Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 60-68).

VII

Deux jours après ils débarquèrent au Pirée.

Ainsi l’avait voulu Lyllian qui réservait pour plus tard le fameux tour de Cyclade en Cyclade. Le bateau dépassait avec Cerigo, le souvenir renaissant de Cythère. Cythère… Maintenant ce n’était qu’un îlot désert, rongé par les vagues, brûlé par le soleil ; comme une douleur immense planait sur cet écueil. Adieu, les rives enchantées où l’imagination des poètes et l’enchantement des peintres s’étaient plu à placer le triomphe de l’amour. Plus d’idylles, ni d’églogues au son des fifres et des tambours, plus de chants joyeux, plus de bacchantes couronnées d’or, plus de macédoniennes souriantes pour danser, plus de parfums brûlant leurs aromes bleus sur des trépieds de bronze, plus de mystère, plus de baisers ! Les cortèges extravagants et majestueux s’étaient évanouis. Il ne restait sur tout cela que la mélancolie des choses mortes.

Athènes produisit à Lyllian et à Skilde une impression semblable. Du moins le premier jour. Ils visitèrent, par un temps gris, le Parthénon, les ruines du temple de la Victoire, les ruines du Stade. Les pierres augustes, dorées par le soleil, semblaient se ternir sur cet horizon de brumes. Et pourtant de si puissantes renommées avaient vécu entre ces étroites enceintes de marbre, qu’une impression de stupeur et d’envoûtement saisit l’écrivain et le jeune homme. Le lendemain et les jours suivants ils se séparèrent, goûtant ce charme infini qu’on a dans les voyages à découvrir pour soi, égoïstement, des trésors. Ils ne se voyaient plus qu’aux heures obligées où dans le grand hall vitré de l’hôtel ils prenaient leurs repas à une table commune. Un soir, Harold Skilde revint très agité, en faisant des gestes enthousiasmés :

— Une surprise pour vous, my Lord, si vous daignez vous y prêter…

— Dites, mon cher.

— D’abord lady Cragson, divorcée complètement. Elle viendra demain vous voir.

— Ah bah !

— Elle est au Pirée, sur son yacht, avec un tas d’amis, notamment Jean d’Alsace que je vous présenterai. Ensuite…

— Deux surprises alors ?

— Oui, chérissime. Je disais… Ah, oui !… Ensuite pour recevoir et pour fêter lady Cragson de façon heureuse, j’ai improvisé une heure de musique, de poésie et de danse au clair de lune. Vous serez l’Adonis rêvé des mythologies païennes. On aura pour vous distraire des bacchantes jolies à souhait. J’ai trouvé des gamins qui seront vos esclaves, et nous composerons ainsi un triomphe où les mythes les plus étranges, les plus beaux et les plus doux seront évoqués d’un geste. Lady Cragson vous admirera et peut-être faillirez-vous… Elle vous verra aussi nu que dans son lit, aussi ardent que sur ses lèvres. Moi, en dilettante, je muserai ; accepté… ?

— Accepté, oui et non… hasardait Lyllian d’une voix lassée. Où ça aura-t-il lieu ? Quand ? Il faut le clair de lune. Et puis les gens se mêlent de tout. S’ils allaient créer un scandale ? Et les témoins et le reste ?…

Mais Harold Skilde décidait Renold. La scène se passerait, sur la côte, dans un des plus beaux jardins avoisinant le Pirée. Le décor aurait pour fond les colonnes écroulées d’un ancien temple à Zeus, pour plafond le ciel immense tout constellé d’étoiles et, sauf les rares élus qui assisteraient au triomphe, ils n’auraient pour témoins que les vagues. D’ailleurs… en Grèce, la maison mère !… Ensuite, songez donc, les costumes, les répétitions, la mise au point des danses et des mimes… Et puis Jean d’Alsace et lady Cragson !

 

Les choses ayant été ainsi organisées, pendant deux semaines il y eut un redoublement d’activité, de fièvre et de répétitions. Et le soir prévu arriva :

 

La lune se levait dans une apothéose, inondant de lueurs mystiques, comme de reflets tremblants d’opale, la mer qui léchait le bas des rochers, les jardins bleus et les maisons blanches qui tranchaient sur le velours lointain des horizons.

Le décor était bien celui que Skilde avait prédit, étrange par cette nuit claire, avec son abondance de fleurs et d’étoiles, charmant par la douceur d’un ciel oriental avec ses brises chargées de parfum. Les ruines du temple à Zeus, environnées de myrthes et de lauriers, évoquaient les religions antiques, génératrices de chefs-d’œuvre.

Et le silence planait sur tout cela, une immobilité hiératique, que seuls troublaient la plainte des vagues et le bruissement du vent dans les feuilles.

Tout à coup un pipeau préluda et la nuit fut remplie d’harmonie et de caresse. Puis une autre flûte répondit, et c’était, dans ces bois, l’évocation des idylles passées, la douceur des églogues où vivaient les bergers. Puis un arpège plus lointain encore, et bientôt, fusant de chaque bosquet embaumé, se mêlant aux senteurs aromatiques et grisantes de cette flore déjà d’Asie, un accord unique s’éleva, de bruits d’ailes et de voix humaines : la prière chantante d’Adonis…

Alors, brusques comme la victoire, des buccins sonnèrent, des trompettes joyeuses retentirent : le signal du cortège. De tous les points du parc, derrière les ruines colorées d’aurore, au milieu des orangers, des lauriers, des oliviers et des myrthes une acclamation retentit, mêlée aux feux des torches, aux flammes des bengales.

Et le cortège s’avança.

Précédé de danseuses de Lesbos, souples, brunes et lascives, aux gorgerins ciselés de perles, de danseuses qui se renversaient en frappant leurs cymbales, un vieillard marchait, la tête couronnée d’un laurier vert dont les baies rouges ensanglantaient ses cheveux, et ses épaules étaient couvertes d’une robe de pourpre pareille à celle d’un Bacchus indien.

Derrière lui, un négrillon tenait horizontalement, comme une patène à libations, une longue crosse de cèdre rose serrée par un lacet d’or. Entourant le vieillard de leurs jeux et de leurs cris, de petits esclaves sarmates, éphèbes aux yeux agrandis de khol, aux ongles teintés de bleu, échangeaient entre eux des caresses et des regards, des adorations et des baisers. Certains portaient de lourdes guirlandes de lys, qu’ils effeuillaient au passage d’un geste nonchalant.

Et leurs pieds nus se posaient moins sur la terre que sur une moisson de pétales, nacrés comme leur chair. D’autres, le torse cambré tenaient au-dessus de leurs têtes des coupes d’argent où brûlaient des essences… Et fleurs et parfums laissaient flotter leur âme légère autour du pavois nacré, où, parmi les mousselines tremblantes, les soies fastueuses et les broderies d’or reposait, langoureux et pâle, lord Lyllian, dans la nudité des dieux.

Des satyres, des nymphes, des éphèbes et des vierges se poursuivaient en mêlant leurs voix ; un enfantin Mercure, échappé de l’Olympe, brandissait fragilement son caducée ; des poètes de quinze ans balançaient près du triomphateur des encensoirs ciselés et lui dédiaient des hymnes.

Et le cortège continuait sa marche lente à travers le parc orné d’arbres inutiles et superbes, atteignait les rives bleues de la mer, puis, remontant vers la route, s’arrêtait devant les ruines du temple à Zeus.

Alors Lyllian, transfiguré, descendit de son trône. Serti de joyaux comme une idole précieuse, les mains couvertes de lourdes bagues, une ceinture orfévrée ceignant ses reins et couvrant son sexe, il gravit les marches de marbre, les marches écroulées qui jadis avaient été baisées par les lèvres des adorateurs.

Il découvrit son corps cambré aux regards de la foule, tendit les bras comme pour la bénir et s’offrit, vivant, à sa ferveur… Un râle unique sortit de toutes les poitrines, souleva toutes les têtes.

Mystérieusement, les feux s’étaient éloignés et, formant autour d’Adonis une couronne de lumière, de tous les points du parc, des ombres commencèrent à se mouvoir, à marcher vers les ruines. Les rares élus qui assistaient à la scène tremblaient avec les autres d’admiration et de désir. La blonde lady Cragson, malheureuse en ménage, dardait sur Lyllian des regards éperdus. Jean d’Alsace se rongeait les ongles et rossait : « La viande de ces dames est avancée ». La princesse Krapouchkine, vicieuse comme une almée malgré sa tête de grenouille obèse, lorgnait sans un mot, détaillant avec la tranquillité des connaisseurs l’admirable plastique du jeune Anglais.

Et comme Harold Skilde faisait valoir le décor, l’instant inoubliable, lady Cragson se pencha vers lui. — « Est-ce que nous ne pouvons pas le voir de tout près ? »

Après un rire affirmatif de Skilde, lady Cragson s’élançait, longeant le sentier qui montait vers le temple. Les vierges, les éphèbes, les satyres et les nymphes entouraient maintenant la colonnade écroulée et jetaient des parfums et des fleurs. La tiède nuit de Grèce flottait sur tout cela et la brise marine apportait des lointaines Cyclades des aromes enivrants et doux. La musique des pipeaux auxquels répondaient les lyres jouait encore, en sourdine. Et Lyllian plus immobile, plus hiératique que jamais regardait avec des yeux énigmatiques le ciel comme un amant.

Soudain une forme noire apparut, rompant la ligne claire du cortège. C’était lady Cragson. Avec l’assurance des timides poussés à bout, elle gravit les degrés de marbre, atteignit l’endroit d’où Adonis souriait toujours, sans voir… Avant qu’on eût pu l’en empêcher, elle se jeta aux genoux du gamin ravissant.

— Je t’aime, dit-elle, très bas et très vite, je te veux… toi tout entier, tes jambes fines et ton torse souple comme un collier… je veux t’avoir comme je t’ai eu !…

Mais lui demeurait muet ainsi qu’une statue… elle l’embrassait maintenant à pleines lèvres, étreignait ses pieds frêles, ses chevilles nacrées, ses cuisses nerveuses, son ventre d’adolescent que l’ombre à peine tachait de blond… « Je te veux… » répétait-elle d’une voix blanche et ardente à la fois !

Les figurants, avec la complaisance ordinaire à leur race, avaient repris leurs danses et leurs jeux.

Cependant l’immobilité de Lyllian lui donnait un aspect étrange, presqu’effrayant… Cette femme vautrée sur son corps, cette tourbe d’adorateurs à gages, le décor grandiose, impressionnaient comme un chef-d’œuvre artificiel qu’on ne retrouvera plus.

« Je te veux, je t’aime », répétait la suppliante. Les éphèbes à présent se prosternaient devant l’adolescent et lui offraient en sacrifice ultime un agneau qu’ils égorgeaient avec un long glaive de fer. Le sang jaillit sur le marbre, éclaboussant la poitrine de Renold.

Lady Cragson, hallucinée, recula… « Tu ne veux pas de moi… ? Tu ne m’aimes pas ? Dites Renold, vous ne m’aimez plus… ? Je n’avais plus que toi au monde… Je rêvais à toi comme on rêve à Dieu !… Au moins donne-moi tes lèvres… un seul et long baiser !… »

Là-bas, cachés, les autres regardaient, haletants…

— Laissez, murmura d’Alsace, c’est très imprévu…

— Un seul et long baiser !… Elle voulut l’entourer, le caresser, gagner sa bouche. Mais d’un geste, abandonnant son immobilité, lord Lyllian la repoussa, et si fort, qu’elle faillit s’abattre sur la pierre.

Alors, pâle comme une morte, les cheveux défaits, des larmes pleins les yeux, de ces larmes qui ne s’étanchent plus, elle demeura un instant étourdie et sans comprendre… Les paillettes de sa robe étincelaient aux torches… Puis, tout à coup, elle saisit le couteau. Et d’un coup net elle s’ouvrit la poitrine.

Des cris d’horreur s’élevèrent, suivis de la débandade affolée de tous ces mercenaires qui avaient peur.

Lyllian s’était jeté sur la blessée, arrachait les tulles, les dentelles, tâchait de panser la plaie, d’arrêter le sang. Harold Skilde, Jean d’Alsace, arrivaient en courant. La princesse Krapouchkine, soufflant comme un phoque, gémissait avec un accent caviar : Aussi, c’était fatal, on ne laisse pas faire ces choses là… L’obscurité complète succédait aux illuminations. Des torches fumaient, à demi éteintes dans l’herbe. Skilde en saisit une, en ranima la flamme et distingua lady Cragson couchée au pied d’un laurier dont les branches embaumaient. Elle agonisait avec un sourire mélancolique et douloureux.

Skilde découvrit la poitrine ensanglantée. Rien à faire. Le pouls se ralentissait de seconde en seconde. Un bruit de gouttière accompagnait la respiration. Lyllian embrassait la femme inerte… « Mais oui, je t’aimais… Tout à l’heure, je t’ai refusé mes lèvres parce que les étoiles me parlaient… Maintenant je te les donne pour toujours… »

— Pour toujours ? balbutia-t-elle, heureuse…

— C’est épouvantable, appuyait Skilde, on ne peut pas la laisser comme ça ! Il fallait qu’elle soit folle ! Et tous ces ruffians partis ! Elle va passer d’un moment à l’autre… Allons chercher du secours !

— J’y vais aussi, dit la Princesse.

Ils partirent ; Leurs pas s’éloignèrent, grinçant sur le gravier du chemin. Puis le silence… La nuit…

 

— Comme c’était beau, comme c’était exquis la fête de tout à l’heure, râlait lady Cragson, haletante. Te souviens-tu ? Il y a longtemps… la fête… Ah, oui, la fête…

Renold, atterré, revoyait maintenant le cortège fastueux, les moindres détails, les musiques, les lumières qui l’avaient grisé. Où était-ce maintenant ? Il avait suffi d’un geste, pour que tout disparut ; Oh, ce désert, cette ombre, ce silence !

Comme c’était beau, continuait-elle en le caressant de ses yeux d’esclave. — Quelle volupté ! Nous irons loin, bien loin… en voyage… la retrouver… pour nous aimer… n’est-ce pas ?… toujours !

Un flot de sang l’étouffa. Elle retomba dans les bras de Lyllian. Elle était morte.