Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 2/Chapitre II

Deuxième partie
Les idées et les jugements de Bonaparte
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CHAPITRE II

QUELS SONT LES PRINCIPES DE GOUVERNEMENT QU’A SUIVIS BONAPARTE PENDANT LE CONSULAT.


Nous aurons l’occasion de prouver ailleurs que, lorsque Bonaparte a pris les rênes du gouvernement, il était dans une profonde ignorance non seulement des principes de l’administration, de la jurisprudence et de la géographie, etc., mais qu’il ignorait parfaitement les formes du gouvernement qui avait existé avant la Révolution. Bonaparte avait beaucoup rêvé, mais jamais étudié. Et les connaissances mathématiques dont on lui a fait tant d’honneur étaient bien peu étendues chez lui. Sa seule gloire militaire l’avait porté au rang suprême. Cette seule gloire l’entourait de tous les prestiges de l’enthousiasme et de l’illusion. Et elle l’a soutenu jusqu’à la fin.

Bonaparte avait un mérite qui est d’autant plus rare qu’on est parvenu à un rang plus élevé. Il ne rougissait pas du peu de connaissances qu’il avait dans les détails de l’administration générale. Il questionnait beaucoup, demandait la définition et le sens des mots les plus usités ; il provoquait la discussion et la faisait continuer jusqu’à ce que son opinion fût formée. Comme il lui est arrivé souvent d’entendre mal les mots qu’on prononçait devant lui pour la première fois, il les a reproduits constamment par la suite tels qu’il les avait entendus. Ainsi, il disait habituellement :

Îles Philippiques pour Philippines ;

Section pour session ;

Point fulminant pour point culminant ;

Rentes voyagères pour rentes viagères ;

Armistice pour amnistie, etc.

Dans les quatre années de son consulat, il réunissait chaque jour plusieurs conseils. Là, tous les objets d’administration, de finances, de jurisprudence, étaient successivement agités. Et comme il était doué d’une grande pénétration, il lui échappait souvent des aperçus profonds, des réflexions judicieuses qui étonnaient les hommes les plus versés dans ces affaires.

Les conseils se prolongeaient souvent jusqu’à cinq heures du matin, parce qu’il ne lui est jamais arrivé d’abandonner une question sans que son opinion fût faite ; et, à ce sujet, il était assez difficile, parce qu’il se contentait rarement de celle qui était produite par les hommes les plus éclairés. À cette époque, les ministres et le conseil d’État avaient sur lui quelque pouvoir. Son jugement n’étant pas encore formé sur la plupart des sujets, il souffrait la discussion, et c’était possible alors de l’éclairer, souvent même de faire prévaloir l’avis qu’on émettait en sa présence. Aussi cette époque a-t-elle été marquée par des travaux en jurisprudence, en administration et en finances qui ont été admirés de toute l’Europe et qui feront longtemps l’orgueil de la France.

Mais, du moment que Bonaparte a eu des idées, vraies ou fausses, arrêtées sur tous les objets d’administration, alors il n’a plus consulté personne ; ou, s’il consultait, ce n’était plus pour embrasser les avis qu’on lui donnait. Il suivait constamment ses idées ; son opinion était sa seule règle de conduite ; il se moquait avec aigreur de tous ceux qui émettaient un avis différent du sien ; il cherchait à les tourner en ridicule et disait souvent, en se frappant la tête, que « ce bon instrument lui était plus utile que les conseils des hommes qui passaient pour avoir de l’instruction et de l’expérience ».

Il faut avoir observé cette période de quatre ans pour bien juger des changements qui se sont opérés chez le premier Consul. Jusque-là, il cherchait à s’entourer des esprits les plus forts dans chaque parti. Bientôt le choix de ses agents commença à lui paraître indifférent. Aussi appelait-il indistinctement dans son conseil et aux premières places de l’administration ceux que la faveur ou l’intrigue lui présentaient, se croyant assez fort pour gouverner et administrer par lui-même. Il écartait même avec soin tous ceux dont le talent ou le caractère l’importunaient. Il lui fallait des valets, et non des conseillers, de sorte qu’il était parvenu à s’isoler complètement. Les ministres n’étaient plus que des chefs de bureau. Le conseil d’État ne faisait plus que donner la forme à des décrets émanés de lui. Il administrait jusque dans les plus petits détails. Tout ce qui l’entourait était timide et passif. On étudiait la volonté de l’oracle et on l’exécutait sans réflexion.

Une fois parvenu à concentrer en lui toute l’administration et à ne prendre conseil que de lui-même, Bonaparte conçut le projet de se former une génération de séides. Il disait souvent que les hommes de quarante ans étaient imbus des principes de l’ancien régime, et par suite ne pouvaient être dévoués ni à sa personne ni à ses principes. Il conçut de l’aversion pour eux, et dès lors forma auprès de lui une pépinière de cinq à six cents jeunes gens qu’il appelait successivement à toutes les fonctions. On voyait un jeune homme de vingt-deux ans placé à la tête d’un département ; d’autres nommés à des intendances dans les pays conquis ; un autre, à peine âgé de trente ans, et sans aucune étude préalable, remplissait les fonctions importantes de grand juge ministre de la justice. Tous ces jeunes gens n’avaient ni les lumières, ni la considération, ni les convenances nécessaires ; mais il les croyait dévoués à sa personne et à son gouvernement, et cela lui suffisait. Il avait porté les mêmes principes dans l’organisation de l’armée. La gloire de nos anciens généraux l’importunait, leurs conseils lui déplaisaient ; et, dans les dernières années, il cherchait bien moins à employer le talent qu’à payer le dévouement à sa personne.

Ce système de conduite dérivait partout du même principe : c’est que, s’étant isolé du reste des hommes, ayant concentré dans ses mains tous les pouvoirs et toute l’action, bien convaincu que les lumières et l’expérience d’autrui ne pouvaient lui être d’aucun secours, il pensait qu’il n’avait besoin que de bras, et que les plus sûrs étaient ceux d’une jeunesse dévouée.

Cette conduite de la part de Bonaparte n’a pas peu contribué à lui aliéner l’esprit des Français. Un département qui se voit placé sous l’administration d’un écolier se croit humilié par ce choix ; sa confiance dans le chef du gouvernement s’affaiblit ; son respect pour la magistrature n’existe plus, et le mépris pour l’administrateur relâche bientôt les liens qui doivent l’attacher au monarque. La résistance à un pouvoir mal placé s’établit peu à peu. La lutte s’engage, et l’administré, qui ne peut se rattacher au chef par un mandataire qu’il n’estime point, ne tarde pas à avoir pour le chef les sentiments que lui inspire l’agent qui le représente.

Comme Napoléon avait réuni dans sa main tous les pouvoirs, il voulait avoir dans les provinces des instruments serviles et passifs de ses volontés. Il se croyait assez fort pour tout gouverner de cette manière. Les hommes instruits lui paraissaient déplacés par cela seul qu’ils pouvaient raisonner sa conduite ; les hommes aimés et estimés étaient bientôt déplacés, par cela seul qu’ils partageaient avec lui l’amour des administrés. Il poursuivait son système d’administration jusque dans les dernières ramifications. Il préférait un administrateur craint à un administrateur aimé, et on l’a vu soutenir avec obstination des préfets abhorrés, par cela seul que, selon lui, ils n’avaient pas d’autre refuge qu’en lui et qu’il était assuré de leur fidélité à sa personne. On l’a vu conserver des ministres et lutter constamment contre l’opinion publique par cela seul qu’ils étaient détestés de tous les agents de leur administration.

Lorsque Bonaparte a été porté à la tête du gouvernement, les partis qui s’étaient formés dans les dix premières années de la Révolution étaient dans toute leur force. Tous les hommes s’étaient classés dans l’une ou l’autre des factions, et comme elles avaient prédominé tour à tour, il en était résulté de l’aigreur, des animosités, des désirs de vengeance qui séparaient les Français en autant de partis, de manière que la passion était partout et l’amour du pays nulle part.

Dans cette position difficile, Bonaparte conçut le projet de tout réunir, de tout amalgamer.

Il mit dans le même corps, et à côté l’un de l’autre, des hommes qui étaient en opposition de caractère et d’opinion depuis dix ans, des hommes qui se détestaient et étaient en guerre ouverte, des hommes qui s’étaient proscrits réciproquement dans les diverses phases de la Révolution. Bonaparte avait mis Merlin et Muraire à la tête de la Cour de cassation. Le premier avait fait proscrire et déporter le second au 18 fructidor. Eh bien, ces hommes, très étonnés de se trouver côte à côte dans la même assemblée, finissaient par se réconcilier, et plusieurs même par se lier de l’amitié la plus étroite. Ils parlaient des événements passés comme des accès d’un vrai délire révolutionnaire. Ils ne voyaient plus que des devoirs à remplir et des souvenirs à effacer par un retour sincère et une conduite irréprochable. C’est ainsi que Bonaparte avait réuni les talents dans tous les genres et fondu tous les partis. L’histoire de la Révolution était alors pour nous à la même distance que celle des Grecs et des Romains.

Bonaparte avait rouvert la porte de la France aux émigrés, à l’exception d’un petit nombre, dont il croyait encore la présence dangereuse pour le repos de la France ou l’affermissement de son gouvernement. Il en avait placé plusieurs dans sa maison, au Sénat et dans l’administration. Il donnait du service aux armées à plusieurs autres. Il rendait les domaines non aliénés à ceux d’entre eux dont il croyait connaître le dévouement. Par ce moyen, aucune des anciennes castes n’était proscrite. Tous pouvaient aspirer à des places, et tous, quoi qu’on en dise, les briguaient et les acceptaient avec reconnaissance. Ceux qui s’enorgueillissent aujourd’hui de n’avoir pris aucun emploi, prouveraient difficilement qu’ils en ont refusé. Je crois même qu’il y aurait eu du danger dans le refus, et c’est la manière la plus noble dont ceux qui ont accepté les faveurs de Napoléon peuvent justifier leur conduite ; car on se rappelle que Bonaparte ne consultait pas les personnes sur lesquelles s’arrêtaient ses choix, et qu’il souffrait encore moins qu’on lui refusât. Sans doute quelques individus se sont tenus à l’écart et n’ont ni encensé ni insulté l’idole du jour, mais son oubli fait leur principal mérite.

Bonaparte avait porté si loin son système de fusion qu’il a désigné plusieurs fois des fils de grande famille pour des places de sous-lieutenant à l’armée ou pour des places dans ses lycées ou ses écoles militaires. On recevait une commission du ministre de la guerre sans l’avoir provoquée, et on obéissait sans réclamer, parce qu’on savait que les réclamations étaient inutiles.

Bonaparte avait appliqué ce système de fusion à tous les pays qu’il faisait passer sous sa domination. On a vu des Hollandais, des Belges, des Piémontais, des Génois, des Toscans, des Romains, des Parmesans, dans son conseil d’État, au Sénat et dans les tribunaux. Il exigeait que les enfants des pays réunis fussent élevés en France. Il forçait même ceux dont les opinions étaient le plus prononcées contre la réunion de leur pays ou contre le nouvel ordre de choses, à vendre leurs propriétés pour en placer le produit sur des biens-fonds dans l’intérieur de la France.

Bonaparte regardait du même œil les hommes qui appartenaient aux anciennes castes privilégiées et ceux que la Révolution avait mis en évidence. Il ne faisait distinction de personne, et, sous ce rapport, il régnait auprès de lui une égalité parfaite. Cependant, les promoteurs de la Révolution lui ont fait constamment un crime de s’entourer de ces hommes-là ; ils ne pouvaient pas se persuader qu’il y eût de la bonne foi de leur part, ni de l’attachement pour sa personne ; ils les regardaient comme des espions qui épiaient un moment de défaveur de la part de la fortune pour ressaisir leurs premiers avantages. Mais Bonaparte ne partageait pas ces craintes ; il se croyait assez fort pour tout enchaîner et tout asservir. Il ne lui est pas venu un instant dans l’idée qu’il pût être culbuté tant qu’il vivrait. Et c’est peut-être cette persuasion qui l’a constamment porté aux extrêmes et lui a fait mettre sa couronne en problème à chaque événement. Il avait été si bien secondé par la fortune dans toutes ses entreprises, qu’il était parvenu à croire que ce qu’il appelait son étoile ne pâlirait jamais.

L’opération la plus hardie qu’ait faite Bonaparte, pendant les premières années de son règne, a été le rétablissement du culte sur ses anciennes bases.

Pour bien juger de l’importance et de la difficulté de cette entreprise, il faut se reporter à cette époque où la haine la plus acharnée et le mépris le plus profond pesaient sur le clergé. L’idée de rétablir la juridiction du Pape sur une classe de Français était tellement en opposition avec l’esprit public et l’opinion du temps, que lui seul pouvait concevoir et exécuter ce grand œuvre.

Pour bien juger cet événement, il faut remonter aux sources et voir par quels motifs Bonaparte a pu être déterminé à cet acte vraiment extraordinaire.

On a coutume de regarder Bonaparte comme un impie, un athée, etc. Je ne puis pas partager cet avis, et ceux qui l’ont connu dans les années de son Consulat seront de mon opinion. Alors Bonaparte n’était pas dévot, mais il croyait à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. Il parlait toujours de la religion avec respect et plaisantait souvent ceux qu’il croyait athées. Il pensait surtout qu’un peuple ne pouvait pas exister sans religion. Avant de proclamer le rétablissement du culte, et surtout au moment où il méditait ce projet, il parlait dans ce sens à toutes les personnes de son intérieur, sans qu’aucune se doutât qu’il allait le mettre à exécution. Il disait souvent que l’empereur de Russie et celui de Constantinople avaient sur lui un immense avantage, celui de commander aux consciences. Il ajoutait : « Je ne puis pas parvenir à ce degré de pouvoir, mais du moins je ne dois pas m’aliéner les consciences de mes sujets. Il faut donc que je rende au peuple la plénitude de ses droits en fait de religion. Les philosophes en riront, mais la nation me bénira. » Outre le principe de religion, il y avait donc encore un principe de politique qui déterminait sa résolution, et, quoique cet acte n’eût l’approbation d’aucune des personnes qui l’entouraient, il l’exécuta.

Lorsqu’il se décida à cette grande mesure, il avait sans doute mal calculé l’inflexible autorité de la cour de Rome. Aussi ne tarda-t-il pas à avoir des démêlés avec elle. Il avait cru pouvoir la maîtriser, en considération du service qu’il rendait à l’Église. Il ne trouva que résistance et opposition. La faveur qu’il avait obtenue près du peuple par le rétablissement du culte se tourna en haine contre lui, dès qu’il fut en controverse avec le Pape. Les évêques, surtout les curés, qu’il avait rendus à leur souverain spirituel, tournèrent contre lui les armes qu’il avait mises dans leurs mains, et ses querelles avec le Pape lui aliénèrent presque tous les cœurs. Ainsi, peu de temps après le rétablissement du culte, il obtint un effet parfaitement opposé à celui qu’il en avait attendu.

Ses querelles avec le Pape l’ont sérieusement occupé pendant plusieurs années. Il a employé successivement la raison et la force pour les terminer. Il a tourmenté de toutes les manières le vieillard qui était assis sur le trône de l’Église. Il l’a dépouillé, il l’a exilé. Il l’a fait circonvenir par des évêques et des cardinaux ; mais cet homme vénérable est resté inébranlable dans ses principes.

Toutefois, ces querelles ont présenté des phénomènes qu’il est bon de ne pas passer sous silence. Bonaparte, sans être dévot, était religieux, et si ses démêlés avec le Pape ne fussent pas survenus, je ne doute pas qu’à quarante-cinq ans il n’eût été dévot. Il croyait à la fatalité ; il faisait même publiquement profession d’y croire ; mais entre un fataliste et un dévot, il n’y a pas loin. Ces querelles le mirent dans le cas de lire beaucoup d’ouvrages de controverse. Elles l’obligèrent à consulter un grand nombre d’évêques et de cardinaux. Et comme dans les livres il ne trouva que du fatras, et que dans les membres du clergé il vit une différence d’opinions telle qu’ils ne s’accordaient sur aucun point, il commença à voir qu’il n’y avait rien de fixe, rien d’arrêté sur la croyance. Il disait souvent que « chaque prêtre avait sa religion à part, que celle du Pape différait de celle des cardinaux, qui, à leur tour, ne s’accordaient pas entre eux ; que l’archevêque de Tours était en opposition de principes avec l’évêque de Nantes, celui de Nantes avec celui d’Évreux, etc. » ; d’où il conclut qu’il n’y avait rien de fixe dans les principes de la religion.

Dès lors, il commença à ne plus y croire. Il parlait avec plaisir de ces discordances d’opinions sur les bases fondamentales de la religion. Il ajoutait qu’il n’était plus étonné que les membres du clergé ayant fait des études exactes fussent tous mécréants, et que, s’il se trouvait parmi eux des hommes de génie qui avaient soumis leur croyance, c’est qu’ils n’avaient jamais approfondi les matières de la religion dans le dessein d’affermir leur foi, mais dans l’intention formelle d’emmailloter celle des autres. Il les comparait à des géomètres qui partent d’une formule pour en faire des applications sans vérifier si la formule est exacte.

Comme il avait eu plusieurs conférences avec le Pape et qu’il était entré constamment en discussion avec lui sur les objets contestés, il se prévalait de sa supériorité et ajoutait plaisamment qu’il se renfermait dans son fort interne, contre lequel il n’y avait plus de batteries à faire jouer.

Ceci me rappelle les orageuses discussions sur le Concordat. M. Cretet, qui négociait pour Napoléon, croyait pouvoir opposer la raison et le bon sens aux prétentions du cardinal Caselli, théologien du Pape ; mais celui-ci, pour toute réponse, levait les mains au ciel et invoquait le Saint-Esprit, Spirito santo.

L’Empereur avait adopté la religion de M. Duvoisin, évêque de Nantes et ancien professeur distingué de la Sorbonne. C’était là son oracle. Je me rappelle que, le 24 décembre 1813, dans une longue conversation qu’il eut avec moi sur la religion et dans laquelle il m’exposait ses principes, il me dit : « L’Impératrice se confessait à l’évêque de Nantes et s’accusait de faire gras le vendredi et le samedi. L’évêque lui demanda si l’Empereur en faisait de même. Oui, répondit-elle. — Eh bien ! vous faites bien de faire comme lui, ajouta l’évêque. Vous devez toujours supposer qu’il a la permission pour lui et sa famille. Toute autre conduite de votre part imprimerait une tache sur son front. » L’Impératrice voulut consulter le cardinal Fesch, qui lui répondit que, si l’Empereur voulait lui faire faire gras, elle devait lui jeter son assiette à la figure. « Voilà, disait-il, deux docteurs de la loi en opposition ; mais le premier est éclairé et juge d’après des principes, l’autre est un imbécile qui cherche à se faire un parti, en affectant un rigorisme qui n’est pas dans ses mœurs privées. »

L’évêque de Nantes avait donné l’absolution à l’Impératrice, qui demanda à communier en public à la chapelle. « Je ne le permets pas, dit l’évêque, parce que vous feriez observer au public que votre mari ne suit pas votre exemple, et vous lui feriez tort. Je vous dirai la messe dans mes appartements, et vous communierez de ma main. »

Dans le temps qu’il avait réuni les Juifs en sanhédrin à Paris, j’assistai un jour à son dîner où il causait gaiement de diverses choses. Tout à coup entre le cardinal Fesch, avec un air très préoccupé qui frappa l’Empereur : « Qu’avez-vous donc ? lui dit-il. — Ce que j’ai, c’est facile à comprendre. Comment ! lui dit-il, vous voulez donc la fin du monde ? — Eh ! pourquoi ? repartit l’Empereur. — Ignorez-vous, reprit le cardinal, que l’Écriture annonce la fin du monde du moment que les Juifs seront reconnus comme corps de nation ? » Tout autre eût ri de cette sortie du cardinal. Mais l’Empereur changea de ton, parut soucieux, se leva de table, passa dans son cabinet avec le cardinal, en sortit une heure après. Et, le surlendemain, le sanhédrin fut dissous. L’Empereur était encore alors dans toute sa croyance sur la fatalité, la religion, etc.

Lorsque Napoléon a vu la mauvaise tournure que prenaient ses discussions avec le Pape, lorsqu’il a été convaincu qu’il ne pouvait ni le forcer ni l’intimider, et que son Concordat avait produit par les résultats un effet opposé à ses premiers desseins, non seulement il regrettait d’avoir opéré ce changement, mais il disait hautement qu’il eût mieux fait de se déclarer protestant, en ajoutant qu’« à cette époque, vingt millions de Français eussent suivi son exemple, et que la France serait déjà dégagée de ses liens honteux avec Rome et de plusieurs préjugés qui avilissent la nation. Tant que la foi catholique, apostolique et romaine a été le principal et presque le seul mobile des consciences, il a fallu sans doute, disait-il, que les chefs du gouvernement caressassent l’idole où se rattachait toute la croyance ; mais du moment que les lumières ont jeté du ridicule sur cette théocratie, il eût fallu en profiter pour secouer ce joug humiliant. Un pouvoir étranger qui dispose des cœurs a plus d’empire que celui qui dispose des corps. Il forme à son gré l’amour ou la haine contre le souverain, et ce dernier est sous sa dépendance dans ce qu’il a de plus cher et de plus sacré ».

Lorsque le Pape fut appelé à Fontainebleau, Napoléon avait cru qu’en le privant de son entourage il en viendrait plus aisément à bout. Il plaça auprès de lui le cardinal de Bayane, l’archevêque de Tours, l’évêque de Nantes et celui de Trèves, qui tous blâmaient son obstination et pensaient qu’il pouvait allier les devoirs sacrés de la religion avec les demandes de l’Empereur ; mais le Pape se montra inflexible. Alors Napoléon se décida à aller négocier lui-même, espérant, par ce moyen, vaincre une obstination qui avait résisté à tous les prélats. Il voit le Pape, le menace d’abdiquer la religion catholique et lui trace le cercle de Popilius pour obtenir une prompte réponse. Le Pape intimidé fait des concessions et signe l’acte fameux qui a été publié dans le temps. L’Empereur revient à Paris, enchanté de sa victoire ; mais le Pape, qui avait eu le temps alors de réfléchir ou plutôt de consulter, lui adressa sa rétractation, et les choses se trouvèrent moins avancées qu’auparavant. Je me souviens des scènes de colère que donna l’Empereur à ce sujet. Il racontait à tout le monde sa conduite avec le Pape. Il accusait en termes vils et injurieux tous les cardinaux qui formaient son conseil. Il publiait les arguments qu’avait employés l’évêque de Nantes pour vaincre l’opiniâtreté du Saint-Père ; mais, au lieu de se porter aux excès dont il avait souvent menacé le Pape, il disait qu’il attendrait la mort de ce Pontife pour exécuter ses projets.

Jamais, dans le cours de seize années d’un gouvernement orageux, Napoléon n’a rencontré autant de résistance ni éprouvé plus de chagrin que lui en a causé sa querelle avec le Pape. Quelques jours lui suffisaient pour obtenir des premiers potentats de l’Europe tout ce qu’il désirait. Mais toute sa puissance est venue échouer contre l’évêque de Rome. Il n’est pas d’événement dans sa vie qui lui ait plus aliéné l’esprit du peuple que ses démêlés et sa conduite avec le Pape ; de sorte que ce principe de gouvernement sur lequel il avait cru pouvoir appuyer sa puissance s’est tourné contre lui par les résultats qui en ont été la suite.


Napoléon était sans cesse en garde contre l’ambition des généraux et le mécontentement du peuple ; et il était constamment occupé à étouffer l’une et à prévenir l’autre. On l’a vu, dans tous les temps, observer la plus grande réserve avec les généraux ; il les tenait toujours à une grande distance de lui ; il leur adressait à peine la parole et seulement sur des choses indifférentes. Ils ne connaissaient ses ordres qu’au moment où il fallait partir pour les exécuter. S’étaient-ils distingués, il se bornait à dire qu’ils avaient fait leur devoir : quelquefois seulement, il les mentionnait honorablement dans ses bulletins. Étaient-ils malheureux, toute la faute en était à eux, et jamais ni à l’infériorité des troupes qu’il avait mises sous leur commandement, ni aux mauvaises positions dans lesquelles cette infériorité les avait placés.

Aussi, à l’exception de deux ou trois qui l’avaient connu dans sa jeunesse et qui avaient conservé avec lui une certaine liberté, les autres l’approchaient en tremblant, et ils ne pourraient pas dire qu’ils aient jamais eu avec lui un moment de liberté. Il les accablait de fortune, en leur accordant des majorats dans les pays conquis, d’abord parce qu’il fallait former des maisons opulentes à la Cour, où il n’y en avait aucune, et ensuite pour les lier plus particulièrement à son sort et les intéresser au maintien de ses conquêtes.

Je n’ai jamais surpris l’Empereur faire l’éloge d’aucun général, et souvent je l’ai entendu les critiquer vertement tantôt sur leur peu de talent, tantôt sur leur mauvaise conduite. Il a répété bien des fois en parlant des maréchaux : « Ces gens-là se croient nécessaires, et ils ne savent pas que j’ai cent généraux de division qui peuvent les remplacer. » Accoutumé à rapporter tout à lui, à ne voir que lui, à n’estimer que lui, Napoléon paralysait tout ce qui l’entourait. Il ne voulait pas d’autre gloire que la sienne. Il ne croyait du talent qu’à lui seul.

Voilà pourquoi, à la guerre comme au conseil, il accaparait tout, il s’attribuait tout. Les hommes n’étaient plus, à ses yeux, que des machines qu’il se croyait destiné à faire mouvoir, et ces hommes étaient, par cela seul, timides, irrésolus, presque indifférents. De là vient qu’il avait des succès partout où il était, et des revers là où il n’était pas. Une autre cause devait encore grossir ses succès et diminuer ceux de ses généraux, c’est qu’il osait tout parce qu’il ne dépendait de personne, et qu’il pouvait sacrifier les hommes et le matériel sans crainte de blâme, tandis que ses généraux calculaient les pertes et craignaient toujours d’encourir sa disgrâce, ce qui les rendait craintifs et moins audacieux.

La conduite altière de Napoléon vis-à-vis de ses généraux s’explique d’après des principes ou des propos que je lui ai entendu énoncer bien des fois :

« Je suis arrivé jeune, disait-il, à la tête des armées. Ma première campagne a étonné l’Europe ; l’ineptie du Directoire ne pouvait plus me soutenir au degré où j’étais parvenu. J’entrepris une expédition gigantesque pour occuper les esprits et augmenter ma gloire. Mes anciens se sont perdus dans le repos ou déshonorés dans les revers. Lorsque j’ai vu la France aux abois, je suis revenu et j’ai trouvé le chemin du trône ouvert de toute part. J’y suis monté comme le dernier espoir de la nation.

« À peine assis, j’ai vu les prétentions se ranimer. Moreau, Bernadotte, Masséna ne me pardonnaient plus mes succès. J’ai dû, non les craindre, mais les soumettre, et mon plan de conduite vis-à-vis d’eux a été bientôt arrêté.

« Ils ont essayé plusieurs fois ou de me culbuter ou de partager avec moi. Comme le partage était moins aventureux, douze généraux ourdirent un plan pour diviser la France en douze provinces. On me laissait généreusement pour mon lot Paris et la banlieue. Le traité fut signé à Ruel. Masséna fut nommé pour me l’apporter. Il s’y refusa, en disant qu’il ne sortirait des Tuileries que pour être fusillé par ma garde. Celui-là me connaissait bien. Pichegru et Moreau viennent conspirer dans Paris. On connaît le résultat de leurs intrigues. Ma position n’était pas ordinaire, il ne fallait pas que ma conduite le fût.

« La crainte et l’espoir de fortune et de faveurs devaient exister seuls entre eux et moi. J’ai été prodigue de l’un et de l’autre. J’ai fait des courtisans, je n’ai jamais prétendu me faire des amis. »

Voilà, à peu près, ce qu’il me disait le 23 février 1808. On peut appuyer ces principes de plusieurs faits. Le général Gouvion Saint-Cyr se présenta un jour au lever des Tuileries. L’empereur lui adressa la parole d’un ton calme :

Napoléon. — Général, vous arrivez de Naples ?

Le général. — Oui, Sire, j’ai cédé le commandement au général Pérignon, que vous avez envoyé pour me remplacer.

Napoléon. — Vous avez sans doute reçu la permission du ministre de la guerre ?

Le général. — Non, Sire, mais je n’avais plus rien à faire à Naples.

Napoléon. — Si, dans deux heures, vous n’êtes pas sur le chemin de Naples, avant midi, vous êtes fusillé en plaine de Grenelle.

Je l’ai vu traiter de la même manière le général Loison, qui avait quitté Liège, où il commandait, pour venir passer deux jours à Paris, où des affaires pressantes l’appelaient.

Nous avons dit que deux ou trois généraux avaient conservé auprès de lui une liberté de pensée et de conduite que les autres n’avaient pas. Le maréchal Lannes est néanmoins le seul qui ait gardé sa franchise et son indépendance. Passionné pour Napoléon, il n’a jamais souscrit aux caprices de son maître, il ne lui a jamais ni masqué ni caché sa manière de voir. Sur le champ de bataille comme à la Cour, il ne lui taisait aucune vérité. Aussi étaient-ils presque toujours brouillés ou plutôt en bouderie ; car le raccommodement le plus entier s’opérait à la première vue, et le maréchal le terminait presque toujours en disant avec humeur qu’il était bien à plaindre d’avoir pour cette catin une passion aussi malheureuse. L’Empereur riait de ces boutades, parce qu’il savait qu’au besoin il trouverait toujours le maréchal.

Berthier, qui vivait beaucoup plus dans son intimité et qui ne l’avait pas quitté depuis sa campagne d’Italie jusqu’à son abdication en 1814, l’aimait sincèrement ; mais il avait pris auprès de lui le caractère d’un esclave favori plutôt que celui d’un homme indépendant. L’Empereur faisait plus de cas de la soumission que du talent. Voilà pourquoi le maréchal Berthier a vécu avec lui pendant vingt ans, sans que jamais cette union ait été altérée par aucun nuage.

Après Berthier, Duroc est celui qui avait au plus haut degré la confiance de l’Empereur. C’était un homme nul, mais dévoué et secret, et ce sont surtout ces deux qualités qui l’ont maintenu en faveur jusqu’à sa mort.

Je ne parlerai pas de quelques séides dont il s’était entouré. Ces gens-là lui étaient dévoués à la manière des fanatiques, c’est-à-dire qu’ils exécutaient ses ordres sans réflexion et qu’ils épiaient ses volontés pour se faire un mérite de les prévenir et de forcer les mesures qui leur étaient commandées. L’Empereur ne les aimait pas, il les estimait encore moins. Mais, naturellement défiant, il se voyait aveuglément obéi et parvenait, par la facilité qu’il trouvait dans l’exécution de ses ordres, à se faire illusion sur leur atrocité. Ces hommes étaient d’autant plus dangereux que le premier moment de l’Empereur était terrible ; les déterminations les plus violentes étaient le résultat d’un premier mouvement, et il se plongeait dans les plus noirs excès, lorsqu’il trouvait des satellites toujours prêts à obéir.

Un rapport de la police, un événement qui lui était raconté, le jetaient dans des colères qu’il était impossible de réprimer, et les observations les plus sages ne faisaient que l’exaspérer. Dans ces premiers moments, il dictait les mesures les plus violentes et en ordonnait l’exécution.

Lorsque ce moment était passé, il écoutait la raison, et, s’il en était temps, il revenait à des mesures plus douces. Voici deux faits qui peuvent confirmer sur ce point ce que je viens de dire.

Un jour, en s’asseyant à la table du conseil, il me demanda avec humeur si j’avais reçu des nouvelles de Montpellier. Je lui répondis que non ; il ajouta aussitôt : « On assassine mes soldats à Cette, et vous n’en savez rien ? » Il nous lut alors le rapport de M. le général Moncey, inspecteur général de la gendarmerie, qui lui annonçait que six jeunes gens de cette ville avaient désarmé et battu une sentinelle du port[1]. Il dicta alors à Maret un décret qui ordonnait au commandant du département de l’Hérault de faire arrêter les six jeunes gens et de les faire transférer par la gendarmerie à Toulon pour y être jugés dans les vingt-quatre heures. Il donna à Maret le rapport contenant les noms des jeunes gens pour le joindre au décret. Maret l’envoya dans ses bureaux pour être expédié immédiatement par un courrier.

Nous étions tous consternés, mais aucun n’osait se permettre des observations. Un moment après, Bonaparte se leva pour se promener, selon son usage, dans le cabinet. Cambacérès osa l’aborder et lui parla à peu près en ces termes : « Ces jeunes gens sont coupables, sans doute, mais si vous tardiez jusqu’à demain pour envoyer le décret ? Les coupables ne fuiront pas ; je les connais tous ; ils appartiennent aux premières maisons de la ville. Le ministre de l’intérieur recevra des nouvelles qu’il vous apportera tout de suite, et vous serez plus instruit. » — « Maret, dit Bonaparte, envoyez dans vos bureaux pour qu’on n’expédie que d’après de nouveaux ordres. »

Je reçus mon courrier à huit heures du matin. Le préfet me disait que six jeunes gens passant devant une sentinelle, l’un d’eux s’arrêta pour verser de l’eau et les autres marchèrent ; la sentinelle courut enfoncer sa baïonnette dans les cuisses de ce dernier. Ce jeune homme tomba ; ses camarades désarmèrent la sentinelle et portèrent le fusil au corps de garde. Je communiquai ces détails au premier Consul, qui ne donna aucune suite à l’événement.

Je n’ai jamais vu Bonaparte agité d’une colère pareille à celle qu’il éprouva lorsqu’il apprit que son frère Lucien s’était marié à Senlis avec la veuve de Jouberthon, agent de change à Paris. Il m’ordonna d’envoyer chercher le notaire et de lui signifier d’apporter son registre, ce qui fut exécuté. Le notaire arriva, je le conduisis à Saint-Cloud, à neuf heures du matin. Voici, mot pour mot, le dialogue qui eut lieu entre le premier Consul et le notaire :

Bonaparte. — C’est vous, monsieur, qui avez reçu l’acte de mariage de mon frère ?

Le notaire. — Oui, citoyen premier Consul.

Bonaparte. — Vous ignoriez donc que c’était mon frère ?

Le notaire. — Non, citoyen premier Consul.

Bonaparte. — Vous ne saviez donc pas que mon consentement était nécessaire pour valider cet acte ?

Le notaire. — Je ne le pense pas. Votre frère est majeur depuis longtemps ; il a rempli de grands emplois ; il a été ministre et ambassadeur ; il n’a point de père ; il est libre de contracter.

Bonaparte. — Mais il a une mère dont il fallait avoir le consentement.

Le notaire. — Non, il est majeur et veuf.

Bonaparte. — Mais je suis souverain, et, comme tel, je devais donner mon consentement.

Le notaire. — Vous n’êtes souverain que pour dix ans, et aucun acte n’engage votre famille vis-à-vis de vous.

Bonaparte. — Montrez-moi cet acte de mariage.

Le notaire. — Le voilà !

Le premier Consul lut l’acte et, en refermant le registre, il faillit déchirer la page qui le contenait.

Bonaparte. — Je ferai casser cet acte.

Le notaire. — Ce sera difficile, car il est bien cimenté, et tout y est prévu.

Bonaparte. — Allez-vous-en !

Le notaire se retira avec son registre sans avoir été troublé un instant.

Bonaparte reprocha vivement à Lucien son mariage, et la dispute s’échauffa à tel point que le premier Consul lui reprocha d’avoir épousé une veuve ; ce à quoi Lucien répondit : « Et toi aussi, tu as épousé une veuve ; mais la mienne n’est ni vieille ni puante ! »


Les deux seules personnes qui parvenaient à mitiger ces colères de Bonaparte étaient Cambacérès et Joséphine. Le premier ne cherchait jamais à brusquer ou à contrarier ce caractère impétueux. C’eût été le pousser à de plus grandes violences ; mais il le laissait se développer avec toute sa fureur ; il lui donnait le temps de dicter les arrêts les plus iniques, et il étudiait avec sagesse et prudence le moment où cet emportement s’était exhalé sans contrainte pour lui soumettre quelques réflexions. S’il ne parvenait pas toujours à faire rapporter la mesure, il arrivait fréquemment à l’adoucir. J’ai souvent admiré le calme et l’adresse de Cambacérès à ce sujet, et je l’ai vu plusieurs fois parer à de grands malheurs.

L’impératrice Joséphine joignait à des formes charmantes une bonté inépuisable. Très souvent rebutée par l’Empereur, elle n’a jamais perdu ni de sa douceur ni de son aimable caractère ; elle s’était liée à lui par amitié et avec passion. Elle connaissait et excusait ses défauts, et l’Empereur a toujours eu pour elle un sentiment de préférence, de prédilection dont il ne paraissait pas susceptible. Oh ! combien de maux a évités cette céleste créature ! combien de malheureux lui doivent l’adoucissement de leurs peines ! C’était une providence qui veillait toujours sur cet homme farouche pour en adoucir le caractère et lui faire connaître la clémence.

Un homme qui a peu cédé à Bonaparte, mais qui ne l’a ni servi, ni contrarié, ni éclairé, c’est le consul Lebrun. Il ne lui résistait qu’autant que celui-ci blessait son amour-propre.

Un jour, dans un conseil des ministres, Bonaparte lui demanda son avis. Le consul opina contre le sien. Bonaparte dit alors qu’on ne devait rien attendre d’une ganache de soixante-huit ans. « Oui, répliqua Lebrun, c’est ce que disent les enfants. »

Un autre jour, Bonaparte critiquait la traduction de la Jérusalem délivrée sous le rapport du style. Lebrun répondit : « Vous ferez bien d’apprendre la langue française, avant de la juger. »

J’ai dit combien étaient terribles chez Napoléon les premières résolutions. Il ne suivait d’abord que l’impulsion d’un caractère naturellement ombrageux, vindicatif. Il ne cherchait ni à s’éclairer sur les faits, ni à connaître les formes que la justice réclamait pour atteindre et juger les prévenus d’un délit. C’était toujours une jurisprudence nouvelle qu’il invoquait, et cette jurisprudence n’était jamais que l’impression qu’il recevait dans le premier moment. La marche de la justice était toujours trop lente, les peines voulues par la loi étaient trop douces. Souvent même les décisions des tribunaux le poussaient à des excès inouïs. Accoutumé, par caractère, à l’absolu pouvoir, il voulait juger tout par lui-même, et lorsqu’on obtenait, toujours avec difficulté, que les prévenus fussent livrés aux tribunaux, il s’indignait de la faiblesse de la peine qui était infligée et des lenteurs avec lesquelles procédait la justice. On l’a vu, dans toutes les affaires graves, circonvenir les juges par des menaces ou des promesses. L’affaire du général Moreau est encore présente à la mémoire de tous.

Lorsque ce général fut traduit devant la cour martiale pour y être jugé comme présumé complice dans la conspiration de Georges et de Pichegru, l’opinion publique se déclara pour l’accusé, et elle se manifestait dans toutes les circonstances. Cette opinion se prononçait au tribunal, aux spectacles, et dans tous les lieux publics. Le premier Consul employa tous les moyens imaginables pour le faire condamner à mort ; menaces, séductions, pamphlets, tout fut mis en jeu. Il ne se lassa pas de faire couvrir les murs d’affiches infâmes, de faire composer et distribuer dans toute la France des écrits diffamants. On ne parvint cependant à le faire condamner qu’au bannissement. Bonaparte fut furieux de ce jugement, et lorsque quatre des juges qui avaient le plus influé sur cette condamnation parurent à Saint-Cloud, il les apostropha de la manière la plus violente, les accusa d’être des prévaricateurs et les chassa du tribunal en violation des lois constitutionnelles de l’État. Ce qu’il y a de plus scandaleux dans cette affaire, c’est qu’on a vu le grand juge, ministre de la justice, se prêter alors à cet acte d’iniquité et le servir de tout son pouvoir.

Je suis persuadé que le premier Consul ne voulait faire condamner à mort le général Moreau que pour lui faire grâce, car j’étais dans son cabinet lorsque le général Moncey vint lui annoncer qu’il venait de l’arrêter et de le conduire au Temple.

Bonaparte. — Où l’avez-vous arrêté ?

Le général. — Sur le chemin de sa terre de Grosbois.

Bonaparte. — Il n’a fait aucune résistance ?

Le général. — Aucune.

Bonaparte. — Il n’a pas demandé à m’écrire ?

Le général. — Non.

Bonaparte. — Il n’a pas demandé à me voir ?

Le général. — Non.

Bonaparte. — Moreau me connaît mal ; il veut être jugé ; il le sera[2].

Une autre affaire montre bien chez Napoléon le même besoin de faire plier la justice à sa volonté.

Le maire d’Anvers, M. Verbruck, avait été accusé de dilapidation des deniers de l’octroi de la ville. Il fut renvoyé à la Cour d’assises de Bruxelles pour y être jugé et fut absous à l’unanimité. Napoléon, qui commandait en Allemagne à cette époque, fut indigné de ce jugement. Il écrivit au grand juge pour qu’on obtînt un sénatus-consulte qui transférât l’accusé aux assises d’Amiens, ce qui fut fait ; mais la décision fut la même, et Napoléon n’alla pas plus loin.

Ce qui paraîtra peut-être plus étonnant aux yeux de la postérité, c’est qu’il ait trouvé des juges qui se soient soumis à ses caprices et que les ministres de la loi aient été les premiers à l’enfreindre. La lenteur des formalités devant les tribunaux et l’application des lois, qu’il ne trouvait jamais assez rigoureuses, lui ont fait créer des cours spéciales et des commissions militaires qui s’emparaient de presque tous les délits. Là, son pouvoir était absolu, parce qu’il nommait les juges, et que, lorsque les décisions n’étaient pas conformes à ses volontés, il renvoyait l’appel à une autre commission toute de son choix.

On l’informa, un jour, que le feu avait pris à un vaisseau du port de Brest. On observait qu’il n’y avait à bord qu’un agent de la police, étranger à l’équipage. Il ordonne au ministre de la marine de faire juger l’agent de police par une commission militaire.

Quelques jours après, le ministre lui apprend que l’agent a été acquitté et produit une longue épître de M. Caffarelli, préfet de la marine, qui établissait l’innocence de l’accusé.

Bonaparte déchire la lettre, ordonne qu’on envoie au fort de Joux les trois capitaines qui avaient jugé, nomme une autre commission et dit au ministre Decrès : « Vous me répondez personnellement du résultat. »

Le ministre vint s’asseoir à côté de moi et me dit littéralement : « S’il y résiste cette fois-ci, il aura les côtes dures. »

Huit jours après, je lus dans le Moniteur qu’on avait fusillé, à Brest, un homme qui avait mis le feu à un vaisseau.

Ainsi Napoléon se formait une opinion sur toutes les causes capitales qu’on portait devant les tribunaux, et lorsque le jugement était contraire à son avis, il répétait qu’on l’avait enlacé, que les lois étaient iniques, et qu’il finirait par se réserver le jugement de toutes les causes qui intéressaient l’État.

Il était bien plus absolu dans les affaires d’administration et de finances. C’étaient des commissions formées par lui qui préparaient les rapports ; et, comme il présidait ces conseils, ses décisions étaient bien rarement contredites ou contestées. Il avait pour principe de ne pas adjuger à un créancier de l’État au delà des deux tiers de ses demandes, de sorte que les trois membres de son Conseil qui constamment étaient chargés de l’apuration des comptes, s’étudiaient à lui présenter des rapports d’après les bases convenues. Les malheureux créanciers pour fournitures ou travaux étaient bien obligés d’en passer par là, puisque ses décrets étaient immuables et sans appel.

On s’étonnera peut-être que, d’après cette manière d’opérer, il ait pu continuer à trouver des fournisseurs ; mais l’étonnement cessera lorsqu’on saura que le ministre du matériel de l’armée était constamment débiteur de fortes sommes envers les fournisseurs, et qu’on les menaçait de ne pas les payer s’ils ne continuaient à fournir. Plusieurs fois, néanmoins, les fabricants réunis ont refusé le service sous prétexte qu’ils n’en avaient plus les moyens, ou parce que le prix qu’on mettait aux objets de fourniture leur présentait des pertes ; mais le ministre les menaçait alors de s’adresser à des étrangers et d’employer les fonds qui leur étaient dus à ces achats, et par ce moyen il obtenait de nouvelles soumissions. On a vu un de ces ministres changer les dimensions des draps dans la longueur et dans la largeur, commettre de nouvelles demandes d’après ces nouvelles dimensions et faire acheter sous main à 40 et 50 pour 100 de perte pour les fabricants tout ce qui existait dans leurs magasins d’après les anciennes dimensions. Les fabricants furent forcés de souscrire à ce sacrifice, attendu que ces sortes d’étoffes ne convenaient que pour l’habillement du soldat.

  1. Les rapports arrivaient à l’inspecteur général plus vite que la poste, parce que les brigades de gendarmerie, établies de quatre en quatre lieues, se transmettaient les paquets de l’une à l’autre et gagnaient un quart en vitesse.
  2. Bonaparte n’avait jamais été lié avec le général Moreau. Il y avait eu même interruption de toute communication entre eux. Cependant, je les ai vus dans des rapports assez intimes. J’ai vu, plusieurs fois, Moreau passer les journées entières à la Malmaison, et on eût jugé ces réconciliations sincères.
    Mme Hulot, belle-mère de Moreau, a toujours fomenté la discorde, et elle a brouillé Bonaparte avec le général à l’époque de la cérémonie du rétablissement du culte, de manière à rendre impossible toute espèce de réconciliation. Le premier Consul m’avait ordonné de réserver pour sa femme la tribune qui, à cette époque, séparait, dans l’église de Notre-Dame, le chœur de la nef. J’en donnai l’ordre au commandant, qui y plaça une sentinelle. Mme Hulot se présenta avec sa fille, força la consigne et fut occuper le siège destiné à Mme Bonaparte. Bonaparte s’en aperçut en entrant dans l’église et fut de mauvaise humeur pendant toute la cérémonie.
    De retour aux Tuileries, il m’en parla avec des plaintes ; je me justifiai, mais il n’a plus vu Moreau.