Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 22-26).
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vi


À l’ombre d’une des grandes cheminées, et hors de la vue de Michette, un jeune homme blond et mince entretient une conversation très animée en anglais avec un des jeunes lieutenants du paquebot, quelques mots nous parviennent que nous traduisons.

— T’en fais pas, Old chap, manœuvre comme nous venons de dire, et ça marchera au mieux pour toi…

— Puisses-tu dire vrai ? Que j’aie au moins le bonheur de la garder jusqu’à la fin de la traversée… Après, hélas ! il n’y aura plus rien à faire, quoique je sois triste à la mort à l’idée de la perdre… Si je l’épousais…

— Tu n’es pas fou ? Non ? Épouser une femme qui ne t’envoie pas dire qu’elle se fiche pas mal de toi et qui te le prouve même, en voulant coucher avec un autre par ton intermédiaire… Tu t’en préparerais des joies !

— Oui, mais au moins je pourrais la tuer si je la surprenais en criminelle conversation…

— Belle solution !!… Allons, ne sois pas si romanesque, et tâche de prendre du bon temps. On va s’y employer. Alors… ce soir, à la représentation que la troupe Boccoudoff donnera au profit de la caisse des matelots, tu me présentes à la dite Michette… et que Cupidon te protège… Sur ce, mon vieux, je te quitte, mon service m’appelle. À ce soir.

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Dans le grand salon du Sakavi-And, on a installé une estrade et disposé les sièges comme dans une salle de spectacle. Ce soir la troupe du Prince Boccoudoff donne une représentation d’Adolphe et son Minet au profit de la caisse de secours des matelots. Le prix des places est laissé à la générosité de chaque spectateur, aussi l’orgueil aidant, la recette promet d’être superbe. Le salon est déjà presque plein. L’orchestre prélude, et dans les coulisses improvisées, Michette s’active autour d’Irma Frodytte. Elle est gaie, elle a passé une nuit délicieuse avec Jack et elle songe que ce dernier va bientôt lui présenter le petit lieutenant dont elle rêve depuis huit jours… quoique maintenant son désir de le connaître soit bien apaisé… depuis qu’elle a découvert en Jack un amant délicieux qu’elle ne soupçonnait pas. Pourquoi chercher plus loin ce qu’elle a sous la main. Mais elle ne veut pas avoir l’air, pour Jack, de renoncer à ce qu’elle a tant exigé hier… Et puis, la curiosité aidant… Voici les trois coups, le rideau va se lever. Michette libérée pour un moment, se passe vivement un peu de poudre, de rouge, et file dans la salle. Aussi bien, elle n’a pas encore vu Adolphe et son Minet, mais ce n’est cependant pas cela qui l’inquiète… Où est Jack ? Sa place est gardée près de lui et elle a la chaise 128… Ah ! le voici… il n’est pas seul… Les présentations sont vites faites et la conversation s’engage malgré les « chutt ! », mi en anglais, mi en français. Michette est coquette et aguichante, et le petit lieutenant commence à la trouver à son goût… Mais Jack est son ami et il a promis, aussi reste-t-il très réservé, d’une froideur aimable qui excite et étonne Michette. La représentation se termine. Le souper suit… Enfin, dans le brouhaha de la fin, Jack s’esquive sous un prétexte. Alors le lieutenant, changeant d’attitude, se penche vers Michette le visage grave et triste.

— Mademoiselle, mon ami m’a dit que c’était vous qui aviez désiré cette rencontre, et il m’a laissé entendre que, oserai-je le dire ? que vous me portiez un intérêt tendre… Est-ce vrai ?

Michette bat des cils d’émotion.

— Oh ! si c’est vrai ! Je n’ai pensé qu’à vous depuis le moment où je vous ai vu… et j’étais assez triste et découragée en constatant que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais parvenir à attirer votre attention…

— Quelle erreur… moi aussi je n’avais que vous dans la tête… mais je jouais la comédie de l’indifférence…

— Pourquoi ? interroge Michette en ouvrant de grands yeux, pourquoi, je ne suis pas dangereuse, je suis libre. Et vous ? vous n’êtes pas libre ?

— Si, je suis libre, mais… mais… c’est moi qui suis dangereux… fait-il en baissant la tête.

— Vous ? !

— Hélas ! oui… ça m’est arrivé il y a dix mois dans un port… une femme… vous comprenez ? Maintenant, je n’ai — plus le droit d’aimer comme en a le droit mon ami Jack ce pur et délicieux garçon — d’aimer un petit être comme vous, sain, plein de vie… Ce serait un crime de le tarer comme je le suis maintenant. Et c’est pourquoi je ne voulais pas vous connaître, je voulais vous éviter afin d’essayer de ne pas trop souffrir. Il a fallu que Jack insistât en votre nom… Il vous aime tant ce pauvre Jack… vos caprices, vos désirs passent avant tout pour lui. Et maintenant, je vais


La voici nue… (page 39).

vous quitter. Ne dites rien à Jack… je ne voudrais pas qu’il sache. À vous je devais parler… mais ayez la charité de le taire à tout le monde. Adieu, dites à Jack que je vous ai déplu… nous ne nous reverrons plus. Aimez bien Jack, vous m’aimez un peu en l’aimant. C’est un vieil ami d’enfance.

Michette reste seule, toute songeuse, épouvantée à l’idée de ce qui aurait pu arriver si ce garçon avait été moins honnête… Et elle se promet de réserver toutes ses faveurs à Jack qu’elle connaît, et cela aussi longtemps que le sort ne les séparera pas. C’est-à-dire pendant une quinzaine de jours encore, Et puis après, elle fera attention…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant dans la coursive un homme guette, depuis longtemps déjà. Un lieutenant apparaît qui se dirige vers lui.

— Alors ? interroge en anglais celui qui attendait.

— C’est fait, mon vieux… tu peux y aller… Mais quel comédien je suis ! J’en étais honteux… La petite a marché à fond. Naturellement je lui ai demandé de ne te rien dire de ma disgrâce… Et sur ce, bonne chance… heureux mortel… car elle est délicieuse ta petite amie, tu sais… il a fallu que ce soit toi pour que je me sacrifie comme cela…

Les deux hommes se séparent et Jack revient près de Michette.

— Alors… heu ?… il a filé… l’ami ? demande-t-il à la jeune femme qui fait la moue pour répondre.

— Oui, il est parti… pour son service… je ne sais quoi… Et puis, tu sais, il est beaucoup moins bien que je ne pensais…

_ Puis s’étirant un peu et montrant une bouche rose et nacrée dans un bâillement :

« Viens-tu au dodo, mon chéri ? J’ai envie de dormir avec toi, mon beau petit gosse chéri…

Et c’est ainsi que Jack, cadet d’Angleterre, se rendit aux Indes en passant par le septième ciel.