Mille et un jours en prison à Berlin/09

L’Éclaireur Enr (p. 41-45).

Chapitre VIII


« l’allemand est là ! »


À neuf heures du matin, le 10 octobre, un messager se présentait chez moi pour m’inviter, de la part d’un groupe de citoyens, à me rendre à la mairie. De quoi pouvait-il s’agir ?… Je l’ignorais. Je me rendis donc à la maison communale, et sur une distance d’environ un kilomètre, je remonte le flot des réfugiés qui continuent leur marche pénible et lente vers la Hollande.

À la mairie, je rencontre quelques citoyens de Capellen qui m’invitent à me joindre à eux pour recevoir les officiers allemands lorsqu’ils se présenteront. Nous les attendions d’un moment à l’autre. Je savais parfaitement combien tous ces soldats teutons avaient accumulé de haine dans leur cœur contre les Anglais, depuis le commencement de la guerre. L’Angleterre n’avait-elle pas été la cause de leur premier échec ? L’Angleterre n’avait-elle pas été l’obstacle à cette promenade militaire que, depuis quarante ans, l’on avait rêvé de faire de la frontière allemande jusqu’à Paris ? Le plan initial du haut commandement allemand avait échoué, et l’Anglais, sur la neutralité duquel on avait trop compté, était tenu responsable de cet échec !

Je dis à mes nouveaux concitoyens que ma qualité de sujet anglais ne saurait leur être de quelque utilité, mais qu’au contraire elle pourrait leur causer des ennuis, et à moi-même également. On me répliqua, — et je trouvai ce raisonnement assez juste, — que les officiers allemands ne seraient pas au courant de ma nationalité, que dans cette première entrevue, il s’agissait surtout de faire nombre, etc., etc. Nous n’étions que quatre ou cinq, tous les autres citoyens de Capellen, à très peu d’exceptions près, ayant passé la frontière. Enfin, nous tombons d’accord.

À dix heures, un quidam entre en courant dans la salle où nous étions réunis, et dit simplement : « Messieurs, l’officier allemand est là. » J’avais bien vu quelques soldats allemands, prisonniers de guerre, défiler dans les rues d’Anvers, avant la chute de la ville, mais je n’avais jamais vu, de près ni de loin, un véritable officier prussien. Je confesse que ma curiosité se trouvait fortement piquée par l’annonce de sa venue. Avant même que nous eussions eu le temps de sortir de la salle pour aller à sa rencontre, l’officier allemand fit irruption au milieu de nous, saluant de la main et nous adressant la parole en allemand. Il portait le casque à pointe et l’uniforme ordinaire d’un officier d’artillerie. Il avait le grade de capitaine, et, comme il l’expliquait quelques instants plus tard à M. Spaet, au cours d’une conversation en allemand, il était, au civil, avocat pratiquant à Dortmund. Il regardait tour à tour chacun de nous et très attentivement comme s’il eût voulu scruter le fond de nos âmes et découvrir les sentiments particuliers qui s’y cachaient. Il parut fort surpris de rencontrer en M. Spaet un Belge parlant si parfaitement l’allemand. M. Spaet lui donna, à ce sujet, et d’une manière franche et loyale, les explications désirées. Puis il lui demanda :

— « Que devons-nous faire ? »

— « Rien, dit-il, d’ailleurs ce n’est pas avec moi que vous aurez à traiter, je ne suis en vérité qu’un précurseur, c’est avec le major X…, qui viendra tout à l’heure, que vous aurez à vous entendre. »

Il nous quitta, et quelques minutes plus tard nous arriva, en automobile, un véritable officier supérieur prussien, accompagné d’un jeune officier très élégant. Ce major réalisait à mes yeux le type idéal de l’officier prussien. Il était vêtu d’un uniforme resplendissant, et coiffé d’un casque métallique, si je ne me trompe, encore plus étincelant. Enfin, il avait des moustaches blondes très à la Guillaume.

À ce moment, comme pendant les jours précédents, il y avait une foule considérable en face de la mairie qui est située sur le grand chemin conduisant d’Anvers à la Hollande. La place publique était encombrée de réfugiés venus de tous côtés. Le major sembla très ennuyé de ce rassemblement et nous demanda :

— « Où vont-ils ? »

— « En Hollande. »

— « Et pourquoi ? »

M. Spaet lui répondit : — « C’est pour fuir le canon. »

— « Mais il n’y a plus de canon, puisque Anvers est tombée ; dites-leur de retourner dans leurs foyers, et qu’ils ne seront pas inquiétés. »

Nous redoutions les réquisitions, et c’était là ce qui nous préoccupait le plus. Le major nous laissa entendre que, pour le moment, il se bornerait aux réquisitions de chevaux. Nous lui expliquons de notre mieux qu’à Capellen il n’y avait, à bien dire, que les chevaux des paysans et qu’ils étaient indispensables pour terminer les travaux des champs… Après quelques pourparlers supplémentaires on parvint à s’entendre, et le major nous annonça qu’il serait envoyé à Capellen une seule compagnie d’infanterie, et que les officiers devraient être bien traités ; quant aux hommes, on pourrait les loger, par exemple, à la maison d’école.

Le major prussien était très anxieux de savoir dans quel état se trouvaient les forts situés dans les environs de Capellen. Nous étions sous l’impression que ces forts avaient été détruits par les garnisons au moment de l’évacuation. Afin de se rendre compte de visu, il prit deux d’entre nous avec lui dans son automobile et fit le tour des forts de Capellen, d’Erbrand et de Stabrock, pour revenir ensuite à la mairie, puis disparaître. Celui-là, nous ne l’avons jamais revu.

Dans l’après-midi de samedi, 10 octobre, une compagnie de fantassins arriva à la maison communale. Un bref commandement est donné : deux militaires se détachent, entrent à la mairie, et quelques minutes plus tard, la foule sur la place publique assiste à la cérémonie humiliante et souverainement douloureuse de la descente du drapeau belge, qui flottait là depuis près de cent ans. À sa place montait le drapeau allemand. Capellen était définitivement soumis à l’occupation teutonne. Comme ce village est le dernier au nord de la place fortifiée d’Anvers, il s’ensuit que le drapeau allemand flottait alors sur toute la terre belge, depuis la frontière de France jusqu’à celle de Hollande.