Mes souvenirs sur Napoléon/Introduction/II

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II

1804-1832


Ici s’arrête la notice autobiographique laissée par mon arrière-grand-père ; il l’a terminée avec son ministère, comme si pour lui l’intérêt de sa vie finissait avec les hautes fonctions dans lesquelles il a pu rendre de si grands services à son pays. Mais, en quittant l’une des charges les plus difficiles et les plus importantes de l’Empire, il ne cessa pas pour cela de jouer auprès de l’Empereur le rôle d’un conseiller très écouté et très sûr. J’ai donc cru qu’il était intéressant pour le lecteur de connaître, jusqu’à la fin, la vie de mon arrière-grand-père et de montrer, pour l’intelligence de ses Souvenirs sur Napoléon, dans quelle confiance et dans quelle intimité il fut tenu par ce souverain, après une séparation qui eut plus d’éclat officiel que de réalité.

Le 17 thermidor an XII (5 août 1804), après quatre ans de ministère, un décret de Napoléon, daté de Calais, remplaça Chaptal par Champagny, ambassadeur à Vienne. Mon arrière-grand-père avait envoyé sa démission à l’Empereur, qui l’avait immédiatement acceptée. La lettre était ainsi conçue :

« Sire, lorsque vous m’avez appelé à remplir successivement les fonctions de conseiller d’État et celles de ministre de l’intérieur, je n’ai consulté que mon entier dévouement à votre auguste personne.

« J’ai renoncé à des études qui avaient pour but la prospérité de nos arts et les progrès de notre industrie manufacturière.

« Aujourd’hui que je crois avoir fait preuve de zèle, aujourd’hui que, par vos soins et par l’effet de votre constante sollicitude, tout est organisé dans l’administration, je supplie Votre Majesté Impériale de me rendre à mes premières occupations.

« Je suis…

« Chaptal. »


Le lendemain, l’Empereur répond de Calais :

« Je vois avec peine l’intention où vous êtes de quitter le ministère de l’intérieur, pour vous livrer tout entier aux sciences. Mais je cède à votre désir. Vous remettrez le portefeuille à M. Portalis, ministre des cultes, en attendant que j’aie définitivement pourvu à ce département. Désirant vous donner une preuve de ma satisfaction de vos services, je vous ai nommé sénateur. Dans ces fonctions éminentes, qui vous laissent plus de temps à donner à vos travaux pour la prospérité de nos arts et les progrès de notre industrie manufacturière, vous rendrez d’utiles services à l’État et à moi.

« Sur ce, je prie Dieu, etc…

« Napoléon. »


Il est rare qu’une lettre de démission indique les véritables motifs de la retraite d’un ministre. D’autre part, Napoléon s’attendait évidemment à cette démission, à laquelle il n’a fait aucune objection. Au contraire, il pourvoit immédiatement au remplacement d’un homme qui avait été (Laplace et Lucien Bonaparte ne firent que passer au pouvoir) son premier et son principal ministre pour les affaires intérieures, pendant si longtemps ; qui, au Conseil d’État et dans le gouvernement, avait été un de ses plus indispensables éducateurs, et pour qui, nous le verrons par la suite, il avait conservé tant d’estime.

Quelles sont donc les causes de cette démission si vite donnée et si vite acceptée ? Voici ce que Chaptal en dit dans ses notes : « Pour connaître le véritable motif de ma retraite, il faut se rappeler qu’elle a eu lieu deux mois après que le premier Consul fut déclaré Empereur. La cour de Vienne refusait de le reconnaître, et l’Empereur crut devoir la menacer, en retirant son ambassadeur, M. de Champagny ; mais, pour ne pas entraîner une rupture, il fallait donner à cet ambassadeur une place équivalente et nommer un envoyé extraordinaire à cette cour. L’Empereur, qui était à Boulogne, écrivit à S. A. l’archichancelier pour lui observer que, dans les circonstances, il ne voyait que le ministère de l’intérieur qui convînt à M. de Champagny ; il ajoutait qu’il me nommerait pour le remplacer à Vienne ; il me donnait, dans cette lettre, une grande marque de bienveillance en disant : « Je serais fâché de faire quelque chose qui déplût à Chaptal. » Je convainquis le prince archichancelier que mes études, mes goûts, mes habitudes, mon caractère me rendaient peu propre à remplir une place de diplomate ; il transmit mes observations à l’Empereur, qui, dans les termes les plus obligeants, m’offrit l’ambassade de Constantinople ou celle de Madrid. Je répondis en adressant ma démission, qui fut suivie d’une lettre très honorable de Sa Majesté et de ma nomination au Sénat. »

Il me semble que cette explication donnée par mon aïeul ne fait que déplacer la question et n’y répond pas. Pourquoi Napoléon tenait-il tant à faire un diplomate d’un homme que ses aptitudes désignaient pour de tout autres fonctions ?

Le public connaît déjà, par la Biographie Michaud, les relations qui ont existé entre Chaptal et Mlle Bourgoin, de la Comédie-Française. Ce n’est plus un secret de famille, et je n’ai pas de scrupule à y faire allusion. On sait que Napoléon, s’il s’agissait de satisfaire à une fantaisie, n’hésitait jamais à froisser même les personnes auxquelles il tenait le plus. Mlle Bourgoin aurait donc été recherchée (si le mot peut s’appliquer ici) par l’Empereur, et mon aïeul s’en serait offensé[1].

Il est naturel qu’il n’ait pas donné cette explication dans les Souvenirs destinés à sa famille. Quoi qu’il en soit, il serait difficile de voir, dans l’incident dont il s’agit, autre chose que la cause secondaire de la démission. Il n’a tout juste fait que déterminer une rupture devenue inévitable depuis un certain temps. À cette époque, comme Chaptal l’indique lui-même dans ses Souvenirs sur Napoléon, l’Empereur avait besoin, non plus de conseillers, mais d’instruments aveugles de ses volontés. Il avait appris ce qu’il lui paraissait suffisant de connaître en administration, et les hommes qui avaient des opinions personnelles et qui ne voulaient pas sacrifier leur caractère et leurs convictions, comme Chaptal, ne pouvaient plus lui convenir dans le ministère.

Fac-simile de l’écriture et de la signature de Chaptal

D’ailleurs, la séparation s’est faite sans trop grande secousse, et Napoléon s’est hâté de rendre toute sa faveur au ministre démissionnaire. « À partir de ce moment, dit Chaptal, l’Empereur me montra peut-être plus de confiance et me donna plus de preuves d’affection que pendant mon ministère. » Ainsi, « il admettait à ses soirées un petit nombre d’individus, et j’étais de ce nombre. Il aimait beaucoup à parler, surtout à questionner. C’était presque toujours moi dont il s’emparait. Aussi il est peu de personnes qui aient plus d’anecdotes sur son compte et qui l’aient mieux connu dans sa vie privée ».

Quant à Champagny, qui le remplaçait, mon arrière-grand-père n’éprouva jamais de rancune envers lui. Une lettre du nouveau ministre de l’intérieur, datée de Vienne, 13 fructidor an XII[2], et adressée à son prédécesseur, ne laisse aucun doute sur ce point. Une correspondance s’était établie entre eux pour le règlement de certains détails matériels relatifs à l’hôtel particulier du ministre. Champagny prie Chaptal de prolonger, autant qu’il lui conviendra, son séjour dans cet hôtel, que, dit-il, « je ne suis pas pressé d’habiter ». Il ajoute : « Lorsque je serai auprès de vous, je vous demanderai des avis plus importants et plus nécessaires. Mon extrême confiance en vous me permet d’espérer que vous ne me refuserez aucun des renseignements propres à me faciliter la tâche effrayante de vous succéder. »

L’ère nouvelle qui allait commencer rendait effrayante, en effet, la tâche du ministre de l’intérieur, avec toutes ses attributions de cette époque ; mais ce qui était effrayant, ce n’était plus tant l’étendue de l’œuvre à accomplir, puisque la réorganisation administrative du pays était presque achevée ; — c’était la dépense progressive des forces nationales dont les ministres de Napoléon allaient devenir les instruments.

Malgré son attachement profond à l’Empereur, dont on retrouve la trace presque à chaque page de ses Souvenirs, mon arrière-grand-père éprouva donc une satisfaction sincère à se voir soustrait aux responsabilités du régime nouveau. Sa lettre de démission est motivée par le désir de se remettre à ses travaux de chimie et d’économie politique, qui n’avaient cessé de l’absorber jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans. Cette allusion à de « chères études » n’est pas, pour Chaptal, une clause de style, comme elle l’a été pour d’autres ministres. Les nombreux ouvrages qu’il a commencé à publier dès sa sortie du ministère en sont la preuve. Certainement, il était heureux de s’échapper de ses fonctions. C’est le mot dont il se sert dans ses notes. C’est aussi celui qu’il a employé, on s’en souvient, pour exprimer son contentement en quittant l’administration des Poudres et Salpêtres, même après que la chute de Robespierre eut ouvert une carrière plus tranquille et plus sûre à son ambition. À aucun moment de sa vie Chaptal n’a montré d’ambition politique. Ainsi, en 1793, dès qu’il lui fut possible de quitter Paris, Chaptal retourna à Montpellier. Jamais il ne songea à profiter de la célébrité qu’il s’était acquise à Paris comme fabricant de poudre révolutionnaire. S’il revient à Paris, c’est uniquement pour des raisons privées. Il ne prend aucune part aux événements politiques. On ne le voit mêlé à aucun des incidents ou pourparlers préliminaires du 18 brumaire. Aucun mémoire du temps ne mentionne son nom à cette occasion. Bonaparte l’appelle auprès de lui sans l’avoir jamais vu, sans que Chaptal en ait jamais fait la demande : sa réputation seule l’a désigné pour ce choix.

Il est devenu ministre, parce qu’on a eu besoin de lui, à peu près comme il était venu fabriquer de la poudre à Paris, sous la menace d’une réquisition. Après quatre ans d’une administration où il a eu la satisfaction de réaliser une partie des idées que son expérience antérieure lui a fait concevoir et mûrir, après avoir appris à admirer, mais aussi à connaître l’homme dont le génie et l’impulsion rendent possible l’application des réformes nécessaires, il quitte le gouvernement en homme satisfait de son œuvre.

« Je fus presque rendu à la vie privée et au repos, que je pourrais appeler otium cum dignitate, dit-il dans ses notes, et je repris mes études favorites. » Le fruit de ces études est d’abord une Chimie appliquée aux arts, dédiée à l’Empereur (1807) ; puis un volume sur la Teinture du coton (1807).

Il avait publié en 1801, c’est-à-dire pendant son ministère même, un Traité sur l’art de faire le vin. Pour s’expliquer le succès de ces ouvrages, qui furent traduits dans toutes les langues de l’Europe, il faut se rendre compte que, pour la première fois, la science se mettait à la portée du fabricant et de l’agriculteur. Ces livres sont, pour ainsi dire, le nouvel évangile que les savants viennent proposer à l’industriel. Celui-ci jusqu’alors s’était méfié des théoriciens. Aujourd’hui que la chimie est devenue l’auxiliaire indispensable de l’industrie, nous aurions peine à concevoir les préjugés que les fabricants, avant que ces ouvrages parussent, nourrissaient encore à l’égard des recherches scientifiques.

Mais dès que, dans un style clair et facile, Chaptal eut expliqué à chacun les principes de l’art particulier auquel il était adonné, lorsqu’il eut livré à tous le secret de mille perfectionnements ingénieux et indiqué le moyen d’en découvrir d’autres, l’industriel, l’agriculteur, le vigneron entrèrent avec ardeur dans les voies nouvelles que leur ouvrait la chimie, et l’on peut dire que de ce moment date véritablement l’industrie moderne. Flourens a écrit[3] que la « vocation de Chaptal a été de renouveler l’industrie par la science ». Professeur, chef de grandes manufactures, conseiller d’État, ministre, l’application de la chimie aux arts a été en effet sa pensée constante, et l’on peut dire encore avec Flourens que « son histoire se confond avec l’histoire même des progrès que l’industrie française a dus aux découvertes de la chimie ».

Ce sont les découvertes de Lavoisier, de Berthollet, de Monge, de Fourcroy[4], aussi bien que les siennes, qu’il vulgarise ainsi ; son mérite propre est d’avoir trouvé le moyen de les rendre populaires dans les ateliers et d’avoir, pour ainsi dire, forcé par persuasion les industriels les plus ignorants à les étudier et à les appliquer. Ce n’est pas le premier exemple de cette vérité, qu’il faut parfois obliger les gens à s’enrichir malgré eux. Le titre de chimiste, jusqu’alors si dédaigné, surtout par les industriels, pour qui il ne représentait que quelque chose de chimérique, fut revêtu depuis ce moment d’un prestige extraordinaire[5]. Ce sont les élèves des savants que je viens de citer, auxquels il faut ajouter Guyton de Morveau, Darcet, etc. ; ce sont les élèves de l’École polytechnique et des Écoles d’arts et métiers, celles-là créées par Chaptal, qui, employés dans les fabriques, contribuèrent le plus à donner à notre industrie la première place en Europe. Voilà tout le secret de cet essor économique de la France, si étonnant parce qu’il se produit au milieu de tous les obstacles suscités par les guerres de Napoléon et sa lutte avec l’Angleterre. À cette époque, « la France ne connaît pas de rivale pour les arts chimiques. Le consommateur qui, jadis, repoussait avec dédain presque tous les produits de nos fabriques, s’en pare aujourd’hui avec orgueil, et l’Europe les recherche avec empressement[6] ».

Lacépède, en recevant de Chaptal un exemplaire de sa Chimie, lui adresse ces paroles : « Il y a bien peu d’exemples d’un succès aussi rapide que celui qu’ont justement obtenu vos importants préceptes. Avant peu d’années, vous aurez produit des résultats bien nombreux et d’une bien grande utilité pour les propriétaires et pour notre patrie. Vous jouirez d’une gloire bien grande : celle d’avoir fait servir vos vastes connaissances en chimie au progrès de l’agriculture, du commerce et des manufactures. »

Ce n’est plus un mérite aujourd’hui, mais on voit par ce témoignage que c’en est un en 1807 que de faire servir la science au développement de la richesse publique.

La Société d’encouragement pour l’industrie nationale, que Chaptal avait fondée, dont il était président depuis l’origine, car on le réélisait chaque année à l’unanimité des suffrages, contribuait de plus en plus à la propagation de la science nouvelle au milieu de nos manufactures. « L’éclat de son nom, dit le baron de Gérando[7], la juste célébrité qui y était attachée, la confiance qu’inspiraient son expérience et ses lumières, rejaillissaient sur la société dont il était le chef. » Chaptal était le plus assidu aux séances, où il arrivait toujours un des premiers ; « il savait rendre les discussions fructueuses, par l’art de les diriger en commun ». « L’autorité qu’il exerçait, dit encore de Gérando, venait du seul ascendant de son expérience, de son impartialité, de sa sagesse, d’une dignité simple, d’un esprit conciliant, sans qu’il imposât jamais la gêne la plus légère aux délibérations. » Il éprouvait, pour ainsi dire, une joie personnelle à constater les découvertes, les inventions utiles que l’on venait exposer à la société, lorsqu’il y apercevait un élément fécond pour la prospérité publique. « L’âme qui anime notre société, dit de Gérando, semblait ainsi respirer par son organe. »

Chaptal n’était pas moins assidu aux séances de l’Académie des sciences, pour laquelle il a rédigé de nombreux mémoires.

Il avait été nommé trésorier du Sénat, presque immédiatement après son entrée dans ce corps. C’était l’une des quatre places d’administrateurs qui était devenue vacante huit jours après sa nomination de sénateur. Le Sénat le présenta à l’Empereur, qui confirma cette présentation. Chaptal fut extrêmement sensible à ce témoignage d’estime de ses collègues et du souverain. « Cette marque de faveur de la part du Sénat s’est profondément gravée dans mon cœur, écrit-il dans ses notes, — car c’est surtout au moment où l’on quitte une grande place qu’on peut apprécier l’estime dont on vous honore. » — « Je ne fus pas moins sensible, ajoute-t-il, à cette nouvelle preuve de bienveillance de la part de l’Empereur. »

Pendant quatre ou cinq mois par an, c’est-à-dire dès que ses fonctions de trésorier lui rendaient sa liberté et qu’il ne « se croyait plus tenu, par décence, à quelques apparitions au Sénat », comme il s’exprime lui-même[8], Chaptal allait habiter sa terre de Chanteloup, dont le séjour lui plaisait beaucoup. Il avait acheté en 1802 cette ancienne résidence du duc de Choiseul, que Napoléon érigea en majorat en 1810.

Chanteloup, situé près d’Amboise, à proximité de la Loire, avait été construit, en 1712, pour la princesse des Ursins. Choiseul en avait fait la royale demeure que l’on sait. Après la Révolution, le château passa en différentes mains peu aristocratiques et surtout peu soigneuses, et menaçait de tomber en ruine, lorsque Chaptal vint s’y établir. Il le restaura si bien qu’il pouvait dire en 1808[9], lorsque Napoléon manifesta un jour l’intention d’y placer le prince des Asturies, que « le château était en état de recevoir une tête couronnée ». Mais ni sa fortune ni ses goûts ne le disposaient à y déployer le faste qui a rendu fameux le séjour du ministre de Louis XV.

Arthur Young, qui visita Chanteloup en 1787, dit, à cette occasion, qu’au lieu de s’entourer de forêts, de sangliers et de chasseurs, au lieu de dorer des dômes et d’élever, comme Choiseul, une pagode chinoise, les grands seigneurs éprouveraient une satisfaction plus intime, augmenteraient leur confort et ajouteraient à leur bonheur privé et à celui de leurs voisins, s’ils peuplaient leurs terres de fermes propres et bien cultivées et d’heureux paysans, et s’ils ne construisaient que des bâtiments utiles. La destinée appela Chaptal à réaliser le vœu du célèbre voyageur anglais. Le 10 septembre 1787, une vacherie seule avait trouvé grâce devant celui-ci ; après 1804, il aurait rencontré plus de sujets de satisfaction. Mon aïeul transforma Chanteloup en une exploitation agricole. Il eut un troupeau de mérinos, qui devint célèbre en Europe. On venait de partout lui acheter ses béliers ; cette race était alors peu répandue. Il avait une distillerie d’eau-de-vie, pour laquelle il avait imaginé ou imité les procédés les plus perfectionnés. Enfin, il se consacrait à des expériences sur le sucre de betterave, qui sont un de ses principaux titres de gloire.

La guerre avec l’Angleterre rendait presque impossible l’importation des denrées coloniales, et le sucre de canne atteignait des prix fantastiques[10]. Encore une fois les savants furent mis à contribution. Il s’agissait de tirer du sol français le moyen de se passer du sucre des colonies. C’est alors qu’on étudia le procédé de Margraff et d’Achard, chimistes prussiens, dont le premier, dès 1747, découvrait dans la betterave une substance saccharine, et le second avait, en 1799, présenté quelques pains de sucre à Frédéric-Guillaume III[11]. En 1800, Achard avait publié ses procédés dans une Instruction sur la préparation du sucre brut, du sirop et de l’eau-de-vie de betteraves. Ce document appela l’attention de l’Institut, qui se fit faire un rapport très détaillé sur la nouvelle industrie. Mais les procédés d’Achard étaient encore imparfaits ; on n’était pas parvenu à fabriquer un produit dont le prix fut accessible à toute la population. Aussi se mit-on à chercher tour à tour le sucre dans toutes les plantes cultivées en France, et le gouvernement encourageait ces essais. En 1810, le chimiste Proust recevait de l’Empereur la croix de la Légion d’honneur et une somme de 100,000 francs pour sa découverte du sucre de raisin. Mais ce sucre ne contenta pas le public, qui se moqua encore une fois des chimistes :


. . . . . . . . . . . . . . . . Pour avoir composé
De sirop de raisin trois ou quatre topettes,
Mon vieil apothicaire est mis dans les gazettes.

On revint à la betterave. L’Institut avait nommé une Commission composée de Chaptal, Fourcroy, Darcet, Guyton-Morveau, Vauquelin, Deyeux, etc., qui étudiait les procédés d’Achard et cherchait à les améliorer. Le 21 mars 1811, paraît le résumé de ces investigations sous le titre d’Instruction pour extraire le sucre de betterave, rédigé par Deyeux. Mais Chaptal n’attend pas ce moment pour commencer ses recherches personnelles. Dès la première heure, il établit une fabrique à Chanteloup, à laquelle il consacre soixante arpents et une mise de fonds de 25,000 francs. Il parle de ses essais à l’Empereur et lui prouve que cette fabrication peut devenir avantageuse. Napoléon accueille d’abord avec intérêt ses idées, puis il accorde sa confiance aux inventeurs, comme Proust, qui cherchent le sucre ailleurs que dans la betterave. Cependant Proust échoue, bien que couvert de gloire par l’Empereur. La betterave rentre en grâce. Les fabriques françaises sont enfin parvenues à obtenir un sucre à plus bas prix que celui des colonies.

L’honneur de la découverte revient à Benjamin Delessert, un Lyonnais établi depuis 1801 à Passy. Après dix ans d’études assidues et bien conduites, B. Delessert, le 2 janvier 1812, accourt chez Chaptal, le protecteur officiel de la betterave, et lui fait part de son succès. Celui-ci en parle aussitôt à l’Empereur. Napoléon, ravi, part sur-le-champ pour Passy, en emmenant Chaptal. En toute hâte, Delessert retourne à son usine. Quand il arrive, il trouve la porte de sa raffinerie occupée par les chasseurs de la garde impériale, qui lui refusent le passage. Il se fait connaître. Il entre. L’Empereur a tout vu, tout admiré, il est entouré des ouvriers qui l’acclament, et, lorsque Delessert paraît, il détache, pour la lui remettre, la croix d’honneur qu’il porte sur sa poitrine.

On a peine à se figurer aujourd’hui le prestige dont un industriel enthousiaste et épris de son art, comme B. Delessert, jouissait parmi ses ouvriers. À cette époque, une harmonie, qui nous étonnerait maintenant, régnait dans la grande industrie naissante entre le patron et le travailleur. Le premier cherchait beaucoup plus à associer ses employés à ses efforts qu’à faire produire à son usine le plus d’argent possible. L’ouvrier, le plus souvent originaire de la campagne, avait confiance dans un chef dont la plus grande préoccupation était de le former et de l’instruire.

Dans sa Chimie appliquée aux arts et dans sa Chimie appliquée à l’agriculture, Chaptal n’a cessé de prémunir les manufacturiers contre la tentation séduisante d’établir leurs industries dans les villes. Il a toujours regardé les grandes agglomérations d’ouvriers comme un des plus dangereux fléaux attachés aux progrès de la civilisation. « Je crois, dit-il[12], qu’il est d’une sage et prudente politique de les prévenir : outre qu’elles menacent, à chaque instant, la tranquillité publique, elles compromettent le sort de l’art lui-même, puisqu’elles l’exposent aux chances très variables de tous les événements qui agissent si puissamment sur la population des villes.

« Pour concilier ce goût exquis, qui n’existe que dans les villes, avec la facilité et l’économie de la main-d’œuvre, qui se trouvent dans les campagnes, sans s’exposer aux suites funestes de cet encombrement d’ouvriers, je pense que le chef d’un établissement doit résider dans les villes, tandis que les bras qui exécutent peuvent être dispersés dans les campagnes. Par ce moyen, le chef consulte chaque jour le goût du consommateur ; il est entouré d’artistes et de savants qui l’éclairent ; il a toutes les facilités désirables pour ses approvisionnements et la consommation de ses produits ; il fait mettre en œuvre ou donner l’apprêt, sous ses yeux, aux matières qui sont préparées à bas prix dans les campagnes ; il augmente ou réduit sa fabrication, selon les circonstances et d’après le simple calcul de ses intérêts, parce qu’il ne craint point que l’homme des champs, qui n’emploie à la fabrication que le temps qu’il ne peut pas donner à l’agriculture, retombe dans une mortelle oisiveté par la cessation des travaux de l’industrie.

« Si nous portons nos regards sur les fabriques qui prospèrent depuis longtemps, et dont l’existence a été inaccessible aux orages des révolutions, aux caprices des modes et à la versatilité des lois et des règlements sur le commerce, nous les verrons toutes dans les campagnes, où l’aridité du sol et la rigueur des frimas ne permettent pas à l’habitant de se livrer, sans interruption, aux travaux de la terre ; et l’expérience nous apprendra que, quoiqu’au sein des montagnes et sous le chaume les moyens d’exécution soient moins perfectionnés que dans les villes, néanmoins les produits qu’on y fabrique sont offerts, sur tous les marchés de l’Europe, à plus bas prix que ceux des villes ; ce qui provient de ce que la main-d’œuvre y étant moins chère, elle balance avec avantage l’imperfection des moyens par lesquels on l’exécute. »

Le résultat de toutes les exploitations agricoles et industrielles réunies sur la terre de Chanteloup avait été d’en élever le revenu de 14,000 à 60,000 francs. Ce chiffre a été presque atteint sous l’Empire. Il a été dépassé depuis. C’était un grand exemple donné aux agriculteurs de ce temps. Ils y virent la preuve, nouvelle pour eux, qu’un savant ou un inventeur, devenu agronome, peut faire de bonnes affaires, tout en appliquant ses théories. Celles de Chaptal, il est vrai, avaient un caractère pratique qui se distinguait aisément. En outre, ce savant était un agriculteur de race. Il descendait d’une longue lignée de cultivateurs, et l’instinct héréditaire le guidait aussi sûrement que la science acquise par la suite.

Les problèmes agricoles ont toujours exercé sur son esprit un attrait invincible. Son attention a paru se porter plus particulièrement vers le développement de l’industrie ; mais l’amour de la terre a gravé sur son âme une empreinte plus profonde. Tandis qu’il assistait, de ses propres yeux, à l’épanouissement de notre richesse manufacturière, l’agriculture, plus négligée, lui inspirait des sentiments de pitié. Il n’a été heureux que le jour où il a pu, en publiant sa Chimie appliquée à l’agriculture, éclairer la population rurale sur ses véritables intérêts. « La science, écrit-il, peut seule donner à l’agriculture des principes certains : tant que celle-ci les repoussera, elle marchera au hasard et sa marche sera très lente. » Il compte avant tout sur ce livre pour passer à la postérité, et il dit : « C’est celui qui me fera le plus d’honneur. »

Ainsi la vie qu’on menait à Chanteloup n’était pas animée par les fêtes et par les plaisirs ; mais elle était heureuse et tranquille. C’était une vie de famille.

Mon arrière-grand-père a tracé lui-même, on s’en souvient, le portrait de sa femme. Il célèbre les nombreux mérites de sa « vertueuse » et de sa « respectable » épouse. Quand il s’agit de ses affections domestiques, il emploie le langage en usage dans son pays d’origine.

La comtesse Chaptal, petite-nièce d’un ministre de la guerre de Louis XVI, était une femme d’infiniment de bonté, comme en témoignent les lettres de son mari et de son fils, qui nous sont parvenues. Elle avait une grande dignité, qui en imposait, mais elle s’effaçait à dessein dans l’ombre du foyer domestique. Cependant son rôle n’en était pas moins grand, et, dans les biographies de Chaptal publiées vers 1832, on reconnaît partout le cas que les amis de son mari faisaient d’elle. « Elle a embelli sa vie », a dit l’un.

Elle avait eu de nombreux enfants ; il lui en était resté trois, un fils et deux filles, la première mariée au baron de Laage, la seconde au marquis de la Tourrette. La première, Virginie, paraît être la fille préférée de son père. Voici le portrait qu’il trace d’elle et qu’il adresse à son mari : « Je vous assure que, si vous avez de l’affection pour elle, elle vous paye bien de retour. C’est un être essentiellement aimant et qu’on ne parviendra jamais à gâter : elle serait même la plus malheureuse des créatures, si elle ne trouvait pas dans ceux qui l’entourent de quoi nourrir ses sentiments de bonté, de douceur, d’aménité et de délicatesse. » Le caractère de sa fille Virginie était un miroir où il se reconnaissait lui-même : un des traits de sa physionomie morale que je note en effet parmi ceux que ses contemporains et ses amis lui reconnaissaient, c’est qu’il n’était pas seulement bon, bienveillant : il avait un caractère aimant.

Mon arrière-grand-père, haut dignitaire de la franc-maçonnerie, n’avait guère de religion, comme une grande partie des hommes qui ont traversé la Révolution. Mais la piété profonde de sa femme et de sa fille Virginie lui inspirait une grande admiration, et la religion de cette dernière le touchait encore plus. Sa fille incarnait à ses yeux le sentiment religieux. Un jour, ses devoirs de président d’une des nombreuses sociétés dont il faisait partie l’obligent d’assister à une grand’messe à Notre-Dame et à un long sermon. Il raconte la chose à son gendre : « Virginie vous dira que ce n’est pas ce qui m’a le plus amusé ; mais Virginie se trompe : le sermon était de l’abbé Frayssinous, et, quoiqu’il fût mauvais et hors-d’œuvre, il m’a plu[13]. »

Il croyait à une certaine Providence, je ne sais laquelle, mais à une Providence, amie de l’humanité et surtout infiniment indulgente à ses faiblesses. C’est son cœur qui lui avait, pour ainsi dire, dicté sa philosophie. On peut dire que toute sa vie a été consacrée à améliorer le sort matériel de ses semblables. L’amour de l’humanité était sa religion.

Je relève ces mots dans une de ses lettres. Il s’agit du sentiment de l’amitié : « Toute la théorie du matérialisme ne peut pas étouffer ce doux sentiment dans un cœur qui n’est pas corrompu ou déplacé. C’est un exemple terrible (il s’agit d’un fils brouillé avec son père) de ce que peut produire le dégoût des vraies jouissances, auquel mène une vie dissolue ou une philosophie peu éclairée[14]. »

Il ne faut pas oublier qu’il avait été un partisan enthousiaste de l’École de Montpellier ; s’il en avait abandonné certaines théories, après que Lavoisier en eut montré l’inexactitude, on peut dire cependant que sa philosophie date de là.

Quant à la religion catholique, on peut se rendre compte de ses sentiments à son égard à travers le récit qu’il fait des démêlés de Napoléon et de Pie VII. C’étaient des sentiments de neutralité bienveillante. Une seule chose lui faisait horreur, la bigoterie, qui, pour lui, découle du même instinct que la superstition. Mais certaines œuvres du catholicisme lui inspiraient une admiration profonde. Qu’on se reporte au récit qu’il fait du rétablissement des Sœurs de Saint-Vincent de Paul dans les hôpitaux, dont l’état déplorable l’avait effrayé. C’est là son œuvre personnelle. Il a agi de son propre chef, sans consulter Napoléon. Ce qui l’a décidé, c’est uniquement le souvenir qui lui était resté de ses études médicales à Montpellier, où il avait vu à l’œuvre ces religieuses, « uniquement animées de l’enthousiasme de la charité », comme il s’exprime lui-même dans l’arrêté du 1er nivôse an IX[15].

Je reviens à Chanteloup, où Chaptal aimait beaucoup à inviter et à recevoir ses amis. C’étaient Laplace, Monge, Berthollet, même Talma, pour qui mon arrière-grand-père partageait le goût de Napoléon. Talma avait été son administré, puisque la Comédie-Française relevait alors du ministère de l’intérieur. Ces amis faisaient de longs séjours à Chanteloup. La comtesse Chaptal savait donner du charme à ses réceptions et connaissait l’art de rendre le séjour de sa maison agréable à chacun. Pendant les deux dernières années de sa vie, Raynouard y fut très assidu. L’auteur des Templiers et des Troubadours et des Cours d’amour avait même entrepris de faire un cours de littérature française aux deux filles de son ami.

À Chenonceaux, qui n’est pas loin de Chanteloup, Chaptal avait un ami, le docteur Bretonneau, le maître célèbre de Trousseau et de Velpeau. L’influence de l’ancien ministre contribua beaucoup à décider son ami à accepter, en 1815, les fonctions de chirurgien en chef de l’hôpital de Tours.

Chaptal aimait à faire le bien autour de lui. Dans les années de disette, surtout à partir de 1812, il distribue du blé gratuitement aux habitants d’Amboise. En 1807, le conseil supérieur de vaccine décerne des encouragements aux personnes qui contribuent le plus à répandre dans les campagnes les procédés de Jenner. L’ancien ministre de l’intérieur reçoit une médaille en récompense de ses services pour la propagation de la vaccine aux environs de Chanteloup. Il aimait à rappeler ce fait ; il n’en parlait qu’avec une sorte de vanité.

Son fils n’apparaissait presque jamais à Chanteloup. Chaptal lui avait cédé ses établissements, situés aux Ternes, près de Paris. Lui-même avait abandonné définitivement, à partir du moment où il devint ministre, la carrière des recherches scientifiques. Son goût de plus en plus dominant le conduisait dans la voie des applications de la chimie aux arts, ce qui est une étude toute particulière. C’est la raison qu’il donne dans ses notes ; il en donne encore une autre : « La chimie a poussé si loin ses analyses, les appareils se sont tellement perfectionnés, que cette science s’est renouvelée et qu’elle exige des soins minutieux, des travaux difficiles et une habitude de recherche et de manutention qu’on n’obtient que par une longue pratique. »

La présence de Chaptal à Chanteloup, alors que son fils restait à Paris, nous a valu une correspondance qui s’étend de 1806 à 1821 et d’où j’ai déjà tiré plusieurs passages. Cette correspondance est principalement consacrée aux affaires de la fabrique et à celles qui concernent la distillerie ou l’usine à sucre de Chanteloup. On y trouve relativement peu de chose qui soit d’un intérêt général. Les crises commerciales sont un sujet qui revient constamment à partir de 1811. L’époque était dure pour les fabricants. Les produits chimiques ne se vendaient pas ; les maisons les plus solides périclitaient. Chaptal console et rassure son fils par ces paroles : « Dans le moment de crise où se trouve le commerce, il faut s’estimer heureux de ne pas perdre. Le temps viendra où de grands établissements, comme les tiens, conduits avec intelligence et économie, devront naturellement prospérer. On doit, en ce moment, s’estimer heureux d’avoir tout fait par ses propres fonds et de n’avoir pas usé d’un crédit qu’on ne peut pas alimenter (12 janvier 1811). »

Ces derniers mots font allusion aux spéculations commerciales, que l’ardeur vigoureuse des négociants de cette époque et les vicissitudes de la politique d’alors avaient développées fortement. Chaptal avait en horreur les spéculations de marchandises. Ayant appris qu’un des associés de son fils était accusé de spéculer et qu’on avait porté l’affaire jusqu’à l’Empereur, il écrit lettres sur lettres à son fils pour qu’il se débarrasse immédiatement des marchandises que sa maison, c’est-à-dire en réalité son associé, avait en commission. « C’est une grande maladresse, dans un moment comme celui-ci, de servir d’intermédiaire pour faire la fortune d’autrui et recevoir tout l’odieux. Je ne veux plus qu’on prenne ni sucre ni café à commission. Je crois sage de vendre le plus tôt possible ce que nous avons… Je ne veux pas compromettre mon existence pour quelques mille francs de plus… Le gouvernement ne tardera pas à prendre des mesures violentes ; elles sont nécessaires. Vends, je te répète encore… » — Et, en post-scriptum : « Les gens qui se respectent ne spéculent pas sur un malheur public. Tâche de conserver notre nom sans tache. »

Son fils obéit immédiatement, et le père le remercie et le félicite.

Dans une des lettres relatives à cette affaire, je trouve ces mots : « Je n’écrirai pas à Maret » (sans doute pour se disculper de l’accusation d’avoir spéculé). « Si le Chef (l’Empereur) me faisait la mine, je renoncerais à tout et me retirerais ici. J’aime trop l’indépendance pour mendier la cour et les bonnes grâces. »

C’était un beau mouvement de fierté, mais l’Empereur ne suspecta jamais son ancien ministre, et c’est le moment, au contraire, où il le consulta le plus.

Napoléon était très préoccupé des conséquences économiques qui résultaient de sa lutte avec l’Angleterre et de ses guerres continuelles sur le continent. D’abord les sources de la prospérité publique menaçaient de se tarir ; au milieu de la gloire enivrante qu’il acquérait, le pays se ruinait. Puis, ce qui inquiétait surtout Napoléon, les ouvriers des manufactures commençaient à manquer d’ouvrage.

Chaptal, qui, en 1810, venait d’être réélu à l’unanimité trésorier du Sénat (fait sans précédent), commença alors à jouer auprès de Napoléon ce que Flourens et d’autres contemporains ont appelé le rôle d’organe officiel du commerce, de l’agriculture et de l’industrie. C’est une fonction d’assistance gratuite qu’il exerce déjà depuis sa sortie du ministère, auprès de l’opinion publique. L’Empereur ne fait que donner une consécration officielle à une situation acquise, lorsqu’il le nomme membre du Conseil du commerce et des manufactures. Ce Conseil, composé de deux ministres, ceux de l’intérieur et des affaires étrangères, et du directeur général des douanes, ne compte qu’un seul membre étranger au gouvernement : c’est Chaptal, pour qui l’institution semble avoir été créée ; en tout cas, il en est l’âme. L’Empereur en préside lui-même les séances, qui durent de une heure jusqu’à six ou sept heures du soir, et qui ont lieu tous les lundis, parfois plus fréquemment.

Depuis quelque temps, Napoléon s’était, en plusieurs circonstances, exprimé honorablement sur le compte de Chaptal et avait publiquement rappelé les services rendus pendant son ministère. « Il avait surtout, dit Chaptal dans ses notes, pris une bonne opinion de mes connaissances en fait d’agriculture, de commerce ou d’industrie, pendant les cinq voyages que j’ai faits avec lui dans l’intérieur de la France et de la Belgique[16]. »

Mon arrière-grand-père indique brièvement le genre de conseils qu’il donnait à l’Empereur : « Dans les crises que la continuation de la guerre a fait éprouver au commerce, j’ai constamment engagé l’Empereur à venir au secours des fabricants qui auraient fermé leurs ateliers ou qui auraient suspendu leurs payements, quoique encombrés de marchandises qui se trouvaient sans débouchés. Je n’ai jamais vu que l’Empereur ait rejeté une proposition qui avait pour but d’encourager ou de soutenir l’industrie[17]. »

Certains produits indispensables à nos fabriques commençaient à leur faire complètement défaut. J’ai déjà parlé de la betterave et de la part qui revient à Chaptal dans l’essor que prit la fabrication du sucre qui en est tiré. Il conseilla, dans le même temps, à Napoléon d’encourager la production de l’indigo extrait du pastel ; jusqu’alors, cette couleur provenait exclusivement de l’Inde.

Dans ses notes, Chaptal s’excuse d’avoir donné parfois à Napoléon des conseils que réprouverait une économie politique rationnelle. Mais les circonstances étaient très particulières. En effet, d’un côté, la guerre avec l’Angleterre avait supprimé toutes nos relations avec les pays au delà des mers ; de l’autre, l’étendue de l’Empire était si vaste, le pouvoir de Napoléon était si absolu sur le reste de l’Empire, que le commerce français, qui était encore immense, devait profiter de cet avantage. « Dans ces embarras, écrit-il, il s’agissait moins d’établir les principes généraux du commerce que de tirer le meilleur parti possible de la position où l’on se trouvait. »

La chute de Napoléon porta un coup terrible aux nouvelles fabriques de sucre et d’indigo. La plupart succombèrent, mais quelques-unes, et celle de Chaptal en particulier, résistèrent victorieusement à la crise. Son avis est que, « sans la malheureuse campagne de Moscou, ces nouvelles fabriques auraient fourni des produits à plus bas prix que ceux que nous retirions du nouveau monde. Nous aurions pu nous passer d’eux d’une manière définitive, et le système continental eût ainsi amené de grands résultats ». Dans une lettre à son fils, il dit encore, à propos de la guerre commerciale faite à l’Angleterre : « Le plus grand mal est du côté des Anglais. »

Il ne faut pas croire, d’après ce mot, que Chaptal fût, d’une façon absolue, partisan de la guerre à outrance, comme celle que l’Empereur faisait aux Anglais. Dans son ouvrage sur l’Industrie française, publié quelques années plus tard, il reconnaît, il est vrai, que, sans les guerres qu’a eu à soutenir la France révolutionnaire pour défendre son indépendance, jamais elle n’aurait tiré de son sol toutes les richesses inconnues que la chimie y a découvertes. Pendant cette période, la guerre avait été, en définitive, un bienfait. À ce point de vue économique, les guerres de Napoléon, empereur, ont eu un tout autre caractère. Si elles nous ont mis en mesure, ou à peu près, de nous passer du sucre et de l’indigo des Indes et du nouveau monde, tout bien pesé, c’est à cela que se bornent les victoires industrielles qu’elles nous ont fait remporter. Chaptal a aidé l’Empereur à tirer parti d’une situation donnée. Il n’avait rien d’un théoricien absolu ; il pensait qu’un économiste devenu homme d’État devait faire bon marché des principes, si les circonstances l’exigeaient. C’est ainsi qu’en 1802[18] il a conseillé au premier Consul de conclure un traité de commerce avec l’Angleterre, alors que, dans ses ouvrages, il blâme, en général, l’usage des conventions diplomatiques de ce genre.

C’est qu’en effet il aurait mille fois mieux aimé que notre querelle avec les Anglais pût se résoudre définitivement par un bon traité de commerce[19]. C’était une bien maigre consolation, pour un homme comme lui, que d’en être réduit à se féliciter, en 1813, de ce que le plus grand mal était du côté des Anglais. Pour lui, la paix était un tribut dont les gouvernements sont redevables aux peuples. Avec la paix, et plus facilement qu’avec la guerre perpétuelle, la France aurait pu mener à bien cette grande réforme économique que la chimie avait instituée ; les bouleversements provoqués par la politique de Napoléon n’ont fait que retarder son essor.

Dans les premières années de l’Empire, Chaptal espérait encore que les bienfaits de la paix découleraient des victoires de Napoléon. Le Sénat avait décrété l’érection d’un monument au vainqueur d’Austerlitz. Chaptal lui adressa ces paroles, qui semblent animées du souffle même de Sully : « Quelques générations se sont à peine écoulées, et l’herbe couvre cette colonne élevée dans les plaines d’Ivry à la mémoire d’un monarque vainqueur des discordes civiles et des guerres étrangères ; sa statue ne frappe plus nos regards au sein de nos cités, tandis que le vœu qu’il forma pour le laboureur restera éternellement gravé dans le cœur reconnaissant du peuple français. »

Si une tout autre bouche que celle de Chaptal les avait prononcées, ces paroles eussent pu paraître séditieuses à l’esprit ombrageux de Napoléon. Lui rappeler qu’un jour les monuments qui célèbrent ses victoires auront peut-être disparu, ne pouvait être permis qu’à un homme dont la loyauté et le dévouement à l’État étaient au-dessus de tout soupçon. Mais aussi, combien de personnes, en ce temps-là, auraient osé, sous le regard de Napoléon, montrer une telle indépendance de langage ?


En 1814, la première invasion du territoire par les armées de la coalition européenne donna encore une fois à Chaptal l’occasion de se dévouer. Dans toutes les crises que le pays avait traversées, on avait eu recours à son expérience. Cette fois, Napoléon s’adressa beaucoup plus au prestige de son nom et à la popularité dont il jouissait dans le monde industriel et commercial. En l’envoyant à Lyon avec la qualité de commissaire extraordinaire, il lui adressa, le 26 décembre 1813, la lettre suivante :

« Dans les circonstances où se trouve l’État, nous avons jugé nécessaire d’envoyer, avec des pouvoirs extraordinaires, dans chacune de nos divisions militaires, des personnes d’un rang éminent et investies de la considération publique. Nous vous avons désigné, à cet effet, pour vous rendre sans délai, en qualité de commissaire extraordinaire, dans la 19e division. Nous désirons que vous voyiez, dans le choix que nous avons fait de vous pour une mission où vous êtes appelé à rendre d’importants services, un nouveau témoignage de notre confiance dans votre attachement à notre personne et votre dévouement au bien de l’État. Cette lettre n’étant à autre fin…

« Napoléon. »


Tous les commissaires extraordinaires nommés par l’Empereur étaient accompagnés d’un maître des requêtes ou d’un auditeur au conseil d’État. C’est M. des Portes de Pardailhan qui fut adjoint à Chaptal.

Il était chargé spécialement d’accélérer les levées de la conscription, l’équipement et l’armement des troupes, d’approvisionner la place de Lyon, de lever et d’organiser la garde nationale.

S’il le jugeait nécessaire, il pouvait, en cas de danger, ordonner une levée en masse ou toute autre mesure extraordinaire. Il était autorisé à ordonner « toutes les mesures de haute police qu’exigeraient les circonstances », à former des commissions militaires et à traduire devant elles ou devant des cours spéciales « toute personne prévenue de favoriser l’ennemi, d’être d’intelligence avec lui ou d’attenter à la tranquillité publique ». — Il pouvait faire des proclamations et prendre des arrêtés qui « sont obligatoires pour tous les citoyens, et que les autorités judiciaires, civiles et militaires seront tenues de faire exécuter[20] ».

L’énumération de ces pouvoirs indique, sans autre commentaire, la préoccupation qui a présidé à la rédaction du décret du 26 décembre. Sans doute, cette institution des commissaires extraordinaires, renouvelée de la Convention, avait pour objet de contribuer à arrêter les progrès de l’ennemi. Mais l’ennemi redouté paraît être, d’après les termes du décret, beaucoup plus celui de l’intérieur que celui de l’étranger. Ce sont des insurrections possibles que ces envoyés civils sont désignés pour réprimer au besoin, si la persuasion n’a pas réussi.

Napoléon aurait pu confier à Chaptal des pouvoirs plus terribles encore, avec la certitude qu’il n’en abuserait jamais. Il n’eut recours, en effet, à aucune des mesures extraordinaires dont les Lyonnais étaient menacés.

L’armée de Lyon était commandée par Augereau, et elle était destinée à former un corps de troupe assez considérable. Elle devait se renforcer de dix mille hommes venant d’Espagne, de six mille arrivant de Nîmes et de Toulon, et d’une nombreuse artillerie. Mais elle n’existait encore que sur le papier, lorsque Chaptal arriva dans la 19e circonscription militaire. Tout manquait, les fusils, l’argent, les approvisionnements. Chaptal écrit à son fils, le 31 janvier 1814 : « Nous sommes toujours ici sans armée ; deux mille six cents hommes forment toute notre ressource. Mais c’est assez pour garantir Lyon. »

L’armée de Bubna, en effet, ne se pressait pas d’investir cette ville. Elle commençait par épuiser les départements situés entre le Rhône et Genève. « Il n’y a plus, dans l’Ain, ni bœufs, ni chevaux, ni blé, ni fourrage, ni argent[21]. »

Peu à peu, cependant, l’ennemi se rapproche, les renforts attendus n’arrivent pas ; la ville est à peu près cernée (8 février) ; mais « on l’avait mise à l’abri d’un coup de main ». Chaptal regrette, dans ses lettres, qu’on n’eût pas eu le temps d’organiser cette armée de Lyon, car « elle aurait pu faire beaucoup de mal à l’ennemi ».

Ses pouvoirs lui donnaient une autorité même sur le maréchal Augereau. Cette situation aurait pu amener des froissements. Il n’en fut rien. Mon arrière-grand-père écrit le 8 février : « Je suis heureux d’avoir ici le maréchal Augereau, dont je ne me séparerai point. C’est un brave homme que j’estime beaucoup et qui pense très bien. »

On trouvera plus loin une conversation curieuse de Chaptal et de Fouché, qui avait noué une intrigue avec Metternich et qui avoue être venu à Lyon pour en débaucher la petite armée.

Cependant, les opérations militaires n’étaient pas ce qui retenait le plus l’attention du commissaire extraordinaire. Sa fonction comportait une activité tout autre. Il avait pour mission d’assurer les subsistances de la ville ; ce n’était pas facile, car non seulement l’ennemi ruinait le pays environnant, mais le maréchal Soult avait imaginé de porter ses réquisitions jusque sur la division de Chaptal. « Il en a frappé une de mille quintaux sur le département du Cantal, écrit-il le 7 mars. Il ne manquait plus que cela pour nous achever ; il est impossible d’exécuter cette mesure ; c’est bien assez de nourrir ici trente à trente-cinq mille hommes aux dépens des voisins. »

Il réussit pourtant à assurer l’approvisionnement de la ville. Il fit plus. Il employa tous ses efforts à amener la reprise du travail. Il n’y avait aucun métier en activité quand il arriva à Lyon ; il y en avait mille à douze cents quand il en repartit.

Il se félicite, dans ses notes, de n’avoir « tourmenté » personne. Le ministre de la police lui avait transmis l’ordre d’emprisonner sept individus des plus marquants de la ville. Il refusa d’exécuter cet ordre.

Ce qui le préoccupe particulièrement (lettre du 7 mars), c’est que « le séjour des armées ennemies, s’il se prolonge encore un mois, ne permettra plus d’ensemencer les terres dans la moitié de la France, et que les blés d’automne seront détruits ».

Son départ de Lyon donne lieu à une véritable ovation. Il emporte les regrets et les bénédictions de tous les habitants. Il raconte que « la municipalité lui a fait une députation, la veille de son départ, pour lui offrir, au nom de la ville, tout ce qui peut lui être agréable ».

Ce qui lui est le plus agréable, après que la résistance est devenue impossible, c’est de se retrouver au milieu des siens. Il écrit le 7 mars à son fils : « Qu’il me tarde, mon ami, que nous puissions nous réunir et vivre en famille ! Les grands malheurs rendent cette vie-là bien plus délicieuse. Le bonheur n’est que là, surtout lorsqu’on a des enfants et une femme comme les miens ! »

Avant de terminer cette période, voici encore ce qu’il écrit au sujet de Bernadotte :

« On nous assure ici que Bernadotte a passé le Rhin à Cologne avec trente-quatre mille hommes. Je n’eusse jamais pu me persuader que ce général vînt faire la guerre sur le territoire français. Nous étions réservés pour voir des choses extraordinaires. »


« Pendant les Cent-jours, je fus nommé ministre d’État et directeur général de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Je fus en même temps appelé à la Chambre des pairs créée par l’Empereur. Je crus pouvoir accepter ces places, parce que je n’étais lié au Roi par aucun serment. »

C’est tout ce que les notes de Chaptal contiennent sur cette époque. Le décret impérial du 18 avril 1815, qui le nommait ministre d’État, lui conférait par là un simple titre. Un autre décret, du 31 mars précédent, l’avait placé « sous les ordres du ministre de l’intérieur », comme directeur général du commerce. Le ministre de l’intérieur était Carnot.

Ce rapide passage aux affaires ne permit pas à Chaptal de se signaler par une mesure quelconque relative aux intérêts économiques dont il prenait la charge avec un dévouement toujours empressé. Une lettre particulière du duc de Gaëte, qui nous est parvenue, indique que l’Empereur étudiait la question de fermer la frontière depuis Dunkerque jusqu’à Strasbourg, en sorte qu’on ne laissa plus ni entrer ni sortir tout le long de cette ligne immense. Le duc de Gaëte, pensant que cette question doit être examinée principalement sous le rapport des intérêts économiques, réclame le secours de l’expérience et des lumières du directeur général. Je n’ai pas la réponse que fit Chaptal à cette demande, qui est du 6 mai 1815 ; mais sans doute les événements empêchèrent Napoléon de donner une suite à ce projet extraordinaire.

La lettre impériale, contresignée par le duc de Bassano, et faisant part à Chaptal de son élévation à la pairie, contenait cette phrase : « Prenant en considération les services que vous avez rendus à la patrie, ainsi que l’attachement que vous avez toujours manifesté pour notre personne et pour les principes de la monarchie constitutionnelle qui régit l’Empire… etc. »

En rentrant en France, Louis XVIII jugea que les services rendus à la patrie étaient assez grands pour lui faire oublier l’attachement que Chaptal avait toujours manifesté pour Napoléon. Celui-ci fut donc nommé, par lettre close de Sa Majesté, membre de la Chambre des pairs de la Restauration et invité à venir prêter serment en cette qualité, à la séance royale où la Charte fut promulguée. Il reçut, comme tous les autres, une lettre qui remettait la séance à un jour ultérieur et prévenait qu’on avertirait du jour.

Il se passa alors un fait dont la cause n’est pas complètement élucidée. Chaptal ne reçut point la nouvelle lettre de convocation, et il apprit qu’on l’avait rayé de la liste des Pairs au ministère de l’intérieur, pour en placer un autre qui n’était pas compris dans la première. « Des personnes instruites m’ont assuré, dit-il dans ses notes, que quelqu’un de très puissant alors m’avait rayé parce qu’il craignait que je ne prisse à cette Chambre l’influence que j’exerçais sur le Sénat. »

Cette personnalité si influente ne pouvait appartenir qu’au parti ultra. L’influence que Chaptal avait exercée sur le Sénat impérial lui venait du seul ascendant de son caractère indépendant et de ses idées libérales. C’est ce que reconnaît la phrase de la lettre de Napoléon que j’ai citée plus haut.

L’opinion publique s’étonna de ne pas le voir à une place pour laquelle il semblait si naturellement désigné. Elle le vengea de cette disgrâce ; mais ce qui le toucha le plus, ce fut la manifestation de ses anciens collègues du Sénat conservateur, « qui vinrent presque en corps lui témoigner leur douleur, et qui la portèrent chez tous les ministres ».

Mon arrière-grand-père se refusa d’abord à faire parvenir ses plaintes au roi Louis XVIII. Sa dignité blessée ne le lui permit pas. Il partit pour Chanteloup, et c’est de là qu’il écrit à son fils (19 septembre 1816) : « Je ne ferai pas un pas pour me faire nommer, parce que, si j’échouais, je descendrais dans l’opinion de tous ceux qui sauraient que j’ai fait des démarches. Je vis heureux à la campagne, et j’y reste. »

Voici ce qu’il dit, huit jours après, au sujet de la politique qu’on faisait à Paris : « Nous avons regardé l’ordonnance du Roi comme l’œuvre de la sagesse, et la vigueur développée contre Chateaubriand en est le corollaire ; on avait gâté ce forcené, dont on faisait un chef de parti ; il est bon qu’on l’ait humilié. Mais que de choses il y a encore à faire pour arriver à cette conduite de modération dont on n’eût jamais dû s’écarter ! Les préfets sont imbus des mêmes principes que Chateaubriand. Ils ont plus d’influence qu’on ne pense ; ils ont remplacé des fonctionnaires publics et des employés très estimables par des fous ou des imbéciles qui leur sont dévoués ; ils travaillent par tous les moyens imaginables à faire tomber les nouveaux choix sur les plus enragés de la Chambre dissoute, et ils y réussiront dans un tiers des départements. Je pense néanmoins que la majorité de la nouvelle fournée sera constitutionnelle, et peu à peu on arrivera à une représentation digne de la nation. »

Le 3 octobre 1817, à propos du scrutin à Paris, il écrit : « Nous avons été désappointés sur le résultat du scrutin. Il en sera en France comme en Angleterre ; les indépendants sont en petit nombre ; la masse se compose des gens qui ont des places et de ceux qui en cherchent ; c’est le ministère qui en dispose. » Il ajoute : « Consolons-nous, mon bon ami, et occupons-nous de nos affaires et de nos familles ; voilà la véritable philosophie. »

Cependant, les amis de Chaptal lui reprochaient une attitude qui fournissait des armes contre lui à ses adversaires politiques. Son silence pouvait passer pour une acceptation tacite de l’injustice qu’on lui avait faite. Voyant qu’il n’était pas compris dans une promotion nombreuse qui fut faite en 1817, il se décida à se plaindre et fit présenter au Roi la lettre close de nomination qu’il avait reçue. « Sa Majesté resta interdite, assura qu’elle le croyait membre de la Chambre, se répandit en éloges sur ses services, sa réputation, et promit de tout réparer à la première promotion. » Telles sont les assurances que Louis XVIII lui fit transmettre. Le Roi tint parole, et, en 1818, Chaptal fut effectivement admis à la Chambre des pairs.

Ce n’est pas le seul exemple qu’on pourrait citer d’une nomination signée par le chef de l’État et supprimée ensuite par un ministre. Ne nous plaignons pas de cette mésaventure arrivée à Chaptal ; elle nous a valu l’Industrie française, qu’il a composée dans ses loisirs de Chanteloup. C’est peut-être le plus remarquable de tous ses ouvrages.

Quand l’Industrie française paraît en 1819, Chaptal vient d’avoir soixante-trois ans. Autant que le développement économique d’un pays, qui a des causes profondes et multiples, peut se résumer, pendant une période donnée, dans l’œuvre particulière d’un individu, cet homme est Chaptal. Comme professeur à Montpellier, comme économiste attitré des États de Languedoc, comme fondateur des premières fabriques de produits chimiques, comme le premier metteur en œuvre des ressources naturelles de la nation en 1793, comme membre du conseil d’État, qui réorganise tout, comme ministre, comme représentant officiel du commerce de l’agriculture et de l’industrie sous l’Empire, il a pour ainsi dire collaboré avec tout ce qui, dans un État, contribue à former et à développer la richesse. L’Industrie française est le fruit de l’expérience de toute sa vie. Et il suffit de connaître sa vie pour deviner la conception générale d’où le plan est sorti. Ce livre analyse et éclaire les faits qui ont marqué la transition entre la France économique du dix-huitième et celle du dix-neuvième siècle. D’abord les faits politiques et sociaux : suppression des corporations, maîtrises et jurandes ; guerres dans lesquelles la France isolée est forcée de tirer de son sol les matières premières qui lui manquent et de chercher de nouveaux débouchés ; — puis les découvertes mécaniques (machines à tisser et à filer, perfectionnements de toutes sortes, la plupart des industries devenues manufacturières) ; — enfin les découvertes chimiques (celles-là, sont innombrables) et agricoles (pomme de terre, betterave, indigo tiré du pastel, perfectionnement du régime des assolements et des prairies artificielles, etc.).

Chaptal se complaît dans ce tableau des merveilles réalisées par un peuple dont le travail n’a cessé d’être troublé par les agitations politiques les plus graves de son histoire et par des guerres qui auraient dû l’épuiser. « C’est au milieu de ces tempêtes politiques que les principales découvertes ont pris naissance ; on se demandera un jour comment un peuple, en guerre avec toute l’Europe, séquestré des autres nations, déchiré au dedans par les dissensions civiles, a pu élever son industrie au degré où elle est parvenue… Bloquée de toutes parts, la France s’est vue réduite à ses propres ressources… Ses besoins augmentaient par la nécessité de repousser l’ennemi qui était à ses portes… Le gouvernement fit un appel aux savants, et en un instant le sol se couvrit d’ateliers ; des méthodes plus parfaites et plus expéditives remplacèrent partout les anciennes ; le salpêtre, la poudre, les fusils, les canons, les cuirs, etc., furent préparés et fabriqués par des procédés nouveaux, et la France a fait voir à l’Europe étonnée ce que peut une grande nation éclairée, lorsqu’on attaque son indépendance. »

Ici apparaît clairement un des traits les plus originaux du génie philosophique de Chaptal. Par suite de sa conception générale de l’univers, il a une tendance à appliquer à tous les faits qu’il étudie, de quelque nature qu’ils soient, les procédés de la chimie. En cela, il devance son siècle. Mais ce qui est la marque propre de son esprit (et on y reconnaît la trace qu’a laissée en lui l’école de Montpellier), c’est qu’il n’a pas la répugnance de quelques positivistes pour les faits d’ordre purement moral ou politique. Il les met sur la même ligne que les autres. Il leur donne même une place d’honneur. C’est ainsi qu’il sacrifie toutes ses préférences pour les principes sacrés de l’économie politique, le jour où il aperçoit, dans les conséquences extrêmes du régime impérial, le moyen d’organiser un système commercial ou industriel d’où la France puisse tirer quelque avantage ou quelque soulagement, même momentanés. Il admire, à travers les pages les plus sanglantes de notre histoire, le développement prodigieux du travail national. Il n’a pas l’idée que nos succès économiques sont peut-être payés bien cher. La production chimique de la betterave et celle de l’indigo lui paraissent, en regard du sang versé, des résultats après tout consolants, puisqu’il n’a pas pu en être autrement[22]. La nature saura bien, se dit-il, réparer toutes ces forces perdues.

Une pensée surtout le console, c’est que la France, envahie par l’étranger et déchirée au dedans, a pu se suffire à elle-même, en faisant un appel au patriotisme de tout le monde et à l’ingéniosité des savants, et qu’elle a puisé dans ce qui pouvait ressembler à une agonie le moyen d’établir, très peu de temps après, sa supériorité industrielle en Europe. Cette pensée revient, sous différentes formes, dans tous ses ouvrages, dans son Essai sur le développement des arts chimiques en France (1800), dans ses circulaires aux préfets, à qui il parle comme à des amis qui seraient en même temps ses élèves, dans son Traité sur le sucre de betterave, dans l’Industrie française enfin.

La nécessité de défendre son indépendance lui paraît l’agent chimique le plus capable de produire une réaction salutaire dans l’organisme d’un peuple. Ses idées de savant et d’homme politique ne se meuvent qu’animées d’une espérance patriotique, qui leur apporte leur forme, leur force et leur harmonie.

Cette manière de voir bien personnelle à Chaptal et qui fait que son âme puise ses inspirations, pour ainsi dire, dans la grande âme nationale, ne manque pas de frapper tous ceux qui lisent quelqu’un de ses écrits. L’expérience du savant n’a fait que fortifier chez lui une tendance naturelle. Dès qu’il a commencé à penser par lui-même, c’est-à-dire à dix-huit ans, il a rédigé une thèse de docteur en médecine, qui est l’exposé sommaire des conceptions qu’il développera plus tard, soit comme savant, soit comme homme d’action. Il raconte qu’on lui a dérobé un travail dans lequel il traitait à nouveau, quatre ou cinq ans après, le même sujet. L’accident paraîtra moins regrettable, si l’on considère que sa vie tout entière est le développement progressif et continu de la même idée[23].

L’Industrie française a paru au moment où allait commencer l’évolution économique de l’Allemagne qui a précédé la formation de son unité. En 1819, la tendance de tous les pays d’Europe était de fermer leurs frontières, et chacun s’isolait du voisin. Beaucoup de prohibitions ont été établies alors. L’agriculture et l’industrie françaises, au sortir d’une crise qui n’avait en rien diminué leur vitalité, ne demandaient qu’à prendre leur essor et à exporter leurs produits au dehors. Mais les conditions du commerce étaient changées. Nous avions perdu presque toutes nos colonies depuis la Révolution. Les Anglais nous avaient supplantés dans plusieurs pays d’Europe et d’outre-mer, et des barrières de douane venaient encore ajouter des entraves nouvelles. C’est dans cet embarras que Chaptal offre ses conseils à l’agriculteur, à l’industriel, au commerçant, à l’égard de qui il continue ce ministère, tantôt officiel, tantôt officieux, qu’il n’a cessé d’exercer pendant toute sa vie. Il examine les besoins de chacun, il entre dans les détails les plus minutieux, il fait l’histoire de son métier ou de son art pendant la période de quarante ans qui commence à la Révolution. Il lui dit ce qu’il a perdu, ce qu’il a conquis et le parti qu’il peut tirer des circonstances où il se trouve. Il lui montre qu’en définitive le bien surpasse le mal, et qu’il doit se tenir pour très heureux de vivre à l’époque où il est parvenu. Il félicite l’agriculteur d’avoir conquis la plénitude du droit de propriété, l’industriel la liberté du travail ; à ce dernier, il fait l’histoire du régime industriel de la monarchie, dont il montre tous les inconvénients ; mais il met le patron aussi bien que l’ouvrier en garde contre les excès de la liberté mal comprise. Nul n’était plus autorisé à leur donner des conseils que l’homme qui a vécu pendant quarante ans dans les ateliers et au milieu des ouvriers. On retrouve constamment dans ses ouvrages l’esprit qui a présidé au développement de notre démocratie, dont il a prévu et encouragé toutes les espérances.

Cette âme si confiante dans les destinées réservées à notre pays avait eu cependant son heure de découragement. À propos de l’Amérique, il écrit le 11 décembre 1815 : « J’avais bien présumé, mon cher Bretonneau, que les bruits qu’on a fait courir de mon départ pour les États-Unis d’Amérique affecteraient mes amis, et c’est la seule peine que j’en aie éprouvé. Quoique mon intention n’ait jamais été d’abandonner un pays auquel je tiens par habitude et par affection, mes opinions sur l’état actuel de l’Europe et sur l’Amérique, qui est appelée à un si bel avenir, ont bien pu donner quelque fondement à ce bruit. J’ai dit souvent que les symptômes d’agitation qu’éprouve l’Europe depuis de longues années, et l’inquiétude des esprits, annonçaient plutôt une décomposition qu’une régénération. Je pense fermement que le plus haut terme de la civilisation des peuples est le plus haut degré de dépravation, que l’un amène nécessairement l’autre, et que les nations ont leur état d’enfance, de force et de dégénération, tout comme les individus.

« La Grèce, l’Égypte, Rome ont parcouru leur cercle, l’Europe pourra bien les imiter. L’Amérique a encore deux à trois siècles de croissance. Le sol peut nourrir cent cinquante millions d’habitants, et il n’en a que neuf. Les travaux agricoles ne dénaturent point l’espèce ; mais les arts de luxe, les grandes réunions et les travaux sédentaires la détériorent[24]… »

N’est-ce pas encore une fois l’influence des montagnes paternelles, de l’air pur et libre des Cévennes, qui détermine cette prédilection particulière pour l’agriculture ? La lettre a dû être écrite à Chanteloup, où Chaptal est resté de 1815 à 1818, sans se rendre à Paris.

Il y avait deux hommes dans le propriétaire de Chanteloup : l’homme bienfaisant, qui voulait que tout le monde fût heureux autour de lui et que les vignerons d’Amboise eussent de belles récoltes, surtout depuis que son amour-propre de savant était intéressé au succès de la « chaptalisation », et le fabricant de sucre, qui devenait féroce lorsque la sécheresse empêchait ses betteraves de lever.

Il écrit le 25 juin 1818 : « Nous allons tous bien, mais j’enrage, parce que nous n’avons pas de pluie ; quelques gouttes survenues par un orage n’ont fait que nous donner un vent froid qui est pire que la chaleur. Tout cela n’empêche pas qu’on ne soit très content ici, parce que la vigne est superbe, et je suis seul à plaindre. » Et, quelques jours après : « Nous avons eu une pluie d’une demi-heure, qui n’a pas fait revenir les morts, mais qui nous a rendu un peu de gaieté. »

Ses voisins d’Amboise, voyant qu’il aimait la campagne et se plaisait à vivre au milieu d’eux, ne gardaient pas rancune au fabricant de sucre. Ils lui savaient gré de préférer « ses choux et même ses betteraves » au séjour de Paris et aux séances de la Chambre des pairs. Chaptal est sincère, lorsqu’il écrit : « Je vous assure que, si je n’avais pas des devoirs à remplir à Paris, je passerais ici toute l’année. Je m’y trouve bien[25]. » Un jour qu’il est parti pour Paris, le bruit court à Amboise qu’il est tombé malade. Pendant trois jours, on assiège Chanteloup pour avoir de ses nouvelles.

À partir de 1819, les séjours à Paris se prolongent, et Chanteloup reste désert la plus grande partie de l’année. Son âge et ses infirmités commencent à retenir Chaptal à la maison. Mais il y est heureux. La vie de famille lui plaît. « C’est là le suprême bonheur, écrit-il, tout le reste n’est rien en comparaison ; ces jouissances sont solides et éternelles ; les autres sont fugitives et ne remplissent pas le cœur. »

Il ne sort plus que pour ses conseils ou la Chambre. Ses avis sont très recherchés à l’administration des prisons et des hospices, dont il a été le bienfaiteur pendant son ministère. Il assiste à des conseils chez les ministres. En 1819, il est vice-président du jury pour l’Exposition des produits de l’industrie. C’est lui qui, en l’an IX, a organisé la première Exposition nationale[26], et il est naturellement désigné pour cette fonction. Il va quelquefois aux Tuileries, « où le Roi le reçoit très bien et toujours d’une manière distinguée ». — « Je suis très bien en cour, écrit-il encore. Les princes sont pleins de bonté pour moi et m’accueillent toujours avec distinction. Je ne m’en prévaux pas, mais c’est très agréable. »

Le 26 mai 1819, il écrit à son gendre : « Vous avez su, mon cher ami, que la Chambre ne me voit pas d’un mauvais œil, puisque, à ma seconde séance, elle m’a nommé président de son premier bureau ; ce qui m’a fait autant de plaisir que ma nomination de pair. »

Dès la première année, il commence à exercer sur la Chambre cette influence tant redoutée des ultras et qui a retardé pendant trois ans sa nomination. Il ne l’emploie qu’à soutenir des projets de loi d’intérêt économique. Les débats irritants de la politique le laissent froid : « On a l’air et peut-être l’intention de vouloir faire beaucoup, et on ne fait rien. » « Tout languit, écrit-il en 1821 ; il n’y a de place que pour les passions et les querelles entre les partis. » Il s’efforce de ramener aux affaires utiles l’attention de la Chambre des pairs. Son rapport sur l’organisation et le développement de la canalisation en France, dont il a fait sa spécialité, obtient un grand succès. Assidu aux séances, mais ne prenant la parole que pour défendre les principes d’administration dont l’expérience lui a fait reconnaître la valeur, il arrive à un résultat imprévu : « les ultras le portent pour toutes les commissions. » Mais, « comme ils n’ont pas pour eux le nombre, il ne sort de l’urne que lorsque son parti le porte ».

Malgré la faveur marquée dont il jouit dans cette assemblée, il se refuse toujours à jouer un rôle dans des combinaisons purement politiques. Voici sa profession de foi ou plutôt son testament de pair de France, que je retrouve dans ses notes :

« J’ai eu pour règle de ne jamais prendre la parole sur des objets de politique ; je me suis toujours borné à voter d’après ma conscience et mes principes.

« J’ai fait entrer un peu d’amour-propre dans cette conduite, attendu que j’ai vu que ceux qui se prodiguent à la tribune pour parler sur toutes les matières fatiguent l’assemblée et sont bientôt usés dans son opinion.

« Avant de parler dans une assemblée aussi imposante et éclairée que celle de la Chambre des pairs, il faut avoir réfléchi et se sentir pénétré du sentiment que ce qu’on a à dire doit éclairer la discussion et surtout que les idées que vous devez émettre sont neuves pour l’auditoire. On ne pardonne pas à un orateur de ne reproduire que ce que tout le monde sait.

« J’ai voté plus souvent avec l’opposition ; mais je ne m’en suis pas fait une loi. J’ai conservé mon indépendance. Mes études, mon expérience et mon âge m’ont toujours suffi pour me diriger. »

Ce patriarche, dont le cœur et l’esprit sont comme des forteresses inaccessibles aux passions politiques, est resté, pendant toute la Restauration, le protecteur naturel et influent des jeunes gens de valeur qui débutaient dans les carrières administratives ou scientifiques. Son caractère intègre, sa réputation de savant, les grandes situations qu’il a occupées dans l’État, l’universelle considération qui l’entoure lui donnent dans les ministères, dans les Sociétés savantes et à la Faculté de médecine une influence « qui se dispense toujours en faveur du mérite et qui reste sourde à l’intrigue ». Velpeau et Trousseau sont assurés auprès de lui d’un appui toujours efficace. Il encourage les débuts de Flourens, en le traitant comme un membre de sa famille. Flourens, originaire des environs de Montpellier, doit à cette circonstance la faveur particulière dont il jouit. Chaptal a prévu la destinée qui sera réservée à ce jeune homme laborieux. Il a été moins heureux lorsqu’il s’est agi de Chevreul. Le « doyen des étudiants de France » s’est présenté en 1815 à l’Académie des sciences, en concurrence avec Darcet le jeune, que soutenait mon arrière-grand-père, et qui triompha[27].

Mon arrière-grand-père ne put finir ses jours dans le bonheur tranquille auquel il avait toujours aspiré. Son fils le ruina par des spéculations malheureuses. Pour payer des dettes qui ne sont pas les siennes, le père se dépouille, à soixante-dix ans, d’une fortune acquise par son labeur et son intelligence ; il quitte l’hôtel de Mailly qu’il habite entouré de ses enfants et petits-enfants ; il vend Chanteloup à des marchands de biens, qui le démolissent et le revendent par lots. Il ne garde que sa pension de légionnaire[28] et les douze mille francs de rente de son majorat.

Il sait, par la dignité et l’aisance avec lesquelles il supporte cette catastrophe, embellir encore les derniers restes d’une vie si utile. Pas une plainte égoïste ne sort de sa bouche. Il s’oublie lui-même pour ne penser qu’aux enfants de ce fils qui a attiré le malheur sur sa famille. Il écrit le 7 décembre 1826 à son gendre : « Mon cher et bon ami, la Providence vient de nous frapper d’un coup terrible et inattendu ; espérons qu’avec son secours nous nous en relèverons. En attendant, nous sommes tous dans une affliction profonde : l’intérêt que tout le monde prend à moi ne saurait se distraire. Après avoir mené une vie si honorable pendant soixante-dix ans, je ne pouvais pas m’attendre à un événement aussi affreux.

« La plus douce consolation que j’éprouve, c’est de jouir de votre heureuse union avec notre douce et vertueuse Virginie.

« La perte de la fortune n’est presque rien pour moi ; elle ne peut m’affecter que par rapport à mes enfants, auxquels je la destinais. Je me complaisais à les voir heureux par la suite, tant par le souvenir de mon existence honorable et de ma carrière publique, que par l’aisance que je leur avais ramassée avec honneur. »

Il vécut six années encore, soutenu par la tendresse de sa femme, de ses filles et de ses petits-enfants, qu’il adorait. En proie à un asthme qui le faisait cruellement souffrir, il continua à se rendre à la Chambre ; une chaise l’attendait au bas de l’escalier, et on le portait jusqu’à sa place. On voulut l’empêcher d’y aller le jour où éclata l’insurrection de 1830. Des ouvriers étaient venus frapper à la porte de la maison qu’il habitait, rue de Grenelle, sous prétexte que l’appartement d’un pair de France devait contenir des armes. Un jeune médecin, son neveu, est auprès de lui et commence à s’alarmer, lorsque les coups deviennent plus rudes. « Laissez-les frapper, lui dit-il, je ne leur ai jamais fait de mal ; ils ne m’en feront pas. »

Il n’avait rien à se reprocher. Le sort même de Lavoisier ne l’aurait pas effrayé. Il se rendit donc à la Chambre des pairs, et, lorsque Louis-Philippe eut pris sur le trône la place de Charles X, il montra la même assiduité aux séances, jusqu’au jour où la mort vint le frapper, le 30 juillet 1832.

Mon arrière-grand-père est un des hommes de cette génération qui ont traversé, avec la France, pendant un demi-siècle, tous les régimes politiques connus. Depuis la monarchie de Louis XVI, qui en avait fait un homme honoré, jusqu’au gouvernement de Juillet, aux débuts duquel il a assisté, il a servi fidèlement les maîtres les plus divers.

Au milieu de tant de révolutions et de changements politiques, son caractère a toujours été respecté : il a trouvé dans sa dignité le moyen infaillible de diriger sa conduite.

Ce n’est pas qu’il fût indifférent à la forme du gouvernement. Il avait ses préférences personnelles qui le portaient vers le régime le plus capable de faire régner l’harmonie tout en respectant la liberté des particuliers.

Il recommande, en politique, la méthode expérimentale, qui n’admet un principe que si la pratique en a démontré clairement la valeur. Il pense qu’aucun gouvernement ne saurait réaliser l’idéal absolu, et il rappelle sans cesse l’histoire des Romains, dont la République ou l’Empire ont produit tour à tour le despotisme ou la liberté, ont tour à tour protégé ou persécuté leurs grands hommes.

C’est ainsi qu’il a procédé pour Napoléon. Avec le sang-froid d’un savant impassible, mais avec l’indulgence d’un homme sensible à toutes les passions humaines, il a admiré le génie dont les conceptions laisseront toujours à l’esprit une impression de grandeur, et il a noté les qualités et les défauts d’un caractère qui s’est modifié avec l’âge et avec l’exercice du pouvoir.

  1. Le fait est celui-ci. Les journaux du temps en ont parlé, et il est confirmé par une tradition de famille : Napoléon travaillait un soir avec son ministre, lorsqu’on vint lui annoncer l’arrivée de Mlle Bourgoin. L’Empereur la fit prier de l’attendre. C’était un coup de théâtre qu’il avait préparé. Chaptal mit ses papiers dans son portefeuille et s’en alla brusquement. La nuit même, il rédigeait sa lettre de démission.
  2. Champagny ne prit possession de son poste que trois mois après sa nomination.
  3. Éloge historique de M. Chaptal.
  4. « Il n’est presque pas une branche de fabrication, surtout dans celles qui ressortent des connaissances chimiques, que Chaptal n’ait contribué à perfectionner ; il en est plusieurs qu’il a créées : parmi tant d’objets que nous pourrions citer, nous signalerons principalement la fabrication des aluns artificiels, celle du salpêtre, celle des ciments remplaçant la pouzzolane par l’emploi des terres ocreuses calcinées, le blanchiment à la vapeur, la teinture du coton en rouge d’Andrinople, les perfectionnements introduits dans la préparation de l’acide sulfurique, dans la teinture, dans la fabrication du savon, dans le vernis des poteries, etc. » (Notice sur Chaptal, par le baron de Gérando, lue à la séance générale de la Société d’encouragement, le 22 août 1832.)
  5. « Le titre de chimiste était presque un opprobre. » (Julia-Fontenelle, secrétaire perpétuel de la Société des sciences physiques, chimiques et arts industriels de Paris. Éloge de Chaptal.)
  6. De l’industrie française, par Chaptal.
  7. Notice sur Chaptal.
  8. Dans une lettre à son fils.
  9. Lettre à son fils.
  10. Jusqu’à douze francs le kilogramme pendant le blocus continental.
  11. Voir l’ouvrage de Kaufmann, Die Zucker-Industrie. Berlin, 1878.
  12. Chimie appliquée aux arts. Discours préliminaire.
  13. Lettre au baron de Laage, 29 juin 1819.
  14. Lettre à son fils, 29 mars 1810.
  15. Il se rappela toujours la petite église de Badaroux, près de Mende, où il avait été baptisé, et dans laquelle il aurait voulu, a-t-il dit, que son souvenir fût gardé d’une manière ineffaçable. Il lui fit cadeau d’un tableau pour l’autel de la Vierge et d’un ostensoir en argent. Plus tard (10 mars 1827), il écrivit au curé de ce village la lettre suivante : « Monsieur le curé, vous mettez beaucoup trop de prix au peu que j’ai fait pour votre église ; j’ai conservé une grande affection pour les lieux qui m’ont vu naître et l’église où l’on m’a baptisé. Les événements m’ont transporté sur une autre terre, mais aucun ne m’a fait perdre le souvenir de mon berceau.
    « Je suis flatté que vous m’ayez fourni l’occasion de vous exprimer les sentiments que je dois au vénérable pasteur de ma paroisse. »
  16. On trouvera plus loin le récit de ces voyages.
  17. Je ne répète pas ici ce qui est exposé plus longuement dans les Souvenirs sur Napoléon.
  18. Il y a, aux Archives nationales, un dossier contenant différentes pièces relatives à un projet de traité de commerce avec l’Angleterre, en août 1802. Le dossier renferme un mémoire remarquable de Chaptal.
  19. Dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France, publié en 1800, il écrit : « La puissance colossale de l’Angleterre repose sur la prospérité de son commerce. Mais elle croulera le jour même où la paix générale appellera tous les peuples à concourir avec elle… C’est cette terrible vérité, toujours présente à l’esprit dominateur du gouvernement britannique, qui en dirige la politique… etc. » (Moniteur, an VIII, p. 562.)
  20. Décret du 26 décembre 1813.
  21. Lettre au comte Chaptal, du 1er février 1814.
  22. Dans ces pages où il parle de l’industrie française, en poète inspiré, il oublie de citer ses propres découvertes. C’est pendant les guerres avec l’Angleterre et le blocus continental que la teinture du coton en rouge d’Andrinople s’est beaucoup développée en France. Chaptal avait trouvé le moyen de la tirer d’une plante, qu’on appelle la garance.
  23. Un des professeurs d’économie politique les plus distingués de l’Allemagne, M. Brentano, à qui j’avais fait lire quelques-uns des passages les plus marquants des écrits économiques de mon arrière-grand-père, a écrit à cette occasion les lignes suivantes :
    « À Monsieur Gide, professeur à la Faculté de droit de Montpellier.
    « En lisant ce que M. Chaptal m’a montré des écrits de son aïeul, j’ai été étonné de faire la connaissance d’un grand ministre économiste qui jusque-là m’était entièrement inconnu dans cette qualité. Les histoires économiques et commerciales de la France que je connais ne parlent pas de lui, et il reste dans ces histoires une grande lacune, la réorganisation économique de la France sous Napoléon Ier.
    « J’ai l’impression que Chaptal était un réorganisateur, un Colbert du dix-neuvième siècle, avec beaucoup de traits semblables à ceux de son grand prédécesseur, mais plus moderne en technique, comme en philosophie. Enfin, Chaptal me semble être l’homme qui, le premier, a donné aux peuples continentaux du dix-neuvième siècle l’exemple d’une organisation économique sur une base nationale, qui a inspiré List et tous les continentaux qui, plus tard, ont prêché l’organisation nationale de la vie économique.
    « Il me semble que l’orthodoxie économique qui a régné jusqu’ici en France est la cause que l’on ne sait rien, ni des mesures pour réorganiser l’économie politique de la France sous le Consulat, le Directoire et le premier Empire, ni de l’homme réorganisateur. »
    M. Brentano terminait sa lettre en souhaitant que quelqu’un, en France, voulût se charger de l’exhumation économique de Chaptal.
  24. Cette lettre a été publiée dans l’ouvrage de M. P. Triaire (Bretonneau et ses correspondants).
  25. Lettre à son gendre.
  26. Celle de l’an VI n’avait réuni que les produits de Paris et des environs.
  27. Chevreul n’a jamais oublié cette mésaventure. Il a conservé pour Chaptal la plus belle rancune de savant qui se puisse citer. Il avait coutume de dire, de sa voix saccadée : « M. le comte Chaptal était un mauvais homme et ne valait pas les quatre fers d’un âne. C’est grâce à lui que mon élection à l’Académie n’a pas eu lieu en 1815 et que je n’ai été nommé qu’en 1828. » La rancune avait commencé en 1806, au sujet d’une découverte de l’abbé Haüy. Chaptal et Chevreul étaient d’un avis différent sur le sulfure blanc et le sulfure jaune. Deux ans avant la mort de l’illustre centenaire, un arrière-petit-fils de Chaptal ayant désiré prendre part aux travaux de son laboratoire du Jardin des Plantes, on n’osa pas en demander l’autorisation à Chevreul, tant sa haine était encore vivace.
  28. Il était grand-croix depuis 1825. Il avait été nommé grand officier à la fondation de l’Ordre.