Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 126-134).

XV

Une odeur persistante et douce, comme un relent de fleurs fanées, saisit Renold, lorsque, tout essoufflé encore d’avoir couru, il entre, rose et charmant, dans la chambre de son ami.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi m’avez-vous demandé ? Vous savez que je suis ravi de vous voir ? Bonjour… Oh, comme vous êtes changé !…

Il n’osa pas continuer. Les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres. La vision épouvantablement pâle et moribonde d’Axel Ansen lui avait appris, tout d’un coup, la vérité.

Le malheureux cependant souriait ou essayait de sourire, et tendait à Lyllian une main décharnée. Dans la pénombre claire des persiennes fermées, c’était le désarroi des chambres de malades, de malades privés de soins et de tendresse, de ceux qui agonisent loin du pays et loin des leurs. Des fioles traînaient partout. Luisant de sa courte flamme vacillante et jaune, une veilleuse brûlait auprès du lit. Et c’était un mélange de tristesse et de misère. Au dehors, des cris joyeux, des cris d’enfants qu’on avait abandonnés dans les roses, roses qu’on avait oubliées dans du soleil…

Oh, comme vous êtes changé ! La figure émaciée du Suédois avait pourtant conservé son aspect juvénile. Dans cette transparence blonde, si blonde qu’on eut dit de la neige à peine teintée, les yeux seuls demeuraient ardents et voilés. Les regards d’Ansen évoquaient leur première rencontre, leur sympathie soudaine, leurs muets désirs. Et puis c’était fantomatique comme un rêve, le souvenir de cette soirée d’étoiles, du baiser sanglant, des litanies d’amour coupées par les râles déjà…

— Vous savez que je vais mieux… Ah, j’ai tant désiré vous voir ! C’est ce qui me rend la solitude doublement triste… Autrefois, les bonnes causeries avec vous… Penser que je vous connais depuis deux mois à peine, il me semble que c’est depuis toujours.

— Mais, vous allez guérir, Axel, et alors nous les reprendrons nos promenades, nos chimères, nos dialogues. Vous savez, le mimosa que nous avions dépouillé pour fleurir ma chambre de gouttes d’or, il a repoussé de plus belle. En passant auprès, hier, j’étais grisé par son parfum. Les fleurs ressuscitent. Les malades sont comme les fleurs…

— Alors, vraiment, vous croyez…

— Si je le crois, j’en suis sûr !

— Merci de me le dire, en tout cas, Renold. Si vous saviez comme tous ces jours derniers j’ai rêvé de vous voir. Je suis très seul ici, vous comprenez, quoique Beppina, ma garde-malade, une Palermitaine, soit une brave femme dévouée. Elle venait d’être mère quand on l’a prévenue. Elle a quitté son enfant pour lui mieux gagner du pain. Et, toute émue encore de chanter sur un berceau, elle me console de son mieux, en patois du pays, ce patois parfumé d’orange et de lumière.

Si vous la voyiez avec mes fioles, avec mes tisanes… Elle est à son affaire, comme pas une… Et son air si content lorsqu’elle me tend une lettre de Suède… Eccho, della Madre !… Quel large et bon sourire… il me fait plus de bien que les drogues du docteur…

Il s’arrêta, épuisé, devenu subitement plus pâle qu’un linge, les yeux atones, le nez pincé. Une courte respiration sifflait entre ses lèvres. Lyllian, plus bouleversé qu’il ne voulait le paraître, s’asseyait près du lit et prenait la main défaillante qui gisait dans la pénombre…

— Le docteur, continua Ansen… le docteur ne comprend rien à mon cas. Il me répète : du repos, du calme ne pensez à rien, oubliez le passé, oubliez surtout l’avenir… Les bronches vont mieux. Ce qui ne va pas, ce sont les nerfs, ce sont les rêves ; et il me quitte chaque fois en me disant…

— Mais il est très fort, au contraire, votre docteur.

— Il me quitte en disant : Ne pensez plus, chassez ces vilaines imaginations… Je sais ce qu’il appelle ces vilaines imaginations…

— Toujours est-il…

— Qu’il ne peut pas m’empêcher, lorsque je suis seul dans cette chambre aux persiennes closes — encore un ordre de lui, comme si le soleil allait me faire mourir — d’écouter l’été, la joie et la vie chanter au jardin clair ; d’évoquer le moment où je recommencerai bien doucement à contenir un peu de cet été, de cette joie et de cette vie dans mon âme heureuse, et de rêver à vous. oh, laissez-moi le dire, comme au bonheur de mon bonheur…

À ce moment Beppina entra dans la chambre. Elle fit un léger salut à lord Lyllian, s’approcha du lit avec une tisane :

— Buvez, murmura-t-elle avec la voix douce des mamans qui bercent leurs petits.

— Comme tu sens bon, Beppina ! Tu viens du petit bois de citronniers qui grimpe sur la colline. Tu sais, à côté de l’Hôtel…

— Hé oui, j’en viens. Pense donc, mio, que la récolte va bientôt avoir lieu. Elle sera merveilleuse, la récolte, cette année. De beaux fruits, si lourds que les branches cassent. Et un parfum ! Mais, ajouta-t-elle avec un œil malicieux, ce n’est pas ce parfum-là qui embaumait ta chambre quand je suis entrée… J’ai quelque chose là, pour toi…

Elle fouillait dans sa poche : Eccho della Madre ! s’exclama-t-elle triomphalement, en tendant à Ansen un pli timbré.

— Mais, c’est une dépêche ! Que ne la donnais-tu ? Vous permettez, balbutiait Ansen, tout rouge de joie…

Et de ses doigts inhabiles, maigris par les fièvres, il décachetait le mince papier.

— Oh, mon Dieu, Renold, je vais être bien heureux ! Tenez, lisez vous-même ; dites-moi si je ne me suis pas trompé. Il fait trop sombre ici, pour lire… Beppina, ouvre les fenêtres, relève les stores… Il faut que le soleil entre pour que mon petit ami lise mieux. Moi, j’ai compris en distinguant à peine… Cela vient de maman ; je lirais ses lettres même dans la nuit, avec les lèvres ! Oh, mon Dieu, Renold, maman va me rejoindre !…

— C’est vrai. « Arriverai demain soir. Tendresses. Maman Elsa. » Maman Elsa !

Renold rendit à Ansen son télégramme, le félicitant, tout réconforté, lui aussi, par le plaisir de son ami. Sa mère allait arriver… Maman Elsa ! Quel joli nom, si doux à prononcer, chantant comme un appel, gracieux comme une caresse… Qui était-elle ?… Comment était-elle ?… Peut-être Ansen lui ressemblait-il ? Et dans son cœur d’orphelin, où saignait un regret inavoué d’amour, Renold s’imaginait Mme Ansen blonde, presque aussi pâle que de la neige, avec les yeux d’Axel les yeux d’un bleu du nord, d’un bleu de ciel ouaté de givre. Combien cela représentait de tendresse, de sacrifice, de pitié, ce voyage !

Maman Elsa avait dû tout abandonner pour venir soigner son enfant. Ces gens-là n’étaient pas riches… Cela coûtait cher de venir…

Maintenant, sans s’apercevoir du silence de son ami, Axel Ansen parlait, racontait des bêtises, des espoirs, des folies…

— Elle sera là demain soir… demain soir peut-être à cette heure-ci. Je la vois déjà dans ma chambre, à côté de moi. Nous laisserons la lumière entrer librement pour ne pas que cela ait l’air trop triste. J’aurai bonne mine, et maman Elsa sera fâchée d’être partie alors que je vais bien.

Mais je lui demanderai des nouvelles, des nouvelles de tout le monde et de tous les pays. Car elle en sait des choses, maman Elsa ! Elle me dira si la petite fille du sonneur d’Alund est encore aussi jolie. Figurez-vous que nous nous étions fiancés en jouant sur les étangs gelés à qui glisserait le plus vite. Nous avions dix ans. La glace était solide. Celui qui faisait la plus belle glissade se fiançait à la plus jolie fille qu’il connaissait. Si l’on tombait ou si la glace se brisait, on restait vieux garçon… Nous avions dix ans… Je demanderai à maman Elsa des nouvelles de ma fiancée…

Et puis, lorsque je suis parti, j’avais un petit jardin que je semais moi-même à chaque printemps. Dès que l’hiver était passé et que les grands froids n’étaient plus à craindre, j’écartais doucement la neige pour semer en terre de menues graines roses. Le printemps arrivait, qui fondait la neige à son jeune soleil. Et, vers le mois de juin, vous ne le croirez pas, j’avais les plus jolis bouquets de pervenches du pays. Cela m’enivrait. Le vent de la mer passait en les frôlant à peine, et le matin, à l’aurore, les abeilles qui se suspendent en lourds essaims dans les sapinières venaient bourdonner sur mon jardin avec une musique légère, un charmant bruit d’ailes ! Je demanderai à maman Elsa des nouvelles de mon jardin…

» Elle me jouera du Grieg, aussi, du Svensen, du Hartög… Hartög est plus mélancolique et moins connu que Grieg. Maman Elsa a des mains mignonnes, comme celles des fées… Si vous saviez comme elle brode de jolies dentelles sur le piano… un air surtout… un air à nous, du vieux village, qu’elle a arrangé doucement…

Il haletait. Un flot de sang montait à ses lèvres. Il y porta un mouchoir de soie rouge où l’écume navrante ne se voyait plus.

— Il faut que je vous en donne une idée, reprit-il subitement, et d’abord je vais tellement mieux : La vieille Beppina n’est pas là. Sautons du lit.

— Mais vous n’êtes pas raisonnable, déclarait Lyllian… ne faites pas d’imprudence. Un refroidissement peut vous tuer…

— Bah, maman Elsa peut me guérir. Je ne suis plus du tout malade.

Et, preste en effet comme s’il n’avait rien eu, Ansen sautait en bas du lit. Là ses efforts le trahirent. La tête lui tourna en posant les pieds sur le parquet et il dut se retenir en gémissant au chambranle de la porte.

— Allons, recouchez-vous, Axel, ou je m’en vais…

— Restez, restez, ce n’est rien… je veux jouer cet air ! Il me semble que maman Elsa l’entendra sur sa route, que maman Elsa viendra plus vite.

Il passait un vêtement léger et se traînait vers le piano.

— Tout à l’heure, j’avais prié Lorenza d’ouvrir les fenêtres, de chasser cette ombre que je hais, cette ombre qui me fait peur.

Oh, soleil éblouissant, soleil radieux, — continuait-il, — soleil tiède comme les caresses d’amour et brillant comme un regard d’ivresse, entre dans ma chambre ainsi qu’un roi vainqueur, disperse à tes rayons la nuit vacillante… je suis ton adorateur, je suis ton amant !…

Il s’animait, recouvrait soudainement des forces qu’on eût dit perdues, se raidissait contre le mal et, jeune comme Renold, les yeux étincelants, ouvrant la fenêtre d’un seul geste, il demeurait là, immobile, tourné vers la mer, en extase, dans une fête de lumière.

Il était réellement beau ainsi. Son fin profil imberbe, ce profil d’adolescent du Nord avec la chair translucide des races de génie apparaissait plus pur encore sur ce décor d’émail bleu. Lord Lyllian s’avançait sur la pointe des pieds, saisissait Axel par surprise, lui renversait la tête sous ses lèvres.

— Je te veux, je te veux ! murmura Ansen, d’une voix étrange, lointaine… Finis, les rêves, finies, les légendes, les désirs insensés… insensés !

» Je sens l’impérieuse nature me reprendre et m’emporter en face de ces horizons où jadis Tibère passait en galère, vers Caprée. Cette terre d’Italie ! Mais tu ne la respires donc pas ? Tu ne l’écoutes donc pas ? Ce sont des cris qui sortent des pierres, des ruines anciennes, des marbres dévastés.

Ce sont les paganismes romains, les cortèges somptueux des archontes de Grèce, les proconsuls victorieux dont ce sable a conservé l’empreinte et dont il redit sourdement les fastes ! L’odeur des fleurs qui couronnaient les bruns adolescents, plusieurs siècles avant la renaissance du monde, est toujours mêlée au vent qui passe, aux effluves qui viennent de la mer !…

Je te veux… continuait-il, la voix tremblante, immatérialisé par ces visions, grandi par son amour. Et j’aurai dans mes bras Adonis lui-même, Narcisse, humide et tiède des baisers de la fontaine où les nymphes l’ont épié, Bacchus souriant à ses faunesses, Ganymède jaloux du ciel, Apollon couronné de rosée ! Que m’importe la vie ! Que m’importe le monde ! Les temples où jadis les bergers déposaient leurs prémisses, les temples à Eros se sont dressés en face des Églises…

Ô mon dernier désir, ô ma dernière aurore, dis-moi que tu m’aimais et me donnes un baiser !… un bais…

Un cri étouffé. Axel Ansen, anéanti, s’affalait misérablement dans un fauteuil à portée. Lord Lyllian appelait la garde-malade, très inquiet de la pâleur de son ami. Celui-ci, presque inconscient, disait maintenant des mots sans suite, agité par un obscur délire. Deux gouttes de sang suintaient à ses narines. Beppina arrivait :

Santa padrona ! Il faut aller chercher le médecin, s’exclamait-elle. Son cœur ne bat presque plus. Comment se fait-il qu’il soit levé. Une imprudence encore… il faut aller tout de suite chercher le médecin.

— Restez auprès de lui. Il a besoin de vos soins. Où habite le Docteur ? et, sur l’indication de la paysanne, Renold partait, le cœur déchiré, et pour la première fois une immense pitié le remuait.

 

Il trouva l’homme, revint avec lui, reprenant le chemin que, sans le voir, il avait suivi. Courant presque, ils arrivèrent à l’hôtel, montèrent les étages, frappèrent à la porte. Nul bruit. Et puis un pas, un loquet ouvert, de l’ombre, du silence… la figure contractée de Beppina, pâle d’épouvante…

— C’est fini… Entrez !