Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 141-150).

XVII

— Pas mal, ce couple-là ! Ils sont très ambigus, disait Renold avec un sourire… Lequel des deux entretient l’autre ?

— Taisez-vous donc, mon cher, vous êtes à pendre ! Si vous parlez haut pour qu’ils vous regardent, vous perdez votre temps. Vous oubliez Larue, ses pompes et ses hors-d’œuvre, répliqua le prince Skotieff… qu’est-ce que nous prenons comme piquette ?

— N’importe quel Saint-Marceaux…

Renold de sa place découvrait la salle étincelante du restaurant et continuait à regarder les deux arrivants. L’un, vingt-deux ans à peine, maigre, élancé, un profil de polichinelle et d’aiglon, les deux mélangés, très fin de race, avec des mouvements épileptiques mal réprimés et des gestes de pantin qu’on réprime à peine, vêtu d’un pardessus à la Reichstadt, dont le haut col de velours gainait sa tête anguleuse, de pantalons trop collants et de souliers démesurés, cherchait une table, ou faisait semblant.

En réalité, il ne quittait pas des yeux les tziganes parmi lesquels un jeune violon se contorsionnait, d’une façon inquiétante pour de chimériques princesses ou d’improbables Grands Ducs. Son compagnon, Benjamin d’une quinzaine d’années, ahuri par ces lumières ou par les regards dirigés sur lui, s’était réfugié tout près de la porte et cachait comme il pouvait sa figure à louer.

— Mais enfin, qu’avez-vous donc à fixer ces malheureux ? hasardait Skotieff égayé. Mon cher Lord, ils sont venus là pour quêter après la musique… Ils sont indignes de vous, et, d’ailleurs, ils ne font rien d’extraordinaire.

— Non… ils se choisissent un amant. Seulement je crois les reconnaître. Attendez, m’y voici. Vous rappelez-vous le bal Wagram ? le dernier mardi gras ?

— Non, je n’y suis jamais allé… encore un joli endroit où vous m’auriez mené sans doute ? une fête de famille où je retrouverais tous vos domestiques…

— Merveilleux, mon cher, — mais by jove, voilà qu’ils partent…

— Et sans pourboire.

— Quelle peste vous devenez, mon cher ! Revenons à l’histoire. Vous vous souvenez de la lettre que je vous écrivis il y a deux mois ? Je traversais une crise de prix Monthyon et je vivais alors en saint-ermite. C’était le château ancestral qui m’avait révolutionné ainsi avec ses grand-papas frissonnants qui me jugeaient du haut de leur cadre ; seul, là-dedans, je n’étais pas fier. Mes rancœurs m’étouffait. Bref, un saint ermite. Au bout de quinze jours je n’en pouvais plus ; ils avaient beau paraître en colère, ce n’était plus leurs passés glorieux qui me hantaient, mais ma jeunesse à moi, avec ses désirs et ses casse-cous, qui, elle aussi, s’était révélée entre ces murs.

Pour fuir ces évocations et démangé par je ne sais quelle envie, je boucle mes malles, un matin, et pfft ! je débarque à Paris en coup de vent au milieu de février. Je loue deux jours après cet appartement de l’avenue d’Iéna. Je le meuble, je bâille et je m’ennuie.

J’en étais là quand je rencontre Chignon vous savez l’artiste peintraillon de Sicile… mais un Chignon calé, imposant, rempaillé, assis dans l’existence. Il avait un chapeau neuf et des violettes à la boutonnière. J’appris de lui ses succès. Un tableau exposé l’avait rendu célèbre… Une nature morte, Prince, en entendîtes-vous parler ? Poissons et marmites. Un chic surprenant, pareil à l’effet de lune qu’il a dédié à Jean d’Alsace.

Comme par hasard, ce soir-là, le chef-d’œuvriste avait très faim, et il était l’heure du dîner. Par habitude et malgré son chapeau neuf il accepta la côtelette que je lui offris. Nous allâmes à la « Queue de bœuf », un restaurant à 2 francs du Passage des Panoramas, fréquenté par… comment dites-vous ça ?… par toutes les tapettes du quartier. J’en sortis avec une note d’un louis. Je dis à Chignon : « Et maintenant, mon brave homme, désennuyez-moi… qu’allons-nous faire ? »

— Vous coucher ce soir, my Lord, et demain, ayant l’œil frais et du cœur au ventre, je vous ferai passer une nuit superbe, un mardi gras unique.

— Mais vous êtes ruineux ! Ce n’est plus une fourchette d’honneur que je vous réserve, c’est un garde-manger.

— Vous me faites payer un peu cher la gargote…

— Sans rancune. Voyons toujours le programme de demain.

— Dîner où il vous plaira. La journée, je vous l’abandonne, my Lord. Avoir affaire avec cette foule qui sent mauvais, des masques piteux, des confettis malpropres. Une odeur de ranci et de cuisinière : Populus Rex ? Fi !

Donc, le dîner, où il vous plaira !

— Bien.

— Vers onze heures, nous allons masqués au bal Wagram. Je vous y promets des réjouissances, nous y ramènerons tout Caprée. Puis nous souperons à la Queue si vous le voulez bien. Ce sera ravissant. Munissez-vous d’un revolver. Et vous serez noté sur les feuilles de la préfecture.

— Entendu, et à demain. Venez avenue d’Iéna vers huit heures. Et pour la première fois depuis mon arrivée à Paris, je me coucherai avec les poules.

Le lendemain je trouve mon Chignon fidèle au rendez-vous. Nous dînons n’importe où et n’importe comment. Chignon, grand seigneur, avait loué un habit.

On va vous prendre en extra pour commander des bocks, insinuai-je. Ses binocles en frémirent. Après un tour jusqu’au Jockey où dans la journée j’avais faussé compagnie à lord Elphinstone et au duc d’Austerlitz nous nous rendîmes à l’avenue de Wagram jusqu’au seuil de la guinguette dont la porte illuminée de gaz éclaboussait violemment la nuit. Nous avions des masques. Une haie de jeunes escarpes et de souteneuses regardait les arrivants et saluait les voitures de maître fort nombreuses et d’ailleurs très discrètement ouvertes.

Nous pénétrâmes après avoir payé nos entrées, vingt sous. Le couloir d’entrée ressemblait à celui d’un établissement de bains en faillite, et, de prime abord, nos compagnons d’infortune ne m’émurent point. Un soldat entre deux bonnes gambadait devant nous, tandis qu’avec des rires, un banc de maquereaux attendait la marée.

Mais, en débusquant dans la salle de bal, ô mon Prince, ce fut bien autre chose ! Nous fûmes annoncés par les murmures faisandés de vieux messieurs guettant leur proie, et nous tombâmes dans un grouillement de gens aux yeux fardés, aux lèvres rasées, gosses blêmes et larbins louches qui nous dévisageaient avec l’air de s’offrir. Jeunes débitants qui crèvent de faim, vieilles entôleuses retirées des affaires et qui s’exhumaient ce jour-là, c’était un ensemble macabre et grotesque, veule et farouche, une sodome transportée à la morgue.

» Nous avions fait un ou deux tours dans la salle. Je reconnaissais, ça et là, comme par enchantement, une foule de gens connus, magistrats, diplomates, fonctionnaires, venus là dans ce tout à l’égout pour représenter dignement la République. Ils se frottaient voluptueusement à la canaille. Et c’était, sous l’œil paternel des municipaux de garde, des gestes, comme ceux des fresques pompéiennes, des invites a posteriori, des massages affectueux. Dans un coin M. de Latrouille, le juge d’instruction qui s’est fait une spécialité des affaires de mœurs, (vous savez bien, Skotieff, il nous a coûté assez cher en étouffades, hein ?) M. de Latrouille, dis-je, livrait sa noblesse de robe aux embrassements d’un gras page Louis XIII. Une façon d’évoquer ses aïeux, n’est-ce pas ? Et puis, que diable… un lit de justice !… J’en étais là de mes philosophies quand, après avoir croisé le duc de Lormar dont la mère était Marie Stuart, je rencontrais ces deux éphèbes de tout à l’heure.

— Un peu de ces gélinottes… Joli, votre endroit !

— Merci ; un bain de mer ! Donc je me rappelle exactement les avoir vus. Ils étaient suivis d’Américains glabres qui derrière eux sonnaient la Diane.

— Mais que de Mercure pour l’avenir !

— Caviar, vous êtes impardonnable. Je les perdis de vue, au reste, la minute d’après — et ce ne fut qu’au souper que je les retrouvai.

— À la Queue, comme vous le dites ?

— Oui et à l’heure du berger. Nous étions sortis tant soit peu écœurés du bal, Chignon et moi. Il n’était qu’une heure. Et ce fut à pied que nous descendîmes les Champs-Élysées et les boulevards.

Le restaurant à notre arrivée était cependant presque comble. Nous avions retenu une table dans un coin. Au premier coup d’œil jeté, je reconnus mes types avec leurs Yankees. Décidément l’hameçon avait mordu. Ils occupaient devant le comptoir une assez grande table où, par néronisme, ils avaient semé des violettes.

Déjà le champagne pétillait, une affreuse limonade à faire frémir ! Ces messieurs, très gais, se donnaient sous la nappe des marques d’intérêt. D’autres tables étaient prises par les jeunes escarpes remarqués jadis et par d’inquiétants invalides du métier. Le patron souriant, avec sa tête à la Henri IV, appelait chacun d’un accent familier. Pas mal l’avaient autrefois payé en nature et de cordiales relations subsistaient entre eux. Nous commandions notre souper problématique, quand le juge Latrouille entra un peu gêné, suivi d’une bande composée moitié figue, moitié raisin, où dominaient les policiers.

Avec lui une petite jeune femme mince et blonde, aux grands yeux limpides et rêveurs dont le bas du visage était caché par un voile de soie. Je ne sais quel parfum étrange et capiteux d’Asie se dégageait d’elle. Elle ne demeura point avec Latrouille et vint s’asseoir à une place restée vide près des deux compères et de leurs Américains.

Bientôt la salle archi-comble s’anima sous l’influence de l’orgie. En était-ce une ? Henri IV se démenait. Latrouille regardait avec indulgence.

Dans l’air surchauffé qu’obscurcissaient encore les stries du tabac, des rires fusaient, des rires étranges et suraigus comme en poussent les fous ou les mourants. On se jetait des fleurs de table en table, pêle-mêle avec des confettis ou des coupes de champagne. Et c’étaient des minauderies puériles, ridicules pour la plupart, dont la jeunesse n’était point l’excuse.

Soudain un des plus ivres se leva, en sueur, congestionné, les cheveux trop longs lui balayant le visage, le visage gras sur lequel les fards dégringolaient. D’une voix atroce, éraillée comme celle des raccrocheuses, il entonna deux ou trois strophes d’une romance infâme. La salle l’accompagnait et chantait le refrain, en chœur. Certains, la tête couronnée d’un informe diadème, ressemblaient à des veaux évoquant l’abattoir.

Une femme, la seule peut-être de l’endroit, partit de colère et de honte, devant la concurrence, sans avoir pu trouver un apéritif.

Elle claquait les portes, criait, rageuse : oh là là, ces hommes, quelles garces !

Cependant à notre table Chignon exultait.

Hélas, quelle misère ! Voyez-vous, Prince, il y a des réalités qui tuent tous les rêves, non pas seulement ceux qu’on a faits, et qui dorment doucement ensevelis dans un passé de mystère, mais encore ceux de l’avenir, les rêves de plus tard ; ça, c’est terrible, ça nous brise, ça nous casse. — Et ce soir-là, ça nous cassait.

Tout à coup, d’un coin presque obscur et demeuré jusque-là silencieux, où s’était réfugiée la petite blonde, inquiétante et voilée, la petite femme du bon juge, un murmure s’éleva, suivi d’une paire de gifles. Je bondis, oubliant toute réserve, pour voir ce que c’était. Il y avait là, blême et lâche avec dans les regards une souffrance que je ne saurais dire, un homme, aux cheveux déjà gris. Il se tenait, debout et suppliant, la joue marquée, devant la femme ingénue, qui souriait et méprisait. Deux voyous, en tricot et en ceinture rouge, raillaient, les poings levés, l’ordure à la bouche…

» — Je te paye ton billet que tu ne l’auras plus, espèce de vieille lope ! Veux-tu fiche le camp ?

Mais l’autre restait là, inerte, suffoqué, perdu, misérable ! Son silence impressionnait. Alors subitement un des voyous s’élança avant qu’on ait pu le retenir. Balayant la table et sa vaisselle, il arrivait maintenant sur le malheureux qui tremblait. Il lui saisissait les épaules, le secouait comme un prunier, et d’un coup de pied le roulait à terre. Clameurs, protestations, injures ; la salle se partage, les clans se forment : projectiles. Entre deux carafes, le patron affolé bredouille l’histoire : La petite femme rose est un petit jeune homme rosse. Le vieux est l’avant-dernier amant. Il est venu supplier, il a voulu rentrer en grâce, mais sans payer suffisamment les protecteurs en titre. D’où bagarre…

Je partis, laissant là mon Chignon, au moment où, dans un cri, l’on s’empressait autour du vieux qui, finalement, avait reçu un couteau dans la poitrine…

— Sacrebleu, on rosse le commissaire ! affirmait alors le Prince, très exalté. Puis, rêveur :

— Mais comment pouvez-vous fréquenter cette crapule, Lyllian, vous si peu vulgaire, si peu peuple, que vous en avez ressuscité les talons rouges…

— Un pensum, mon cher ! Vous le méritez. En voilà des remarques ! Faites donc votre examen de conscience. Dites-moi franchement si vous aussi n’y auriez pas été dans cette tourbe…

Peut-être, au fait, que votre hypocrisie a raison et que les simagrées sont belles ! Mais alors, et la vie ? La vie ! on en brûle les étapes, si on la veut splendide. Tout voir et tout connaître ! L’agonie et la lumière, la pourriture, la santé ! Mais, mon Prince, qu’est-ce qu’une ville sans cloaques, qu’un palais sans basse fosse ? Pour d’autres, les hymnes à la nature qui trompe, à l’humanité qui ment, à la santé qui meurt… Je veux être, moi, l’enfant du charnier et des cimetières, des hôpitaux et des prisons, le dessiccateur des larves, l’analyste des ulcères…

Lyllian s’excitait et parlait maintenant presqu’à voix haute, au scandale de la caissière qui, contre toute habitude de chez Larue, en omettait de majorer la note.

Là-bas, perdus dans les irradiations et dans les fumées, les tziganes continuaient leur valse lente et triste, qui aurait fait pleurer. Des femmes passaient, de table en table, frileuses et parfumées, les épaules nues, toutes roses aux lumières…

— À quoi bon ? reprenait le Prince… à quoi bon ces visites à l’égout ?

Et comme la musique cessait, dans le silence, douloureusement, lord Lyllian murmura…

— Les égouts aussi donnent la fièvre !