Mes souvenirs sur Napoléon/Avants-propos

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AVANT-PROPOS



L’impartiale postérité ne verra pas sans étonnement un jeune homme sans fortune et sans protection, issu d’une famille plébéienne, sortir de la petite ville d’Ajaccio, s’asseoir sur un des premiers trônes du monde, obtenir la main d’une archiduchesse d’Autriche, se faire couronner par le Pontife de Rome, soumettre à sa domination presque toutes les puissances de l’Europe, donner des lois à Moscou et au Caire en Égypte, et établir successivement ses frères sur les trônes d’Espagne, de Naples, de Hollande et de Westphalie.

Ces événements, quelque extraordinaires qu’ils paraissent, la frapperont peut-être moins encore que la chute de ce colosse, abattu en quelques jours, en 1814, puis relevé, comme par miracle, en 1815, et précipité pour toujours, trois mois après, par les forces réunies des puissances qu’il avait tenues jusque-là sous sa domination.

Sans doute ces effroyables catastrophes paraîtraient moins étonnantes, si elles étaient survenues dans des siècles de barbarie ou au milieu de nations sauvages ; mais c’est dans la partie du monde la plus civilisée, dans des pays où l’art de la guerre est le plus perfectionné, que ces événements se sont passés. Et l’histoire les transmettra aux siècles à venir comme une de ces révolutions, heureusement très rares, qui, à diverses époques, ont bouleversé tout le globe.

On se demandera alors avec empressement quel était donc cet homme qui, pendant vingt ans, a occupé toutes les bouches de la renommée ; on recherchera avec avidité jusqu’aux plus petits détails de sa vie domestique. On voudra savoir par quels moyens il est parvenu à la domination universelle et quelles sont les causes principales de sa chute.

Mais si on consulte le petit nombre des écrits qui passeront à la postérité et qui pourront lui transmettre quelques renseignements, on ne trouvera, d’un côté, que la plus dégoûtante apologie des qualités et des vertus du héros, de l’autre, la peinture la plus hideuse de ses vices et de son ambition. Les uns le représentent comme un dieu tutélaire, revêtu de toutes les qualités, de toutes les vertus et de tous les talents, ne pensant, n’agissant, ne respirant que pour le bien de l’humanité ; les autres ne lui accordent ni talent ni moyens. Ses succès sont, à leur avis, l’effet du hasard ; son élévation, le résultat de l’audace et de la perversité. Tous le jugent avec passion, et la postérité ne pourrait point se former une idée exacte de cet homme extraordinaire, d’après les écrits qui ont été publiés jusqu’à ce jour.

Comme j’ai été attaché à d’importantes fonctions publiques pendant le règne de Napoléon et que j’ai eu avec lui des rapports assez intimes durant ces seize années, j’ai pu l’étudier et l’apprécier. Je l’ai pu avec d’autant plus de succès que j’ai constamment joué, auprès de lui, le rôle d’un observateur impassible. Je crois ne m’être jamais fait illusion ni sur ses défauts ni sur ses qualités. Et, aujourd’hui qu’il est mort pour ses contemporains[1], je pourrais montrer des notes rédigées au sortir de sa société, dans lesquelles j’exprime littéralement l’opinion que j’émets dans le cours de cet ouvrage. J’ai suivi progressivement la marche de Napoléon depuis les premiers jours de son consulat jusqu’à sa chute. J’ai vu par quels moyens et à la faveur de quelles circonstances il s’est élevé du rang de citoyen à celui de prince, par quels principes il est parvenu à subjuguer sa nation et à dominer l’Europe, par quelles fautes il s’est précipité lui-même de son trône. J’ai cru que le tableau fidèle de ses qualités et de ses défauts pourrait présenter quelque intérêt aux peuples et aux rois, et je l’ai tracé, non dans l’intention de le rendre public, mais pour ne pas laisser échapper de ma mémoire une foule de faits qui, seuls, peuvent faire connaître un des hommes les plus extraordinaires qui aient encore paru.

  1. Ces lignes étaient écrites en 1817.