Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 26-29).
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vii


Un tonnerre d’applaudissements fait trembler le grand théâtre de Calcutta, dans lequel s’achève le deuxième acte d’Adolphe et son Minet. Les auteurs de la scène finale : Irma Frodytte et Cémoa Quévla s’inclinent en souriant devant cet hommage légitime rendu à leur talent (mais oui : à leur talent. La pièce ? Est-ce que ça compte ?) C’est la deuxième représentation déjà que la troupe d’Yvan Boccoudoff donne ici, et l’accueil est des plus chaleureux. Enfin l’enthousiasme se calme et les deux protagonistes peuvent regagner leurs loges vers lesquelles se précipite un flot d’admirateurs. Celle d’Irma est littéralement assiégée et Michette, notre aimable héroïne ne sait plus où donner de la tête pour bien seconder sa patronne, pour placer les corbeilles de fleurs, les fruits, les bonbons qui arrivent à tout instant. Les fracs, les smoking, les robes décolletées des femmes voisinent avec les costumes brodés et les bijoux des notables indigènes… des aigrettes sans prix se balancent sur des turbans…

— Mademoiselle Michette… ne vous sauvez pas… J’ai attendu longtemps pour vous voir…

Michette qui sortait avec précipitation de la loge d’Irma s’arrête, surprise. Un Hindou est devant elle, barrant de son gros ventre et de sa corpulence l’étroit couloir où elle allait s’engager.

— Oui, mademoiselle Michette, reprend-il avec un fort accent qui le fait zézayer, et en cherchant ses mots, j’ai pris une passion pour vous, et… je…

Mais Michette l’interrompt :

— Ben, mon vieux coco, tu peux la rengainer ta passion… Pour qui me prends-tu ?… À ton âge ! Et avec un ventre comme ça ! fait-elle avec une moue dégoûtée en pointant du doigt l’abdomen de l’infortuné. Allons, va porter ton bouquet à la patronne et fiche-moi la paix…

— Mademoiselle Michette… écoutez !… La patronne ? J’aime pas… J’aime… Michette… heu… Hier… j’ai aimé tout de suite… Maintenant, je veux donner beaucoup… mes richesses pour Michette. Je vous prie !

Et il joint les mains devant l’insensible enfant qui se met à rire de tout son cœur.

— Oh ! là ! là ! ce que tu peux être rigolo, mon bonhomme ! Non, mais, regardez-le avec ses mains jointes et ses yeux ronds, Allons, calme-toi, mon bouddha et pense à autre chose… Je te l’ai déjà dit. Moi, je ne couche qu’avec des types qui me plaisent. Ce qui veut dire que je ne coucherai jamais avec toi… jamais ! J’ai dit… et laisse-moi passer !

— Oh ! fait le gros homme douloureusement, mais sans bouger d’un pas. Oh !… jamais ? ! Pourtant je donnerais ma fortune, mon palais, mes bijoux. Je ferais la vie superbe. J’épouserais, ajoute-t-il la main solennellement posée à la place du cœur.

— Et quoi encore ? gouaille Michette. J’épouserais… voilà… Il a tout dit… J’épouserais. Et tu crois que ça m’irait, à moi… moi, Michette, de Paris, tu crois que ça m’irait d’entrer au harem et de faire la… quel numéro, à propos combien as-tu de femmes ?

— Quatre-vingt-deux.

— … Alors, je ferais la quatre-vingt-troisième ? Ben, on ne doit pas souvent coucher avec le patron dans ton… truc, surtout qu’à te voir, mon pauvre type… oui, enfin… ça doit être rare ! ! Je comprends que les poules d’ici s’arrangent entre elles ! Mais très peu pour moi !

— Oh ! réplique un peu offusqué le maharajah, je couche seulement avec une ou deux. Les autres… c’est des femmes pas riches qui veulent entrer au harem, ou des cousines, des tantes, des grand’mères… Je peux pas refuser parce que je suis riche et je dois… Mais je enverrai tout ça loin dans une maison à moi, et tu seras ma houri, ma femme et la seule princesse… Dis que tu veux bien ?

Tout de même, malgré son insouciance, Michette balance un peu… Le luxe fabuleux des princes hindous, que ses lectures sur les Indes lui ont dévoilé, la perspective de devenir princesse et maîtresse d’un de ces magnifiques palais qu’elle a pu admirer depuis qu’elle a mis le pied sur cette terre mystérieuse et séduisante, font chavirer son imagination. Mais elle se reprend… Qu’est-ce qu’elle y fera dans ce palais, à côté de ce gros ventru… Et toutes ces splendeurs… Il faudra qu’elle les paie de sa liberté… et de sa personne… Et son Panam, son vieux Panam… Adieu, sans doute… Bast, on n’a pas besoin de tant d’argent sur la terre pour être heureux… Et aucun trésor ne vaut l’indépendance… la chère, l’admirable, la merveilleuse indépendance pour une nature comme celle de Michette.

— C’est oui ? interroge le maharajah qui sent l’hésitation de Michette et qui croit l’avoir conquise.

Eh bien… c’est non ! non, non et non. Tu es un type épatant et généreux. Ça me touche, je t’assure mais je ne peux pas… La cage a beau être dorée, l’oiseau s’ennuie ! Et puis nous ne sommes ni du même patelin, ni du même âge, et ça… ça s’oublie difficilement.

Le maharajah allait continuer ses supplications et ses promesses, mais Irma Frodytte paraissant à la porte de sa loge s’exclama :

— Eh bien, Michette, encore là ?! Vous allez me faire rater mon entrée… Et ma commission ? Pas faite ? Mais à quoi songez-vous, mon petit ?

— C’est la faute à ce gros là, madame ! s’écrie Michette furieuse. Il m’embête depuis un quart d’heure pour que j’entre dans son harem. Il m’empêche de passer pour me raconter des bêtises…

Et tandis que le maharajah, décontenancé, s’empresse de disparaître, Irma répète :

— Dans son harem, vous ! dans son harem…

— Oui, madame, ponctue Michette, dans son harem… ! Il me promet les richesses de la reine de Saba… et de balancer toutes ses femmes… Mais qu’est-ce que j’irais faire dans cette galère… si dorée qu’elle soit !

— Vous y feriez du joli ! conclut en souriant Irma qui connaît bien sa secrétaire… mais c’est égal… femme d’un maharajah, ma petite !!! Ce n’est pas rien…

— Peuh ! fait Michette, tout est relatif… Allons, patronne, pensons à vous…