Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 52-59).

VI

« Mais oui, mademoiselle Edith, mais oui, ma bien-aimée, je l’ai reçue, votre lettre… Devinez où ? à votre tour de me regarder de loin avec vos jolis yeux inquiets ? Vous ne devinez pas ? Donnez-moi vos lèvres, nous sommes des voisins au soleil ! Hélas ! je vous en dis trop : je n’avoue presque rien. Et pourtant quelle surprise !… Enfin, c’est à Naples qu’on m’a remis votre papier. Je l’ai reconnu tout de suite comme si depuis longtemps je savais le recevoir. J’étais sur le quai, le paquebot arrivé à peine, en escale d’une nuit. Le soleil se fanait. J’ai dû lire comme un myope, les yeux si près de la mince écriture, qu’à la fin, c’est en baisers que je l’ai parcourue. Oh ! cela m’a fait si chaud au cœur, j’étais si seul, voyez-vous, jusque-là ! Merci de votre jeune souvenir, merci de votre fidèle amitié.

Amitié ? M’aimez-vous seulement ? Rien que pour autrefois… car vous m’aimiez autrefois, dans le foin parfumé, où nous jouions à cache-cache. Vous avez laissé vos poupées, me dites-vous ? J’aurais été si gentiment la vôtre ! Mais en étourdi que je suis, je parle, je parle sans vous raconter mes histoires. Et Dieu sait si j’en aurais à raconter !

D’abord celle de mon voyage. Je vais en Grèce, en Orient, là-bas. Vous êtes-vous jamais figuré la Grèce, petite amie ? Des lauriers-roses et des bucoliques, un jardin tout en fleurs où muserait Théocrite. Platon, d’un geste blanc, montre à ses disciples les bosquets d’Academos, Aristophane se moque du vieil Homère qui chante : au loin luit la mer Égée, l’Acropole dresse sa gloire au soleil… en face de l’Olympe tout frissonnant des dieux.

C’est ainsi qu’arrivé à Malte, où je laisserai ces lignes, je me représente cette terre lumineuse et douce.

Des phrases en pâte d’Italie, dirait cette bonne peste de M. Skilde dont vous ne connaîtrez jamais que la mauvaise réputation. C’est mon compagnon de voyage. Il écrit et il empêche les autres de parler. C’est un monopole de rosserie. Je vous adore. Savez-vous qu’après la lecture de votre petit mot je me souviens être parti visiter la ville qui baignait dans un crépuscule d’or et d’argent mystiques ? Oh ! les parfums mélangés de fleurs, de fruits, de caresse et de femmes ! J’étais très énervé. J’avais aussi un peu de peine. Je pensais à darling Edith. Vous me croirez si vous voulez ou même vous ne me croirez point : au passage, les jolies Napolitaines me regardaient (je suis fat) et dans chaque sourire j’évoquais votre sourire ! (je suis fou). Tout cela si grisant et si mystérieux que j’étais debout le lendemain, à l’aube, pour revoir la ville, saluer Naples encore endormie.

Le bateau est parti, dans la brume poudrée d’azur et de soleil. L’amphithéâtre formé par la cité prenait dans l’indécision du matin l’aspect d’un cirque immense, de marbre nu, dressé en face de la mer. Le dominant de son panache cendré, le Vésuve reflétait sa masse sur le golfe. Capri, que nous avons longée, nous suivait avec ses villas langoureuses et ses bois d’orangers. Ah petite, cruelle aimée, comme j’aurais meurtri vos beaux yeux sous mes lèvres… Mais je n’ai plus le désir ni la fièvre d’en écrire davantage. J’ai sous les yeux constamment la vision claire du sillage qui m’emporte loin de vous, la vision de ces vaguelettes blanches qui nous séparent sous le même ciel. Peut-être que j’essaierai de revenir par l’Espagne. Au revoir, ma mie bébé, adieu, ma mie joujou. Aimez-moi comme on aime quand on s’est bien aimé. »

 

Renold était monté par les petites rues étroites et caillouteuses de la Valette, bordées de maisons à l’italienne, ou des quelques merveilleux palais qui subsistent encore du temps des chevaliers. Il avait déposé sa lettre en se cachant presque, poursuivi de près ou de loin par Harold Skilde. Maintenant il respirait, et avec la joie d’un écolier qui fait école buissonnière, admirait la fête du soleil dans ce matin maltais.

Il était parvenu au sommet de la ville et dominait la baie lumineuse du port où les navires en partance laissaient flotter des fumées bleues. Un bruit métallique et sonore montait de l’arsenal. Des drapeaux flottaient sur les toits des édifices, des drapeaux étoilés de la croix de Saint-Georges. Un parfum déjà d’Orient, une lasciveté heureuse baignaient l’horizon, la mer, la ville. Longeant le post-office où il s’était arrêté, une avenue fleurie comme une terrasse avec de larges palmiers verts découvrait une vue ravissante. Lyllian suivit son parapet de marbre, et, s’accoudant, s’amusa à découvrir les rues qu’il avait parcourues dans la ville basse, les quais, les môles près desquels son paquebot faisait escale.

Il évoqua Harold Skilde, l’insistance presque délicieuse — l’écrivain avait tant de charme dans la voix et dans les yeux, — l’insistance avec laquelle il l’avait prié de l’accompagner. Ils en parlaient depuis si longtemps, depuis Marseille et depuis Naples, de cette Malte merveilleuse ! N’était-elle pas d’un autre âge, chimérique par ses héros, sainte par ses martyrs ?

Les soirs à la coupée, mollement étendus sur les rockings, ils l’avaient tant rêvée, avec son escorte de paladins et de forbans, de chevaliers et de janissaires ! Mais Lyllian, une fois arrivé, ne s’était plus juré qu’une chose : Porter lui-même sa lettre à Edith, s’échapper, se recueillir, penser à la chère petite absente. Et Skilde, connaissant son caractère d’enfant gâté, n’avait pas insisté…

Il faisait tiède et doux. Tout autour de la Valette, les jardins bigarrés qui garnissaient les collines avaient l’air de grands lézards sur un mur oriental. Des bois d’orangers, des cèdres, des myrtes et des bosquets énivrants de lauriers-roses escaladaient la colline, jusqu’aux pieds du jeune homme. Un bruit menu de sabots le fit se retourner. Dans la lumière, une paysanne passa, juchée sur un minuscule ânon gris qui disparaissait sous deux hottes de grenades. La fille était jolie, avec des yeux immenses qui souriaient paresseusement. Un fichu bariolé pointait sur sa tête, encadrant son visage brun et ses oreilles auxquelles pendaient deux longues agrafes d’or. Un caraco de toile rouge et un tablier aux broderies fanées sur une jupe d’indienne la rendaient désirable malgré cette écorce fruste, comme un beau fruit sauvage.

Lyllian la regarda passer, tranquille sur son âne ; il la regarda aussi longtemps que ses yeux purent l’apercevoir, parcourant sans hâte l’avenue toute en fleurs. Lorsqu’elle eut disparu au tournant de la route, il eut un soupir — désir, regret, lassitude, qu’importe ? — et pour la seconde fois un dégoût lui vint de sa vie et de sa jeunesse gâchées en d’inutiles et malsaines curiosités. Pour se distraire et chasser les idées qui le hantaient, il reprit la promenade maintenant gourmée et silencieuse. Des gamins presque nus qui jouaient à saute-mouton lui coururent dans les jambes. Et le « get away boys ! » que leur jeta dédaigneusement le petit Lord, inspira aux garnements une terreur salutaire et à Lyllian la satisfaction d’une autorité bien gardée.

Le soleil brillait maintenant de tout son éclat et des lueurs phosphorescentes dansaient sur la mer. Malgré la saison, un air ensommeillé et lourd planait. Un orage prochain, un vent venu d’Afrique accablaient les hommes et les choses. Lyllian était arrivé au but de sa promenade. Les balustres blancs s’arrêtaient là.

Plus loin les jardins ouvraient à tout venant leurs sentiers ombreux, leurs abris calmes entre les vieux murs hérissés de cactus. Il eut brusquement le désir enfantin de les traverser, de redescendre ainsi vers le port et, sautant par dessus une haie d’églantiers et d’aloès, il se trouva dans les bois d’oranger. Oh la senteur grisante et légère à la fois, l’arôme de soleil et de caresse qui flottait entre les branches sombres piquées de fruits d’or ! au passage, Lyllian en cueillait, ému profondément par la fraîcheur du feuillage. Des insectes bourdonnaient et, par endroits, la lumière du ciel bleu marbrait les herbes.

Lyllian ralentit son pas. Des sèves coulaient de ces arbres. À quoi bon les quitter, revenir vers la ville, vers le port dont il distinguait les rumeurs, vers la vie, vers Skilde, vers la réalité de son voyage qui l’entraînait en Orient et loin d’Edith… Edith aussi devait aimer venir sous les bois d’oranger. En quelque Séville bruyante de cloches et de sonnailles, en quelque Barcelone dorée, en quelque Grenade mauresque et aux blancs moucharabiehs, elle pensait à lui, parlait à Lyllian dans les mystères d’un jardin…

Et, s’asseyant sur le gazon tiède, protégé et bercé par un dôme frissonnant d’ombre et d’odeur, lord Lyllian, oublieux de l’heure, se mit à rêver… et s’endormit dans ses rêves, câlinement…

 

Lorsqu’il se réveilla, la tête lourde des senteurs respirées en dormant, le soir tombait sur la colline et sur la mer. On ne distinguait plus le port que confusément, pareil, avec ses feux multicolores, à un reptile ocellé de lueurs. — De longues blessures roses ensanglantaient le couchant et la brume cachait déjà les horizons. Lyllian découvrit les premières étoiles pâles, dans un ciel de plus en plus sombre. Il se secoua, descendit le petit sentier broussailleux entre deux haies d’orangers et fut bientôt aux premières maisons de la ville basse et sur les quais. En arrivant à bord il fut reçu par un narquois : « Tiens, comment vous portez-vous » ? de Harold Skilde.

— J’ai dormi là-haut, sous les orangers.

— Pour la nuit, j’espère ? Vous savez qu’on ne part que demain à 9 heures. Pas de charbon, on se brosse les soutes ! Allons nous chauffer ailleurs… J’ai trouvé un birbante superbe qui veut bien nous servir de guide. Il nous mènera aux bons endroits.

— Puisque ce sont là vos menus plaisirs…

Après le dîner, le birbante annoncé se présenta. Grand gaillard barbu, du teint olivâtre des Maltais, parfait gentilhomme de manières au reste, si ce n’avait été des diamants compromettants à la cravate et aux doigts.

— Il m’a promis des placements de tout repos. Le reste, c’est pour la garnison.

D’un air entendu le Maltais leur faisait signe. Ils le suivirent, traversèrent un dédale de rues montantes et descendantes, en dos d’âne et en espalier, puis s’arrêtèrent enfin à une maison d’aspect quelconque.

— C’est ici, Excellenza. Veuillez entrer.

Ils enfilèrent un long corridor étroit, dont l’obscurité puante était bien de couleur et d’odeur locale. Brusquement, un jet de lumière, une table blanche, une famille en train de manger la soupe, la soupe qui fumait au milieu des couverts. Le père, cheveux blancs, — tout à fait une tête à poser les Dieu-le-Père, se leva de la meilleure grâce du monde. Il désigna sa femme opulente et fardée, l’aïeule qui essuyait ses lunettes d’un air résigné, deux jeunes filles dont la dernière avait douze ans, un petit gas aux yeux frisés qui sourit aux arrivants, et, d’un geste impérial :

— Choisis, très noble étranger, ma maison est à toi.

— Pension de famille ! siffla Skilde, amusé…

— Vous pouvez prendre qui vous plaira, appuyait le birbante, l’air très protecteur.

Et, passant autour de la table, il chatouillait l’une, encourageait l’autre.

Lord Lyllian restait muet. La matrone détacha une rose artificielle qui ornait ses cheveux gras, la jeta vers le jeune homme. Mais Renold n’y prit pas garde, laissa la fleur tomber sur le tapis. Alors Skilde s’approcha du guide :

— Je prends la petite et son frère. Mais tu viendras aussi !

Le vieux, prévenu par le birbante, acquiesça, faisant son prix. Puis, au moment où tous disparaissaient vers les chambres discrètes, il arrêta Skilde mystérieusement.

— Elle est vierge, dit-il, en désignant sa fille ; ne l’aime pas trop fort !