Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 159-165).

XIX

— Hé bien, mon excellent Scapin, crême des majordomes et des amis, comment les avez-vous trouvés, mes « mois de marie » ? Surtout cet André Lazeski, ce petit Polonais de dix-sept ans aux jolis yeux d’eau claire, déjà poète, déjà blasé ?

Assez avancés pour leur âge, hein, avec leurs yeux bébés et leurs cernes précoces. Ils vous ont des cheveux d’argent et des teints diaphanes, de petits nez retroussés, et des bouches charnues comme les anges en ont pour souffler de la trompette chez Dieu le Père ! Un peu de champagne ?

Ils étaient revenus dîner là, cinq ou six, avant d’aller au bal, lord Lyllian, le prince Skotieff, Guy de Payen, Claude Shrimpton en tête, dans cette bastringue de bienheureuse mémoire, à deux francs le dîner. Trois mois auparavant, c’était là que le souper avait eu lieu, le souper du mardi gras. Et, depuis lors, peu d’événements, excepté quelques descentes de police.

Ce soir-ci, cependant, tout était bien tranquille et, à part deux individus équivoques, reniflant la marée et glabres comme des courges, la clientèle ordinaire de commis aux layettes et de vieux sous-officiers sans bureau de tabac, regardait passivement la table où Renold présidait.

— Au fond, c’est très imprudent ce que vous faites. Surtout ce que vous me dites faire, murmura en tapinois Maurice Charlu, le diplomate, fondateur de la Pouponnière au quai d’Orsay. Réunions d’enfants de treize ans ! continuait-il en caboteur de code. Je préfère mon valet de chambre…

— Vous êtes attaché au foreign-office — comme l’on dit chez nous — ripostait Lyllian en chiffonnant des violettes… Vous êtes peut-être même attaché à l’office tout court… Je ne l’oublierai point, mon beau sire. Mais je me moque de l’opinion publique, et n’ayant rien qui pèse sur la conscience, je laisse grogner mon concierge et je vous permets de me donner des avis. J’aime mieux un baiser qu’un pourboire… Un baiser, d’ailleurs ? À peine… Chignon a croisé ma petite classe. Interrogez-le. C’est lui qui renseigne la préfecture.

Du vice avec ces mômes ? Suis-je assez vieux pour que cela m’attire ?

De l’initiation ? Laissez ce rôle-là aux magistrats cinquantenaires. J’ai trop souffert des leçons qu’on m’a faites, pour les révéler à mon tour.

Du caprice, alors ? Peut-être et pas encore. Dites qu’entre un milieu où je ne suis qu’un grand gosse qui s’amuse, et une assemblée soit de vieilles dames, soit de contemporains snobs et sots où je ne suis qu’un petit gosse qui s’ennuie, je choisis le premier. J’ai vingt ans. C’est plus près de treize que de quarante. Et si la fraîcheur d’impression des uns me plaît davantage que la pédanterie ou le cynisme des autres, j’ai bien le droit de l’aimer.

— Prenez garde, ne parlez pas si fort… interrompait Charlu avec sa voix d’ouvreuse et son monocle en bec de gaz… On nous entend partout.

— Que ces enfants qui viennent chez moi soient innocents et qu’ils ne parlent que de rosaires, j’en doute, continua Lyllian, sans répondre à Charlu. L’internat qu’ils ont connu, l’externat qu’ils pratiquent les ont depuis longtemps démoralisés. C’est justement là où modestement j’interviens.

— On dirait le Père Lacordaire, ou saint Newsky, insinuait le Prince.

— Autres jeux, autres poses, reprit Lyllian. Vous aussi, Skotieff, vous finirez dans la garde du Sacré-Cœur. Donc, mes potaches savent ce qu’ils ne devraient pas savoir. Entendu. Mais devinez-vous à quoi ils réduisent le mythe divinisé par Narcisse et par Adonis et que les plus grands poètes ont célébré ? Une poche trouée, des doigts qui frôlent, des yeux cernés. Voilà l’histoire !

— Pour un mouchoir sali, c’est peu de chose…

Parmi les éclats de rire et les voix confuses un homme entrait dans la salle et s’asseyait dans un coin à une table solitaire, — l’air vulgaire et misérable, déchu, souffrant. Une tête de Vitellius fichu à la porte. Mais personne n’y fit attention et lui-même se mit à manger sans inspecter les dîneurs.

— À ces farces de dortoir qui ridiculisent et qui diminuent l’amour le plus divin du monde, j’oppose cette passion étrange si l’on veut, mais réelle et capable de créer les plus beaux enthousiasmes, toute de mystère et de souffrance que les imbéciles ont qualifiée de contre nature parce que la leur ne la comprenait pas.

Contre nature… Allons donc ! Elle a traversé les siècles. Une inversion n’est pas si longue. Aussi j’apprends à ces gosses la grandeur de l’amour qu’ils perçoivent confusément, et parfois, après avoir reçu leurs juvéniles confidences, après avoir ausculté leur âme sentimentale, je leur lis dans le soir qui tombe la plainte douloureuse d’un Byron, les litanies du pauvre vieux Verlaine.

Je les encourage, puisqu’ils n’ont personne à qui entr’ouvrir leur cœur, puisqu’au Collège on ne va pas plus loin que la grammaire et le foot-ball, je les encourage à se choisir parmi leurs camarades un ami plus tendre avec lequel ils découvriront la vie, en beauté et en tendresse, comme on doit la découvrir.

Je leur montre combien ces unions, très souvent chastes et délicieusement limitées à un frôlement du bout des lèvres, sont douces et réconfortantes. Combien c’est bon quand on est triste. Combien c’est exquis quand on se sent joyeux.

Je leur dis : votre jeunesse est un trésor, réservez-la à ceux qui la possèdent. Ne salissez pas votre foi, votre espoir, votre ferveur au contact de qui que ce soit de blasé, surtout des femmes. Car la femme est voluptueuse et bête. Elle se moquera de vous, et vous rabaissera vers sa bêtise. En parlant de femme, j’entends la grue, puisque la grue est la seule qui puisse s’offrir à des potaches.

Voyons, Skotieff, tout Russe que vous soyez, trouvez-vous que j’aie tort ? Et si demain l’on me reprochait ma conduite en la traitant d’immorale, si un monsieur chauve et décoré s’écriait : Vous détournez ces enfants de la capote anglaise et des chemins ordinaires ! Un syphilitique vaut mieux qu’un inverti… ! Aurais-je le droit de lui répondre : Vous mentez ?

Où se trouve la souillure ? : Est-ce sur les lèvres de Narcisse ou sur celles de Messaline ? Ô les hypocrites…

Qu’il y a-t-il près de l’école ?

Le bordel.

— Et c’est là qu’on cuisine les cancres et les chancres ! Dommage que vous alliez un peu à rebours des idées du ministre, Lyllian. Même si vous étiez coupable, d’autres le seraient bien plus que vous…

Mais croyez-moi, vous gaspillerez vos vingt ans en d’inutiles croisades. Vous ne ferez pas accepter à la majorité, qui se compose d’imbéciles, des théories qui ne se composent pas de préjugés. À l’heure présente on peut tout faire pourvu qu’on vous ignore. Le monde complaisant vous invite à la valse et ferme les yeux.

Il est bon ton d’être « messes noires » pour tous ceux qui n’eurent pas les moyens d’être « rose-croix ». On lit Jean d’Alsace, Achille Patrac, ou M. de Montautrou, on s’affiche chauve-souris et petit baron, perle rouge et presque Hortensia bleu, et l’on prône le jeune Bruné récitant du Baudelaire. Quelques bagues étranges et quelques gilets rastas s’accompagnent de trop longs cheveux. On émet des paradoxes sur Sapho ou bien sur Ganymède avec un joli bagout efféminé pour l’exhumation de toutes ces cocottes grecques. L’on se raconte la dernière nuit de l’antique Jean Paul Sussart dont la tante était aux Tuileries… ou bien au Thé de Ceylan. Et l’on boulestine sur le récent scandale.

» Tout ça s’accepte avec le masque. Mais hélas ! my Lord, à Paris comme ailleurs : Pincé, fichu ! Révélez-vous aux maîtres-chanteurs, désobligez votre portière ou votre journaliste, faites-vous bêtement prendre dans une rafle, flambé, honni, renié. Là, comme partout, règnent la sottise, la lâcheté, le mensonge…

— Oui, murmurait Lyllian pensif ; et que de joie farouche ils doivent ressentir quand ils pincent, comme vous dites, un gibier de luxe. Les hiboux à la curée… Je les vois d’ici… Jeunesse, fortune, beauté, talent… Ils s’en gorgent, les goules, ainsi que d’une manne bienfaisante… Ah, mon Prince, quel égout, l’humanité !

Après un silence, Charlu ayant proposé un tour à l’Olympia, ils se levèrent.

— Dire pourtant qu’à la sortie de ce cloaque nous irons au bal, murmurait Lyllian au Prince. Vous l’imaginez-vous ? Des musiques, des parfums, des lumières : quelque chose de léger qui tourbillonne. Nous serons polis, banals et charmants. Nous demanderons des valses et nous les danserons dans une griserie voluptueuse, en tenant enlacées des jeunes filles qui, ne sachant rien de nos erreurs, rêveront peut-être à un fiancé futur qui nous ressemble.

» Mensonges, mensonges encore ! Tenez, mon cher…

Mais arrivé avec les autres au milieu de la salle, Lyllian se taisait tout à coup, atrocement pâle. Skotieff qui le suivait, le voyant chanceler, l’interrogeait.

— Qu’avez-vous ? mais, sacrebleu, qu’avez-vous ?

— Là, dans ce coin…

— Hé bien…

— Tout un passé ! Harold Skilde !

— Quoi, ce vieux bonhomme, bouffi, malpropre et laid ?

— Il m’a vu… C’est trop tard. Avançons.

Harold Skilde avait en effet aperçu lord Lyllian. Il le regardait comme un homme ivre. Tant de choses s’étaient passées depuis leur dernière rencontre, tant de désastres, tant de ruines… Le procès, la prison, la misère, la honte… et pourtant quelle fierté dans ce calvaire… puis la pétition des poètes demandant grâce pour l’artiste… Paris ensuite, Paris où Skilde s’était réfugié pour souffrir, pour durer… mais soudain lui apparaissait ce fantôme, cet enfant d’extase et d’amour, toute sa volupté à lui, toute sa souffrance… et l’ingratitude, et l’oubli !… Ô supplice !…

Cependant Lyllian, très ému, mais très raide, comme magnétisé, arrivait au niveau de l’écrivain, sans regarder, livide…

— Lyllian, Lyllian… vous ne me connaissez plus ? bégayait Harold Skilde… debout, tremblant. Mais voyons… Souvenez-vous ! Alors, comme les autres, vous m’avez lâché ? Je suis vieux, je suis laid. Je suis misérable, pourtant vous m’avez bien aimé… Lyllian, où donc allez-vous ? Ne partez pas, ne partez pas, faites-moi l’aumône d’un rêve, parlez-moi… Renold, je n’ai que vous au monde !

Aux premiers mots, Lyllian épouvanté s’était enfui, et seul, grotesque et pitoyable, Skilde, cet homme qui avait écrit des chefs-d’œuvre, ne trouvait plus une phrase, devant la porte close, pour exprimer son anéantissement.