Mille et un jours en prison à Berlin/33

L’Éclaireur Enr (p. 229-ill).

Chapitre XXXII


le militariste et le militarisé


Pour bien comprendre la mentalité de la nation allemande, il faut jeter un coup d’œil rétrospectif sur son histoire militaire.

L’Empire d’Allemagne, c’est la Prusse de 40 millions d’habitants, puis quelques petits royaumes : la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg, et enfin, une quantité de petits états de moindre importance qu’elle s’était adjoints, en 1871.

En 1864, la Prusse faisait une campagne victorieuse contre le Danemark et lui enlevait les duchés de Schleswig et de Holstein ; en 1866, elle est encore victorieuse contre l’Autriche ; et en 1870, par suite d’intrigues diplomatiques éminemment astucieuses, qui lui assuraient la neutralité des grandes nations européennes, elle faisait, au moyen d’une falsification de dépêches, naître le conflit franco-germanique.

Elle entraîna les autres états allemands jusque sous les murs de Paris, et fonda, à Versailles, au lendemain de la victoire, l’Empire germanique, 26 états avec le roi de Prusse comme empereur.

Elle était à l’apogée de la gloire. Bismark et Von Moltke, l’un politique et l’autre militaire, devenus demi-dieux par la conclusion d’un traité qui arrachait à la France deux provinces et cinq milliards d’indemnité s’imposaient à la vénération universelle du peuple allemand.

Le sens artistique et l’idéalisme qui avaient comme imprégné l’âme allemande, pendant des siècles, jusqu’à nos jours, et même, ce qui paraît un peu invraisemblable, avait persisté sous le règne de Frédéric II et de ses successeurs, firent place à cet esprit positiviste naissant et ultra-militariste.

Bismark avait dit : — « La force prime le droit. » — « On n’a de droits que ceux que la force autorise. »

Ces principes et ces maximes avaient fait leurs preuves d’une manière éclatante, en 1864, en 1866, en 1870.

Désormais, pour l’Empereur et son entourage, quelques centaines de mille officiers, la guerre devenait un élément, un agent, l’artisan principal de la grandeur nationale.

Cet esprit dominant chez les grands, il fallait le faire pénétrer dans la masse du peuple. La littérature, les sciences, les arts, furent mis à contribution dans ce travail d’éducation nouvelle ; et pardessus tout, l’école et la législation.

Un éminent écrivain français a dit, au sujet de ce système d’éducation tudesque, une phrase lapidaire : « On nous a fait entendre que ce sont les privat-docent qui ont gagné la bataille de Sedan… »

Les vétérans de la guerre de 1870 deviennent alors autant d’éducateurs de la génération qui pousse. On conduit les enfants aux musées — militaires — et on leur fait voir les drapeaux et les canons pris à l’ennemi. Le vieil officier, indiquant ces trophées à ses deux petits-fils, leur demande — « Quel est notre ennemi ?… » — « La France ! répondent les petiots. » — « Nous les avons vaincus, n’est-ce pas ? » « Oui ! » — « Et nous vaincrons ainsi tous nos ennemis présents et à venir !… » — « Oui ! » — « Allez ! Vous êtes de bons enfants du Vaterland », disait, avec un geste bénisseur, le vieux vétéran botté.

Tous les livres de lecture dans les écoles sont exclusivement composés de narrations guerrières, de charges de cuirassiers, de citadelles et de redoutes prises d’assaut, de rencontres épiques et flamboyantes à l’arme blanche… Et en conclusion du tout, il est dit que la gloire des armées allemandes a ébloui l’univers. On malaxe ces jeunes intelligences : on les militarise à l’extrême limite de leurs aptitudes.

Et si quelqu’un élève trop la voix contre le sanctus sanctorum, la haute caste privilégiée, née de Bismark, de Von Moltke, on lui impose silence. Germania n’est-elle pas, comme Pigmalion, entourée d’ennemis qui s’apprêtent à fondre sur elle ? — Donc, il faut être prêt pour la défense. Tout ce qui se fait, l’énorme mécanisme des casernes et des usines à munitions, ne doit servir qu’à se protéger. Contre qui ?… — Contre un monde d’ennemis, spectre que la presse pangermaniste agite devant les populations frappées de terreur. Pour la masse, la prochaine guerre ne sera qu’une guerre défensive.

Toutefois cette caste militaire et civile, — qui peut compter un demi-million d’adultes, — tout en s’évertuant à donner le change sur ses véritables intentions, à tromper le bas peuple et les étrangers, se réclame de Bismark. On en a fait le grand héros national. Mais que dit Bismark ?… « La force prime le droit », d’abord. Et ensuite : « La guerre est la négation de l’ordre ». Pourquoi dit-il ceci ? Tout le monde le sait : c’est un lieu commun. Attendez. L’Homme de fer a un but. Lisez plus loin : « Le moyen le plus efficace de forcer la nation ennemie à demander la paix, c’est de dévaster son territoire et de terroriser la population civile… »

Cette nouvelle théorie, née des succès remportés en 1870, au moyen des procédés de destruction mis alors en honneur ne rencontre que peu ou point d’objections en Allemagne.

C’est monstrueux, mais c’est ainsi. Les disciples de Bismark ayant élaboré toute une théorie de justification à propos des actes et des paroles les plus condamnables du fameux chancelier, le bon peuple allemand, d’abord un peu scandalisé, s’est laissé faire une douce violence. Peuple bonasse en somme, il s’est laissé bercer et porter sur cette vague militariste qui déferlait jusqu’aux endroits les plus reculés du territoire.

Pour la haute bureaucratie militariste et administrative, cette énorme préparation militaire de quarante années était destinée à rendre l’Allemagne maîtresse de l’Univers ; pour la masse du peuple, c’était un instrument de défense et de protection. Celle-là cachait à celle-ci ses sinistres desseins, et les rares esprits clairvoyants qui, du milieu du peuple lisaient dans le jeu des meneurs de l’Empire, se gardaient bien de faire des objections ou de demander des raisons ; on est gouverné ou on ne l’est pas… Et ils étaient gouvernés !

Et d’ailleurs, pourquoi se troubler la conscience ? Ce système n’avait-il pas fait ses preuves en 1870 ? Ces deux provinces, ces cinq milliards extorqués à la France, n’était-ce pas là deux causes déterminantes du formidable essor commercial et industriel qui assurait au peuple allemand la prépondérance sur tous les marchés du monde ?

Le militarisme intensif était devenu religion d’état. Les philosophes, les littérateurs, les historiens, ayant donné dans le mouvement, les savants ne pouvaient manquer d’avoir leur tour. Chaque découverte dans le domaine de la mécanique, de l’optique, de la chimie surtout, est soigneusement étudiée, par son auteur lui-même, au point de vue spécial de son utilité pratique dans l’œuvre de destruction de la vie humaine et de la propriété.

Les œuvres d’art également portent l’empreinte de l’atmosphère ambiante ; les bronzes équestres et « kolossaux », reproduisant, pour en faire l’admiration du peuple, le galbe de tous les Hohenzollern passés, présents et futurs, ornent les parcs et les avenues de toutes les villes de l’Empire, sans oublier Strasbourg et Metz.

Et l’on descend même au cabotinage le plus vulgaire ; ne voit-on pas un jour, la fille unique du Kaiser, s’exhiber en costume, — assez collant, — de hussard de la Garde, ou de la mort, pendant que son auguste père pérore sur le thème de la Poudre sèche.

Un jour, sur ses domaines, à l’époque de la moisson, se promenant en veston et en souliers plats, il se sent pris d’une folle admiration à l’aspect des millions d’épis dorés : — « Cela me rappelle, dit-il, les mers de lances de mes uhlans. »

Une autre fois, au cours d’une randonnée qui l’avait amené tout près de la frontière française, entouré d’adulateurs et de flagorneurs aux uniformes resplendissants, le grand Cabotin couronné, se plante sur ses éperons, bien en face de la frontière, tire son épée à demi puis la rentre avec fracas, en laissant échapper cette parole mystérieuse et formidable : — « On a tremblé en Europe ! » — Puis il éclate de rire.

Venons-en maintenant à la décade précédant la guerre mondiale :

L’Allemagne rejette la proposition anglaise de limiter de part et d’autre l’armement naval, enfin de faire une halte. — Convaincue à ce moment, que son immense machine militaire était non-seulement invincible, mais irrésistible dès le premier choc, elle s’applique fiévreusement à se rendre également intangible du côté de la mer, en donnant un essor inouï à sa construction navale.

Tout est prévu en cas de conflit : l’Angleterre sera tenue en respect, peu importe par quel moyen, l’alliance franco-russe sera annihilée en quelques semaines, et ce sera l’affaire de quelques jours supplémentaires, pour assurer à l’Allemagne la domination continentale. De là à l’hégémonie universelle, il n’y aurait plus qu’un pas.

Voilà ce que ruminait la caste militaire : c’est-à-dire le Kaiser, le Kronprinz, et les 400,000 à 500,000 officiers, fonctionnaires et civils, — tous rudement bottés et éperonnés, — recrutés dans la noblesse, la haute société, les professions, et le peuple instruit.

La foule, elle, la masse, s’endormait chaque soir convaincue que des ennemis s’apprêtaient à fondre sur elle sournoisement.

La grande préoccupation du gouvernement de 1908 à 1914, a été de faire éclater la guerre sans que l’Allemagne parût l’avoir provoquée.

Mais, comme nous le répétait si souvent ce brave Suisse, M. Hintermann, interné avec nous, les finesses allemandes sont cousues de gros fil blanc. Et tout l’agencement des événements qui ont précédé l’invasion de la Belgique quelque astucieux qu’il soit, n’empêchera pas l’histoire de « rapporter » contre Guillaume Hohonzollern et son entourage, un verdict de culpabilité.

L’entrevue de Postdam, du 5 juillet 1914, à laquelle assistait le Kaiser et les délégués de l’Autriche ; l’ultimatum à la Serbie ; le refus de l’Autriche d’accepter la réponse si satisfaisante, et si conciliatrice de la Serbie, et cela, ostensiblement, sans consultation préalable avec l’Allemagne, — tout n’était-il pas effectivement décidé depuis le 5 juillet ? — le rejet par l’Allemagne de la proposition de conférence faite par Sir Edward Grey, ministre des Affaires Étrangères d’Angleterre, les hésitations, les faux-fuyants de M. Von Jagow, devant M. Cambon, l’ambassadeur de France ; l’entrée en Belgique de troupes allemandes, le 31 juillet, dans la nuit, c’est-à-dire deux jours avant l’ultimatum de Guillaume au roi des Belges ; les correspondances télégraphiques avec le Czar de Russie et le Georges V : tout enfin, porte à sa face l’empreinte de la duplicité.

Des artisans ténébreux du complot et du meurtre de Sarajevo, l’histoire impartiale parlera plus tard…

La masse de la population allemande, mise en possession de ces faits historiques, débarrassés de tout camouflage pangermaniste, n’hésitera pas, — et déjà, au moment où nous écrivons ces lignes, il est évident qu’elle n’hésite pas, — à se dresser comme formidable accusatrice des auteurs véritables de la guerre, de ceux qui ont été cause de l’aberration collective de la nation.

La fuite en Hollande de la famille impériale et des hauts officiers ne les soustraira pas à l’exécration du peuple allemand. Quel châtiment plus exemplaire en effet, et plus amer à la fois que celui infligé à un souverain par ses sujets !

Une partie de ce peuple laborieux et frugal s’est sans doute laissée tromper par ses gouvernants qui lui parlaient de politique défensive ; une autre partie a cédé à l’appas du lucre, de la rapine, de la conquête ; quelques-uns d’entre eux se sont peut-être, — faiblesse humaine, — laissés éblouir par des visions de domination mondiale, mais nous voulons croire que la grande majorité a été un instrument aveugle dans la main de militaristes ambitieux.

Les nations alliées ont remporté une victoire complète, décisive, définitive. La dernière tête de l’hydre du militarisme semble avoir été abattue.

Puisse maintenant la paix être à jamais restaurée parmi les hommes de bonne volonté !

Pour qu’elle le soit, il faudra que le drapeau arboré sur la civilisation par la ligue des nations, porte dans ses plis les mots : Justice et Magnanimité !

Justice, c’est-à-dire châtiment pour les coupables, les criminels, les auteurs de la boucherie et de la dévastation.

Justice, c’est-à-dire restitution et réparation. Justice, c’est-à-dire indemnité aux millions de femmes et d’enfants privés de leur soutien.

Pourquoi, dira-t-on, faut-il ici parler de magnanimité ?

Est-ce que tout le peuple de l’Allemagne et des pays alliés à l’Allemagne ne mérite pas la plus sévère condamnation ?

Je ne fais ici, en prononçant ce mot de magnanimité, que refléter la pensée exprimée par les chefs des trois grands pays alliés au lendemain de l’armistice, — : Lloyd George, Clemenceau et Wilson.

C’est que, comme le déclarait le 4 juillet dernier à la salle Westminster à Londres, M. Winston Churchill : « Nous sommes liés par les principes que nous avons professés et pour lesquels nous combattons. Ces principes nous permettront de demeurer sages et justes dans la victoire qui doit être, qui sera nôtre.

« Et quelque grande que soit cette victoire, ces mêmes principes protégeront la nation allemande. Nous ne pourrions traiter l’Allemand comme il a traité l’Alsace-Lorraine ou la Belgique ou la Russie, ou comme il nous traiterait tous s’il en avait le pouvoir. »

C’est que la population d’un pays se recrute pour plus de la moitié chez les femmes et les enfants et qu’on ne saurait, sans descendre au niveau des méthodes employées, en Belgique par exemple, faire la guerre à la propriété, aux femmes, aux enfants.

Il restera à la justice un champ d’opération encore assez vaste si elle se contente d’atteindre les auteurs conscients de la plus horrible guerre de l’histoire, comme aussi des actes inhumains et contraires aux lois internationales qui au cours des quatre dernières années ont à tant de reprises soulevé la conscience universelle.


FIN


ENTRÉE DU ROI ALBERT Ier ET DE LA REINE ELISABETH À BRUXELLES,
APRÈS L’ARMISTICE, DU PRINCE ET DE LA PRINCESSE MARIE.