Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 1/Chapitre II

Première partie
La jeunesse de Bonaparte
◄  Chapitre I Chapitre II 2ème partie - Chapitre I  ►


CHAPITRE II

LES DÉBUTS DE BONAPARTE.


En sortant de l’école de Valence, Napoléon fut placé dans une compagnie d’artillerie qui était à Nice, où il se rendit ; mais, peu de temps après, il obtint un congé et s’embarqua pour la Corse. En arrivant, il se lia intimement avec Paoli, qui y exerçait une grande influence ; il se fit nommer commandant de la garde nationale et acquit bientôt un tel empire sur les esprits que Paoli, qui déjà méditait de livrer l’île à l’Angleterre, en conçut de l’ombrage.

Sur ces entrefaites, M. de Sémonville fut envoyé en Corse pour y remplir une mission. Bonaparte vint le trouver le lendemain de son arrivée et ne lui cacha pas qu’il avait quitté sa compagnie d’artillerie pour venir prendre le commandement de la garde nationale et déjouer les projets de Paoli, qui lui paraissait très disposé à livrer l’île aux Anglais. Comme la mission de M. de Sémonville avait le même but, ils n’eurent pas de peine à se lier et à s’entendre.

Quelques jours après son arrivée, M. de Sémonville reçut les papiers de Paris qui lui annonçaient le déplorable événement de la mort du Roi. Bonaparte, qui était présent, s’écria à plusieurs reprises : « Oh ! les misérables ! les misérables ! Ils passeront par l’anarchie. »

Quelque temps auparavant, M. de Volney, de retour de son fameux voyage en Égypte et en Syrie, s’était fixé en Corse, où il avait acquis un domaine considérable. Il s’était intimement lié avec Paoli et le jeune Bonaparte, dont il avait su apprécier les talents précoces. Il m’a souvent raconté que Paoli parlait toujours du jeune Napoléon avec admiration. Il paraît même que son séjour en Angleterre n’avait pas changé son opinion, car Mgr le duc d’Orléans, qui l’y a beaucoup connu, m’a dit qu’il était enthousiaste de ses victoires. Paoli disait à Volney que ce jeune homme portait la tête de César sur le corps d’Alexandre, et ajoutait qu’il y avait en lui dix Sylla.

Paoli, qui n’était pas militaire, s’était d’abord déchargé sur le jeune Napoléon de tout le soin de la garde nationale ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir que celui-ci lui inculquait des principes qui n’étaient pas les siens, et qu’il prenait sur elle un ascendant dont il était jaloux ; il s’en était ouvert plusieurs fois à Volney, qui en avait instruit son ami. Celui-ci, confiant et tranquille, lui répondait constamment : « Il a besoin de moi. » Volney insistait toujours pour lui faire partager ses craintes ; il lui prédisait que Paoli ferait incessamment enlever toute sa famille pour la transporter sur le continent. Bonaparte lui répliquait qu’« il avait trop tardé, et que, dans le moment, il était plus fort que lui, et qu’au moindre mouvement de Paoli, il serait arrêté lui-même ».

Paoli dissimula longtemps ; mais au moment de faire éclater ses projets, secondé par les émissaires anglais, il fit enlever la famille Bonaparte, qui vint se fixer à Marseille.

Volney, ami de Napoléon, devint suspect au soupçonneux Paoli ; il s’en aperçut, et ne voulant plus rester dans l’île, il annonça son projet, afin d’obtenir du temps et du repos, et mit ses biens en vente. Il continua à voir Paoli, qui ne lui marquait plus la même confiance et qui, pour s’en débarrasser plus vite, facilitait de tout son pouvoir la vente de sa propriété.

Volney m’a dit une fois que, lorsque, par la suite, il avait vu Bonaparte procédant au partage des royaumes et à la distribution des couronnes, il s’était rappelé que, pendant leur séjour en Corse, il l’avait presque forcé à lui céder pour une très modique somme une portion de son domaine ; on eût dit, ajoutait-il, qu’il préludait alors au partage du gâteau des Rois.

Pendant son séjour à Marseille, Bonaparte s’occupa de ses études et de sa famille, qui y vivait de la mince pension que le gouvernement faisait aux réfugiés corses ; il y maria son frère aîné, Joseph, avec la fille aînée de M. Clary, riche et honnête négociant ; il voulut lui-même épouser la seconde, mais les parents la lui refusèrent ; elle est devenue, par la suite, la femme du général Bernadotte, aujourd’hui roi de Suède.

Bonaparte se lia avec un vieux colonel qui commandait l’arme de l’artillerie à Marseille. Ce vieux militaire, âgé de quatre-vingt-quatre ans, et qui, depuis plusieurs années, n’était pas sorti de sa chambre, reçut l’ordre du Comité de salut public de fortifier Marseille pour mettre cette place à l’abri d’un coup de main. Ce vieillard, que son âge et ses infirmités retenaient chez lui, pria le jeune artilleur de vouloir bien le suppléer et d’exécuter lui-même les ordres du Comité. Celui-ci s’en acquitta en très peu de temps et partit pour Nice, où il venait d’être nommé à un commandement de l’arme de l’artillerie.

En passant à Toulon pour se rendre à son nouveau poste, il s’y arrêta pour voir le général Carteaux, qui en commandait le siège contre les Anglais. Cet homme qui, de mauvais barbouilleur d’enseignes à Paris, était parvenu au généralat, sans talents comme sans services, et conséquemment par l’intrigue des clubs, pria le jeune Bonaparte de visiter avec lui les batteries de siège qu’il venait d’établir ; ils montent à cheval, font plus d’une lieue de chemin, et arrivent à un énorme tas de fumier dont le vieux général avait fait la plate-forme de sa batterie sur laquelle il avait disposé quelques mauvais canons. Bonaparte, n’apercevant aucun boulet, lui demanda où il les gardait en réserve. Carteaux lui répondit que, comme son intention était de brûler la flotte anglaise, il les tenait dans les maisons des paysans, empilés aux coins de la cheminée de la cuisine et gardés par des grenadiers pour les faire rougir au plus vite et les porter eux-mêmes aux pièces avec des mordaches qu’il avait fait faire exprès. À chaque question du jeune officier, le vieux général répondit qu’« il avait tout prévu, qu’il avait placé ses canons sur du fumier pour éviter l’incendie, très commun, des plates-formes en solives de bois, qu’il n’avait pas voulu établir des grils pour chauffer des boulets, parce qu’il avait trouvé des foyers tout faits dans les cheminées des paysans, et que, d’ailleurs, si une sortie de l’armée anglaise arrivait jusqu’à la batterie, il aurait bientôt délogé, et, le lendemain, sa batterie pourrait être rétablie là où il le jugerait convenable ».

Bonaparte se hasarda à lui faire craindre que sa batterie ne fût placée trop loin du port ; il lui fit connaître la portée des pièces qu’il employait et lui dit qu’en jugeant de la distance à l’œil et par approximation, ses boulets, loin d’arriver dans le port, ne parviendraient pas à moitié chemin des remparts de la ville. Cartaux lui répliqua qu’il était sûr de son fait, qu’il avait bien pris ses mesures, et que si, par hasard, ses boulets n’arrivaient pas jusqu’à la flotte, la poudre serait mauvaise, et qu’il ferait pendre, comme traître et conspirateur, le directeur de la poudrerie de Saint-Chamas, qui la lui avait fournie. Bonaparte lui proposa de lancer un boulet pour décider la question ; le boulet fut lancé et arriva à peine à moitié chemin. Nouvelles imprécations contre le directeur de Saint-Chamas, menaces de le faire pendre ; il fallait des exemples ; la République était trahie de toutes parts ; enfin, lorsque Carteaux eut terminé ses imprécations, Bonaparte lui dit froidement que tout cela n’améliorerait pas les poudres, et qu’il fallait rapprocher ses batteries. Je tiens cette anecdote de Bonaparte lui-même, qui riait encore en me la racontant.

Carteaux, qui avait l’intrigue d’un parvenu et la confiance d’un ignorant, a été, sous tous les gouvernements qui se sont succédé, employé non dans les armées, mais dans les places de guerre ; il offrait au ministre du jour de peindre ses campagnes, et, comme le premier tableau n’était jamais fini lorsque survenait un remplaçant, il retournait le tableau pour peindre sur la même toile les batailles du nouveau ministre. J’ai vérifié ces faits à Vincennes dans le temps qu’il y était gouverneur.

Je l’ai vu, à la Malmaison, présenter au premier Consul de vraies caricatures qu’il appelait des dessins sur la campagne d’Italie, en lui témoignant le désir d’en faire des tableaux. Bonaparte parut empressé à répondre à ses vœux ; mais il eut occasion de s’exprimer en éloges sur le compte du fameux Frédéric, roi de Prusse, et Carteaux lui en envoya le portrait le lendemain. Ce portrait fut placé dans le cabinet de la Malmaison, où je l’ai vu très longtemps.

En arrivant à Nice, Bonaparte y trouva Robespierre le jeune et Turreau, en mission auprès de l’armée. Ces représentants voyaient leurs détachements harcelés par les barbets des montagnes et n’osaient faire faire aucun mouvement à leurs troupes ; ils témoignèrent toute leur inquiétude au jeune officier. Celui-ci parcourut les environs de la ville et leur proposa un plan de campagne qui fut adopté. Trois ou quatre jours après, on ne vit plus de barbets. Ce succès donna aux représentants une haute idée des talents du jeune artilleur.

Quelques jours après, Robespierre le jeune reçut l’ordre du Comité de salut public de faire arrêter Bonaparte et de le faire conduire par la gendarmerie aux prisons de la Conciergerie à Paris. Il fut aussitôt mandé auprès du représentant, qui ne crut pas devoir lui laisser ignorer l’arrêté qu’il venait de recevoir et qui, par l’intérêt qu’il lui portait, tâcha de découvrir les causes qui avaient pu motiver un ordre aussi sévère ; le jeune officier confessa toute sa conduite, qui paraissait irréprochable. Robespierre lui dit alors qu’il allait écrire à son frère pour l’engager à faire rapporter l’arrêté, mais qu’en attendant il ne pouvait pas se dispenser de le mettre en arrestation chez lui, sous la garde d’un gendarme ; il l’assura qu’il espérait un bon résultat de ses démarches. Voilà donc Bonaparte aux arrêts dans son domicile. Junot (depuis duc d’Abrantès) logeait avec lui ; mais, moins rassuré que son ami, il lui proposait chaque jour d’étouffer le gendarme, de s’emparer, pendant la nuit, d’une barque du port et d’aller se cacher dans les forêts de la Corse. Bonaparte, plus confiant, se refusa constamment à ces propositions.

Au bout de quinze jours, le rapport de l’arrêté arriva de Paris, et le jeune prisonnier recouvra sa liberté.

Bonaparte, qui pendant ses quinze jours de captivité n’avait eu qu’à se louer de la conduite du gendarme qu’on avait préposé à sa garde, l’a appelé auprès de lui, du moment qu’il a eu le pouvoir, en qualité d’adjudant du palais. Je l’ai vu aux Tuileries, pendant tout le règne de l’Empereur, aux appointements de 4,000 fr.

Bonaparte ne put connaître les motifs de son arrestation que quelques mois plus tard, pendant son séjour à Paris. Il apprit alors qu’après son départ de Marseille pour se rendre à Nice, des membres du club étaient allés visiter les fortifications qu’il y avait construites à la hâte ; ils y avaient observé une batterie tournée vers la ville et qu’on avait destinée à défendre et balayer la campagne en tirant par-dessus les maisons. Nos modernes Vaubans dénoncèrent au club cette disposition comme hostile ; rapport en fut fait en assemblée générale ; délibération s’ensuivit ; le corps d’artillerie fut dénoncé au Comité de salut public comme entaché de conspiration contre la République, et tout aussitôt fut rédigé l’arrêté qui traduisait à la Conciergerie le vieux colonel d’artillerie infirme et âgé de quatre-vingt-quatre ans.

Lorsque le vieux colonel comparut au tribunal, on lui fit connaître son acte d’accusation. Celui-ci se borna à répondre que, depuis six ans, son âge et ses infirmités le retenaient dans son lit ; qu’il n’avait quitté son domicile, depuis cette époque, que pour être transféré à la Conciergerie ; que, jaloux d’exécuter promptement les ordres du Comité de salut public, il en avait chargé un jeune officier d’un grand mérite ; on lui demanda le nom et la résidence du jeune officier ; il répondit qu’il s’appelait Bonaparte, et qu’il le croyait employé à Nice. On rendit le vieillard à la liberté, et l’ordre d’arrêter le jeune Napoléon fut expédié immédiatement.


Volney, que nous avons laissé en Corse occupé à vendre ses propriétés, n’avait plus entendu parler de Bonaparte ; il quitta l’île et s’embarqua pour Nice. À son arrivée dans cette ville, son ami de Corse fut la première personne qu’il y trouva, et celui-ci l’invita à dîner, ce jour-là même, avec le représentant Turreau.

Après dîner, Bonaparte demanda brusquement à Turreau s’il ne rougissait pas de rester à Nice avec une armée inactive de dix mille hommes, et s’il croyait que la guerre des barbets suffît pour illustrer la France et affermir la République. Turreau lui répondit qu’il n’avait aucun ordre du Comité de salut public. « Eh bien ! » répliqua Bonaparte, « c’est à vous à lui en faire honte. Et si, demain, vous voulez nous donner à dîner, à Volney et à moi, je vous développerai mon plan, d’après lequel, avec douze à quinze mille hommes de plus, je me charge de conquérir l’Italie. »

Le dîner fut convenu, Bonaparte communiqua son plan, rédigé en dix-sept articles, dont il fit deux lectures. Il fit connaître sa marche et ses principaux moyens d’exécution.

Turreau lui observa que son armée serait très inférieure en nombre à celle de Beaulieu ; qu’elle était plus mal approvisionnée, et que, d’ailleurs, la résistance que lui opposeraient les places fortes du Piémont permettrait au général autrichien de se recruter, de choisir et de fortifier ses positions, et que, dans un mois, il se trouverait cerné entre l’armée du Piémont et celle d’Autriche.

« Tout est prévu », lui dit Bonaparte, « dès mon début, je livre bataille à Beaulieu et la gagne. Je porte la terreur dans le cœur du Piémont qui m’est découvert, je me fais livrer ses places fortes pour garantir ses États, et je marche sur Beaulieu, sans lui donner le temps de se reconnaître ni d’encadrer ses renforts. Mes soldats ne manqueront plus de rien ; les victoires en doubleront le nombre et le courage ; de conquête en conquête, j’arrive aux portes de Vienne, où je dicte la paix. »

Volney m’a dit souvent que Bonaparte leur parlait en homme inspiré, et que le jour qu’il avait signé le traité de Tilsit, qui l’avait rendu le maître de l’Europe, il devait être moins grand qu’en développant à ses deux amis son plan de la conquête de l’Italie.

Turreau, qui auparavant regardait ce projet comme un acte de forfanterie de la part d’un jeune homme, finit par croire à la possibilité d’exécution et promit de l’envoyer au Comité de salut public. Bonaparte exigea que le projet fût adressé à Carnot sous le couvert du Comité, et annonça qu’il y joindrait un mémoire explicatif très détaillé.

Volney, qui avait fixé dans ses souvenirs les dix-sept articles, les mit par écrit dès qu’il fut rentré chez lui. Ce plan a été l’origine de la grande fortune militaire de Bonaparte, car, deux ans après, Carnot le fit nommer par le Directoire pour aller commander l’armée d’Italie.

Volney partit pour Paris quelques jours plus tard. Après y avoir fait imprimer son excellent ouvrage sur l’Égypte et la Syrie, il s’embarqua pour les États-Unis d’Amérique, où il se lia bientôt avec les amis de Franklin et les vieux compagnons d’armes de Washington.

Peu de temps après l’arrivée de Volney aux États-Unis, on y apprit que le Directoire avait nommé un jeune homme de vingt-quatre ans pour commander en Italie une armée de vingt-quatre mille hommes, contre une armée de cinquante mille aux ordres du général le plus expérimenté de l’Autriche. Les vieux militaires en riaient de pitié : ils croyaient fermement qu’il n’y avait plus chez nous ni hommes, ni raison ; ils plaisantaient Volney sur la République et lui prédisaient une chute prochaine. Celui-ci cherchait à calmer leurs craintes ; il les assurait qu’à la vérité le nouveau commandant était un jeune homme, mais un jeune homme d’un très grand mérite, et lorsqu’on le pressait de leur dire quels pouvaient être les plans de ce jeune militaire, il feignait de les ignorer ; « mais, à sa place, leur disait-il, je pénétrerais en Italie par tel point, je battrais Beaulieu sur tel point, et le poursuivrais, l’épée dans les reins, jusque sous les murs de Vienne, sans lui donner le temps ni de se rallier, ni de se recruter, ni de se fortifier, ni de s’approvisionner, et là je dicterais mes conditions de paix ». Volney trouvait des raisons à tout, même aux nombreuses plaisanteries qu’on se permettait contre lui et son jeune commandant, et il se bornait constamment à leur dérouler, sans en convenir, le plan de campagne qu’il avait confié à sa mémoire. On s’attendait chaque jour à apprendre la déroute de notre armée et l’invasion de la France par l’armée autrichienne, lorsque les papiers publics annoncèrent la défaite de Beaulieu et l’occupation des forteresses du Piémont.

Volney fut alors très recherché ; chacun allait chez lui pour apprendre les événements futurs, et ses prédictions se réalisaient constamment.

Les Américains ne crurent plus alors que Volney ne fût qu’un voyageur venu parmi eux pour y étudier le pays et la nation : ils se persuadèrent que c’était un militaire distingué qu’on avait proscrit. Ils le croyaient tantôt Moreau, tantôt Masséna, tantôt Augereau ; mais comme tous ces généraux jouaient alors un grand rôle sur le théâtre de la guerre, les bulletins en faisaient souvent mention, et chaque courrier venait dissiper leur croyance.

Enfin, vers la fin de la campagne, Volney leur découvrit l’origine de ses talents militaires, et il leur avoua franchement qu’il avait tout appris dans un dîner que le jeune commandant, alors âgé de vingt et un à vingt-deux ans, lui avait donné à Nice. « Heureusement, ajouta-t-il, que pour la réputation militaire que je me suis faite ici, il n’a pas changé la moindre chose au plan qu’il s’était tracé. »


Nous avons laissé Bonaparte à Nice, impatient d’agrandir et d’illustrer sa carrière. Carnot l’avait déjà jugé d’après le plan d’invasion de l’Italie, qu’il lui avait envoyé ; il le fit nommer pour aller commander l’arme de l’artillerie au siège de Toulon. Bonaparte y trouva le brave général Dugommier, bien digne de l’entendre et de l’apprécier. Ils concertèrent entre eux le plan d’attaque ; la partie la plus périlleuse en fut confiée à Bonaparte, qui enleva par une manœuvre hardie et habile la principale redoute, ce qui les rendit maîtres de la place et du port. Je lui ai entendu raconter qu’en marchant à l’attaque, un grenadier eut à ses côtés le crâne emporté par un biscaïen, et que ce brave homme tomba à ses pieds en s’écriant : « Camarades, au moins je ne tourne pas le dos à l’ennemi. » Au reste, on était brave de part et d’autre, ajoutait-il, « car nous fûmes forcés de hacher sur leurs pièces les canonniers qui servaient les batteries anglaises ; ils étaient tous Français ».

Quelque temps après le siège de Toulon, Bonaparte vint à Paris, où il trouva le moyen de se faire attacher dans le bureau des plans au Comité de salut public. Ses talents lui acquirent l’estime de tous ceux qui pouvaient les apprécier. Son caractère, la profondeur et la hardiesse de ses vues lui aliénèrent tous les gens médiocres ; ce fut à tel point qu’après le 9 thermidor, le colonel Aubry, dirigeant la partie militaire au Comité de salut public, le raya du tableau, comme incapable. Il ne fut rétabli que sur les instances de Clarke, de Carnot et de Le Doulcet de Pontécoulant.

Pendant les derniers temps du Comité de salut public et le commencement du Directoire, on ne voit figurer Bonaparte qu’à la journée du 13 vendémiaire, où, avec douze cents hommes, il repoussa l’agression des sections de Paris contre le gouvernement. Barras lui avait fait confier ce commandement, dont il s’acquitta avec une rare habileté. Ce succès le fit connaître du public et prépara les esprits à apprendre, avec moins d’étonnement, sa nomination au commandement en chef de l’armée d’Italie.

Lorsqu’il arriva à l’armée d’Italie, aucun des généraux ne le connaissait, et Masséna m’a raconté qu’à la première visite qu’ils lui firent, ils en prirent d’abord une mince idée. Sa petite taille, sa figure chétive ne les prévinrent pas en sa faveur. Le portrait de sa femme qu’il tenait à la main et qu’il fit voir à tous, son extrême jeunesse par-dessus tout, leur persuadèrent que cette nomination était encore l’œuvre de l’intrigue ; « mais un moment après, il se coiffa de son chapeau de général et parut se grandir de deux pieds, ajoutait Masséna. Il nous questionna sur la position de nos divisions, leur matériel, l’esprit et l’effectif de chaque corps, nous traça la direction que nous devions suivre, annonça que, le lendemain, il inspecterait tous les corps et que, le surlendemain, ils marcheraient sur l’ennemi pour lui livrer bataille ». Il leur parla avec tant de dignité, tant de précision, tant de talent, qu’ils se retirèrent convaincus qu’ils avaient enfin un vrai capitaine.


*
* *

Jusqu’ici, nous n’avons extrait de la jeunesse de Bonaparte que quelques faits qui annoncent un grand caractère, de l’ambition et des facultés peu communes. Tout en lui fait présager le plus brillant avenir. Il ne lui manquait que des circonstances propres à développer son génie. Ces circonstances lui sont offertes à l’âge de vingt-quatre ans.

Dès ce moment, Bonaparte va occuper la première place sur la grande scène du monde et attirer tous les regards. Il va devenir l’arbitre des nations, et tous ses actes seront du domaine de l’histoire.

Assez d’autres décriront ses campagnes et jugeront sa politique et son gouvernement. Pour moi, qui l’ai surtout observé dans son intérieur, je vais rentrer dans sa vie privée et, en le dépouillant de tout l’éclat de sa grandeur et du prestige de ses victoires, me borner à faire connaître ses goûts, son caractère, ses principes, ses affections, ses jugements sur les hommes et sur les choses.