Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 2/Chapitre I

Deuxième partie
Les idées et les jugements de Bonaparte
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DEUXIÈME PARTIE

LES IDÉES ET LES JUGEMENTS DE BONAPARTE



CHAPITRE PREMIER

COMMENT BONAPARTE EST-IL PARVENU AU
GOUVERNEMENT DE LA FRANCE ?


Pour bien connaître les causes qui ont amené la domination de Bonaparte sur la France, il suffit de jeter un coup d’œil sur la position dans laquelle se trouvait la France au moment où Bonaparte fut appelé à prendre les rênes du gouvernement.

Le pouvoir exécutif était confié à un conseil composé de cinq hommes : la puissance législative était exercée par deux Chambres dont les membres avaient appartenu aux assemblées orageuses qui avaient précédé.

L’ennemi était maître sur le Rhin et en Italie. La Vendée faisait des progrès. L’inquiétude, l’agitation, le mécontentement étaient partout à leur comble. Les cinq membres du Directoire, divisés d’opinion ou d’intérêt, n’avaient ni assez de force ni assez d’ensemble pour comprimer les partis, étouffer les passions et suivre une marche ferme et uniforme. Si les sociétés populaires n’existaient plus, les éléments en étaient encore partout. Les chefs du parti populaire dominaient dans les administrations ; leurs principes, incompatibles avec la marche d’un gouvernement régulier et conforme aux lois, présentaient des obstacles et mettaient des entraves à l’exécution de toutes les mesures ordonnées par l’autorité. Ce gouvernement n’était point tyrannique et atroce comme celui du Comité de salut public qui l’avait précédé, mais il portait avec lui les germes d’une dissolution générale. En effet, le pouvoir exécutif, confié à un conseil de cinq personnes, ne peut point avoir cette unité, ni cette force, ni ce secret, ni cette activité qui sont inséparables de l’action. Sans doute, la formation de la loi exige le concours et la délibération de plusieurs, mais son exécution ne doit être confiée qu’à un seul. La préparation de la loi doit être lente et éclairée, mais l’action ou l’application doit être rapide et absolue, ce qui ne s’obtient ni par des discussions, ni par des volontés souvent opposées entre elles.

Dans cette situation critique où se trouvait la France, un cri général appelait des changements. L’Italie reconquise par les armées étrangères, la Belgique menacée par celles du Rhin, les hordes de la Vendée se grossissant tous les jours, la fureur des partis s’animant par nos désastres, un changement de gouvernement était le vœu public et le besoin de tous.

Dans cet état de choses, on annonce le débarquement du général Bonaparte à Fréjus. La nouvelle s’en répand avec la rapidité de l’éclair. L’espérance renaît dans tous les cœurs. Les partis se rallient tous à lui. Le souvenir de sa brillante campagne d’Italie, les faits mémorables de ses armées en Égypte, la connaissance qu’on a de ses principes libéraux, ne permettent pas de faire un autre choix. On le porte en triomphe de Fréjus à Paris, et, quelques jours après, il est proclamé premier Consul.

Deux hommes, consommés dans l’administration et investis de la confiance publique, lui sont associés dans le consulat. Les actes du gouvernement sont rendus au nom du premier Consul ; mais le second et le troisième Consul ont le droit de protester et d’insérer leurs protestations sur les registres des délibérations.

Le premier Consul composa son conseil d’État des hommes les plus marquants dans l’administration et les sciences. Ce conseil proposait les projets de loi, jugeait en appel le contentieux de l’administration, et discutait les actes du gouvernement.

Un Tribunat, formé presque en entier des hommes qui avaient montré le plus de talent dans les diverses phases de la Révolution, discutait les projets de loi et envoyait au Corps législatif des députés pour les défendre ou les attaquer concurremment avec des commissaires du conseil d’État.

Le Corps législatif était composé de propriétaires librement élus par le peuple ou par ses délégués dans les collèges électoraux. Ce corps votait la loi. Les traités de paix, la déclaration de guerre devaient être discutés et votés comme des projets de loi.

Le Sénat, essentiellement préposé à la garde de la constitution, réunissait dans son sein tout ce que l’administration ou l’état militaire avaient montré d’hommes distingués. Quatre-vingts de ses membres devaient être pris sur des listes de candidats formées par les collèges électoraux. Le Sénat choisissait les membres du Corps législatif sur une liste triple présentée par les électeurs. Il avait dans son sein des commissions chargées de veiller à la sûreté individuelle et à la liberté de la presse. Il nommait, sur une liste triple formée par le gouvernement, les membres de la trésorerie et ceux de la Cour de cassation, institution sublime qui se peut regarder comme un véritable sénat conservateur des lois ou de la justice.

Il est difficile assurément de concevoir une constitution qui présente plus de garanties pour les droits du peuple. Il est difficile de moins laisser à l’arbitraire du chef du gouvernement. La limite du pouvoir est tracée sans confusion.

Cependant l’esprit inquiet du premier Consul s’irrite bientôt des obstacles qu’il trouve à l’exécution de ses projets. L’opposition raisonnée et salutaire du Tribunat à quelques lois lui déplaît. Les plaintes portées à la commission du Sénat pour la liberté individuelle et les réclamations de la commission l’importunent. Il supprime le Tribunat, et me dit le soir même : « Dès ce moment, il n’y a plus de constitution. » Il organise une force militaire qui exécute ses décrets sans observation ; et ses ministres, que les formes constitutionnelles entravaient dans leur marche, exécutent ses décrets sans opposition.

Les consuls n’étaient nommés que pour dix ans ; il les fait nommer à vie. Quelque temps après, peu content du titre de premier Consul, il aspire à se placer parmi les souverains et à établir sa dynastie.

On s’étonnera peut-être de la facilité qu’on lui a laissée pour opérer tous ces changements, contraires à la liberté publique. Mais l’étonnement cessera lorsqu’on réfléchira qu’il y avait alors un engouement général pour sa personne, lorsqu’on verra que ses armées étaient constamment victorieuses et que l’opinion publique le proclamait comme le seul homme capable de nous faire respecter au dehors et de comprimer les factions mal éteintes au dedans. On regardait encore ses guerres, moins comme la soif insatiable d’une ambition déréglée que comme des mesures que lui dictaient la gloire et le salut de l’État. On voyait les qualités de l’homme, on apercevait imparfaitement ses défauts. Aussi plus de quatre millions de Français l’ont proclamé Empereur. On ne se doutait pas alors qu’on traçait le chemin à la tyrannie.

Le Sénat, qui perdait tous les jours de ses droits, le Sénat, devenu si docile, s’aperçut trop tard que Napoléon tendait à gouverner par sa volonté. Les hommes sages de ce corps sentaient à la fois, et le danger de lui résister, et le mal qui résultait des mesures qu’il provoquait. Ils étaient convenus de laisser dormir la constitution, devenue un frein impuissant qu’il aurait brisé, et d’attendre des moments plus heureux pour la remettre dans toute son activité. Cette conduite de la part du Sénat était d’autant plus naturelle que Bonaparte eût pu le dissoudre sans résistance, en présentant cette mesure comme par motif d’économie. Bonaparte ne rencontrait pas plus d’obstacles près du Corps législatif, qui adoptait ses lois presque sans discussion. La force armée était toute dans ses mains et toujours disposée à exécuter ses ordres, de sorte qu’il était parvenu au point de ne trouver de l’opposition nulle part. Souvent même, il lui est arrivé, dans son conseil d’État, de fermer la discussion qu’il avait lui-même provoquée, et d’insulter avec aigreur ceux qui avaient l’air d’élever quelque doute sur la bonté d’une de ses propositions. Le résultat n’en paraissait pas moins comme délibéré en conseil d’État. Enfin, à l’époque où il est arrivé à l’Empire, il n’y avait déjà plus de liberté publique, parce qu’il n’y avait plus ni contrepoids ni balance dans les pouvoirs.

On a beaucoup plaisanté sur un Corps législatif muet ; mais j’ai toujours regardé comme une grande idée celle d’avoir érigé le Corps législatif en un tribunal devant lequel les conseillers d’État et les tribuns discutaient contradictoirement la loi. On fermait la discussion du moment que l’opinion était faite, et on allait aux voix.

Ce mode excluait le jeu des passions et l’influence des partis. Tout était raison et conscience. La tribune n’était point une arène ouverte aux factions, à l’orgueil, à l’amour-propre. Le Corps législatif ne pouvait ni diviser la France en partis, ni fomenter des factions.

Indépendamment du caractère absolu de Napoléon, qui ne souffrait ni discussion ni opposition lorsque son opinion était formée, et qui, par cela seul, ne pouvait se reposer que dans le despotisme, il y avait en lui un principe politique qui a dicté plusieurs de ses démarches. Il disait souvent que, lorsqu’il était arrivé au timon du gouvernement, la Révolution française n’était pas terminée ; qu’il était parvenu à la comprimer, mais que, s’il n’employait pas des moyens violents et forts, elle reprendrait bien vite la marche naturelle qu’elle s’était faite. C’est ce qui le rendait si attentif à étouffer dès leur naissance tous les partis qui paraissaient vouloir se réveiller. Mais, dès lors, il se sentait obligé de s’écarter de la route constitutionnelle.

Il disait encore souvent, et peut-être avec raison, que la France n’avait point pris l’habitude de son autorité ; qu’on le regardait comme un nouveau venu ; qu’on prétendait qu’il devait tenir compte de la complaisance que le peuple avait eue de le mettre sur le trône, et que, par conséquent, il ne lui convenait pas de relâcher les rênes. Il ajoutait qu’il n’y avait que les anciennes dynasties qui pussent être populaires impunément.

Il m’a dit plusieurs fois :

« La France connaît mal ma position, et c’est pour cela qu’elle juge tout de travers la plupart des actes qui émanent de moi. Cinq ou six familles se partagent les trônes de l’Europe, et elles voient avec douleur qu’un Corse est venu s’asseoir sur l’un d’eux. Je ne puis m’y maintenir que par la force ; je ne puis les accoutumer à me regarder comme leur égal qu’en les tenant sous le joug ; mon empire est détruit, si je cesse d’être redoutable. Je ne puis donc laisser rien entreprendre sans le réprimer. Je ne puis pas permettre qu’on me menace sans frapper. Ce qui serait indifférent pour un roi de vieille race est très sérieux pour moi. Je me maintiendrai dans cette attitude tant que je vivrai, et si mon fils n’est pas grand capitaine, s’il ne me reproduit pas, il descendra du trône où je l’aurai élevé, car il faut plus d’un homme pour consolider une monarchie. Louis XIV, après tant de victoires, eût perdu son sceptre à la fin de ses jours, s’il n’en eût pas hérité d’une longue suite de rois. Entre les anciens souverains, une guerre n’a jamais pour but que de démembrer une province ou d’enlever une place ; il s’agit toujours, avec moi, de mon existence et de celle de tout l’empire.

« Au dedans, ma position ne ressemble en rien à celle des anciens souverains. Ils peuvent vivre avec indolence dans leurs châteaux ; ils peuvent se livrer sans pudeur à tous les écarts d’une vie déréglée ; personne ne conteste leurs droits de légitimité ; personne ne pense à les remplacer ; personne ne les accuse d’être ingrats, parce que personne n’a concouru à les élever sur le trône. Quant à moi, c’est tout différent : il n’y a pas de général qui ne se croie les mêmes droits au trône que moi. Il n’y a pas d’homme influent qui ne croie m’avoir tracé ma marche au 18 brumaire. Je suis donc obligé d’être très sévère vis-à-vis de ces hommes-là. Si je me familiarisais avec eux, ils partageraient bientôt ma puissance et le trésor public. Ils ne m’aiment point, mais ils me craignent, et cela me suffit. Je les prends à l’armée ; je leur donne des commandements, mais je les surveille. Ils ont voulu se soustraire à mon joug ; ils ont voulu fédéraliser la France. Un mot de ma part a suffi pour déjouer le complot. Tant que je vivrai, ils ne seront pas dangereux. Si j’éprouvais un grand échec, ils seraient les premiers à m’abandonner.

« Au dedans et au dehors, je ne règne que par la crainte que j’inspire. Si j’abandonnais ce système, je ne tarderais pas à être détrôné. Voilà ma position et les motifs de ma conduite. »

Ainsi croyait-il que, dans sa position, il valait mieux être craint qu’aimé.

Il faisait peu de cas de Henri IV et s’indignait de ce que ce prince désirait qu’on l’appelât le bon Henry. Il ajoutait : « Les rois fainéants étaient aussi de bons rois. » Philippe le Bel et Louis XI étaient les seuls rois de la troisième race qu’il estimât.

Une autre cause qui n’a pas moins contribué à consolider le despotisme de Bonaparte, c’est la gloire militaire que nos armées se sont acquise sous son commandement. Quoique la France payât ses conquêtes de son sang et de ses trésors, elle était loin d’être insensible à ces succès. L’orgueil national était flatté, la nouvelle de chaque victoire était reçue avec enthousiasme. On oubliait ce qu’elle coûtait pour ne voir qu’un résultat favorable à l’honneur français. Et Napoléon, au retour des camps, se trouvait constamment réconcilié avec l’opinion publique.

Cette malheureuse facilité à s’enorgueillir d’un succès, ce moyen sûr de reconquérir les cœurs et de faire diversion aux maux qui pesaient sur l’intérieur, ont plus d’une fois renouvelé la guerre, mais aussi ils ont, à la fin, précipité Napoléon du haut du trône, où il eût pu s’affermir par une bonne administration. En mettant la gloire militaire à la place du bonheur public, Bonaparte a pu avoir des moments d’un règne brillant, mais il ne pouvait pas, par ces seuls moyens, le rendre durable. Il a bien pu parvenir à faire diversion sur le vrai but d’un gouvernement, mais non l’établir solidement.

Il eût été, peut-être, possible de contenir Bonaparte dans de justes bornes, si ses premiers écarts avaient été redressés par les grands corps de l’État, dès le début de la carrière. Alors, sans doute, la nation aurait approuvé ses premiers magistrats. D’ailleurs, cet homme craignait le peuple ; le moindre mécontentement témoigné hautement, la plus légère insurrection l’affectaient plus que la perte d’une bataille ; mais du moment que cet homme s’est vu à la tête d’une armée enorgueillie par ses succès, il a eu dans sa main l’instrument de notre servitude. Toute résistance devenait impossible. La nation elle-même, par amour-propre, s’associait à ses succès, et les droits civils étaient comptés pour rien.

Il faut convenir encore que notre système militaire et administratif facilite singulièrement l’établissement du despotisme. La France, divisée en départements, arrondissements et municipalités, présente partout le chef de l’administration à côté de l’administré. La force militaire est toujours à côté du délinquant ou du prévenu, de sorte que la moindre plainte, le premier cri sont étouffés. Cette organisation, excellente sous un gouvernement paternel, devient un moyen de servitude entre les mains d’un chef ambitieux.

Dans les moments les plus orageux de la Révolution, au sein de cette épouvantable anarchie que la Convention avait organisée, les hommes qui lisent dans l’avenir prévoyaient que la France ne sortirait de cette dissolution générale de tout ordre public que pour tomber dans le despotisme, et cette marche naturelle des révolutions a été singulièrement facilitée par le caractère de Napoléon.

Mais ce qui paraîtra très extraordinaire aux yeux de la postérité, c’est que Bonaparte, qui avait montré, dès sa jeunesse, une passion ardente pour la liberté, Bonaparte, qui avait approuvé les scènes les plus sanglantes de la Révolution et qui, souvent, y avait pris un rôle, ait pu asservir la nation et lui ôter toute son indépendance. On peut dire de lui ce qu’on a dit successivement de tous les hommes qui ont pris part au pouvoir, pendant les périodes orageuses de la Révolution, c’est que la liberté n’était que pour eux et qu’ils pensaient que, pour faire prédominer leurs idées, il fallait comprimer ou étouffer celles des autres. Le changement de position opère seul cette métamorphose d’opinion. Quand on se trouve placé dans les rangs inférieurs, on s’efforce de tout attirer à soi, on se cabre contre l’autorité qui veut que tout fléchisse ; mais lorsque l’on est élevé au rang suprême, on s’indigne de toute résistance, on prend la moindre opposition pour des attentats à l’autorité, et on use naturellement de la force pour la réprimer. Dans l’un et l’autre cas, on s’applique à faire prédominer sa volonté, et l’on tâche de renverser tous les obstacles qui s’y opposent.