Éditions Prima (Collection gauloise ; no 63p. 3-7).
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— Madame, c’est une personne qui voudrait parler à Madame. Voici sa carte. Je l’ai fait entrer dans le salon chinois.

Irma Frodytte, la divette célèbre, eut un mouvement d’humeur, son caractère n’est jamais bien facile, mais en ce moment elle est à peine abordable… étant occupée à se faire une beauté fascinante pour aller dîner au cabaret avec l’imprésario qui l’a engagée pour une triomphale tournée au pays du Bouddha. Les noirs, les rouges, les bleus, les blancs, les ocres, les kohls, les parfums, et je ne sais quoi encore, étalent leur sortilège sur la table de toilette… C’est que l’étoile se donne un mal infini pour soutenir une réputation de beauté et de jeunesse qui lui est venue ainsi que le succès à l’approche de sa troisième majorité… et, en l’occurrence elle y réussit admirablement. Les chairs, massées, frictionnées, baignées sont soyeuses à l’excès, la ligne est restée souple, mais les formes sont épanouies, les yeux et la bouche, aidés de l’art du parfumeur, connaissent les nuances les plus subtiles de la séduction et, de toute sa personne dévêtue par la haute couture se dégage une science de l’expression qui enchante et attire. Elle a énormément de succès à la scène et à la ville, malgré la jalousie des bonnes amies qui vont colportant l’âge de la triomphatrice à qui veut l’entendre, croyant avoir tout dit contre elle lorsqu’elles ont dévoilé ce secret connu… Cependant, cela ne retire à la belle Irma aucun de ses admirateurs, au contraire, peut-être… Ne se disent-ils pas que c’est un miracle adorable autant que rare, qu’une femme qui peut offrir les beautés de la jeunesse et les séductions de l’expérience ? Cette chair, victorieuse du temps, mais brûlée, patinée par les baisers, les désirs, leur semble plus attirante, et ils songent que le cœur qui l’anime doit connaître mille secrets de volupté… Et puis cet art, cette science que la belle Circé déploie pour garder sa jeunesse et sa beauté prouvent une volonté inouïe de plaire, de séduire.

Mais, pour l’instant, notre belle divette est occupée à répartir d’agréable façon les roses de ses joues à l’aide d’une petite houppette de soie. Elle ne va pas risquer de gâter tout en s’interrompant.

— Posez ça là et fichez-moi la paix ! crie-t-elle, sans se retourner, à la soubrette qui s’empresse d’obéir. Puis, ayant terminé l’embellissement de son visage avec l’art consommé d’un Latour, et se trouvant satisfaite d’elle-même, elle a enfin la curiosité de voir si elle doit recevoir ou renvoyer la propriétaire de la carte qu’on lui a fait passer tout à l’heure. Le nom gravé : Micheline Servan, ne lui dit rien, mais quelques mots au crayon suivent : « Madame, j’ai appris que vous cherchiez une secrétaire, qui consentît à vous accompagner aux Indes… S’il n’est pas trop tard, je serais heureuse de poser ma candidature. »

Un peu de rose colore le visage d’Irma Frodytte… Si elle allait enfin trouver l’oiseau rare qu’elle cherche encore, à huit jours de son départ ! sa secrétaire, qu’elle croyait dévouée, l’ayant plaquée simplement parce qu’elle ne voulait pas quitter Paris où gîte son gigolo. Irma se précipite sur son kimono, une magnifique pièce de satin noir brodée de gigantesques orchidées roses et de feuilles jade, dans lequel elle s’enveloppe, apparaissant somptueuse et elle se hâte vers la visiteuse.

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Michette commençait à désespérer. Il y avait trois quarts d’heure qu’elle attendait, consultant anxieusement son bracelet-montre, car le moment où le rideau des « Ambassadeurs » allait se lever approchait, et la pauvre petite songeait qu’il lui faudrait sans doute, ce soir, dîner par cœur… Mais ceci ne serait rien si Irma Frodytte consentait à la voir et, qui sait ? peut-être à s’entendre avec elle.

— Michette ! Comment… c’est vous ?

C’est Irma Frodytte qui vient d’entrer. Elle a tout de suite reconnu Michette qu’elle a vue aux « Bouffes » remplissant un rôle obscur de « petite femme » dans Dada, opérette à succès dans laquelle Irma était une des vedettes. Elle avait remarqué la petite Michette, cette dernière ayant eu l’occasion de lui rendre quelques services et l’ayant fait gentiment.

— Mais oui, madame, c’est moi… répond Michette en se levant, toute souriante. J’ai appris que vous cherchiez une secrétaire ; alors, comme j’ai mon bachot-lettres… j’ai pensé que peut-être…

— Asseyez-vous, ma Michette, interrompit Irma, si j’avais su que c’était vous, je vous aurais fait venir près de moi, dans ma chambre… mais votre nom : Micheline Servan, ne me disait rien du tout… je ne connais que Michette. Alors, vous abandonnez le théâtre ?

— Mon Dieu, madame, je ne me fais pas d’illusion et je suis à peu près sûre de ne pas avoir l’étoffe d’une grande artiste… Alors, je me suis dit du théâtre ce que l’on dit du journalisme : entrons-y, ça mène à tout, à condition d’en sortir… Et voilà, aujourd’hui, j’essaye d’en sortir…

Irma Frodytte prend un air important. Très ignorante, elle affecte un détachement blasé lorsqu’elle parle diplôme, étude, science… D’ailleurs elle croit de bonne foi que ces choses lui sont familières, ayant ramassé quelques grands mots savants et quelques belles tirades sur l’art, les lettres, la politique, auprès de ses amants successifs et divers.

Elle interroge :

— Donc, vous êtes bachelière, si j’ai bien compris ?

— Hélas, oui, madame, répond Michette. Jusqu’ici ça ne m’a pas servi à grand’chose et je me suis efforcée de dissimuler cette faiblesse.

Irma a un petit sourire indulgent et consolateur :

— Allons, dit-elle, vous n’allez plus en dire autant car je crois que nous finirons par nous entendre toutes les deux. Vous me paraissez susceptible de dévouement et les études que vous avez faites sont suffisantes. Mais ce que je demande est assez compliqué : je veux trouver une personne qui soit à la fois dame de compagnie, intendante et secrétaire. Je veux pouvoir me décharger sur elle de tous les petits soucis de la vie quotidienne d’une artiste… D’autre part, j’écris mes mémoires, ou plutôt, je vous dis en substance quelques faits de ma vie et c’est vous qui vous chargez de les présenter. Enfin, je n’ai pas besoin d’insister, vous comprenez.

— Mais très bien, madame, fait Michette un peu inquiète tout de même…

Irma prend un temps puis :

— Voici les conditions : mille francs par mois, défrayés de tous frais de nourriture, logement et voyage. Cela vous va-t-il ?

Si ça lui allait à la petite Michette ! Elle à qui ses pas de danseuse valaient six cents francs chaque dernier jour du mois !

Aussi sauta-t-elle avec empressement sur l’offre d’Irma, offre qui présentait le double avantage de la délivrer des soucis matériels et de lui permettre de réaliser ses beaux rêves de voyage et de vie aventureuse.

— Je crois bien que ça me va ! s’écria-t-elle sans cacher sa joie, je n’aurai jamais été si heureuse… de ma vie ! Vous verrez, vous ne regretterez pas de m’avoir accordé votre confiance… Mais il faut que je me sauve ou je vais être en retard. Je n’aurai pas le temps de dîner ce soir… mais c’est égal… je suis si contente !

Et vivement elle gagne la porte, reconduite par Irma… Sur le seuil, elle répète :

— Alors, c’est entendu, madame, le temps de liquider mon truc aux « Ambass » et je suis à vous !

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Et c’est ainsi que Micheline Servan, dite Michette, quitta les aventures fictives de la scène pour les aventures réelles que la vie allait se charger de lui offrir.