Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 29-36).
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— C’est honteux ! C’est dégoûtant ! Bande de brutes ! Voulez-vous ouvrir ! Goujats ! Ouvrez !…

C’est Michette, ébouriffée et rouge d’indignation qui frappe d’un poing rageur, la porte hermétiquement close qui vient de se refermer sur elle.

— Je veux m’en aller. Si vous ne me lâchez pas de votre plein gré, on viendra bien me chercher… J’ai des amis, moi, qui ne m’abandonneront pas… Et alors je vous ferai tous arrêter… Bande de fripouilles !… Ouvrez !… Ouvrez !… Ouvrez !…

En vain… La pauvre Michette s’épuise en rage impuissante. La grande salle où on vient de l’introduire est d’un calme, d’un silence que troublent seuls les cris et les objurgations de la jeune femme qui, finissant par se rendre compte de l’inanité de ses efforts, se laisse tomber sur un divan et éclate en sanglots entrecoupés d’imprécations.

Enfin elle se calme un peu, et elle se prend à envisager la situation plus froidement. A-t-elle peur ? Elle ne veut pas se l’avouer, cependant le mystère de son aventure l’angoisse quand même, malgré qu’elle se répète que « ces sauvages » risqueraient trop à maltraiter une européenne. Mais que peuvent-ils lui vouloir ?!!… Elle se promenait bien tranquillement hier dans la ville pour faire un peu de footing ; elle avait pris une rue déserte, mais délicieusement ombragée et elle admirait l’harmonie que formaient le chemin sablé de rouge et les larges feuillages verts, lorsqu’une auto à laquelle elle n’avait pas pris garde s’arrêta à sa hauteur et, avant même qu’elle ait pu faire « ouf ! » deux hindous en sautaient et se précipitaient sur elle, l’immobilisant et lui entourant le visage d’une longue écharpe pour étouffer ses cris… Et, en moins de deux secondes, elle se retrouvait au fond de la voiture. Elle n’avait pu voir le chemin suivi mais il ne devait pas être long, car maintenant qu’elle pouvait voir à nouveau, elle se rendait compte que la nuit n’était pas encore venue.

Les rayons du soleil couchant dorent et rougissent la pièce où Michette se trouve, une pièce bizarre, presque carrée mais très haute, très vaste ; un divan en fait presque complètement le tour, des coussins s’y trouvent à profusion semés ; à terre de gros poufs servent de sièges, des petites tables sont disposées ici et là. Mais ce qui frappe surtout Michette c’est que cette pièce ne prend jour que par le haut d’un des panneaux, des ouvertures de forme élégante sont placées l’une à côté de l’autre, et leur base se trouve à environ trois mètres du sol, de sorte qu’il est impossible de voir au dehors. Elle regarde ici et là, curieuse, son habituelle combativité revenant peu à peu et sa confiance en sa bonne étoile. Elle se lève pour explorer la pièce, voir s’il n’y a pas d’autre issue que celle qu’elle connaît… Justement ici, dans un renfoncement, cette portière… Après une petite hésitation elle soulève l’étoffe soyeuse et… elle aperçoit un groupe de femmes vêtues, ou plutôt dévêtues, sous de longs voiles aux couleurs variées, causant, bavardant, riant ou chantant en un idiome inconnu de Michette et qui, à sa vue, se lèvent effrayées ou surprises. Michette fait deux ou trois pas, puis s’arrête. Une des femmes, plus hardie, se rapproche de notre amie, regardant curieusement le costume tailleur blanc qui la vêt. Ses longs yeux fardés expriment l’admiration, ses bras cerclés d’anneaux se lèvent et ses mains s’agitent… elle se rapproche plus encore de Michette qui commence à se demander ce que cette houri peut bien lui vouloir… Mais les autres femmes, petit à petit, avancent aussi vers elle ; elles se bousculent l’une l’autre en poussant des exclamations, dans un cliquetis d’anneaux et de médailles. Bientôt Michette est complètement entourée par une foule parfumée qui la regarde avec des yeux excités, et qui lui parle avec véhémence.

— Kama-Soutra… Çafi Smihya… Ghouez !…

Et les beaux corps ambrés se cambrent, les pointes des seins repoussent les voiles qui les couvrent…

Michette ne comprend rien. Elle essaye de leur exprimer qu’elle voudrait bien s’en aller…

— Moi… partir… dit-elle avec insistance en tapant le dessus de sa main droite contre la paume de sa main gauche, moi… sortir…

Mais les houris éclatent de rire et répètent son geste avec amusement… Leurs longs yeux noirs brillent et leurs lèvres volupteuses murmurent des mots à peu près pareils, « ghousz ghousz !… jteuh-veuh !… Ça fi Smihya… Sah-vous-reuh… Et leurs yeux se ferment en répétant « Sah-vous-reuh, » leurs hanches roulent, leurs joues rosissent…

Michette qui commence à deviner, regarde ce lubrique troupeau féminin avec effarement.

— « Ah ! non, zut, alors… Si c’est pour ça qu’on m’a fait enlever !… » s’écrie-t-elle, j’aurais encore mieux aimé coucher avec le vieux maharajah… ?

— Maharajah… Maharajah… Ah… a… a… ah ! répètent les houris qui ont saisi le mot et qui rient à gorges déployées. Et elles lui font comprendre par des gestes expressifs que le maharajah n’est plus… bon à rien…

Nichette ouvre de grands yeux.

— Ah ça ! pense-t-elle, est-ce que je serais chez lui, par hasard ? Et ne serait-ce pas tout son harem qui court après moi. Ses quatre-vingt-deux bonnes femmes… non… il n’y en a qu’une trentaine. Mais ça ne fait rien, les autres ce sont les grand’mères qu’il m’a dit… Elles doivent être ailleurs… Ah ! quelle histoire !…

Mais voici qu’une des femmes se met à se dévêtir ; elle enlève ses voiles un à un, mettant peu à peu son beau corps à nu. Alors aussitôt toutes ses compagnes l’imitent… Les seins jaillissent blancs ou ambrés, ronds ou pointus, agrémentés de la délicieuse petite fraise ; les ventres dodus apparaissent, les cuisses galbeuses, les reins cambrés et souples qui se tordent amoureusement ; toutes, laissent deviner le mystère de leur être secret, soigneusement épilé… Michette totalement éberluée cherche à se dégager, à s’en aller… mais les femmes l’entourent, l’étourdissant de paroles inconnues sur lesquelles surnagent toujours ces phrases étranges :

— Ghousz !… Çafi Smihya sah-vous-Reuh…

Elles s’enhardissent de plus en plus… L’une d’elles accroupie, caresse les jambes gaînées de soie de Michette… remonte vers les cuisses roses obstinément serrées. Une autre plonge sa main dans le pull-over, à la recherche des doux fruits qui palpitent d’émoi et d’indignation ; une troisième veut


Et la première colle son œil à la fente (page 42).

à toute fin embrasser la jolie bouche de Michette qui vocifère furieusement !

— Voulez-vous me laisser… Saligaudes… Tas de chiennes en folie… ! Vous n’avez pas honte !… Voulez-vous finir !

Mais les femmes déchaînées n’entendent pas. Elles entraînent maintenant, vers un divan, Michette qui ne peut résister à la force du nombre et qui se prépare, mentalement, aux pires extrémités. Elles la jettent sur les coussins… et Michette voit d’innombrables visages aux yeux brillants, aux lèvres humides qui se penchent vers elle, des quantités de mains qui se tendent vers le petit corps apeuré, objet de leurs vœux et qu’elles ont déjà à moitié déshabillé…

Alors tout à coup, la vue de ces femmes nues, agitées comme des bacchantes ou enlacées lubriquement, criant, disputant, se bousculant pour avoir les premières places, inspire à la pauvre petite gosse une terreur panique. Perdant le contrôle d’elle-même, oubliant qu’elle ne doit attendre ici aucune protection, elle se met à hurler :

— Au secours ! Au secours !… Elles vont me faire mourir… Au secours ! Ah ! les brutes… les folles… Bande d’hystériques… voulez-vous me laisser… Ah !… Au secours !

Michette crie, se débat comme une possédée contre les femmes qui, prises de peur, essayent de la faire taire en l’étouffant sous des coussins…

Soudainement toute la bande s’éparpille avec prestesse, comme une troupe d’oiseaux surpris… cherchant les portes pour s’échapper, les coins pour se cacher, piaillant de crainte… Michette, libérée, regarde, tout étonnée de ce changement de tableau. Elle ne comprend pas tout d’abord, mais des phrases rauques émises sur un ton terrible lui font tourner la tête vers une porte qu’elle n’avait pas aperçue, et sur le seuil de laquelle se tient un grand diable cuivré, à l’air féroce.

— Daneh-pu tiynsah-lhté !! Garhla triyck !!! crie-t-il, et il court de ci, de là, après les femmes qui poussent des cris effrayés et finissent par disparaître toutes de la pièce.

Alors l’eunuque — car c’en est un — s’approche de Michette, met galamment genou en terre et dans un français très correct lui dit :

— Pardonnez-moi, sourire du firmament, de ne pas être venu plus tôt vous délivrer de ce troupeau stupide qui vint troubler votre repos comme la chauve-souris trouble le rêve du rossignol. Veuillez me suivre dans les appartements que mon maître vous a réservés.

— Que votre maître m’a réservés ? à moi ?… De quel droit ?! qui est donc votre maître ? interroge Michette.

— Mon maître, répond l’eunuque en s’inclinant respectueusement jusqu’à terre, c’est le maharajah du Kankiyanha-Plhu-Yianah-Angkor, le puissant prince de la province de Thurmet-Çah, celui à qui personne ne peut se permettre de dire « non ».

— Ah ! ben mon vieux, tu parles si je vais lui dire non ! moi ! s’écrie Michette. D’abord qu’est-ce qu’il me veut ce vieux dégoûtant. Car il est vieux, n’est-ce pas ?

— Mon maître n’est pas vieux, dit l’eunuque, car un maharajah ne vieillit jamais. Mais il a vu beaucoup d’années… Quant à ce qu’il vous veut, parure du ciel ?… Il veut vous honorer de son amour, et il m’a mis à votre disposition pour que je fasse en tout votre volonté.

— Ma volonté ! s’écrie Nichette, c’est bien simple, ouvre-moi la porte qui donne sur la rue, que je me trotte et rejoigne mes amis…

— Ah !… çà… (et l’eunuque fait un grand geste qui signifie impossible), c’est la seule chose que je ne puisse faire…

— … La seule chose que je ne puisse faire… répète Michette en imitant son geste… Allons, il y a encore une chose que tu ne pourrais faire, même si tu le voulais.

— … Quoi donc ? demanda l’homme bronzé.

— … Eunuque ! va ! laisse tomber Michette avec une petite moue méprisante,

Les yeux de l’homme brillent, il regarde la jeune femme avec une drôle d’expression avide et tendre… quelques secondes… puis, comme avec efforts, les paupières s’abaissent, les yeux s’éteignent…

— Hélas ! dit-il, le sort m’a été contraire et cruel, quel tristesse que d’être privé de la chose la plus douce qui soit au monde ! une femme. J’ai eu des regrets terribles… puis le calme est venu. Mais aujourd’hui que je vous vois… toute mon amertume se réveille… Vous êtes si délicieuse, si fine, si jolie !

Michette regarde ce beau garçon si admirablement découplé, à la figure expressive, et que le bronze clair de sa peau fait ressembler à une statue. Et un regret monte aussi en elle… Mais soudain elle s’avise que son interlocuteur manie joliment bien la langue française. Curieuse, elle demande :

— Mais comment se fait-il que tu parles si bien le français ?

— Parure du ciel, répond-il en s’inclinant, j’ai combattu pour sauver l’Angleterre pendant la guerre, et je suis resté trois ans en France j’ai pu apprendre votre splendide langage.

— Ah ! fait Michette avec une nuance d’admiration, c’est bien, tu es un brave, tous mes compliments.

Et tandis que l’eunuque la guide vers les appartements qui doivent être les siens, elle lui jette des regards où se lit une sympathie attendrie. Il est intelligent, ce garçon, pense-t-elle, c’est bien le diable si je ne le décide pas à m’aider à me sauver de là…