Georges Thone (p. 101-104).

TROISIÈME
PARTIE

SCÈNE PREMIÈRE.

Le cœur du Pays mosan.


Le dieu Temps et la fée Espace sont appuyés sur la muraille de la Citadelle de Namur, à deux pas de « la tour des Couarneux »[1]. Verdures avec échancrures du côté de la Sambre ; du côté de la Meuse, un ciel de lune.

La toile représente la vieille ville du côté de la Sambre ; dans le fond à droite les grands malades, la roche de Lives, l’horizon de plateaux ; on devine un coin de Sambre ; on voit dans le lointain un peu de Meuse. C’est l’heure où le soleil vient de se coucher et où va commencer la nuit — léger brouillard — des lumières, une à une, s’allumeront — jeux de lumière du couchant et de crépuscule sur les toits.

D’abord un silence… puis :

LE DIEU TEMPS.

Regarde.

LA FÉE ESPACE.

Écoute.

LE DIEU TEMPS.

C’est ici que bat le cœur du pays mosan.

(Silence.)
LE DIEU TEMPS.

Vois, le soleil s’est couché sur Flawinne et la crête du mont est rouge encore.

LA FÉE ESPACE.

La lune, à l’Orient se lève, rousse dans le ciel de cendre grise.

LE DIEU TEMPS.

La ville va s’endormir. Au long des collines, les brouillards traînent leurs blanches écharpes par les prés. Ô la jolie fumée qui pique sa colonnade sur la masse sombre du bois.

LA FÉE ESPACE.

Comme c’est étrange. Le fond de l’Arquet, qui dans le jour se dessine à peine, campe sur l’horizon ses flancs en trois teintes et l’on dirait d’une gorge.

LE DIEU TEMPS.

Les églises sur les coteaux, Bouge, Boninne et, tout en bas, Bomel et Saint-Servais, sont des poignards triangulaires pointés vers le ciel.

LA FÉE ESPACE.

La Sambre garde, en ses eaux, les lueurs roses du couchant.

LE DIEU TEMPS.

Respire le parfum de ce tilleul en fleurs tout contre la muraille.

LA FÉE ESPACE.

Les premières lampes s’allument du côté du Moulin à vent, lucioles dans la verdure.

Des cloches se mettent à tinter qui se répondent — un chant grêle de carillon — le beffroi marque les neuf coups de neuf heures. Son cadran s’éclaire.
LE DIEU TEMPS.

Devant nous, c’est Saint-Jean avec son long clocher léger qui gravit le ciel bleu et que semblent pousser, dans son escalade, les hauts toits pointus qui l’entourent ; ils tournent autour de lui comme un vol de pigeons.

LA FÉE ESPACE.

Aux contreforts contournés de pierre bleue de Saint-Loup, les arêtes sont comme couvertes de neige.

LE DIEU TEMPS.

Et la tour du Collège du Faucon est rose dans le soir.

(Jeu de lumière.)
LA FÉE ESPACE.

La ville s’endort. Vois. Les toits qui, il y a un instant à peine, étaient gris bleu, gris mauve, gris rose, deviennent bleus, tout bleus, doucement, infiniment bleus. Et c’est là la merveille.

LE DIEU TEMPS.

Des lumières piquent la cité comme des clous d’or.

LA FÉE ESPACE.

Entends les martinets attardés frapper le silence de leurs ailes… et près de la rivière ces cris d’enfants.

(Orchestre.)
LE DIEU TEMPS.

Là, sous ces toits immenses, c’est l’hospice au bord des eaux, où l’on devine de petits lits blancs où dorment déjà de petits vieux.

LA FÉE ESPACE.

La Sambre est de moire grise.

LE DIEU TEMPS.

La Meuse est de moire bleue.

(Silence. Des lumières s’allument. Une cloche tinte.)
LA FÉE ESPACE.

Écoute !

LE DIEU TEMPS.

Regarde ! C’est ici que bat le cœur du pays mosan.

LA FÉE ESPACE.

Au fond, là-bas, le pied pris dans l’écharpe beige du brouillard, la roche blanche et dorée des grands malades.

LE DIEU TEMPS.

Derrière, Lives.

LA FÉE ESPACE.

Et dans la nuit et dans le mystère, Marche-les-Dames.

  1. Tour des guetteurs qui « cornaient » annonçant les incendies.