Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 166-173).

XX

— Voilà la vie ! Ah ! les poètes ont beau jeu de chanter les roses, le bonheur et la crême Simon… Pourquoi pas le savon du Congo ? Au moins, ça mousse. Voilà la vie ! J’ai la jeunesse, la force, le besoin d’aimer. Le matin quand je me lève, le soir quand je me couche, la nuit quand je rêve… toujours, toujours, je sens en mon corps voluptueux et muselé, le long de mes membres blancs, un frisson indicible, un frisson de caresse et de langueur.

Alors vainement je cherche un souvenir dont je me paisse griser, un espoir dont je me puisse leurrer, un présent dont je puisse jouir… et rien, mon cher, rien, absolument personne, personne ! Je reste seul !

Oh ! quel mensonge, quel carnaval infect que le monde, quel pitre aussi que ce Dieu qui, nous ayant créés vivants pour user notre force, nous sème à travers une planète où, parmi la foule, nous ne sommes que des reclus…

Ainsi parlait Lyllian le lendemain du soir tragique où, pareil au fantôme des drames anciens, Harold Skilde lui était apparu. Languissamment étendu sur des soies anciennes, plus joli et plus troublant que jamais, il ressemblait, en parlant, la lèvre dédaigneuse et le regard perdu, à ces esquisses d’infants que Velasquez aimait peindre.

— Oui, nous sommes peut-être des centaines, des milliers de jeunes hommes pareils à moi, pareils. Nous nous imaginons, au seuil de l’existence, pouvoir augurer du plaisir, du bonheur, ainsi que ces bêtes innocentes qui cabriolent un jour de soleil. Quelle blague ! Vous avez lu ça dans un roman, à la trois cent soixantième page, après la rencontre avec la belle-mère, avant que Roméo ne se tue. Croyez-vous donc être mis au monde pour la joie ?

La jolie fête, en vérité, que cette vallée de larmes, où, le plus souvent, on n’a pas même la ressource farouche de pleurer, où l’on n’a, en place d’un cri d’espérance, qu’une clameur de nausée à la bouche !

— Vous êtes injuste, Lyllian, et d’un accès passager de mélancolie, vous voulez assombrir tout votre passé. Voyons, argumentait Guy de Payen — de sa voix chapelle Sixtine vous m’avez confié bien des choses, avoué presque l’autrefois. Comment pouvez-vous vous plaindre de n’avoir rencontré personne sur le chemin qui conduit si souvent — je vous l’accorde — à la désillusion, mais quelques fois aussi aux chimères !

Je ne tiens pas à invoquer Arvers, mais votre entrée, sur la scène — puisque scène il y a — a été précédée, suivie — n’est-il pas vrai — d’un murmure d’amour ? Personne ne connut si jeune l’enivrement du triomphe !

— Peut-être… mais de la haine aussi. Voyez-vous, la haine exalte, encore plus que l’amour. Si vous saviez, continuait le jeune Anglais en chavirant des yeux, si vous saviez comme on m’a vite envié, jalousé, détesté dans le monde !

L’arrière-ban des faux-cols surtout était impitoyable et le demeure encore. « Joli garçon, cette boîte de pickles au teint de fer blanc ! Regardez ces manières, je vous en prie ! D’un efféminé… Et puis c’est authentique, il a toujours une houppette dans sa poche de derrière ; On m’a surnommé « les dames seules » sans penser que sur les chemins de fer, même ailleurs, ça vaut mieux qu’un wagon de bestiaux.

» Hé bien, le croiriez-vous, lorsque j’arrive le soir au bal, ce m’est, by goodness, une volupté que d’apercevoir, entre deux sourires de jeunes filles, le regard rageur d’un vieux de la vieille… Et j’en valse plus légèrement ! Qu’importe, après tout ! La terre est si petite qu’il faut bien marcher les uns sur les autres. Tant pis pour les écrasés !

— Un jour vous regretterez ces pensées, ces paroles. Maintenant, vous êtes heureux, et la veine plus que toute autre rend l’insolence facile et le mépris aisé. Vous êtes jeune et l’on vous aime : Votre légende tient dans ces quelques mots. Mais, hélas ! larmoyait presque Payen, lorsque vous atteindrez mon âge et qu’il vous faudra souffrir sans espérance…

— Je vous vois venir… Vous reprenez le fameux sonnet. Soit, je le discute. Sans parler de vous qui prétendez avoir quelque penchant à mon égard, sommes-nous faits, nous autres, oui ou non, pour servir de cuvette à vos ultimes voluptés ? Non, laissez-moi rire… Je ne suis pas seul, avancez-vous, je n’ai qu’à tourner la tête, qu’à choisir un adorateur. Fort bien, c’est exquis. Je me penche, je regarde, et que vois-je ? des décombres. À eux je dois immoler ma fraîcheur, mon adolescence, ma foi, ou ce qu’il en reste… des trésors, qu’après je ne retrouverai jamais plus…

» Impudence ! En vérité, quelle impudence ! Mais si le gibier me plaisait, faisandé pour faisandé, je préférerais les femmes. Or, c’est justement parce que nous ne pouvons pas — excepté par le mariage — nous unir avec une fille de notre âge, qu’atrophiés moralement (on le prétend) par les lectures et les exemples, j’ai cru trouver une âme comme la mienne, ardente et juvénile parmi mon sexe… Sottise !… Je vous le répète, de par le monde, il y a des milliers d’adolescents pareils à Lyllian… Au lieu de se rencontrer et de se plaire, ils ne savent que gâcher leur pudeur avec des grues qui ont connu Gambetta !

» Que me fait Skilde, malgré son génie et malgré sa souffrance ? Croyez-vous qu’il me change de Skotieff, de Charlu, d’Herserange ou de vous… Non, vous me faites horreur. On dirait des mouches d’automne que ces baisers de vieux, que ces caresses mûres. Ça colle et ça sent. Excusez-moi !…

— Je vous donne rendez-vous dans quarante ans — si je vis encore — ricanait Payen.

— Il y a longtemps que vous serez au fond d’une fosse mon pauvre ami.

— Rendez-vous tout de même. Et raison de plus. Je pourrai à mon aise contempler vos grimaces. Vous serez vieux…

— Possible, mais pas ridicule. Le jour où dans la glace je découvrirai ma première ride, le jour où je ne serai plus le « boy » que je suis, mais le « man » que l’on doit être, oh alors, mon cher, ce sera la démission. Je me rayerai moi-même de l’armée active. Retiré dans la réserve, je n’alimenterai plus ma faim de volupté qu’avec le rêve luxueux des imaginatifs !

» Comprenez donc que ce qui m’attire à l’heure présente vers cet amour persécuté, c’est l’échange loyal, avec un garçon de mon âge, de nos jeunesses radieuses et vivaces… Donnant, donnant, et je veux qu’on m’aime avec la sincérité du printemps. Plus tard, je regarderai les autres entrer en scène, ravi si je puis applaudir la tendre comédie et trouver au fond d’un regard l’étincelle amoureuse.

Plus tard mon rôle deviendra celui du souffleur. Après tout, c’est quelque chose. Et l’on triomphe si la phrase apprise, même sur d’autres lèvres, se termine en un baiser.

Mais continuer après la défaite, colleter de la chair fraîche et goûter du poulet de grain avec des doigts qui ont connu la farce… ce que vous faites, mon délicieux ami… Nenni, je vous le jure ! Car enfin, qu’il y a-t-il au fond de ces serments, de ces douleurs, de ces holocaustes que l’âge de mercure essaie d’offrir à l’âge d’or ? Le désir. Le désir brutal et souillé, sans poésie et sans candeur… Vous me semblez maints escargots retirés des affaires, vous n’êtes que des égoïstes.

— Des égoïstes ! Et vous donc ? Connaissez-vous autre chose que votre petite personne chérie ? Avez-vous jamais eu un élan de pitié pour ce qui peut remplacer la beauté ou la fraîcheur ? Prenez Skilde, qui vous aimait comme un dieu et qui a du génie. Vous fûtes sa gloire et son infamie. Il souffrit à cause de vous le martyre. Après deux ans de douleurs surhumaines, vous le rencontrez hier, par hasard, dans un bouge à fêtards.

Il est là qui vous voit, qui tremble, qui vous implore. Vous passez tout près de lui… Un mot, un geste… le paradis pour cet homme entré vivant en enfer… Halte-là ! pour qui prenez-vous lord Lyllian ?

» Et vous partez, raide comme une statue de marbre, sans ce mot et sans ce geste…

Pour la première fois Renold ne savait quoi répondre. Comprenant vaguement sa faute, rempli d’ailleurs d’une mélancolie indicible, il écoutait maintenant le bruit monotone et doux de la pluie au dehors. Sur l’avenue passaient des fiacres trempés. Tout cela était triste. Pourtant ce soir il faudrait être gracieux et sourire. Un dîner à l’ambassade d’Angleterre, un contrat Avenue des Champs-Élysées.

Subitement une pensée lui vint.

— Dites donc, Payen, connaissez-vous l’adresse ?…

— L’adresse de qui ?

— D’Harold Skilde. Est-ce qu’il ne vit pas quelque part dans le quartier latin.

— Oui, rue Saint-Jacques, pourquoi ?…

— Je veux y aller…

— Vous ?… Mais réfléchissez un peu… Après la scène d’hier, ce serait très pénible, très émotionnant.

— Je dois le faire, c’est mon devoir. Vous me l’avez rappelé.

— Quand voulez-vous ?…

— Aujourd’hui… maintenant… tout de suite !

Et Lyllian disparut pour s’habiller.

Payen, souriant, laissait faire. Pour lui, Lyllian était toqué. Et sans chercher à contredire le petit Lord, il allait se mettre à bouquiner quelques almanachs légers du xviiie siècle qui traînaient çà et là, quand un coup de sonnette retentit.

De sa chambre, Renold cria :

— Guy, mon vieux, allez ouvrir. J’ai envoyé ma valetaille à la Bastille, sous prétexte d’y corner des cartes. Ces gens-là m’épient… Voulez-vous ouvrir ?

Un second coup de timbre retentissait.

— Mais si je ne connais pas ? hésitait Payen.

— On vous prendra pour le domestique : Vous avez tant d’allure !

Grognant, Payen alla vers la porte…

— Tiens, c’est vous ? j’aime mieux çà ! s’exclamait-il, rasséréné.

Chignon entrait, très agité…

— Qu’avez-vous, mon cher ?…

— Ne me le demandez pas. Où est Lyllian ?

— Il s’habille, il va sortir.

— Pour aller où.

— Un secret…

Puis il ajouta très bas :

— Chez Harold Skilde.

— Sacré nom ! j’en viens.

— Vous ?

— Oui.

— Et alors ?

— Foutu !

— Comment ?… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je suis arrivé là-bas à deux heures, au reçu d’une dépêche de Minet, l’éditeur. La mansarde était encombrée de prêtres et de pasteurs qui se disputaient Skilde, agonisant. La pipelette, au milieu du vacarme, m’expliquait qu’on avait dans la nuit rapporté le poète d’un café quelconque, évanoui, terrassé par une attaque au cœur. Depuis, il n’avait pas repris connaissance.

— D’un café dites-vous ? Je sais… je sais… pauvre grand homme !

— Soudain, dans un remous, une voix s’élevait, celle du moribond. Ah, mon cher, je l’entendrai toujours. Dressé sur son séant, repoussant d’un geste tous ces curieux et tous ces frocards, il appela lord Lyllian dans son délire. Râlant, les yeux désorbités, avec une menace épouvantable, il lui montra le poing, articula je ne sais quel blasphème, puis retomba, inerte, lamentable, épuisé.

— Ensuite ?…

By Jove, voilà des bavards ! interrompait, joyeux, Renold, en faisant irruption dans le boudoir. De quoi s’agit-il ? Je parie que Chignon blague ? De quoi s’agit-il. D’une partie pour ce soir, d’un amant pour demain ? Dépêchez-vous, je m’en vais…

— Fini de rire, my Lord. D’ailleurs à quoi bon sortir ?…

— Une visite et une surprise !…

— À qui ?

— À mon vieux Skilde !

— La surprise, c’est pour vous…

— Et pourquoi ?

— Il est mort.