Georges Thone (p. 85-99).

SCÈNE VIII.

Namur.


La scène représente le cabaret Warnon, quelque part, à La Plante. L’on voit de la terrasse la vieille porte de La Plante et derrière, au bord de la Meuse, une arche du pont de Jambes, les toits du boulevard Ad Aquam et de la rue Notre-Dame, les verdures et les murailles de la Citadelle, la pointe du donjon ; derrière, dans le brouillard bleu, un peu de ville.

Au lever du rideau, la scène est vide…

Quelques accords musicaux qui annoncent la chanson du « Namurois » qui finira la scène. On voit sortir du cabaret, amené à la terrasse par un gamin, Warnon. Il porte encore l’habit de l’ancien régime et la queue de rat. Les hôtes qui vont venir sont vêtus de costumes de 1834.

WARNON, ayant humé l’air.

Fameuse journée, aujourd’hui, hein Quéquet ?

QUÉQUET.

Oui, parrain, il y a encore plus de cent degrés.

WARNON.

C’est bien, mon fi[1], mettons qu’il y en ait quatre-vingt et n’en parlons plus.

QUÉQUET.

Combien c’est qu’i seront, parrain, aujourd’hui, les « Meinteurs »[2].

WARNON.

Tu compteras leurs trous de nez et tu diviseras par deux.

QUÉQUET.

Ah ! voilà Monsieur Bosret avec Monsieur Wérotte, Monsieur Colson, Monsieur Lagrange, Monsieur…

(Entrent solennellement les « Meinteurs ».)
BOSRET, appuyé sur Colson. Il est aveugle lui aussi.

Bonjour, noble seigneur aubergiste, maître de céans, seigneur de Crac et Sire de Brisevrai.

WARNON, dans un salut jusqu’à terre.

Bonjour, roi des « Meinteurs », grand archichancelier de la Diète générale de Moncrabeau.

UN PREMIER MEINTEUR.

Parlons moins ; buvons plus. À tes pintes, gargotier de malheur, à tes pintes, maraud.

UN DEUXIÈME MEINTEUR.

Seigneur, faites que la « Keute »[3] soit fraîche, que votre saint nom soit béni.

UN TROISIÈME MEINTEUR.

Il vient à ma narine un doux goût de « quéwie »[4].

UN QUATRIÈME MEINTEUR.

Aurons-nous du poisson ?

UN CINQUIÈME MEINTEUR.

Moi j’aime mieux que tout la salade aux crétons[5].

BOSRET.

C’est le plat favori des quarante molons.

UN MEINTEUR.

Aurons-nous du Molon… du Mèlon, je veux dire.

Entre le pêcheur à la ligne — il est roux et a le nez rouge — pantalon et veston de coutil — grand chapeau de paille.
BOSRET.

Salut, rossia[6].

LE PÊCHEUR.

Rossia ! rossia ! j’aime mieux être rossia que « pèlé »[7]. Donne-moi une goutte, Warnon.

WARNON.

Une petite ?

LE PÊCHEUR.

On peut me « couïonner »[8] sur tout ce qu’on veut mais pas à ce propos.

On lui verse un grand verre de genièvre. — Il l’avale d’un trait…

Nom di dio[9] qu’elle est bonne. Si la Meuse en était pleine je demanderais au Bon Dieu de me faire poisson.

BOSRET.

Vous croyez à la métempsycose, cher ami.

LE PÊCHEUR.

Non, je crois au bon Dieu et au pèket.

WARNON.

À propos de poisson, rossia, est-ce que nous en aurons ce soir ?

LE PÊCHEUR.

J’en ai vu passer un gros hier, Natole qu’on l’appelle !…

LE PÊCHEUR, continuant, tous les meinteurs s’approchent,
alléchés, sentant la « meinterie » qui s’annonce.

Parce que moi, voyez-vous, les gros, je les connais par leur nom et ils me connaissent bien aussi.

BOSRET.

C’est vrai, rossia, que tu as attrapé le fameux poisson de Dinant ?


LE PÊCHEUR.

Comme je vous le dis.
Comme je vous le dis.xxxJ’étais tout près de l’île dans ma barque. J’avais pris un barbeau de dix-sept livres…


(Il les regarde ; ils ne sourcillent pas.)


… Une brème d’un mètre cinquante…


(Même jeu.)


… Et un goujon de quatre-vingts centimètres…


(Même jeu, sauf) :

UN MEINTEUR.

Donne-moi vite une goutte, hé Warnon !

UN DEUXIÈME MEINTEUR.

Et moi « avec »[10] pour faire passer le goujon.

LE PÊCHEUR.

Tout d’un coup, ma barque se soulève, à l’arrière… Oh ! oh ! que je me dis…, puis à l’avant.
(Il fait les mouvements que tous imitent.)
(S’interrompant) :

UN TROISIÈME MEINTEUR.

Monte sur le trépied pour raconter la fin de ton histoire.

Il s’agit d’un trépied sur lequel les Moncrabeautiens doivent se hisser lors de leur candidature et sur lequel juchés, ils doivent gagner leur titre de « Meinteur ».
Il monte sur le trépied. L’attention redouble.
LE PÊCHEUR.

Je me dis, celui-là c’est un malin.

Je jette ma ligne… vrou…


(Bruit de la ligne qui se déroule.)

Vrou !! Vrou !! ! deux cent vingt-cinq mètres d’un coup. Owe ! Owe ! Je dansais comme une escarpolette… Il s’arrête… Je m’arrête…

UN QUATRIÈME MEINTEUR.

C’est le poisson qui a des arêtes.

LES AUTRES MEINTEURS.

Silence.

BOSRET.

Laissez parler l’homme.

LE PÊCHEUR.

Il tire, je r’tire. Nous tirons…


(Jouissant de l’effet de son récit.)


Au bout de trois heures et demie, il était à dix mètres de ma barque.

CINQUIÈME MEINTEUR.

Eh ! bien, nous sommes encore ici pour longtemps.

LE PÊCHEUR.

Mais, cinq minutes après, il se trouvait contre le bord. Il mesurait… il mesurait… oh !…

(Il mesure la place à longues enjambées puis montrant toute la largeur intérieure possible.)


Enfin, un peu plus que ça…

(Il remonte sur le trépied.)
Pendant toute cette scène les Meinteurs ont tenu leur petit verre entre les doigts, deux ou trois fois ils ont voulu le porter à leurs lèvres mais chaque fois ils y ont renoncé, intéressés par le récit.
Mais du coup, d’un coup sec, tous ensemble, ils avalent leur goutte.
BOSRET.

Warnon, remplis les verres.

(Warnon remplit tandis que le pêcheur continue.)

Je lâche ma ligne. Je le prends par la garguette[11]. Je lui tire la tête hors de l’eau. Et tout à coup, j’entends un bruit de cloche. Je lève les yeux vers le clocher de l’église de La Plante. Ce n’était pas ça… C’était lui.
xxxxC’était lui, mes amis, le fameux poisson auquel, il y a quatre cents ans, les Dinantais ont attaché un grelot au cou afin de le retrouver pour le dîner du Roi.


(Simplement.)

Je l’ai renvoyé à Dinant…

(les meinteurs l’entourent en sautillant et en jouant de la gawe[12] et de la flûte à l’oignon.)
BOSRET.

Rossia, c’est bien parlé. Monte sur la pierre de vérité, tu as réussi l’épreuve. Je te sacre Moncrabeautien et comme tel tu vas, illico, participer à nos mystères…

(Le pêcheur descend du trépied.)

Car, aujourd’hui, nous allons faire de Warnon un homme comme nous.

Ce citoyen d’un autre âge a gardé, sur sa vieille caboche ratatinée, le signe de la servitude. Sa perruque a résisté à deux révolutions. Ni la machine à Guillotin ni la mitraille, qui a brisé l’orange sur l’arbre de la liberté, ne lui ont coupé la queue…

Moncrabeau va la lui couper,
Tel est l’arrêt que nous rendons !
Basgraive, amène le cortège !
Reulmonde, apporte les ciseaux du sacrifice !
Et toi, Michel, apprête-toi à officier !

(Basgraive a groupé les Moncrabeautiens. Il les amène, entourant Warnon, du fond de la salle. On bande les yeux de Warnon. On le met à genoux au premier plan.
(Reulmonde porte sur un plateau les ciseaux du sacrifice, il les passe à Michel qui, seul, est vêtu de l’habit traditionnel de Moncrabeau.
BOSRET.

Vestige injurieux d’un siècle scélérat
et qui, marri, connut Marat
qu’on lui coupe sa queue de rat.

xxxWarnon pleure abondamment :

Hi ! hi ! hi ! hi !

Les Meinteurs jouent un air funèbre sur leurs gawes et leurs flûtes à l’oignon. Michel coupe la queue et Basgraive la dépose sur le plateau d’argent. Warnon se relève et cherche de la main sa queue de rat.
BOSRET.

Et puis qu’on nous la porte en terre,
Sans pour cela la mettre en bière,
la bière n’est pas pour les rats.

xxxAir joyeux de la flûte à l’oignon.

Warnon nous en apportera.
Il faut que chacun se délecte
et célèbre en vieux dialecte
l’ablation de sa queue de rat.

xxxDes servantes apportent des pots de bière.
Le cortège — Basgraive, Reulmonde, Michel, Warnon, les autres — se met en marche et fait processionnellement le tour de la scène jouant des instruments précités et chantant :

Elle est m’woite, m’woite, m’woite, m’woite
tra la la
Ça qu’on l’p’woite, p’woite, p’woite
tra la la
dins l’ter, sins vacha
sacré queuw’ di rat
Tra de ri de ri. Tra de ri de ra[13].

Les Meinteurs sortent en cortège vers le fond. Quelques meinteurs rentreront dans le café et s’attableront ; ils allumeront leur pipe et joueront aux cartes… d’autres viendront s’asseoir et boiront de la bière.
Bosret et Warnon, tous deux aveugles, vont en tâtonnant vers la terrasse. Wérotte les guide plus ou moins. Ils se tournent vers Namur dont on voit dans le fond la porte de La Plante, une arche du pont de Jambes, les toits des maisons, les murailles de la Citadelle, César, Joyeuse, le donjon — dans le fond en grisaille, des toits et la colline de Bouge. Ils s’asseoient.
BOSRET.

Qu’il fait bon, hein Warnon ?

WARNON.

Il fait bon, Nicolas…
(À Wérotte.)

Dis, Wérotte, est-il vrai que l’on veuille démolir la porte de La Plante ?

WÉROTTE.

Quel Namurois serait assez fou pour toucher à nos vieilles pierres ? Elles sont l’ornement de notre ville, sa couronne, sa beauté. Est-il rien de plus harmonieux que ces murailles du château des Comtes et les tours qui descendent vers le pont de Jambes ?

WARNON.

Je les ai vues quand j’étais petit. Et toi aussi, Nicolas, quand nous avions nos yeux.

BOSRET.

Moi, je les vois encore, au fond de mes yeux morts, comme je les vis jadis…


(Se dressant.)

Regarde, Warnon, regarde. Derrière la porte de La Plante, la colline s’élève toute verdoyante. Elle s’est couverte d’ombres bleues. Le soleil, qui va se coucher derrière la Citadelle, met une tache d’ocre à la pointe d’une seule des tours et les ardoises sont violettes…

Plus bas, c’est César.
WARNON.

Et Joyeuse !

BOSRET.

D’ici, l’on ne voit que quelques toits pointus de la ville et aussi une arche du pont de Jambes qui traverse lentement l’eau en ayant l’air de dire à chaque pas qu’il fait : « Je suis de Namur, j’ai bien le temps. Je me dore au soleil dans la douceur d’un jour lentement savouré au bord du fleuve qui nous donne une leçon de paix. »

WÉROTTE.

De l’autre côté de l’eau les maisons sont jaunes et roses sous les rayons dorés.

WARNON.

Et des barques aux ventres ronds, frémissent, sous leurs caresses, comme des chairs de femme.

BOSRET.

Là-haut c’est Bouge où mourut Don Juan.

WÉROTTE.

Ah ! que d’histoire sur ces collines, ces murailles grises, ces toits gorge de pigeon. Là c’est Charles-Quint, Louis XIV, Vauban, là…

UN MEINTEUR lâchant sa pinte, de l’intérieur du cabaret,
s’avançant :

Eh ! quelles nouvelles ! Si vous continuez à bavarder de la sorte, nous ne ferons pas aujourd’hui notre assaut de chansons.

UN DEUXIÈME MEINTEUR.

Ou le « quewie » sera trop cuit.

UN TROISIÈME MEINTEUR.

Qui voudrait ici manger un quewie qui ne fût point… à point ?

UN QUATRIÈME MEINTEUR, se faufilant, sépulcral.

Il vaudrait mieux qu’il ne fût pas né.

(Tous les Meinteurs entourent les trois hommes.)
BOSRET.

Vous avez raison, mes amis. Vous avez raison, mes amis.Qui est inscrit au programme aujourd’hui ?

UN CINQUIÈME MEINTEUR.

Lagrange.

SIXIÈME MEINTEUR.

Wérotte.

BOSRET, s’adressant à Lagrange.

Nous t’écoutons, Philippe.

Philippe LAGRANGE, annonçant.


Neiges du printemps

Anémones sous les lilas
dans les parcs, autour des villas.
Aubépines toutes chenues
dans le renouveau puéril.
Marronniers aux fleurs étendues
comme des tapis sur les rues.
dans Neiges d’avril.

Fiers acacias, humbles sureaux,
sur le vert tendre des coteaux,
Marguerites aux prés fleuries
étoilant le parfum des foins,
Roses blanches épanouies
dans les jardins de féerie.
dans Neiges de juin.

Ô vous les neiges du printemps
Neigez sur nos fronts vieillissants
Faites-nous leurs rides légères,
Voici revenus les beaux jours.

Mettez dans nos cœurs des lumières
et rendez leurs ardeurs premières
dans à nos amours.


(Les Meinteurs jouent sur leurs mirlitons et gawes l’air de la chanson.)

BOSRET.

Pas mal, Philippe, mais un peu trop guimauve et guitare à mon goût.

UN MEINTEUR, à un autre.

Est-ce que tu sens le quèwie ?

(Ils reniflent tous.)
UN DEUXIÈME MEINTEUR.

Warnon, emplis nos verres.

(Des servantes apportent des verres pleins.)
BOSRET, à Wérotte.

À ton tour, à présent, vieux Charles.

WÉROTTE.

Moi, j’ai eu envie de vous chanter le Namurois…
xxxAttention, il y a une reprise en chœur.
xxxÉcoutez, voici l’air :


(Il chantonne.)

(Mirlitons… tous chantonnent l’air.)
WÉROTTE.

On dit — le Namurois as’ panse[14]
Alors qu’il est des plus frugal.
Certes, il estime l’avisance[15]
et le boudin, c’est son régal ;

La queue du porc, il l’accommode
de la meilleure des façons
et fait de la tripe à sa mode.
Mais ce n’est pas une raison
pour le dire glot[16] ; la salade
Il l’aime aussi, c’est bien son droit
quand de gros crètons[17] s’y baladent.

(D’abord seul, puis en chœur.)

Le Namurois

en mange à s’en rendre malade.
xxC’est un repas de roi.

Pour son tabac et ses commères
On l’a chanté comme il convient.
L’existence serait amère
à coup sûr, sans ces deux grands biens
Au bord de la Meuse, il excelle
à jouir de ces deux biens-là.
Du tabac et de la pucelle
le Namurois n’est jamais las.
Son humeur est toute gauloise,
Sous le vin, elle gonfle et croît.

(D’abord seul, puis en chœur.)

Le Namurois

fête le piot et la cervoise
xxet le pèket, ce roi.

On dit qu’il adore la fronde
Alors qu’il est respectueux
des dirigeants du pauvre monde

Mais ne se courbe devant eux.
Pourtant, volontiers, il brocarde
Gare au cuistre et gare au pédant !
Namur porte un nom : la gaillarde ;
Elle a bon cœur et bonne dent.
Elle aime qui l’aime et dispense
la « couïonnade » à qui se croit
extrait d’une divine essence.

(D’abord seul, puis en chœur.)

Le Namurois

S’il est fidèle, point n’encense
xxIl est fier comme un roi.

(Reprise. Flûtes, gawes, pintes entrechoquées, rires.)
Rideau.
  1. Fils, en patois.
  2. Meinteurs (Menteurs), vieux nom des Moncrabeautiens, société réputée du vieux Namur.
  3. Keute : nom d’une vieille bière namuroise.
  4. Quéwie : la queue du cochon, plat namurois réputé.
  5. Crètons : morceaux de lard.
  6. Rossia : roux, en namurois.
  7. Pelé : chauve, en namurois.
  8. Couïonner : coïonner en patois.
  9. Nom di dio : juron wallon.
  10. E mi avou : Et moi aussi, en patois.
  11. Garguette : cou en patois.
  12. Gawe : instrument populaire.
  13. Patois :

    Elle est morte, morte, morte, morte
    xxxxxTra la la
    Çà qu’on la porte, porte, porte,
    En terre, sans bière
    xxxxxSacrée queue de rat
    Tra de ri de ri. Tra de ri de ra.

  14. Pansu, aimant la bonne chère.
  15. Pain de saucisse.
  16. Glouton.
  17. Morceaux de lard.