Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 7-11).
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iii


Nous passons sur les divers et nombreux préparatifs de voyage, sur les courses, démarches, achats, etc… que Michette dut faire pour son propre compte et celui de sa patronne et nous retrouvons notre héroïne dans le hall de la gare de Lyon en la compagnie pittoresque d’une troupe théâtrale en partance pour le succès ; car il est évident que l’expédition, dut-elle ne rencontrer que de sombres fours, part toujours pour le succès, sans quoi on ne partirait pas. Michette rencontra là quelques anciennes connaissances, des petits rôles qui voyageaient en secondes et s’affairaient à la recherche d’oreillers, de bonbons, cigarettes, etc. Les répliques se croisaient :

— Mon coco, tu serais un amour d’homme si t’allais à la bibli me chercher Frou-frou et l’Almanach Gaulois ; il n’y a que ça qui m’aidera à avaler quatorze heures de chemin de fer !

— Ben, et moi, alors ? répliquait le beau jeune homme qui remplissait un des rôles de gigolos de la pièce, je ne compte pas ? Je t’assure pourtant que je suis un peu là !

— Tu l’as déjà dit, Bébé ! s’exclama une autre « petite femme », t’en parles de trop pour que ce soit intéressant…

— Madame, à quatre pas d’ici je vous le fais savoir, déclame le jeune homme, en roulant le « r », superbe et digne (il avait préparé le conservatoire).

— L’amour en chemin de fer alors ? railla la petite, merci, il me faut mes aises et ma tranquillité… Et puis les tableaux vivants, tu sais, très peu pour moi !

Des « oh ! » amusés et faussement offusqués fusèrent ici et là.

— Voyons, Gladys, tais-toi… Tiens-toi un peu… Si le chef de gare t’entendait !

— Eh bien ! pendant ce temps-là il oublierait qu’il est cocu, voilà tout !…

D’un autre côté quelqu’un se plaignait :

— Oh ! j’ai mal à l’estomac… ça va mal. Moi, les départs ça me donne la colique…

Cependant l’heure du départ approchait et soudain les comédiens firent silence. Un de leurs camarades, qui cumulait l’emploi d’acteur avec celui de secrétaire, arrivait vers eux pour leur remettre à chacun leur billet. Les places étaient réservées… mais tous se hâtèrent de pénétrer sur le quai pour tâcher d’enlever de haute ruse… un coin… le rêve de tous les voyageurs.

Enfin arrivèrent les « gros » de la troupe, Irma Frodytt en tête et son cher camarade l’acteur Roumain : Cémoa Quévla qu’elle lançait et protégeait, et qui l’accompagnait aux Indes en qualité de jeune premier ; puis l’énorme baryton léger, Junior, comique jovial à la scène mais lugubre à la ville, à cause de son foie ; et enfin la grande coquette Célie Maine qui débutait dans l’opérette, après une longue carrière


En l’occurrence, on supprima un petit morceau de soie mauve (page 16).

au théâtre classique. L’imprésario-directeur-metteur en scène, un Russe exilé, le général Prince Yvan Boccoudoff, fermait la marche, Tout ce monde important se dirigea vers les sleeping qui les attendaient, jetant de ci, de là, des petits signes protecteurs au reste de la troupe qui les saluait au passage. Junior maugréait qu’il allait mal dormir, mal manger et geignait sur « tout ce qu’il fallait faire dans cette chienne de vie pour gagner son bifteck ! » Irma Frodytte parlait abondamment à un journaliste de son enfance et de sa vocation théâtrale qui l’avait toujours impérieusement poussée vers la scène, tandis que dans un autre coin Célie Maine racontait à un autre journaliste les raisons pour lesquelles elle abordait l’opérette, raisons très importantes et qui devaient sûrement passionner tout un chacun. Ailleurs, un troisième journaliste appartenant à une feuille d’avant-garde interrogeait le prince Yvan Boccoudoff sur les destinées de l’Art français. Seuls Junior et Cémoa Quévla n’avaient pas de journalistes, mais ils s’en consolaient en pensant que leur tour allait venir.

Dans tout ce brouhaha, la petite Michette poursuivait son installation. Elle n’avait pas de couchette, mais elle voyageait en premières, ainsi en avait décrété sa patronne qui désirait avoir sa secrétaire à sa disposition chaque fois qu’elle le désirerait. Elle avait donc gagné la place que le numéro de son billet lui avait dévolue, installant son plaid, son sac de voyage, ses journaux, jetant un coup d’œil sur les compagnons de voyage qui allaient être les siens, deux personnes seulement : une dame âgée qui pinçait les lèvres en affectant de détourner les yeux devant « ces gens de théâtre » et un gros homme, le type parfait de l’industriel « entreteneur de poules », dont la face se congestionnait d’intérêt à la vue de la troupe en général, et à l’aspect de Michette en particulier. Il devait sûrement se torturer l’esprit pour chercher le moyen d’entrer en conversation avec la belle enfant. Enfin, au dernier moment, quelques secondes avant le départ du rapide, un jeune homme fit irruption dans le compartiment de Michette, un ravissant jeune homme grand, svelte, blond, évidemment Anglais si l’on s’en référait à son teint blanc et rose et à son pudique maintien. Il s’installa dans son coin, fit sa petite toilette de voyage comme s’il était chez lui, puis regarda la sombre voûte de la gare d’un air splénétique. Mais chaque fois qu’il ne se croyait pas observé, il lançait sur Michette, les jolies jambes, le coquin bout de profil qui apparaissait sous le petit chapeau, un regard avide et troublé, puis détournait vite les yeux, reprenant son air impassible et ennuyé, les joues furtivement rosies comme s’il avait fait quelque chose de coupable. Le gros homme s’apercevant du manège s’agitait sur son coussin ; la dame âgée pinçait de plus en plus les lèvres et Michette s’amusait comme une petite folle. Enfin le train partit ; la belle enfant résolut de mettre le trio d’accord en le quittant momentanément. Mais en passant devant l’Anglais, elle fit mine d’être surprise par un cahot du train, essaya de rétablir son équilibre… et, finalement tomba assise sur les genoux du délicieux jeune homme qui devint écarlate de pudeur anglo-saxonne et de plaisir tout à la fois…

Ce contact des deux belles rondeurs que l’on compare à l’astre nocturne, ainsi que le frôlement de la jolie joue qui passa comme par hasard sur la bouche du chérubin dut avoir probablement des conséquences très précises… autant que mystérieuses, mais gazons… gazons. Michette s’excusa avec une modestie délicieuse, exhumant les connaissances de la langue anglaise qu’elle avait pu faire au lycée, puis s’en alla, ravie, laissant le jeune fils d’Albion ému, troublé au plus haut point — ainsi que l’industriel-gibier-de-poules qui était, lui aussi, écarlate mais de dépit et… d’énervement — quant à la dame âgée, elle était jaune encore plus que d’habitude et sa lèvre exprimait à l’adresse de Michette et des deux hommes le mépris le plus définitif accompagné de haussements d’épaules qui devaient indiquer qu’elle était, elle, une honnête femme, et que ces deux êtres du sexe masculin ne devaient pas s’y tromper !