Mille et un jours en prison à Berlin/31

L’Éclaireur Enr (p. 209-216).

Chapitre XXX


un sous-officier alsacien


J’ai déjà parlé, dans un chapitre précédent, d’un officier de la Kommandantur du nom de Wolff. C’était un Juif allemand qui donnait des points aux Prussiens. Il portait force décorations parmi lesquelles on pouvait distinguer l’emblême d’un ordre de Turquie qui se portait en plein abdomen ! Nous nous sommes souvent moqués, entre nous, de ce bedonnant officier, précédé d’un croissant quelconque à l’ombilic.

Je désire relater ici un incident, auquel il a été mêlé.

Chaque mardi et chaque vendredi, durant ma dernière année de captivité, j’avais la permission, comme on le sait, d’aller faire une promenade au Tiergarten en compagnie d’un sous-officier de la prison. On évitait soigneusement de désigner, pour m’accompagner, un sous-officier alsacien du nom de Hoch. Dans mes conversations avec Hoch j’avais souvent exprimé le désir de le voir un jour venir avec moi. Il ne demandait pas mieux, mais le sergent-major, en cette affaire, avait tout à dire, et il n’était jamais appelé. Il arriva cependant qu’au mois d’août 1917 il fut choisi pour la promenade au parc.

Les instructions qui avaient été envoyées à la prison à mon sujet étaient très sevères : j’étais censé les ignorer, mais je les connaissais parfaitement. Le sous-officier et moi nous devions quitter la prison à deux heures, nous rendre à la première gare du chemin de fer urbain, c’est-à-dire à environ 300 pieds de la prison, monter dans un train et nous rendre directement au parc. La promenade devait avoir lieu dans le parc même, sans en sortir, sans parler à qui que ce soit et sans entrer où que ce soit.

Nous étions à peine sortis, le sous-officier et moi, que je lui propose de m’accompagner sur la rue pour y acheter quelques cigares. Hoch se prête de bonne grâce à ma demande et nous nous engageons sur la rue Koenig. Nous achetons des cigares, et de cette rue nous traversons à l’avenue Unter den Linden, laquelle conduit directement à la porte de Brandebourg qui s’ouvre sur le Tiergarten. Tout cela pour faire comprendre que nous avions suivi la ligne la plus directe entre la prison et le jardin.

Sur l’avenue Under den Linden, nous nous trouvons subitement face à face avec le capitaine Wolff, de la Kommandantur. Cet officier me connaissait parfaitement, m’ayant rencontré quatre ou cinq fois à la prison où il se rendait presque chaque semaine pour recevoir les dépositions des prisonniers qui, par requête ou autrement, se plaignaient du traitement qui leur était infligé.

Il s’avança vers moi et m’adressa la parole :

— « Vous allez, dit-il, faire une promenade au jardin ? »

— « Oui », répondis-je.

Je portais à la main un petit paquet. Il l’avait remarqué.

— « Et, dit-il, vous faites quelques petits achats lorsque vous sortez de la prison ? »

J’ai cru bien faire en répondant affirmativement.

— « Au revoir », me dit-il. Et il passa outre.

J’ai bien remarqué que mon Alsacien était très ennuyé de cette rencontre. Il fut taciturne jusqu’à notre retour à la prison.

Deux jours plus tard, l’officier Block se présente à ma cellule, l’anxiété sur la figure.

— « Vous êtes sorti, cette semaine ? » demanda-t-il.

— « Oui, mardi. »

— « Où êtes-vous allé ? »

— « Au parc. »

— « Êtes-vous allé ailleurs ? »

— « Non. »

— « Cela me paraît curieux, dit-il, je viens de recevoir un document de l’Ober Kommando, et ce document contient une seule phrase à mon adresse, ainsi conçue : « Pourquoi les instructions, dans le cas de Béland, ont-elles été outrepassées ? »

Je lui fis part de mon ahurissement, je ne pouvais comprendre (?) comment nous avions passé outre les instructions, car, comme je lui faisais remarquer, nous étions allés directement de la prison au Tiergarten.

— « Avez-vous rencontré quelqu’un ? » me demande l’officier.

— « Oui. »

— « Qui cela ? »

— « Le capitaine Wolff, de la Kommandantur. »

— « Ah ! dit-il, voilà toute l’affaire. À quel endroit l’avez-vous rencontré ? »

— « Avenue Unter den Linden. »

— « Unter den Linden, s’écrit l’officier, Unter den Linden ? »

— « Oui, et quel mal y a-t-il ? répartis-je, n’ai-je pas la permission d’aller faire une marche dans les limites de ce parc, et comment puis-je m’y rendre plus directement qu’en suivant l’avenue Unter den Linden ? »

— « Ah ! dit-il, tout cela est vrai, mais ce n’est pas conforme aux instructions que nous avons reçues. »

Et il m’explique comment je devais m’y rendre avec mon sous-officier par le chemin de fer urbain sans passer par les rues. Il ajoute que je ne suis pas censé connaître ces instructions, mais que le sous-officier devait être puni pour les avoir ignorées. J’exprimai tout mon regret de voir un brave homme comme M. Hoch impliqué dans cette affaire. Il convint avec moi que le sous-officier Hoch était un homme de devoir généralement. Alors il me passe une idée par la tête : celle de sauver Hoch, si c’était possible. Je suggère à l’officier d’attendre une heure avant d’envoyer sa réponse à l’Ober Kommando, et ma suggestion est agréée. Il me quitte et je descends immédiatement à la cellule du sous-officier Hoch.

En me voyant entrer, celui-ci comprit qu’il s’agissait d’une mauvaise affaire :

— « Nous avons des ennuis ? » dit-il.

— « Oui, mais ce n’est pas si grave. Voici : il nous arrive un petit embêtement. »

Je lui relate ce qui venait de se passer entre l’officier et moi, et le pauvre sous-officier, levant les bras, s’écrie : « Je suis fini. » Non, non, je lui assure qu’il n’est pas fini, qu’il y a moyen de se dégager.

— « Comment ? » dit-il.

— « Eh ! bien, un jour chaque semaine, selon la règle, vous passez l’après-midi en ville : supposons que lorsque les instructions me concernant ont été lues par le sergent-major, supposons, dis-je, que cet après-midi-là vous étiez sorti. »

— « Ah ! reprit Hoch, mais j’étais présent. »

— « Je ne vous demande pas, lui dis-je, si vous étiez présent. Je vous affirme que vous étiez sorti. »

— « Très bien, dit-il, mais le sergent-major, lui, se rappellera parfaitement que j’étais présent. »

— « Cela me regarde, lui dis-je, pour le moment je vous considère comme ayant été absent lors de la lecture des instructions. »

Et je le quitte.

Je me dirige vers la cellule du sergent-major. Le sergent-major, à cette époque, était un homme malade qui m’avait consulté trois ou quatre fois au sujet de son affection rénale. Je me présente chez lui. Il s’étonne de me voir et me demande ce que je lui voulais.

— « Eh ! bien, lui dis-je, vous vous rappelez de ces fameuses instructions à mon sujet… Lorsque vous les avez lues, il y a trois mois, devant les sous-officiers réunis, M. Hoch avait son après-midi de congé ? »

— « C’est vrai », dit-il.

— « Eh ! bien, avant-hier, lorsque je suis allé faire une marche, je lui ai proposé de passer sur la rue du Roi avec moi, et il a consenti ? »

— « Il n’y a pas de crime », dit le sergent-major.

— « Assurément pas, dis-je, il s’agit simplement de donner une petite explication. »

Et je parlai d’autre chose, en particulier de sa maladie, puis je le quittai et m’empressai auprès de l’officier Block. Je lui expliquai simplement que lorsque les instructions avaient été lues trois mois auparavant, le sous-officier Hoch était absent. — « Eh ! bien, dit-il, je ferai rapport en ce sens. » Et nous attendîmes le résultat de cette explication pendant quatre jours, et durant tout ce temps le sous-officier Hoch était dans des transes terribles : il se voyait condamné au cachot pour quatre ou cinq mois ou renvoyé dans les tranchées où déjà trois de ses frères étaient tombés.

Enfin, après quatre jours, le lieutenant Block venait me faire part de la réponse qu’il avait reçue de l’Ober Kommando. « L’explication, disait le document, est satisfaisante, mais le sous-officier Hoch devra être sévèrement réprimandé. » — « J’espère que ces réprimandes ne seront pas trop sévères », lui risquai-je. Il ne voulut pas donner de réponse : Un officier allemand ne se compromet pas quand il s’agit de la discipline !

Il me quitte et, quelques instants après, il commande qu’on lui amène le sous-officier alsacien. Et voici le colloque qui eut lieu entre les deux :

L’officier. — « Sous-officier Hoch ? »

— « Oui, mon lieutenant. »

— « Vous êtes sorti avec le prisonnier Béland, la semaine dernière ? »

— « Oui, mon lieutenant. »

— « Vous êtes passé par les rues du Roi et Unter den Linden ? »

— « Oui, mon lieutenant. »

— « Vous savez que c’est contraire aux instructions que nous avons reçues ? »

— « Oui, mon lieutenant. »

— « Je vous réprimande sévèrement. »

— « Très bien, mon lieutenant. »

— « Allez-vous-en. »

— « Très bien, mon lieutenant. »

Et Hoch fit demi-tour à droite et disparut.

L’instant d’après, il était dans ma cellule et riait sous cape de l’heureuse issue de toute l’aventure.

On voit que dans toute cette affaire il s’agit d’un excès de zèle de la part du fameux Wolff.