Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 69-77).

VIII

La représentation de Drury Lane venait de finir. Ellen Sherry avait remporté un succès d’estime avec The Gay Parisienne, adaptation assez médiocre d’une pièce française plusieurs fois centenaire. Les portes de sortie regorgeaient d’une foule compacte ; les femmes, frileusement enveloppées de fourrures, ou de manteaux clairs, cherchaient leur valet de pied et montaient en voiture ; les hommes partaient avec un cigare aux lèvres, prendre l’air vers Piccadilly.

De petits gamins, les cheveux jaunes, le nez sale, noyés dans de vieilles vestes trop grandes pour eux, criaient les journaux du soir. Des cabbies rasaient le trottoir boueux et claquaient du fouet en offrant leur voiture. Les derniers omnibus bondés de gens emmitouflés passaient dans le brouillard. Des réclames lumineuses luisaient sur les toits. Et entre deux policemen une ivrognesse titubait, superbement couverte d’un chapeau à plumes et hurlait : « John Brown’s baby bas a pimple on his back… on his back !… »

Lord Lyllian, lord Carnavagh et George Elliott Fitz Roy qui venaient de quitter le perron de Drury Lane faillirent se cogner contre elle.

— Quel vieux pudding ! maugréa Renold en se rangeant. Avec tout ça où allons-nous ? Cette Sherry était assommante. Quelle drôle d’idée lorsqu’on a joué du Shakespeare toute sa vie entière, de vouloir, sur le retour, faire des folies. Il faut bien vieillir !

— Il faut bien vivre, disait Fitz Roy. Le père Duncan en est fou depuis qu’elle montre ses chevilles, qu’elle minaude mal et qu’elle chante faux.

— Elle m’a creusé. Allons souper au Carlton, voulez-vous ?

— Pas encore, répliquait lord Carnavagh. Quelle âme de dyspepsique vous avez ! Trop jeune, chérubin. Tenez, si nous allions voir chez la Yarmouth ? Vous savez qu’elle a complètement changé d’installation. Sur les conseils du fameux Skilde elle a abandonné les fumeries d’opium. Elle donne maintenant des séances à l’éther et au chloroforme. Un de mes amis de l’Indian Civil service m’en a dit des merveilles. Pièces discrètes, sofas moelleux, petites Indiennes jolies comme à Ceylan… Du reste, il suffit que Skilde…

— Vous êtes un de ses disciples fervents ? ricana Fitz Roy. Si ça vous dure comme à Lyllian.

— Moi, mon cher, s’écriait Lyllian, je n’y ai eu aucun mérite. Je l’ai quitté parce que j’ai eu, grâce à lui, des histoires abracadabrantes en Grèce. Mon voyage s’est terminé en queue de boudin. Tant pis pour moi, tant mieux pour lui : Du reste, figurez-vous qu’il m’écrit, que je lui réponds et que, malgré ça, nous sommes brouillés à mort.

— À mort… depuis lady Cragson ?

— Taisez-vous, vous ratez vos sorties. Ses lettres sont délicieuses. Il m’y raconte des bêtises avec la plus jolie insouciance du monde. Je vous en lirai peut-être un de ces soirs. Je lui retourne des phrases faites comme par un notaire, qui ne disent rien et qui veulent tout dire. Alors il s’excite, et j’augmente mon recueil…

— Mais comment est advenue votre brouille ? hasardait Carnavagh.

— Oh, très simple, des choses de femme… là-bas, du côté d’Athènes. Scènes le lendemain, cris, giffles, malédictions, il a eu la délicate attention de vouloir m’empoisonner (c’est le chemin, dites, pour aller chez Yarmouth ?)

— Vous empoisonner ?

— Un rien, deux pilules qu’il avait échangées — quinine ou atropine. Malheureusement, j’ai laissé tomber le grain dans mon verre, l’eau s’est décomposée, je n’ai pas bu… Enfin, comme je vous le disais tout à l’heure, si j’ai rompu avec lui je n’y ai eu aucun mérite. D’ailleurs, il s’affiche trop cela finira mal. Regardez cette pauvresse aux cheveux roux, de beaux yeux verts, by Jove… on dirait des émeraudes…

— Elle vous regarde, désirez-vous ?

— Oh, non, cela suffit. Mais j’aime ces yeux qui se donnent, ces désirs qui s’avouent. Je comprendrais…

— Attention, encore des pochards.

— Rien, un départ pour Silène… Je comprendrais un pays où les gens qui se veulent par un beau soir tiède ou par une sale nuit brumeuse comme celle-ci, se le proposeraient sans vergogne. Je te veux, tu me veux. Ça va-t-y ?… On pourrait répondre, ça ne va pas… Titre : La mutuelle du matelas…

— Eh bien, complimentait Fitz Roy, il y a beaucoup de gens qui ont leurs statues dans les villes du royaume et qui n’ont pas fait cette découverte-là. Invention géniale de l’altruisme le plus manifeste, une dîme humaine. Voilà Jinny’s Bar, Yarmouth n’est plus loin.

— Une dîme humaine ?

— Mais oui, ces dons en nature. Par exemple, il y aurait des épidermes récalcitrants.

— Bah ! on trouverait des remplaçants et des remplaçantes. Et puis au moins ça nous changerait du mensonge et de l’hypocrisie. Sonnez, nous y voilà !

Une porte honnête et familiale d’Edward Street : Depuis qu’ils étaient entrés dans cette rue, c’est à peine si un bar ou deux avaient rompu de leur devanture éclatante la file des maisons toutes pareilles, avec le même perron, les mêmes façades, les mêmes jardins. Lyllian ressonna après lord Carnavagh et des pas étouffés par d’épais tapis se rapprochèrent. On ouvrit un judas, puis, sur la mine des visiteurs, l’huis céda. Une bouffée d’air chaud, violemment parfumé, les saisit.

Ils entrèrent dans une sorte de hall aux tentures japonaises au milieu duquel la Yarmouth, pareille à une vieille quenelle peinte, souriait, en tourmentant un trousseau de clefs. De suite elle reconnut Fitz Roy.

— C’est gentil de m’avoir amené tant de monde, mon beau lord. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir vous offrir ? Deux petites gamines idéales, neuves, effarouchées, qui mordent comme de jeunes poulains, murmura-t-elle à demi-voix — et, s’approchant plus près : un messenger-boy, l’ancien protégé du Duc… vous savez ? — En tous cas des chambres délicieuses… capitonnées… on peut faire tout… on n’entend rien…

Cependant lord Lyllian et lord Carnavagh examinaient la pièce.

Des voix parvenaient mais lointainement ; comme dessous terre, là-bas on distinguait les accents du God save the queen.

— Rien, ce n’est rien, mylord, souriait la vieille qui avait deviné l’étonnement des jeunes gens, on s’amuse…

— Une idée, dit Lyllian, ironiquement, à son ami.

— Un souper au chloroforme ? chuchotait la Yarmouth en aparté, à Fitz Roy.

— Une idée, répétait Lyllian, je vais me faire les honneurs de la patronne…

— Les honneurs du pied ?

— S’il vous plaît. Je veux connaître la nouveauté de cette vieillerie.

— Vous avez toujours adoré les curiosités…

— Je bibelote…

— L’infini dans une sensation, l’éternité dans une minute…

— Elle est si âgée… Dites, pour moi, une minute dans l’éternité… ça peut se soutenir.

Et comme Fitz Roy revenait vers les deux Lords, triomphalement, avec le menu du souper aux doigts, lord Lyllian, enjoué comme un ange et pervers comme un démon, s’approcha de la Landlady…

— Écoutez, Madame, voulez-vous me faire plaisir ?

— Mais oui, mon beau seigneur… Est-il coquet cet enfant ! aggravait-elle en minaudant.

— Venez… je suis tout ému pour vous le demander, venez souper avec nous… je voudrais vous parler… je vous aime… il lui glissa sa carte. L’autre lut, à la dérobée.

— Venez, n’est-ce pas ?

Alors elle souleva une tenture, fit un signe à tous de la suivre et, presque en un baiser :

— Oui, mon chéri, dit-elle, et tu ne paieras rien !

 

Un petit jour malpropre suintait à travers les rideaux épais… Il devait être tard, car avec le fog londonnien un petit jour malpropre à travers des rideaux équivaut au soleil de midi. Lyllian, tout étourdi, la bouche brûlante de soif et de fièvre, se frotta les yeux à la manière des enfants qui ont encore sommeil. La matrone, épaisse et blanchâtre, ronflait pacifiquement. Lyllian regarda autour de lui, vit cette lumière à la fenêtre, se souvint brusquement de sa soirée, reconnut la chambre, le lit… la vieille. Oh, la vieille !

Il sauta à terre, dégoûté comme par un reptile. Il tira les étoffes, ouvrit à demi la croisée qui donnait sur le petit jardin d’Edward Street.

Des gens passaient, affairés. Une marchande de lait s’arrêtait en face ; des maisons en pain d’épice, du bruit, du brouillard, des affiches, des puanteurs… Londres… Il se retourna et aperçut, à la clarté douteuse du jour, l’alcôve avec ce corps obèse, faisandé de mauvaise graisse et de mauvais fard. La femme dormait et son âge que rien ne cachait plus grimaçait dans ses rides, sombrait dans ses chairs flasques, dans sa bouche édentée, ricanait sur son pauvre front dégarni. Lyllian évoqua ses petits cris de colombe amoureuse, ses mines pudiques de vierge perforée, ses émois, ses baisers. Il se sentait souillé vaguement par tout son être. Et qu’est-ce qu’elle lui avait raconté à ce souper dont le chloroforme était une frime, le gin l’ayant remplacé ?

Elle lui avait parlé de Skilde, Skilde, ce revenant implacable qui toujours se dressait sur sa route. Et puis l’ivresse était venue, la patronne oubliait ses devoirs, abandonnait ses clefs, dévoilait sa caisse. « Baisers, mon chéri ! je me marie avec toi et je suis riche… riche, tu sais… j’en ai assez connu de cochons, chez moi. Je veux être une lady à présent… très respectable… aime-moi… Ton haleine sent bon… je veux devenir une lady et être reçue chez la reine… »

Enfin elle reparlait de Skilde… son meilleur client, mais vraiment trop sans gêne, trop réclamier. Il finirait par se faire pincer… La loi est la loi… on peut faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on se cache. Ici c’est très bien, les murs sont capitonnés. On peut violer des femmes… viole-moi, dis ! Sur quoi, lui, Lyllian, malgré le gin, avait éclaté de rire. Mais ce Skilde repartait le matin, plus gris que jamais et montait dans un cab, avec ses boys ou ses mineures… Pour sûr il se ferait pincer… Elle roulait sous la table.

Lyllian, amusé, tentait le sauvetage, amenait l’Égérie jusqu’à cette chambre, la déshabillait, la jetait nue et saoule sur les draps, puis la possédait ainsi, ravi de prostituer sa chair adorablement jeune à ces ruines… Et des spasmes et des gloussements, ah, la honte, ah, l’horreur !

Il détourna la tête ; ses regards se portèrent vers la rue… Du bruit, des brouillards, des puanteurs… Londres…

La vilaine ville !… Au diable la résidence qu’il y possédait, la place aristocratique et tranquille d’Hanover Square, les raouts gourmés où les flirts sont rares, les garden-parties où ils sont trop fréquents, les dîners au Savoy, les soupers au Carlton, les nuits chez Yarmouth. La vilaine ville, pleine de brumes, de pudeurs, de vices… et d’exhalaisons.

Qu’y faisait-il ? Il s’y était arrêté machinalement à son retour d’Hellas, pour oublier, pour se distraire. Ses terres d’Écosse étaient si désertes ! Là encore revivrait l’infortunée lady Cragson, avec le souvenir antipathique de Harold Skilde. Mais aujourd’hui, à quoi bon ? Pas d’amour, pas d’amis. Il était libre comme l’air. Gibson, son intendant, lui servait ses revenus régulièrement. Il pouvait les dépenser à la bonne aventure. Il valait mieux partir.

Les ronflements continuaient. Alors, silencieusement, il se rhabilla. Tout à coup, on frappa à la porte. Une erreur, sûrement. Lyllian ne soufflait mot… On frappa encore. Il fallait ouvrir, on avait besoin de la Yarmouth peut-être. Il tira le verrou, très honteux.

— Un télégramme pour… Madame, disait la maid toute drôle avec son petit chou-fleur de dentelle sur la tête.

— Elle dort…

— Faut la réveiller. Ça doit être important…

— Bien, je m’en charge.

Et quand la maid fut partie, Lyllian alla vers le lit, appela : Mary, Mary… comme elle dormait toujours, il la secoua.

L’autre, ahurie, arrachée à ses rêves, ouvrit de gros yeux, ramena instinctivement la couverture de soie sur ses seins hors service.

— Oh ! chéri, chéri, tu pars déjà, tu me quittes… Viens m’embrasser encore, viens m’embrasser…

— Il s’agit bien de cela. Voilà un télégramme urgent à ce qu’il paraît…

— Un télégramme ? Donne, mon amour.

Elle ouvrait l’enveloppe, essayait de lire, mais le jour fumeux et ses yeux gonflés l’en empêchaient.

— Lis-le moi, chéri…

Lyllian, interloqué, se récusait…

— Mais ça ne fait rien, lis-le moi.

Il alla vers la fenêtre.

— Est-ce un vieux gentleman qui voudrait bien rire ? disait la Duègne.

Mais soudain Renold pâlit, et d’une voix changée :

— Il y a que… Il y a que Skilde vient d’être arrêté, qu’on perquisitionne chez lui et que vous feriez bien de liquider la maison… Au revoir, ma chère, ajouta-t-il, en jetant cinq guinées sur la table.

Et, deux heures après, il prenait à Charing-Cross le train de Douvres.