Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 135-140).

XVI

«… Le soir tombait en face, sur les hautes montagnes, et des fenêtres on découvrait le lac inondé de vapeurs roses. Toute l’Écosse romantique et divinisée palpitait dans ce coin perdu. C’était avec Ivanhoe et Marie Stuart l’incantation des princesses tristes enfermées dans les tours, des bergers nomades sonnant du cor, le parfum des bruyères et des eaux tranquilles… »

Le front contre la vitre, lord Renold Lyllian regardait cela avec mélancolie ainsi qu’un tombeau des souvenirs, comme un souvenir des tombeaux. Il était rentré depuis trois jours d’Italie, laissant derrière lui un passé de tristesse et de deuil. Il avait encore devant les yeux le regard tragique de Beppina, son signe de croix, la porte ouverte, le trou béant qu’elle montrait. Il se rappelait la minute précise où les mots irréparables l’avaient brisé : C’est fini… Entrez…

Oh, l’atroce chose, la terreur foudroyante de ce cadavre qu’il venait d’embrasser… Le courage surhumain grâce auquel il passait le seuil, n’osant pas regarder, n’osant pas voir. Et puis tout d’un coup la peur elle-même lui dessillant les paupières…

Sur le lit, Ansen raidi déjà, les mains jointes, les yeux bleuis avec l’expression contractée, railleuse et hautaine des morts. Un bruit de larmes, de prières… Dire qu’il avait aimé ce corps inerte… Et la mère de l’enfant qui allait venir… Ô mon Dieu !

Ici, tout évoquait un autrefois douloureux, un autrefois enseveli. C’était sa jeunesse innocente, qui jouait avec les oiseaux du parc. Son père, vêtu de noir, qui le caressait doucement d’une main légère. Sa mère, trop peu connue, déjà oubliée. Les premiers émois… Edith Playfair… les parties de cache-cache… Il restait seul au monde… Le duc de Cardiff… la comédie à Swingmore… Lady Cragson… Harold Skilde… oh ! comme celui-là vivait encore dans ces murs… Les premiers désirs… les premiers départs. Et c’est ainsi qu’on gâche sa vie !

Il était revenu à Lyllian Castle, mais, bah, en étranger, avec une âme nouvelle, ou plutôt sans âme, ayant laissé la sienne en déroute, en lambeaux par les chemins, blasé de l’existence, ne croyant plus en elle.

Et penser qu’il avait frémi d’enthousiasme et que la terre lui semblait trop petite pour contenir ce qu’il voudrait aimer !… Il était revenu à Lyllian Castle…

Il avait retrouvé le même château somptueux et triste se reflétant dans le même lac immobile… Le pays n’avait pas changé, les forêts étaient demeurées pareilles, l’horizon où maintenant s’éteignait le soleil estompait toujours sa ligne bleue sur les nuages ; le pays n’avait pas changé et pourtant il n’était plus le même !

Et puis Renold se sentait mal à l’aise au milieu de cette nature fruste et imposante, de ce pays de sauvage grandeur. Les ancêtres l’écrasaient. Il n’était plus de leur taille. On sentait que vaguement les choses méprisaient cet héritier maladif et névrosé, qui n’apportait rien à la gloire du nom. Et pourtant…

Lord Lyllian se retournait, brusque. Il dévisageait dans la haute galerie de vieux chêne les portraits des aïeux qui, dans les cadres tous pareils, semblaient maudire. Des lueurs suprêmes illuminaient la pièce.

Les Aïeux ! Un frémissement le parcourait à mesure qu’il les reconnaissait. Il savait leurs actions par les souvenirs que lui en avait raconté sa mère, les soirs de veillée, quand elle l’endormait sur ses genoux.

Celui-ci, le fondateur, dont on n’avait que le primitif buste en pierre, était venu de Norvège avec d’autres pirates. Trouvant la place bonne, il était resté là. Et le désir de conquête, de bataille et de lucre se lisait, grossièrement sculpté sur les lèvres inertes, sur les yeux sans prunelles. Il avait dû être le barbare féroce et sanglant, l’écumeur des mers, le violateur des temples et des églises, le détrousseur des naufragés. Avant de mourir, il s’était fait chrétien, le Roi d’Écosse lui avait donné des terres et des chiens ; maintenant il était le chef d’une lignée illustre, idéalisée par les siècles.

Cet autre, deux cents années plus tard, avait combattu dans la guerre des Flandres. Plus loin, celui-là était représenté comme un géant foulant aux pieds de minuscules ennemis… Il guerroyait à Crécy. Les blasons se chargeaient, toujours aussi beaux, toujours aussi altiers. Un autre encore, plus mince et l’œil plus cruel, avait dû railler Warwick et porter la rose rouge ; plus loin c’était John Henry, dixième du nom. Jeune comme un ange, beau comme un diable, la tête guindée et fine sur la fraise historiée, deux perles aux oreilles comme des gouttes d’amour, favori de la grande reine, mignon d’Elisabeth.

Et ce svelte gentilhomme de velours au grand col blanc de point d’Espagne, tout en frisures et en dentelles ?

Oh, l’air délicieusement lassé qu’ont ses prunelles bleues, du bleu de la Jarretière qui brille à son genou… Le grand veneur du bon roi Charles, le bon roi d’Holyrood, le décapité de White Hall. Tout à côté, son fils, né en France à la cour des Stuarts, du chevalier de Saint-Georges. Comme il ressemble à Buckingham, effronté et charmant !

Puis voici le grand lord Archibald Renold, celui qui commandait les Highlanders à Fontenoy. Et sous la perruque blanche, les yeux luisent, galants et hautains. Les aïeux se rapprochent, la race se reconnaît. Et Renold distingue, dans l’ombre sans cesse grandissant, la silhouette héroïque et entêtée de l’amiral Lord, son trisaïeul, le meilleur lieutenant de l’immortel Nelson ; d’un autre, soldat, qui vit le feu pour la première fois à Waterloo et mourut vers 1840, ayant servi Georges IV, Wellington, Castlereagh et Blücher ; et voilà maintenant son grand-père, qui avait assisté, enfant encore, au couronnement de la Reine, de la petite Victoria aux yeux limpides, au sourire ingénu.

Et les cadres de chêne se resserraient. Dans le dernier, son père apparaissait, en habit de chasse, un fouet à la main, soucieux et méprisant. C’était bien l’expression que Renold lui avait connue lorsqu’il venait de s’asseoir en face de lui dans la salle à manger, éclairée de lueurs espacées, qui rendaient plus mystérieuses et plus solennelles les pénombres. Après la place du père, d’autres espaces avaient été réservés et montraient leurs panneaux vides, où le bois reluisait.

Renold songeait…

Lui aussi, lui aussi irait grandir le nombre des aïeux, survivrait pour les générations futures d’un sourire éternel et dominateur. Il allongerait d’un grain ce chapelet de souvenir et d’orgueil. Et de hautes lignées continueraient après lui à remplir cette salle de noblesse, de victoire…

Un gémissement le fit tressaillir. Était-ce le vent dans les arbres, la plainte de la nuit prochaine ? un je ne sais quoi pleura qui semblait l’âme même de la vieille maison. Entouré de fantômes et de passé, comme enlisé dans de la gloire, dans la gloire puritaine de cette antique Écosse dont il était enfant, il sentit un frisson traverser son cerveau. Est-ce qu’ils avaient vraiment gémi par la voix du sépulcre, ces grands morts qui méditaient, sévères dans le vieux château ? S’étaient-ils réveillés de leur sommeil séculaire pour pleurer la fin de leur race, pour maudire leur dernier fils ?

Et, dans un éclair de conscience, lord Renold Lyllian revit avec mépris ce qu’il avait vécu et songea à ce qu’il aurait dû vivre. Partout des remords. Son âme remplie de peine n’était fleurie d’aucune pensée consolante, d’aucune bonne action, d’aucune innocente joie : La leçon des ancêtres… La colère des aïeux !…

Avait-il, comme eux, remporté des victoires, laissé traîner dans l’histoire le panache de son feutre ?…

Non. Ils le reniaient, comme le renierait ce sol, ce sol où il avait vu le jour, où il avait vécu enfant, adolescent jusqu’à l’âge d’homme. Quels sortilèges, quels poisons secrets lui avaient donc ravi son cœur d’autrefois ? Oh misère ! Ne plus avoir d’endroit où aimer, où dormir, où mourir ! Vagabond désormais, il serait condamné à parcourir le monde, sans foyer, sans repos. Il avait voulu délier la terre, la défier par sa jeunesse, par sa beauté, par sa naissance, par son argent, par son sourire ! la terre se vengeait ; il avait été égoïste, menteur, sensuel, effronté et lâche… Les ancêtres l’avaient jugé, les ancêtres le chassaient…

Alors, Renold, lord Lyllian, comprit tragiquement que l’expiation commençait… Des larmes lui montèrent aux yeux, larmes de remords et de regrets, larmes amères de tout le mal qu’il avait fait, de tout le bien qu’il avait gâché, de tout le temps qu’il avait perdu…

Et, courbant la tête devant les portraits silencieux et rigides, le jeune homme murmura : Pardon !…