Mille et un jours en prison à Berlin/10

L’Éclaireur Enr (p. 47-51).

Chapitre IX


un hôte allemand


« Hâtez-vous, Monsieur et Madame, de rentrer chez-vous, car les Allemands sont là. » C’était un gamin qui nous apostrophait ainsi, sur la chaussée, entre l’église et le château. Nous revenions, ma femme et moi, du service religieux, lorsque ce petit garçon nous apprit que des Allemands nous attendaient à la maison. Nous pressons le pas, et quelques instants plus tard nous constatons, en passant la grande grille, qu’une automobile stationnait devant notre porte. En entrant, nous nous trouvons en présence d’un officier allemand, le casque à pointe sur la tête, et qui nous saluait, ma femme et moi, en s’inclinant très bas. À la porte, il avait laissé, dans son automobile, trois autres militaires. Cet officier, qui parlait assez bon français, était venu nous demander à loger. Cette proposition tout à fait inattendue nous laissa passablement perplexes : il était assez difficile de refuser, et il ne nous était pas agréable du tout d’accepter ! Nous essayons de lui faire comprendre que la maison est remplie, que de nombreux réfugiés, parents de la famille, logeaient chez nous depuis plus d’une semaine, et qu’il est fort difficile, sinon impossible, de lui faire place. Mais il insiste en nous disant que les trois militaires qui l’accompagnaient, un chauffeur, une ordonnance et un palefrenier, pourraient loger dans la remise aux autos, et que lui seul exigerait une chambre dans la maison même.

Croyant qu’en lui dévoilant ma nationalité il me serait plus facile de le dissuader, je lui dis simplement : — « Mais j’ai l’intention de quitter la Belgique avec ma famille pour retourner au Canada, car je suis canadien, et par conséquent sujet britannique. »

— « Je sais cela, me dit-il, je sais cela. » Je confesse que je fus assez étonné de constater qu’il connût si bien ma nationalité. Quel merveilleux service d’espionnage ont ces gens ! — « Si, ajouta-t-il, vous ne devez pas quitter absolument la Belgique, rien ne vous empêche de demeurer ici, quoique sujet anglais. J’ai appris que vous êtes médecin, et que vous avez fait, en cette qualité, du service à l’hôpital d’Anvers. Vous n’avez donc rien à craindre en demeurant ici, étant protégé par les lois et par l’autorité militaire. » J’échange un regard avec ma femme, et nous fûmes d’accord en un instant. Nous acceptions cet officier et ses hommes et nous restions. Cet arrangement nous allait d’autant mieux que Capellen, à cette époque, ne possédait plus de médecin, quelques-uns d’entre eux étaient rendus à l’armée, et les autres en Hollande. Dans ces circonstances, je pouvais me rendre très utile. Ma femme se trouvait à la tête d’une société de bienfaisance établie depuis assez longtemps à Capellen, et qui prenait, à cause de la guerre, une importance et une utilité inaccoutumées. Malgré les circonstances pénibles où nous nous trouvions par suite de l’occupation allemande, il nous sembla préférable, à tout prendre, de continuer à mener tranquillement la vie de famille dans notre foyer, — comme firent d’ailleurs la plupart de nos amis qui n’avaient pas eu le temps ou n’avaient pas voulu s’expatrier, — et à donner des soins aux malades et des secours aux pauvres.

Cet officier allemand devenu notre hôte était du Brunswick, et se nommait Goering. Il avait été attaché à l’ambassade allemande en Espagne pendant deux ans, et à celle du Brésil pendant huit ans. Il possédait, il faut le reconnaître, beaucoup de vernis international, parlait assez bien le français et l’anglais et n’avait, naturellement, aucun doute au sujet de la victoire définitive des armées allemandes. C’était aussi l’opinion des trois autres militaires qui l’accompagnaient. À ce moment, Anvers venait de tomber entre leurs mains, et ces bons Prussiens s’imaginaient que, dans quelques semaines au plus, leurs troupes débarqueraient en Angleterre. D’Ostende où ils entraient justement, il leur semblait qu’il n’y eût plus qu’un pas à faire.

Cet officier nous quitta à la fin de décembre après avoir demeuré avec nous environ trois mois. Je dois dire que je n’ai pas trouvé en lui le type de l’officier prussien, et cela se comprend facilement lorsque l’on songe que, depuis dix ans, il avait vécu en pays étranger, et en contact avec les diplomates et les attachés d’ambassade de tous les pays du monde. Son cosmopolitisme semblait l’avoir sauvé dans une certaine mesure, mais il n’en croyait pas moins à l’immense supériorité de la race allemande ; il vantait la civilisation germanique et croyait que l’industrie allemande était destinée à accaparer tous les marchés de l’univers. Enfin, il prétendait que la France était dégénérée, que l’Angleterre n’avait pas et ne saurait jamais avoir d’armée puissante, que la prise de Calais et de Dunkerke n’était plus qu’une question de semaines, etc.

Durant les mois d’octobre et de novembre de cette année-là, il était encore possible, bien que la frontière fut gardée par des soldats allemands, de passer en Hollande sous un prétexte quelconque. On pouvait y aller pour acheter des provisions, pourvu que les sentinelles eussent l’assurance que nous ne partions pas pour ne plus revenir. Vers la Noël (1914), la frontière entre la ville d’Anvers et la Hollande fut fermée hermétiquement, si je puis me servir de cette expression. À un kilomètre environ de la frontière, où le fil de fer barbelé court d’un fort à l’autre, on avait installé un poste d’inspection et de contrôle. Le jour de Noël même, le contrôle des passe-ports se faisait, et personne ne pouvait passer à moins d’être muni d’un permis régulier émanant des bureaux de l’administration allemande à Anvers. Nous étions donc, de ce moment-là, privés de toute communications postales ou autres avec le reste du monde.

L’hiver était arrivé : la misère était grande en Belgique, et sans les secours en vivres et en vêtements venus des États-Unis et du Canada, une très forte portion de la population belge eut péri au cours de la froide saison.

Il convient de faire mention ici d’une société de bienfaisance dite de Saint-Vincent de Paul à laquelle nous avons donné notre humble concours et qui avait comme principales zélatrices, à Capellen, madame Geelhand, madame la comtesse Le Grelle, madame la baronne Osy, madame Guillet, madame Tinchant, madame de Waelhens, mademoiselle Linen, madame Joseph Cogels et, de Hollande, madame la comtesse van der Steegen.

C’est au sein de cette société, dont la charité et le dévouement ne se sont jamais démentis, que les pauvres et les malades trouvaient les secours et les consolations.