivons ces lignes, ont été couronnés de succès, et l’histoire de notre pays entourera les noms de ceux qui nous reviendront, comme de ceux qui seront tombés au champ d’honneur, d’une auréole de gloire immortelle.