Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 11-16).
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iv


Trois heures après, Michette regagnait son compartiment. Elle avait dîné gaiement en compagnie de la joyeuse troupe ; quelqu’un avait payé le champagne pour boire aux succès qui les attendait tous sur la terre des Maharadjahs, et elle était un peu pompette, un peu partie, en tout cas, fort désireuse de s’amuser. Elle fredonnait à mi-voix une des dernières scies parisiennes, tout en suivant le couloir qui la menait à sa place, lorsqu’elle trouva la route barrée par l’industriel-gibier-de-poules qui, les yeux exorbités, lui disait :

— Quelle jolie voix ! et quelle jolie petite femme ! J’aurais voulu être l’heureux coquin qui a été favorisé de votre chute tout à l’heure. Je ne sais pas ce que je donnerais pour que vous soyez un peu gentille avec moi ! Voyons, parlez, dites-moi ce qui vous ferait plaisir. Vous l’avez !

Michette regardait ce gros homme congestionné et vulgaire qui lui demandait une caricature de l’amour en échange de quelques billets. On parle souvent de la puissance de l’or… pourtant la jeune femme pensait qu’il fallait que cet homme fut bien pauvre pour ne pouvoir obtenir quoi que ce soit que grâce à cet or. Il savait bien qu’il ne pouvait espérer autre chose puisqu’il faisait sa cour en faisant miroiter qu’il paierait tout ce qui ferait plaisir. Puis elle revit le délicieux Anglais qui dormait sans doute sous la lampe en veilleuse, charmant et beau, et tout à coup elle sourit, joyeuse :

— Écoutez, mon gros bonhomme, dit-elle, voulez-vous me faire réellement plaisir, mais là un grand plaisir ?

— Je suis près à tout, ma belle petite ! affirma l’industriel-gibier-de-poules, transporté d’espérance.

— Eh bien ! fichez-moi la paix une fois pour toutes, et allez vous installer dans un autre compartiment, les places ne manquent pas… et ce petit dérangement sera peu de choses pour vous. Pour moi, quand vous n’y serez plus, ce sera le paradis… et elle ajouta « in petto, peut-être le septième ciel… »

Le pauvre gros homme se tenait devant elle décontenancé et interloqué. Il ne s’attendait pas à celle-là, par exemple, et il hésitait sur l’attitude à prendre : rire ou se fâcher… ses lèvres s’agitaient sans qu’il en sortit un son intelligible… mais le sourire moqueur et sardonique de Michette le décida soudain pour le dernier parti. Il tourna le dos, rageur, et sans dire un mot vint à sa place, attrapa ses valises, son pardessus et alla s’installer ailleurs.

— Et d’un ! fit Michette. Au tour de la vieille béguine, maintenant !…

Et elle pénétra sans précaution dans son compartiment, ouvrant et refermant la porte bruyamment, ce qui fit sursauter les occupants. Puis elle se laissa choir sur les coussins, se cala confortablement et sortit de son petit sac une cigarette qu’elle alluma. Et, tout en observant du coin de l’œil ses compagnons de voyage, elle se mit à fredonner à voix assez haute tout ce qui lui passait par la tête, les refrains à la mode comme ceux déjà vieillis, des scies de café-concert, les dernières productions de chansonniers rosses (ô combien !) rallumant toujours une nouvelle cigarette à celle qui allait s’éteindre. Le fantôme sec, jaune et vêtu de noir n’avait pas daigné ouvrir les yeux, mais sous les cils rares on devinait les paupières mi-closes ; et les soupirs qui agitaient la poitrine plate, la petite toux sèche, agacée, réprobatrice et répétée, les mouvements énervés, disaient assez quelle rage devait dévaster la « béguine », comme se disait Michette. Quant au blond jeune homme il restait immobile, mais la jeune femme sentait, posés sur elle, les yeux bleus voilés par les paupières douces aux cils blonds, et de temps en temps elle coulait vers lui un regard tendrement expressif. Il arriva qu’elle le surprit les yeux grands ouverts ; alors, vivement, elle tendit vers lui son porte-cigarettes disant :

Do you smoke ? avec un délicieux sourire.

Les joues du beau jeune homme se colorèrent, puis, ayant ainsi sacrifié aux convenances britanniques, il accepta la cigarette et engagea la conversation, assez limitée d’ailleurs, car Michette n’avait appris l’anglais qu’au lycée, ce qui est peu, et le chérubin parlait à peine français. Mais il y a des circonstances où l’on se comprend toujours et c’était précisément le cas. Seulement la « béguine » était toujours là !! Michette se creusait la cervelle pour découvrir le moyen qui les délivrerait de ce témoin gênant et réfrigérant, mais sans succès, lorsque tout à coup l’idée lui vint de montrer à sa conquête quelque numéros de Paris-Plaisirs, dans lesquels se trouvait la photo d’une petite Michette dénudée et emplumée. Elle dit donc au jeune Anglais de lui descendre sa valise du filet tandis qu’elle-même dévoilait la lampe, chassant l’ombre du compartiment. Elle se disposait à ouvrir sa valise lorsqu’une voix aigre s’éleva :

— Mademoiselle, veuillez remettre la lampe en veilleuse, je vous prie.

Michette se retourna, comprenant tout le parti qu’elle pouvait tirer de l’incident.

— Ma bonne femme, si la lumière vous gêne allez donc voir ailleurs s’il fait plus sombre. Quant à moi, j’ai besoin de voir clair !

— Ah ! vous avez besoin de voir clair ? Eh bien ! moi, j’ai besoin de dormir ! répliqua la voyageuse.

Et se redressant avec la vivacité d’un aspic, elle voulut faire fonctionner le système veilleuse, mais elle trouva devant elle le jeune Anglais, implacablement planté entre elle et l’objet du litige qui lui dit un « don’t » grave et sans réplique. Alors sa fureur éclata :

— Péronnelle ! malapprise ! Quelle honte de rencontrer des gens aussi vulgaires que vous et ce goujat qui suit vos jupes… Et m’appeler, moi ! « ma bonne femme »… Nous n’avons pas gardé les porcs ensemble, que je sache, mademoiselle !

— Oh ! je n’en doute pas, sourit Michette très amusée, vous avez sûrement fait ce beau métier-là toute seule !

— Oh ! c’est trop fort ! c’est trop fort ! suffoqua la dame. Puis, ne sachant plus que dire, elle se drapa dans un grand air outragé et supérieur et déclara en prenant ses objets de voyage :

— Je vous laisse la place… La bêtise a toujours raison !

— Raison de s’en aller. Oui, madame, fit Michette avec un air doux.

Et lorsque la dame eut fait rageusement claquer la porte du compartiment, l’enfant terrible s’écria triomphalement :

— Et de deux !

— Oh darling… darling… fit éperdument le chérubin qui ne rougissait plus maintenant et qui semblait se révéler très entreprenant. I understand now, darling ! Oh so nice… Vous avez chassé les deux gens, pour être seule avec je… ?

— Tu l’as dit, mon coco ! déclara Michette en se frôlant à lui comme une petite chatte. Est-ce que ça te plaît ?

Il lui fit comprendre de façon plus expressive que par la parole qu’en effet le procédé lui plaisait délicieusement. Il serrait Michette dans ses bras et promenait ses belles lèvres fraîches de boy sportif sur les paupières douces, les joues satinées et finalement il emporta la première place forte, c’est-à-dire la bouche adorable de Michette. À la vérité, Michette ne se défendit que juste ce qu’il fallut, car c’était plutôt à elle de chanter victoire… et l’attaque était dans ses plans.

Quels savoureux baisers ! Enfin ils s’écartèrent un peu, se regardant avec un trouble heureux lorsque tous deux sourirent à la même idée.

— On pourrait voiler la lampe, maintenant ?… Jack (il avait confié à Michette qu’il s’appelait ainsi en réponse à une confidence du même genre) s’empressa de réaliser cette excellente idée commune, tandis que la jeune femme ramenait les rideaux sur les vitres qui donnaient sur le couloir… Quelle solitude ! quelle tranquillité ! et quel stratège que cette petite Michette !

Jack qui avait réellement reçu une excellente éducation britannique, c’est-à-dire qui était admirablement dressé à rougir en public devant ce qu’il faisait tranquillement en secret, qui aurait préféré se faire tuer plutôt que de prononcer certains mots exclus de la conversation comme : ventre ou : culotte, mais il est permis de toucher ces objets sur un voisin du sexe d’en face et qui observait scrupuleusement quantité d’autres principes du même bateau, estimait, comme tous ses compatriotes des deux sexes, que du moment que l’on était pas vu tout était permis. C’est dire que ni lui ni Michette ne s’ennuyèrent cette nuit-là ! Le jeune homme était aussi vaillant que beau, et la petite « girl » aussi ardente que belle. Les vêtements gênaient bien un peu, du moins pour Jack… Quant à la mode féminine il y a toujours eu avec elle des accommodements. En l’occurrence, on supprima un petit morceau de soie mauve orné de dentelle ocre qui avait pour mission de protéger les charmes postérieurs de notre héroïne ; on se sépara également d’une petite ceinture de hanches « qui servait à mieux tirer les bas », affirmait Michette, la robe était aussi bien décolletée. Ainsi Jack put promener ses lèvres curieuses sur presque toute la petite personne adorable qui s’offrait à lui et il ne s’en priva pas si l’on s’en rapporte aux paroles soupirantes exhalées par Michette, comme :

— Ah ! mon chéri… finis… arrête… tu vas me faire crier… Non, ne m’embrasse pas comme ça, tu me chatouilles trop… Je n’en puis plus, mon amour !… Laisse mes seins, tu vas me faire une marque ! Non, viens, mon darling… tu es délicieux… Je… Oh ! encore ? Tu veux encore ?… Mais demain, nous serons brisés… Oh ! Oh ! le grand fou !

Mais je crois que nous sommes de trop… Retirons-nous, laissons dans la pénombre les deux corps enlacés et adorants et souhaitons qu’un déraillement malencontreux ne vienne pas interrompre leur félicité… je ne dirai pas édénique… puisqu’au temps de l’Éden, ces réjouissances amoureuses n’existaient pas… Au fond… on comprend très bien notre mère Ève qui préféra la culture de son petit jardin particulier à celle des jardins du paradis terrestre et déniaisa du même coup cet idiot d’Adam…