Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 151-158).

XVIII

— Le satanisme ? continuait Chignon… mais il existe, mon cher Lord, c’est le culte du moi. Et, de grâce, même en pensant à Maurice Barrès, veuillez ne pas en rire. Je ne parle pas des documentations pédantes de Huysmans, bonnes tout au plus pour de vieilles dames spirites ou des curés défroqués. Je n’évoque point le vice à tant la ligne de ce cher d’Alsace qui finit par écrire des mémoires de commissaire de police. J’en tiens pour ma définition que chacun peut vérifier par un simple examen de conscience. Satan, c’est l’homme en face de Dieu. Satan c’est notre nature, Satan c’est notre volupté, Satan c’est notre instinct. C’est pour ça que Satan n’est pas si méchant, à tout prendre ! La preuve en est, mon cher Lord, qu’il suffit de faire — à la lettre — ce qu’il nous plaît, pour devenir le plus grand criminel du monde, au dire de l’Évangile.

» D’où vient que l’idéal, que le sens de la vertu soit aussi manifestement contraire à nos aspirations vitales ?… je n’en sais rien, et j’avoue que là, les religions, les dogmes me dépassent. Pourquoi en raison d’un prétexte ou d’un préjugé, veut-on nous transcréer, opposer l’esprit au corps par je ne sais quelle vanité de domination ? Kant avait un mot très juste pour qualifier cela. Et lorsqu’il voyait un homme pratiquer l’ascétisme intérieur, il murmurait : « Uebermensch… » sans oser l’approuver.

Croyez-moi, que ce soit le dieu d’amour, le dieu de colère, le dieu de contemplation, : jusqu’à présent tous les dogmes et toutes les philosophies se sont plu, en nous trompant, à exalter la destruction de la race par la destruction de l’instinct. Prenez le Christ. Son geste est un sacrifice. Sa prière est une souffrance. Songez aux martyres et aux fanatiques. L’existence est une lourde peine qu’on doit rendre passagère. La mort se change en délivrance, presque en extase : au-delà, qu’y a-t-il ! des chimères. Et c’est pour ces chimères-là qu’on dédaigne la Terre.

» Prenez maintenant Molock, Jéhovah, Allah, n’importe quel tyran de crainte. C’est un peu plus humain, puisqu’on a peur. Mais ici encore, la divinité réprouve la joie de vivre, — cette mère de toutes les sensualités fécondes. — Le paradis s’ouvre à ceux qui se font le plus vite écraser.

» Vient enfin Bouddah, qui prône la passivité. Pour moi Bouddha pique une flemme. Mais encore la vie passe-t-elle, tranquille en effet, dépourvue de jouissances et de plaisirs, sans qu’on veuille l’abréger.

» Voilà pourtant ce que le monde accepte.

Tas d’imbéciles !

Trop hypocrites pour avouer la contradiction manifeste entre leur devoir et leur désir, trop ignorants pour comprendre que l’homme le plus artificiel, le plus intellectuellement ascète ne parviendra jamais à la faire disparaître, ils oscillent dans l’ombre et dans la honte entre le ciel et le tombeau.

Les oiseaux ont beau chanter dans l’azur : ils n’entendent point la voix des oiseaux. La plaine embaume et les feuillages frémissent… ils ne verront pas d’un œil apaisé cette plaine exhaler ses parfums, ni ces douces branches frémir. Qu’une jeune fille ou qu’un joli garçon rieur passent sur leur chemin et qu’ils entrevoient des voluptés nouvelles, ils n’oseront point crier l’alleluia de leur cœur ! Je vous le dis en vérité, moi, mon cher Lord. Tout affreux matérialiste que je puisse vous paraître, il n’y a de loi, en ce monde, pour un homme, que sa volonté libre, naturelle et charnelle, et il n’y a de supérieur que l’instinct.

— Holà ! je vous arrête, anarchiste du bas-ventre ! Que vous réprouviez cette guerre du cerveau à l’estomac, que vous vous moquiez de ces gens qui, pour faire plaisir à un livre de messe, ou à un livre de morale jeûnent sur toute la ligne de leurs besoins vitaux, soit, j’accepte. Mais qu’allant d’un extrême à l’autre, vous catéchisiez l’unique règne de l’instinct et de la seule hérédité, sans laisser à l’esprit le soin de réglementer et de coordonner les aspirations de notre corps, ça, c’est trop, et je proteste… Le vieux dicton si cher à tous les présidents de distributions de prix demeure vrai, fût-il une scie : Mens sana in… vous savez le reste, voilà le juste milieu, voilà la balance qui nous rend, par son égalité, supérieurs aux animaux. Une sensation, c’est bien. Un sentiment, c’est mieux.

— D’accord. Mais voudrez-vous me dire ce que signifie égalité ? Vous supposez, dans votre comparaison, les deux plateaux de la balance au même niveau. L’égalité, mon cher, demande perfection. La perfection, c’est surhumain. Alors ? Alors… oh mon Dieu, je comprends la suite. Un des plateaux penche forcément, et nous en arrivons à choisir entre la matière et l’idée, entre la réalité et la chimère, entre ce qui existe et ce qui devrait être.

Eh bien, au risque d’aller au rebours de toute cette sentimentalité fausse, orgueilleuse et sotte qui nous montre l’idée comme seule capable de relever en nous les anges déchus, j’opine avec force, avec sincérité pour l’homme, animal vivant, dont le seul guide doit être la nature.

— Alors, si la cérébralité vous gêne, supprimez-la.

— Parfaitement. Entre un génie rachitique et un imbécile sain, je n’hésiterais jamais. Supposez même une intelligence supérieure dans une enveloppe bien constituée, cela n’ira pas au-delà d’une génération. Et nous obtiendrons, finalement, des malingres, des inquiets, des dégénérés, des fous. Donc c’est inutile à la race. Je compare le cerveau à quelque lampe dont les mèches profondes trempent dans nos organes et dans notre sang : que la lampe brûle avec intensité, elle consommera d’autant plus vite la réserve que nous avons en nous. Oui, mon cher Lord, la pensée est contraire à la vie !

— Elle la divinise pourtant et c’est grâce à la pensée que nous ne vivons pas uniquement pour manger, boire et dormir. Elle en console aussi, et, sœur de la souffrance, aide à supporter la lutte sur la terre. Lequel de nous n’a pas connu ces soirs où la tristesse se fait en notre âme, si grande, qu’on semble n’avoir jamais connu l’espoir ? Qui donc certains matins ne s’est-il réveillé des larmes dans les yeux, après un souvenir ou bien après un rêve : Rappelez-vous alors combien la voix des grands poètes, la résignation des philosophes ou les promesses des théologiens vous faisaient oublier ces douleurs, ces tourmentes…

— Mais qui vous a révélé ces douleurs et ces tourmentes. Qui vous a dit : Tu vis, donc tu souffres ? Qui nous a rendus conscients de la tristesse ?… la pensée ! Ah, mon cher, il m’arrive quelques fois de regretter l’époque où nos ancêtres primitifs et incultes ne savaient rien. L’ignorance d’un côté, le soleil de l’autre. Voilà l’âge d’or, les brutes magnifiques !

Et cela est si vrai qu’en nous transportant aux temps actuels, les peuples, depuis l’instruction obligatoire, n’ont gagné avec les écoles qu’une recrudescence de misère et de mécontentement. Qu’importe le progrès s’il nous démoralise ? Arrière donc, l’idée, qui nous débauche et qui nous trahit — et vous rayerez du monde la moitié des maux et la moitié des crimes. Arrière, l’idée qui fait de nous des êtres compliqués, envieux et responsables. Chassez-la vers l’inconnu dont elle naquit, dans le mystère qu’elle a prétendu dévoiler, puis campez en face de ce fantôme, saine, vigoureuse, satisfaite et ingénue, la bête, la belle bête humaine !

— Peut-être…

— En tout cas vous voyez où nous mène le satanisme. Satan n’est autre chose que le premier monsieur mis à la porte du paradis, pour les douairières à chapelet. Pour d’autres, c’est l’homme, vous et moi que Priape incarnait, et si cette qualification-là vous déplaît, vous en êtes encore à considérer le diable comme un sale type.

— Mon cher, vous parodiez Schopenhauer et Darwin. Le satanisme réduit, comme vous l’annonciez naguère, au culte matériel du moi… ? Cela me défrise ! J’aurais préféré que vous évoquiez les échoppes romantiques au fond desquelles les alchimistes, découragés par la pierre philosophale, s’amusaient à griller sur des fourneaux des crapauds et des enfants morts. Crocodiles empaillés, cornues, vieux juifs à lunettes, toiles d’araignées et des traités par Nicolas Flamel, incantations, nuits sans lune, sorcières et manches à balais… outre un succès probable au théâtre Corah Vieillard, vous m’auriez compté très bon public.

 

Ainsi causaient-ils. Le jour baissait rapidement. Dans le fumoir rempli de palmiers souples et de fleurs. Chignon n’écoutait plus qu’à peine. À demi renversé sur le sofa soyeux où lord Lyllian se plaisait à vaincre ses victimes, il regardait voluptueusement l’ombre envelopper la pièce. Des bruits étouffés de voiture et de crieurs de journaux venaient de l’avenue d’Iéna.

Lyllian, surpris lui aussi, par le recueillement familier de l’heure, s’était tu. Des pastilles aromatiques brûlaient lentement dans un vase.

— Si cela vous plaît, reprit le peintre, on pourrait ressusciter ici même, en pompeux appareil, la plus troublante des hérésies. Trêve de raisonnements, de digressions occultes, mon cher Lord. À propos de satanisme, vous rêviez de messe noire. Pourquoi ne point la célébrer ?

— Parce que nous la considérons tous deux comme une blague. Et dès lors nous blasphémons. Oui, je vous vois sourire et vous avez bien l’air de penser : « Quel toupet ! » Sachez, mon brave homme, que ces pratiques valent la peine qu’on les considère. D’autres que nous s’y sont brûlés les doigts. Et que ce soit Enguerrand de Marigny avec ses templiers, Huss avec ses apostats, ou la Montespan avec ses régicides, nous avons des ancêtres et des condamnés. La messe noire ! Songez-y. Ce n’est pas seulement un fatras d’hérésies ; c’est un symbole. Elle représente la révolte contre le Dieu de la vie, l’adoration du Dieu de la mort. Elle célèbre un envoûtement funèbre et sauvage. Elle est l’exaltation du tombeau ! Sur le corps juvénile et souple qui représente la volupté passagère, le prêtre entrevoit la morsure des larves et les végétations moisies du cercueil. La messe noire n’a pas le seul but d’anathème. Elle ne subsiste pas en vue de l’unique sacrilège, de la vengeance contre le ciel, de la haine contre un rite ou bien un Dieu. Elle se présente à moi ainsi que la glorification ardente, farouche, passionnée du cadavre…

Or, sans avoir beaucoup vécu je suis las de vivre ; et de même que sur certaines lagunes vous rencontrez, flottant au gré des eaux, de mornes épaves, il me semble que mon âme à moi, certains soirs, se laisse emporter ainsi, à la dérive magnifique de la Mort…

C’est pourquoi l’exaltation de l’agonie m’attire et m’étourdit ; c’est pourquoi je ne voudrais pas m’initier à son culte sans en avoir la persuasion… Et puis, il nous faudrait un prêtre…

Un bref coup de sonnette interrompit le jeune homme. Au bout de quelques instants le domestique parut, l’œil soupçonneux, murmurant un nom à l’oreille de Renold.

— En tous cas, s’écriait celui-ci, avec un rire et comme on entendait dans le hall un bruit de voix claires d’écoliers en vacances, à défaut de vicaire vous allez voir mes enfants de chœur !…