Mes souvenirs sur Napoléon/Introduction/I

◄  Table des Matières 1756 – 1804 1804 – 1832  ►


LA VIE ET L’ŒUVRE DE CHAPTAL


mémoires personnels rédigés par lui-même
de 1756 à 1804
continués, d’après ses notes, par son arrière-petit-fils
jusqu’en 1832.



I

1756-1804


Je suis né à Nojaret, département de la Lozère (ci-devant Gévaudan), le 3 juin 1756.

Mes parents étaient de riches et honnêtes propriétaires, qui jouissaient de l’estime et de la vénération publiques : leur maison était l’asile des pauvres ; leur conduite, la règle et l’exemple de la contrée, et leurs conseils étaient toujours la loi suprême pour tous les habitants. Depuis cent cinquante ans, l’aîné de la famille restait attaché à la culture des domaines, et les cadets embrassaient l’état ecclésiastique, la profession d’avocat ou celle de médecin.

La profession de médecin était généralement préférée, et cette vocation était surtout décidée par plusieurs ouvrages de médecine et d’histoire naturelle qui existaient dans la maison et dans lesquels on lisait de préférence à tout autres. Je me suis souvent reporté moi-même par la pensée à ce premier âge, où, à peine instruit dans les éléments de la lecture, je prenais un plaisir tout particulier à feuilleter un Aristote qui m’était tombé sous la main. Cet ouvrage piquait particulièrement ma curiosité par de mauvaises gravures en bois qui reproduisaient les principaux animaux. Je me rappelle même qu’à l’insu de mes parents j’en détachai quelques gravures que je calquai assez grossièrement, et que j’avais ensuite la petite vanité de présenter comme des dessins d’après nature.

Mon éducation fut peu soignée jusqu’à l’âge de dix ans ; à cette époque, je fus placé chez un bénéficier de la cathédrale de Mende, appelé M. Caylar ; ce prêtre, qui ne savait guère qu’un peu de latin, m’initia d’abord dans les principes de cette langue et me mit dans le cas d’entrer au collège des Doctrinaires de cette ville, où je débutai par la cinquième. Mes progrès furent assez rapides, et, en peu de temps, je parvins à être un des premiers de ma classe. M. Caylar surveillait mes études, excitait mon émulation, me faisait parler latin dans la conversation et tirait vanité de quelque facilité que j’avais, avec une pédanterie qui, même à cette époque, me paraissait fort ridicule.

Un de mes oncles occupait alors le premier rang parmi les médecins praticiens de Montpellier ; on lui rendit compte de mes progrès et de mon amour pour l’étude ; il n’était point marié, et il se chargea de pourvoir à mon éducation.

Dès ce moment, je devins l’objet de l’affection de tous mes maîtres ; tous donnèrent à mes progrès une attention particulière. M. Lafont, syndic du pays du Gévaudan, ami de mon oncle, le nourrissait dans l’espérance qu’il se préparait un successeur, et l’intérêt que mon oncle prenait à moi, sans m’avoir vu, allait toujours croissant ; cet intérêt était excité par les rapports que lui faisaient M. Lafont, M. l’évêque de Mende et autres personnes qui, tous les ans, se rendaient aux États de Languedoc qui s’assemblaient à Montpellier.

Je passai cinq années au collège de Mende ; j’y parcourus successivement toutes les classes, jusqu’à la rhétorique inclusivement, et, quoique distingué dans mes études, le résultat fut d’avoir appris le latin de manière à pouvoir expliquer, sans embarras, les auteurs classiques les plus faciles. — Tout ce qu’on y apprenait d’histoire ou de géographie dans le cours d’une année s’oubliait pendant les vacances, et cela, par la mauvaise méthode d’enseigner qui ne consistait qu’à apprendre des mots, sans les fixer dans la mémoire par l’inspection d’un globe ou d’une carte, de manière qu’on traitait l’histoire et la géographie comme si l’on eût parlé d’un monde imaginaire.

J’allais passer le temps des vacances dans la maison paternelle, et mes parents y réunissaient tous les curés et vicaires des environs ; là nous faisions assaut de latin, d’histoire, de grammaire ; j’étais constamment le plus fort, ce qui donnait de l’orgueil à ma famille et excitait singulièrement mon émulation.

Après cinq années d’études au collège de Mende, mon oncle me fit passer à celui de Rodez (département de l’Aveyron, ci-devant Rouergue)[1]. Il donna la préférence à ce collège, parce qu’il était fort lié avec M. de Cicé, évêque de Rodez, et que le professeur de philosophie, M. Laguerbe, jouissait d’une réputation méritée. Je fus donc fortement recommandé à M. Laguerbe, j’eus une chambre au collège et je fis table commune avec les professeurs.

M. Laguerbe me donna des soins tout particuliers ; il passait les journées avec moi, me faisait apprendre et répéter mes cahiers, me choisissait seul chaque mois pour soutenir une thèse publique sur tout ce qui avait été enseigné dans le mois, et, à la fin de chaque année, il me désignait pour soutenir une thèse générale. Ces épreuves publiques enflammaient mon émulation et me forçaient à travailler.

Des études aussi assidues auraient pu avoir un résultat plus avantageux pour moi, si le fonds avait été plus philosophique et les sujets mieux traités ; mais tout se bornait à des discussions inintelligibles sur la métaphysique, à des subtilités puériles sur la logique, etc., etc., et, à l’exception de quelques notions exactes, mais superficielles, sur l’algèbre, la grammaire et le système du monde, je n’ai retiré de ces études forcées pendant deux ans qu’une grande facilité à parler latin et une passion pour l’ergoterie, que j’ai heureusement abandonnée, après en avoir senti de bonne heure tout le ridicule.

Mes thèses générales firent une grande sensation. Tout le chapitre, la noblesse, l’évêque, s’y rendirent. Pour les rendre plus solennelles, je les avais dédiées au chapitre lui-même, et là, pendant trois ou quatre heures, je me débattis contre les personnes les plus redoutables en argumentation. Comme les disputes roulent sur la métaphysique, attendu que les mathématiques, la physique et l’astronomie sont susceptibles de démonstration, l’argumentant joue le premier rôle, parce qu’il attaque ou des articles de croyance ridicules, ou des opinions hasardées sans preuves ; mais la victoire reste constamment à celui qui parle avec le plus d’assurance et de facilité, et, à cet égard, je ne le cédais à personne.

Ma conduite et mes succès me firent une grande réputation ; les souvenirs que j’ai laissés à l’école ne se sont pas encore effacés ; c’est au point que, même encore de nos jours, on donne ma chambre à habiter au plus studieux du collège, et qu’une inscription placée sur la porte rappelle l’époque où elle a été habitée par moi. J’avouerai franchement que cet hommage rendu à mes premiers succès dans la carrière des sciences m’a plus flatté que tous les titres académiques dont j’ai été honoré par la suite.

Après deux ans passés à Rodez, je me rendis à Montpellier, auprès de mon oncle, qui avait vieilli dans la pratique de la médecine, qui jouissait d’une grande réputation de talent comme praticien et qui avait conquis l’estime publique non seulement par ses succès, mais par un désintéressement et une dignité dans l’exercice de sa profession, qui le faisaient adorer. Ses succès l’avaient fait surnommer le Guérisseur[2].

Le choix de mon état ne pouvait pas être douteux : l’exemple de mon oncle, son amour pour une profession qu’il exerçait si honorablement, l’espoir de lui succéder, la certitude d’hériter d’un nom vénéré et d’une fortune considérable, tout me faisait un devoir de me livrer à l’étude de la médecine.

Je me fis donc inscrire en 1774 à l’école de Montpellier, qui comptait alors parmi ses professeurs les hommes les plus éclairés du siècle, les Leroy, les Barthez, les Venel, les Gouan, les Lamure[3]. Mais l’enseignement y était très mal réparti : Venel, habile chimiste, y professait l’hygiène, et René nous récitait quelques pages de Macquer pour toute chimie ; Barthez y enseignait l’anatomie, et Gouan faisait des leçons sur la matière médicale, de sorte que personne n’était à sa place. Ce vice provenait de ce que, indistinctement pour le concours de toutes les chaires, on donnait à traiter des sujets de médecine, et que, par suite, un simple praticien se présentait pour la chimie comme pour la botanique et obtenait d’autant plus aisément les suffrages de l’école qu’il n’était que médecin. Alors la médecine pratique était tout ; la chimie, la botanique ne formaient que des accessoires très subalternes.

Dans la première année de mes études médicales, je m’adonnai, d’une manière spéciale, à l’étude de l’anatomie et de la botanique. Ces deux sciences avaient un attrait tout particulier pour moi.

Dès la deuxième année, je fus en état de préparer les leçons de l’école sous la direction de Laborie, très habile démonstrateur d’anatomie, et, à la fin de la même année, je lus à la Société royale des sciences de Montpellier un mémoire de physiologie produisant des conclusions nouvelles[4].

Un fait assez extraordinaire vint refroidir mon zèle pour l’anatomie. Les cadavres ne suffisent pas à Montpellier pour les besoins des amphithéâtres, et très souvent l’on est forcé de suspendre les cours jusqu’à ce que l’hospice puisse en délivrer. C’est cette pénurie de moyens d’instruction qui m’avait porté à me lier avec M. Fressines, premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, pour travailler en commun sur l’anatomie. Un jour, Fressines vint m’annoncer qu’il venait de faire porter un cadavre dans son amphithéâtre particulier ; nous nous y rendîmes de suite ; je trouvai le cadavre d’un jeune homme mort d’une fluxion de poitrine depuis quatre à cinq heures ; je reconnus ce jeune homme pour m’avoir servi plusieurs fois à ramasser mes boules dans mes parties au jeu de mail ; ce qui déjà me fit éprouver quelque peine. Néanmoins, je me mis en devoir de le disséquer, mais, au premier coup de scalpel sur les cartilages qui lient les côtes au sternum, le cadavre porta la main droite sur le cœur, et agita faiblement la tête ; le scalpel me tombe des mains, je m’enfuis de frayeur, et, depuis ce moment, j’ai abandonné l’étude de l’anatomie.

Déjà, la deuxième année, je m’étais occupé de l’étude de la physiologie ; cette partie avait de l’attrait pour moi, et les savantes leçons de Barthez entretenaient en moi un amour passionné pour cette étude. La troisième année, j’en fis, pendant six mois, ma principale occupation. L’habitude que j’avais prise à Rodez d’argumenter et de disputer sur tout me donnait un goût privilégié pour les systèmes ; et, comme la physique du corps humain est celle de toutes les sciences qui présente le moins de faits positifs, je me trouvais dans mon centre ; je discutais avec pédanterie et indifféremment le pour et le contre de toutes les hypothèses ; j’étais en querelle ouverte avec tous mes camarades ; je prenais constamment le contre-pied de leur opinion ; j’eusse peut-être persisté encore longtemps dans ce système puéril d’ergoterie, sans le concours de deux circonstances qui ont tellement changé mes habitudes scolastiques et influé sur le temps de ma vie qui va suivre, que je ne puis les omettre.

Le fils d’un de mes amis, M. Coustou, devait soutenir ses thèses générales au collège de Montpellier. Ses respectables parents et lui m’invitèrent à y assister, je m’y rendis. L’assemblée était nombreuse et brillante ; je fis d’abord quelques questions à l’élève ; je lui donnai des éloges ; mais, ayant éprouvé quelque embarras pour répondre à mes arguments, son professeur (M. Léger) voulut prendre la parole, et, dès lors, la discussion s’engagea entre ce dernier et moi ; je le pressai si fort et de si près qu’il resta muet, et, comme on dit, il fut mis au sac ; le maître et l’élève rougirent, et je proclamai leur défaite. Je ne jouis pas longtemps de ma petite victoire, car, revenant bientôt à mes sentiments naturels pour cette respectable famille, je me sentis dévoré du chagrin de l’avoir humiliée, et mon cœur soulevé contre moi me fit expier pendant longtemps la peine que je lui avais faite. Depuis ce jour, je me suis abstenu de toute argumentation et j’ai pris en aversion les subtilités scolastiques, qui n’ont pas d’autre but que de tendre des pièges à la raison.

À peu près à cette époque, je me liai d’amitié avec M. Pinel (devenu célèbre à Paris), qui, doué d’un esprit sain et cultivé, nourri des bons principes de la médecine, était venu fortifier, à Montpellier, sous les yeux et par l’exemple des grands maîtres, les bonnes études qu’il avait faites à Toulouse. Son goût éclairé pour l’observation, son mépris pour les systèmes en médecine contrastaient singulièrement avec ma manière de voir et avec mes habitudes ; nous disputâmes longtemps et sans nous convaincre ; mais M. Pinel prit à la fin un parti qui ne pouvait pas manquer de produire son effet : il me conseilla de renoncer, pour quelques mois, à l’étude des auteurs qui ne s’occupent que de théorie et d’explication, pour ne consulter que trois auteurs, Hippocrate, Plutarque et Montaigne. La lecture réfléchie de ces auteurs, que nous faisions très souvent en commun, opéra sur moi une révolution que j’avais regardée d’abord comme impossible ; je me passionnai pour l’étude de ces trois philosophes à tel point qu’à force de les lire et de les méditer, j’en savais plusieurs chapitres par cœur. Ma conversion fut complète. Je pris en horreur les hypothèses ; je ne connus plus que l’observation pour guide de mes recherches dans tout ce qui tient à la vie animale ; je reconnus que les lois vitales échappaient à la mécanique, à l’hydraulique, à la chimie, et que les mouvements dans les corps vivants dépendaient de quelques lois primitives dont il fallait étudier et comparer les effets sans en rechercher les causes. Sans doute, les lois de la mécanique, de l’hydraulique et des affinités chimiques s’exercent sur toute la matière ; mais, dans l’économie animale, elles sont tellement subordonnées aux lois de la vitalité que leur effet est presque nul ; et les phénomènes de la vie s’éloignent d’autant plus des résultats calculés d’après ces lois, que la vitalité est plus intense, de sorte que leur pouvoir est presque insensible dans les fonctions dévolues aux animaux.

Pénétré de cette doctrine, j’en fis l’application dans ma thèse de bachelier que je soutins vers le milieu de la troisième année de mes études en médecine[5]. Je voulus développer les causes des différences que l’on observe parmi les hommes considérés dans le physique et le moral, et je divisai ce vaste et beau sujet en quatre parties. Dans la première, je m’attachai à faire connaître les différences que nous apportons en naissant. Cette partie, très difficile à traiter, puisqu’il faut se préserver de toute influence étrangère, exigeait des connaissances profondes sur les lois générales de la vitalité ; aussi m’y suis-je appliqué à les présenter toutes dans leur ensemble pour en déduire les modifications qui constituent les différences ou les constitutions individuelles. Dans la deuxième partie, je m’essayai à faire connaître ce qui est dû à l’éducation, que je considérai dans ses effets sur la sensibilité et la mobilité physique, de même que sur l’imagination, la raison et la mémoire. Dans la troisième partie, j’examinai les modifications qu’apportent les climats sur toutes les facultés vitales ; et, dans la quatrième, je tâchai de déterminer l’influence des gouvernements ou de telle éducation politique qui donne un caractère propre à une nation.

Cette thèse volumineuse, écrite en latin, soutenue en cette langue, nourrie de tous les exemples que les écrivains voyageurs, politiques et philosophes m’avaient fournis, fit une grande sensation.

Je fus reçu docteur trois mois après ; mais, poursuivant mes études dans la même direction, je sentis bientôt que ma thèse de bachelier n’était qu’une ébauche ; mes études me présentaient chaque jour de nouveaux faits qui venaient appuyer mes principes, et, un an après, je rédigeai un traité sur cette matière, que j’écrivis en français. Je donnai mon travail à la Société des sciences de Montpellier, dont j’étais déjà membre ; le rapport, profondément raisonné, me fut extrêmement favorable ; on m’invitait à le livrer au public ; mais, peu confiant dans un travail de cette importance, et persuadé qu’un sujet aussi vaste ne pouvait être traité qu’imparfaitement par un jeune homme de dix-neuf ans, je renfermai mon manuscrit et le rapport, et me bornai à inscrire sur la première page l’époque et l’âge où il avait été composé. Cet ouvrage m’a été volé cinq ou six ans après.

Mon oncle avait toujours eu le projet de faire de moi un médecin praticien ; il souriait à l’idée de se donner un successeur. En conséquence, après mon doctorat, il me délégua des malades et des consultations ; j’avais l’air d’entrer dans ses vues, mais Plutarque et Montaigne les contrariaient en moi de toute la force du goût et de la raison, et je ne m’occupais de la médecine qu’autant qu’il en fallait pour ne pas me brouiller avec mon oncle.

Pour me soustraire à cette tyrannie médicale, je parvins à persuader à mon oncle qu’on se livrait trop jeune à la pratique de la médecine, qu’il convenait de se préparer à l’étude de cette noble profession par des recherches profondes ; j’appuyai mon opinion d’exemples honorables et je le décidai à me laisser passer deux années à Paris pour m’y perfectionner. Cette négociation fut longue et difficile, et mon oncle n’y consentit que parce que l’occasion se présenta de faire le voyage avec M. de Cambacérès, notre ami commun (depuis prince archichancelier de l’Empire).

J’arrive donc à Paris[6] avec M. de Cambacérès. Nous descendons rue Croix-des-Petits-Champs, à l’hôtel de Bourbon, et employons les deux premiers mois de notre séjour à visiter les édifices et tous les monuments de cette immense cité. Chaque jour, nous sortions à sept heures avec le projet de voir tout ce qu’il y avait de curieux dans un quartier, et ne rentrions qu’à trois heures pour dîner. Après avoir parcouru tout ce que la capitale nous offrait de curiosités, nous entreprîmes des excursions dans son voisinage et visitâmes successivement tous les châteaux et palais des environs. Je me rappelle avec plaisir que tous les soirs, occupant notre société du détail de nos courses, nous éprouvions la surprise de voir que nous étions plus instruits que ceux qui habitaient Paris depuis vingt ans, ou qui y étaient nés ; nous avions l’air de leur parler de la Chine ou de la Perse, et nous eussions pu très souvent leur donner des romans pour l’histoire de leur pays, tant il est vrai que la facilité de pouvoir visiter, à chaque instant, un monument, fait qu’on diffère du jour au lendemain et qu’on passe sa vie à côté sans jamais y entrer.

Après ces excursions dans Paris et au dehors, je me liai avec quelques littérateurs du temps tels que Lemierre, Roucher, Berquin, Cabanis, Delille, Fontanes, etc. Nous avions établi des séances académiques chez M. Lacoste, directeur de l’enregistrement, rue Saint-Thomas du Louvre, où nous lisions nos productions à tour de rôle. Je fréquentai beaucoup le Théâtre-Français et je ne respirai plus que poésie. Quelques essais en ce genre, que j’avais faits au collège et dans le cours de mes études en médecine, me valurent des encouragements, et il n’en fallut pas davantage pour me tourner la tête ; je traduisis en vers les hymnes de Santeuil ; je composai trois comédies ; j’eus même la prétention de travailler à une tragédie dont le sujet m’était fourni par l’histoire de la Pologne ; j’en avais terminé le deuxième acte, lorsque je sentis que ma verve s’affaiblissait et que mon troisième acte ne présentait partout que la gêne, l’embarras et le refus prononcé de Minerve. J’en restai donc là heureusement après avoir perdu deux ans dans cette carrière ; je me bornai dès lors à composer des vers de société et employai le reste de mon séjour à Paris à cultiver les sciences. Je n’avais pas cessé, d’ailleurs, de correspondre sur l’état de la médecine à Paris avec mon vieil oncle, qui ne m’aurait pas pardonné de faire des vers. Je fis deux cours d’accouchements sous M. Baudelocque ; je suivis les leçons de chimie de Bucquet, à l’École de médecine ; de Mitouard, dans son laboratoire, rue de Beaune, et de Sage, à la Monnaie ; je cultivai beaucoup Romé de Lisle, et, quoique peu versé dans la chimie, Dillon, l’archevêque de Narbonne, président des États de Languedoc, me désigna pour aller professer cette science à Montpellier.

Je sentis bientôt tout le poids du fardeau qu’on venait de m’imposer ; je redoublai de zèle pour m’instruire dans la science que je devais professer, et je partis pour Montpellier, après un séjour de trois ans et demi à Paris.

Arrivé à Montpellier trois mois avant l’ouverture des États de Languedoc[7], je m’occupai du soin pénible de former un laboratoire dans le local de la Société royale des sciences, et me mis en mesure d’ouvrir mon cours pendant la session des États. Ce cours, honoré de la présence des prélats et des seigneurs qui venaient aux États, fut extrêmement brillant[8]. Je travaillais nuit et jour pour préparer mes leçons ; je parlais avec une grande facilité et une hardiesse au moins égale ; et les États délibérèrent la création d’une chaire de chimie aux appointements de six mille francs par an.

Malgré mes succès dans l’enseignement de la chimie et les faveurs des États, mon oncle voyait avec peine que j’échappais à la pratique de la médecine ; il m’en faisait chaque jour des observations, et chaque jour je m’efforçais de lui persuader que, lorsque je me serais fait une grande réputation dans la chimie, j’en aurais bien plus de facilité pour m’illustrer dans la pratique ; je lui citais Stahl et Vœrhaave qui avaient été les premiers chimistes et les plus grands médecins praticiens de leur temps : ces exemples ne laissaient pas que de faire impression.

À l’époque où je commençai à professer la chimie[9], la nouvelle doctrine n’existait pas encore ; l’ancienne commençait à être ébranlée : la découverte des gaz, la décomposition de l’air, la théorie des oxydations métalliques, déduites du mémoire de Lavoisier sur les oxydes d’étain et de mercure, tout nous montrait l’horizon du beau jour de la chimie ; cependant le phlogistique n’était pas encore banni ; on le pliait aux explications des nouveaux faits, et c’est dans cette doctrine que j’ai fait mon premier cours[10].

Je travaillai à la chimie avec une ardeur incroyable pendant six mois, je répétai toutes les expériences avec soin, et me livrai à de nouvelles recherches : après ce court intervalle, je crus pouvoir livrer au public un petit volume de Mémoires[11], dans lesquels je faisais connaître quelques faits nouveaux, tels que la formation de l’acide phosphorique et de l’acide sulfurique par la décomposition de l’acide nitrique sur le phosphore et le soufre, l’analyse des pierres calcaires, etc. À travers tout cela, l’ouvrage portait l’empreinte de la jeunesse ; il y avait de la déclamation, de l’affectation, et pas assez de précision ni de gravité. Tel qu’il était, il parvint à M. de Buffon, qui, à mon grand étonnement, m’écrivit une lettre apologétique, dans laquelle il dit, entre autres choses : « Ce que vous dites de mes ouvrages est ingénieusement vu, très bien senti, et présenté avec autant d’esprit que de grâce : continuez, Monsieur, et je vous prédis que vous serez un jour un des premiers écrivains de votre siècle, et un de ses savants les plus illustres, etc. »

Mes études assidues me firent connaître la futilité du phlogistique, et, dès la seconde année, il fut banni de mes leçons ; Fourcroy et Guyton s’obstinaient encore à le défendre dans leurs cours, et, lorsque ce dernier publia son premier volume de l’Encyclopédie méthodique, je fus si étonné de voir qu’il prenait à cœur de soutenir cette doctrine en la modifiant, que je lui écrivis qu’il ne terminerait pas l’ouvrage sans faire amende honorable.

Pour cultiver mes goûts d’une manière plus indépendante et me mettre à l’abri des persécutions de mon oncle, je le décidai à me marier : il y consentit, et j’épousai, en 1781, Mlle Lajard, fille d’un des négociants les plus recommandables de Montpellier. M. de Cambacérès fit la demande de ma femme, et son frère le cardinal fit la bénédiction du mariage. Mon oncle me donna 120,000 francs, ma femme fut dotée de 70,000 francs ; je fus logé chez mon beau-père, de sorte que je trouvai, dans tous ces arrangements, assez de liberté pour suivre mes goûts, et assez de fortune pour fournir à mes travaux. Ce mariage est devenu pour moi une source de bonheur : un esprit droit, un cœur divin, une conduite toujours irréprochable, une bonté inépuisable, une humeur douce et égale forment le caractère de ma respectable épouse. Sans cesse occupée de ses enfants, de son mari et de soins domestiques, je ne l’ai vue se distraire de ses saints devoirs que pour soulager les malheureux, porter des consolations dans les cœurs affligés, partager et adoucir leurs peines, et, naturellement compatissante pour les faiblesses d’autrui, jamais, non, jamais je ne l’ai entendue ni blâmer le ridicule d’une femme de sa connaissance, ni accréditer une action coupable ou déshonorante. C’est à cette école que se sont formées ses filles, qui, à son exemple et sans jamais la quitter, ont été élevées dans la pratique de toutes les vertus domestiques qui seules font le bonheur, parce qu’elles sont pour tous les instants de la vie.

À peine possesseur d’une fortune considérable pour une ville de province, je formai le projet d’affranchir ma patrie du tribut onéreux qu’elle payait à l’Angleterre et à la Hollande par l’importation en France des produits de leurs préparations chimiques ; j’achetai un local à côté de Montpellier, j’élevai des bâtiments considérables et je fabriquai successivement les acides sulfuriques, nitriques, muriatiques, oxaliques, etc., l’alun, les couperoses, le sel ammoniac, celui de Saturne, le blanc de plomb, les préparations de mercure et de plomb, etc.[12]. J’y formai même un atelier de poterie pour fabriquer les porcelaines et les poteries de grès dont j’avais besoin. Quelques années après, j’associai M. Bérard, mon élève, à ces établissements, et, lorsque j’ai quitté Montpellier pour me fixer à Paris, je lui en ai laissé la propriété.

Peu de temps après, je me liai d’intérêt avec la maison de commerce de mon beau-père, et je fus chargé de diriger les opérations de la teinture en coton. Cet art, nouveau pour la France, reçut en mes mains de grandes et importantes améliorations.

La ville de Montpellier avait formé d’immenses fabriques de mouchoirs et tissus de coton. On avait fait venir du Levant deux ou trois teinturiers pour teindre les fils en rouge dit d’Andrinople. Le procédé était un secret. Je parvins à le découvrir et à établir une teinture où le rouge et toutes les nuances qui en dérivent furent perfectionnés et devinrent des procédés publics.

Je crois être le premier en France qui ait appliqué, dans toute son étendue, les connaissances chimiques aux arts ; j’ai nationalisé quelques procédés inconnus jusqu’à moi ; j’en ai créé plusieurs et perfectionné un plus grand nombre. À mon exemple, beaucoup d’autres chimistes ont formé de grands établissements, et c’est à cette heureuse révolution que nous devons la conquête de plusieurs arts et le perfectionnement de tous. Jamais science n’a rendu de plus grands services au commerce et à l’industrie que la chimie dans ces derniers temps.

Ces occupations manufacturières ne me détournaient point de l’enseignement ; mes cours étaient si suivis que mon amour-propre ne m’eût pas permis de me relâcher ; je rédigeai même des mémoires, dont quelques-uns sont insérés dans les volumes de l’Académie des sciences, dans les Annales de chimie et dans le Journal de physique[13].

Les États de Languedoc avaient placé en moi une confiance entière ; j’exerçais auprès d’eux le ministère des arts et de l’agriculture ; ils me comblaient de faveurs et de gratifications ; mes propositions pour des améliorations de l’industrie étaient constamment accueillies ; et je vivais heureux de ma considération, des succès de mes établissements et de mon bonheur domestique.

Je publiai, au milieu de ces occupations, mes Éléments de chimie, en trois volumes in-8o. Je n’attachai à cet ouvrage que le mérite de pouvoir servir de guide à mes nombreux élèves, et je négligeai d’en envoyer aux libraires de Paris et de le faire annoncer ; mais quelle fut ma surprise lorsque je vis qu’on en demandait de toutes parts, et que toutes les nations se l’appropriaient par des traductions ! L’édition fut bientôt épuisée, et Déterville, libraire à Paris, me demanda d’en faire une seconde ; j’y consentis ; le succès fut le même. Déterville fait dater sa fortune de l’époque où mon ouvrage parut. Cette seconde édition fut suivie d’une troisième ; celle-ci, d’une quatrième, et, en quelques années, il s’est répandu quatorze mille exemplaires de cet ouvrage. J’ai eu la consolation de voir que, pendant douze à quinze ans, mes Éléments ont été presque le seul ouvrage qu’on ait mis entre les mains des élèves en France, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Amérique. — Outre la méthode qui régnait dans mes Éléments, on y trouvait des applications nombreuses aux arts, ce qui était tout à fait nouveau, et c’est surtout à cela qu’il faut rapporter le succès prodigieux du livre.

Les États de Languedoc, qui voyaient, par eux-mêmes, combien, depuis huit ans, l’industrie s’était accrue dans le Midi, voulurent former un second établissement de chimie à Toulouse, et je fus chargé de l’organiser. Mes succès à Toulouse, furent les mêmes qu’à Montpellier ; une population plus nombreuse devait encore fournir à mes leçons un plus grand nombre d’auditeurs ; aussi, quoique la salle fût très vaste, on fut obligé de prolonger l’amphithéâtre dans la cour, qu’on réunit par ce moyen au laboratoire. Les États avaient encore délibéré cinq mille francs de traitement fixe pour cette chaire et trois mille francs pour les frais de déplacement.

Je profitai de l’intervalle de mes cours pour parcourir la province, visiter les ateliers et les mines, et porter partout la lumière de la chimie.

Mon oncle mourut en 1788, âgé de quatre-vingt-neuf ans ; il me laissa pour héritage un nom vénéré et trois cent mille francs de fortune.

Les États de Languedoc, qui m’avaient comblé de faveurs, voulurent y ajouter encore, et leur députation auprès du Roi fut chargée de demander pour moi des lettres de noblesse et la décoration de l’ordre du Roi. Ils l’obtinrent sans peine, avec la permission de porter les marques de l’ordre avant ma réception. J’avais alors trente et un ans. Cette faveur était cependant le privilège exclusif des personnes qui avaient vieilli dans les services publics les plus éminents. Les lettres patentes et mes titres de noblesse[14] portent l’énumération de tout ce que j’avais déjà fait pour la chose publique.

Les États m’accordèrent en même temps une gratification de cinquante mille francs, que je n’ai pas perçue.

À cette époque, la convocation de l’Assemblée des notables, la faiblesse d’un ministère qui énervait le courage de tous les dépositaires de l’autorité, les agitations du peuple, tout annonçait une commotion politique dont aucun ne pouvait prévoir le résultat. Chaque jour, l’horizon politique s’obscurcissait de nouvelles vapeurs ; l’audace restait impunie, et le 14 juillet 1789 donna le signal d’une insurrection générale. On s’arma de toutes parts. Dans cette confusion générale, dans ce débordement de toutes les passions, l’homme sage étudiait le rôle qu’il devait jouer ; il lui paraissait également dangereux, et de rester tranquille au milieu de ces agitations, et d’y participer[15].

Je crus devoir m’abstenir de paraître dans aucune des Assemblées qui furent convoquées à cette époque ; mais lorsque l’Assemblée constituante fut organisée, lorsque j’aperçus dans les discussions les grands talents qui l’honoraient, alors je crus qu’on se bornerait à établir une bonne constitution, à détruire des abus et à porter le corps politique au niveau des lumières du siècle. J’entrai donc dans l’assemblée populaire, ou club de Montpellier, et je ne tardai pas à y jouir d’une grande influence. On disputait, on raisonnait encore, on pouvait approuver ou condamner une opinion émise, une mesure arrêtée ; il était permis de ne pas désespérer du salut de la patrie ; mais la dispersion volontaire des membres de l’Assemblée constituante après la session, le dépôt de la constitution confié à une Assemblée législative composée d’avocats, de journalistes, de comédiens et autres individus sans fortune, sans principes, sans connaissances d’administration, firent bientôt craindre qu’on ne portât le vaisseau de l’État au milieu des tempêtes, et c’est ce qui ne tarda pas d’arriver.

L’Assemblée législative s’arroge le titre de Convention, ou d’Assemblée constituante ; il se forme de nouvelles factions : les unes, plus modérées, invoquent les principes ; les autres, plus audacieuses, multiplient les ruines pour recomposer en entier le système social ; il ne manquait à la Convention, après avoir fait disparaître la constitution, que de se débarrasser du Roi et de quelques membres qui, par leur talent, entravaient ses opérations ; les journées du 21 janvier et du 31 mars lui en donnèrent les facilités.

Les hommes qui ne s’étaient jetés dans la Révolution que pour corriger des abus et consacrer, par une bonne constitution, des principes de garantie pour les personnes et les propriétés, s’alarmèrent de ces actes atroces ; ils s’insurgèrent de toutes parts et organisèrent le système de résistance qu’on a appelé le fédéralisme.

Je fus mis à la tête de ce parti dans le Midi, et je devins le président de ce fameux Comité central, établi à Montpellier et composé des députés de trente-deux départements. Il comptait soixante-quatre membres. Nous organisâmes trois corps d’armée, l’un à Bordeaux, l’autre à Lyon et le troisième au Pont-Saint-Esprit. Nous convoquâmes une nouvelle Convention à Bourges, où se rendirent plusieurs de nos députés ; nous créâmes un tribunal à Clermont, pour juger les membres de la Convention. Nous nous étions emparés de l’administration dans les départements fédéralisés. Nous correspondions avec M. de Wimpfen, qui avait formé une armée en Normandie ; nous marchions à grands pas vers le succès. Nos départements n’avaient plus qu’un sentiment, celui de se soustraire à la domination de quelques hommes audacieux qui, sous le nom de Convention, forçaient la volonté d’une majorité faible et sans énergie ; mais la retraite, ou plutôt la fuite de Wimpfen, porta l’alarme dans nos rangs ; l’audace redoubla dans le cœur des chefs de l’anarchie ; nos comités furent dissous, les membres emprisonnés ; la terreur devint générale ; toutes les places de l’administration et des services publics furent confiées à des têtes exaltées ou à des brigands ; des députés revêtus de tous pouvoirs furent envoyés dans les départements, les échafauds furent dressés sur toutes les têtes, et l’anarchie porta sa torche sur toutes les institutions, sur tous les établissements, sur les châteaux et les propriétés.

Tous les actes du Comité insurrectionnel avaient été signés par moi, ainsi que la correspondance. Aussi, je fus arrêté le premier, par décision du Comité de sûreté générale, et on me donna la citadelle pour prison. Le temps des massacres n’était pas arrivé ; les tribunaux révolutionnaires n’étaient pas organisés, mais les administrations venaient d’être renouvelées.

Après huit ou dix jours de séjour à la citadelle, j’écrivis à un membre influent de la nouvelle administration pour lui déclarer que, si je n’étais pas mis de suite en liberté, j’allais imprimer pour ma défense. Ils sentirent tous que je pouvais les compromettre, parce qu’ils avaient tous ouvertement professé mes principes et que la plupart avaient été membres du fameux Comité central insurrectionnel. En conséquence, ils se réunirent en séance et m’ouvrirent les portes de la citadelle, malgré l’arrêté du Comité de sûreté générale, en vertu duquel ils m’avaient enfermé.

Je connaissais trop l’esprit qui dominait dans les comités de la Convention pour me croire en sûreté, et je partis de suite pour les montagnes des Cévennes, où je fus me cacher.

La terreur s’emparait alors de tous les esprits. Pour se soustraire au glaive révolutionnaire, l’émigration devint générale. J’eusse été moi-même chercher ma sûreté dans les pays étrangers, si l’intérêt de ma famille ne m’eût retenu. Je craignais de la dévouer aux fers, à l’échafaud ou à la misère. J’avais alors de bien puissantes raisons pour fuir ma patrie ; on m’offrait un refuge en Espagne, à Naples et dans l’Amérique du Nord. Le gouvernement de l’Espagne m’assurait 30,000 francs de traitement par an pour y porter mon industrie. M. le chevalier de Bessuya, à son retour de Paris, passa à Montpellier en 1788 pour me porter les propositions du gouvernement de Madrid ; il y resta trois jours pour me déterminer ; il employa même l’influence de M. le comte de Périgord, commandant de la province vers ce temps-là.

L’infant d’Espagne, prince de Parme, depuis roi d’Étrurie, entretenait avec moi une correspondance suivie sur la chimie, qu’il possédait très bien. Il m’écrivit en 1792 ces paroles remarquables :

« Votre Révolution vient de nous apprendre, mon cher ami, que le métier de roi ne vaut plus rien ; jugez de celui d’héritier présomptif. Après y avoir bien réfléchi, je me suis décidé à conquérir mon indépendance et je crois que je puis y arriver en formant des fabriques en Espagne, où elles manquent. Mais je ne puis y parvenir que par votre secours. Venez me trouver, et nous travaillerons ensemble. Mon beau-père nous donnera tous les secours d’argent et de protection. Lorsque nous aurons fait fortune, nous irons vivre là où nous trouverons le repos, s’il en existe encore sur la terre, etc. »

Je me refusai encore à ces offres. Ce jeune prince promettait alors un homme distingué dans les sciences. Mais des attaques d’épilepsie énervèrent tellement sa raison que je n’ai plus retrouvé le même homme à son passage à Paris pour l’Étrurie ; il pleurait avec moi sur ses infirmités.

La reine de Naples, à peu près à la même époque, me pressait de me rendre dans ses États ; mais je résistai encore.

Enfin, le célèbre Washington, alors président des États-Unis, m’écrivit deux fois à ce sujet. Dans sa première lettre, il y avait cette phrase remarquable : « Quoique président des États-Unis, je ne puis m’engager vis-à-vis de vous pour aucun salaire ; mais les hommes utiles comme vous ne sont pas délaissés par ma nation. Venez, et nous nous ferons tous un plaisir de vous accueillir. »

Toutes ces offres ont été successivement repoussées. Si j’avais voulu m’expatrier, j’aurais préféré la patrie de Washington et de Franklin ; mais l’amour de mon pays l’a toujours emporté sur des offres séduisantes de fortune et m’a fait courir toutes les chances d’une révolution orageuse sans altérer mes sentiments à cet égard.

À cette époque, les frontières de la France étaient inondées d’armées ennemies, pendant que nos arsenaux étaient dépourvus d’armes, de salpêtre et de poudre. On avait organisé quatorze armées, mais elles manquaient de tout. Il s’agissait de tout improviser, et on eut recours aux savants. On institua une administration particulière, afin de pourvoir à ces besoins. Le Comité de salut public me nomma, quoiqu’à contre-cœur, de ma part et de la sienne, inspecteur général des poudres et salpêtres dans le Midi. Je reçus mon arrêté de nomination au milieu des montagnes et vins de suite à Montpellier.

Je parcourus en un mois toute la Provence et le bas Languedoc pour former partout des ateliers de salpêtre ; le résultat de ce mouvement fut incroyable ; la terreur était telle que toute la population se précipitait dans les ateliers ; tous les particuliers y apportaient leurs terres salpêtrées et le combustible nécessaire[16].

L’administration centrale, que le Comité de salut public avait formée à Paris pour diriger ce grand mouvement, était composée de trois membres de la fameuse municipalité de Paris : l’un était un ancien perruquier de la rue de Vaugirard nommé Müller ; l’autre, un marchand de maroquins du passage de la Reine de Hongrie, appelé Daubencourt, et le troisième, un clerc de procureur, nommé Caillot. Ces hommes reconnurent bientôt leur insuffisance et me demandèrent au Comité de salut public pour diriger cette entreprise.

Le courrier qui me portait l’arrêté de ma nomination me trouva à Carcassonne et me remit, en outre, une lettre de mon respectable ami M. Berthollet, qui m’inspira de la confiance. Je partis donc pour Paris[17].

Arrivé dans cette capitale, je fus assez surpris de trouver pour collègues les trois hommes que je viens de signaler. Je me rendis le soir même au Comité de salut public, et on m’y exposa la situation : la campagne projetée par Carnot ne pouvait s’ouvrir ; la plupart de nos quatorze armées étaient arrêtées dans leur marche en avant, faute de poudre. Celle des Pyrénées-Occidentales avait été obligée de rétrograder pour le même motif. Il me fut enjoint, « sous ma responsabilité », de prendre mes mesures pour que, dans le délai d’un mois, la campagne pût s’ouvrir sur tous les points. Cet ordre me fut intimé par Robespierre, que je voyais pour la première fois.

Je me mis donc à l’œuvre, et dès lors fut imprimé ce beau mouvement qui couvrit la France d’ateliers de salpêtre. Cette matière arrivait à Paris de toutes parts. L’église de Saint-Germain des Prés en était presque remplie ; mais les procédés de raffinage connus et pratiqués jusqu’alors exigeaient au moins six mois, avant que le salpêtre pût être employé à la composition de la poudre. La fabrication de la poudre était aussi très lente par les procédés ordinaires, et les établissements ne pouvaient pas fournir le tiers de nos besoins les plus pressants.

Je me concertai avec MM. Berthollet, Monge, Fourcroy, Carny, Vandermonde, Guyton de Morveau, Prieur, etc., et, avec leur aide, j’imaginai et je mis en œuvre des procédés nouveaux et rapides pour le raffinage du salpêtre et la fabrication de la poudre. Pour la première opération, une raffinerie fut établie à Saint-Germain des Prés, et, pour la seconde, je fondai la fameuse poudrerie de Grenelle.

Ces deux établissements prospérèrent pendant six à sept mois, et les résultats obtenus furent si considérables que, vers la fin, je fournissais régulièrement trente-cinq milliers de poudre par jour, et que, régulièrement, on expédiait, tous les deux jours, pour les arsenaux et les armées, dix-huit chariots militaires attelés de quatre chevaux.

Grenelle n’avait été établi que pour une fabrication journalière de huit milliers de poudre. L’enceinte avait été déterminée à cet effet. Les bâtiments avaient été espacés, de manière que si le feu prenait à l’un, son voisin ne fût pas atteint. Les opérations n’inspiraient par elles-mêmes aucune crainte ; mais, lorsqu’on fut arrivé au maximum projeté d’une fabrication de huit milliers par jour, le Comité de salut public, pressé par le besoin, exigea qu’on portât la fabrication à seize milliers. J’eus beau lui observer que l’établissement n’était pas disposé pour cela ; que tout y était calculé pour une fabrication de huit milliers ; qu’en plaçant de nouveaux bâtiments entre ceux qui existaient, il n’y aurait plus ni proportions ni garantie, etc. Ces observations furent inutiles, on ordonna, et il fallut se résigner.

Quand je fus parvenu à une fabrication de seize milliers par jour, le Comité m’ordonna de la porter à trente-deux. Mêmes observations de ma part, même détermination de la part du Comité de salut public.

Dès lors, tout fut chaos, plus d’ordre, surveillance insuffisante, accidents inévitables. Mille à douze cents constructeurs, maçons, plâtriers, charpentiers, serruriers se trouvaient mêlés à deux mille cinq cents poudriers ; les voitures chargées de matériaux de toute espèce circulaient partout dans les chemins pavés sur lesquels les ouvriers conduisaient des brouettes ou roulaient des tonneaux pleins de poudre ; les ouvriers constructeurs étaient surpris, à chaque minute, une pipe à la bouche. Tout cela faisait prévoir la catastrophe inévitable qui se produisit, et je regarde encore comme un miracle l’existence de huit mois qu’a eue l’établissement.

L’explosion de Grenelle a brûlé six cent cinquante milliers de poudre embarillée ou en fabrication, cinq cent cinquante hommes y ont péri, et un nombre à peu près égal est mort à l’hôpital.

Deux postes militaires, de vingt-cinq hommes chacun, ont disparu en entier.

Soixante chevaux employés aux manèges ont été brûlés.

Les mille constructeurs ont été également décimés.

De trois grosses charrettes, attelées chacune de cinq chevaux et chargées, l’une de poutres et les deux autres de pierres, il n’en est resté trace. J’ai retrouvé un gros essieu, contourné en spirale, au milieu du Champ de Mars : il tenait encore à quelques fragments du moyeu.

Mais ce dont je n’ai jamais pu me rendre raison, c’est la disparition de tous les hommes et animaux qui ont péri sans laisser aucune trace. En parcourant toute l’enceinte, une heure après l’explosion, je n’ai aperçu que deux ou trois cuisses ou bras humains, et pas un vestige de cheval.

Un autre phénomène qui m’a beaucoup frappé, c’est que, parmi les hommes qui en ont échappé, une centaine sont restés sourds et aveugles pendant trois ou quatre mois, et depuis sont guéris.

L’étoile qui me protégeait contre les fureurs de l’anarchie voulut bien encore, par une espèce de miracle, sauver ma tête dans cette circonstance.

Depuis quatre mois, j’allais régulièrement à Grenelle tous les matins à cinq ou six heures, et j’en revenais à neuf ou dix, pour diriger les affaires de l’administration ; j’y retournais à six heures du soir, pour n’en revenir qu’à dix heures.

Pour la première fois depuis quatre mois, j’étais absent ce jour-là : la veille, j’avais été entraîné à la chasse dans le parc de Bercy et n’étais rentré qu’à minuit très fatigué. L’explosion me trouva dans mon lit, le lendemain matin, à six heures trois quarts. La secousse jeta au milieu de la chambre tous les meubles et tout ce qu’il y avait sur les tables ou sur la cheminée. J’étais logé à l’hôtel de l’administration, quai Malaquais.

Heureusement pour moi, le 9 thermidor avait changé les hommes du gouvernement. Robespierre avait péri ; deux de mes collègues dans l’administration avaient subi le même sort, le 10 thermidor. Sans cela, quel beau motif d’arrestation pour immoler une victime aux mânes des patriotes brûlés à Grenelle ! Déjà entaché de fédéralisme, absent de Grenelle pour la première fois depuis quatre mois, il eût paru évident que j’avais tout disposé, tout préparé pour cet épouvantable résultat. Et j’aurais payé de ma tête l’événement que j’avais prévu et que j’avais essayé de prévenir par toutes sortes d’avertissements donnés au Comité de salut public.

La catastrophe de Grenelle a été terrible ; mais elle a entraîné la mort de peu d’ouvriers domiciliés à Paris, car les sections ne m’envoyaient que les aboyeurs des clubs de province qui se rendaient à Paris pour y chercher pâture.

On accorda les deux tiers de leur journée à tous ceux des ouvriers qui viendraient les réclamer. Mais, sur une population de 2,432 individus, inscrits sur les registres, il ne s’en est présenté que 1,215 dans l’intervalle de deux mois et demi ; le reste avait péri dans la poudrerie ou dans les hôpitaux.

Huit jours après, la raffinerie de l’église de Saint-Germain des Prés fut incendiée, et ce fut encore par l’imprévoyance du Comité de salut public.

Pendant cinq mois, nous avions séché le salpêtre raffiné dans des chaudières de cuivre, où la dessiccation se faisait à merveille : on persuada au Comité qu’une étuve serait plus convenable et plus économique ; l’ordre fut donné au député conventionnel qui surveillait l’établissement de la construire. J’eus beau observer qu’elle était inutile, que la chaleur d’une étuve ne pouvait sécher le salpêtre qu’à la longue ; mes observations ne furent pas écoutées, et l’étuve fut construite.

On ne tarda pas à se convaincre que la chaleur était insuffisante. On multiplia les poêles qu’on tenait toujours au rouge, et, dix jours après, l’incendie s’y développa sur tous les points. Les progrès en furent si rapides qu’on ne put pas garantir la précieuse bibliothèque de Saint-Germain, aussi riche en ouvrages imprimés qu’en manuscrits des Bénédictins à qui elle appartenait.

Ainsi périrent les deux plus beaux établissements qu’on ait formés pendant la Révolution.

Je frémis encore quand je pense que ma tête serait tombée sur l’échafaud après l’écrasement du fédéralisme, si le Comité de salut public n’avait pas eu besoin de moi pour diriger la fabrication des salpêtres et poudres ; qu’elle serait tombée de même après l’explosion de Grenelle et l’incendie de la raffinerie, si ces deux catastrophes n’étaient pas survenues après le 9 thermidor.

Mais je frémis bien davantage, lorsque je me rappelle que, par trois fois, mes écrits de fédéraliste ont été envoyés ou portés au tribunal des Jacobins, et que, trois fois, ils ont été transmis par arrêté à Fouquier-Tinville, pour faire justice de l’auteur. À Montpellier, l’animosité était telle que le club députa à Paris un nommé Espinasse, un aveugle, pour demander justice contre moi. (Ce misérable était président des Jacobins à Montpellier et avait un borgne, nommé Pouget, pour secrétaire.) Le Comité de salut public, qui croyait avoir besoin de moi, a constamment ordonné à Fouquier-Tinville de différer l’accusation à six mois, persuadé qu’alors je ne serais plus aussi utile.

Ainsi, j’ai dû la conservation de mes jours à la chimie, comme je lui dois ma fortune et une grande partie de la considération dont je jouis.

Néanmoins, on concevra sans peine que j’aie passé deux années dans des incertitudes mortelles. Aussi, dès que j’ai pu m’échapper de l’administration des salpêtres et poudres, en ai-je saisi l’occasion, qui s’est produite cinq à six mois après le 9 thermidor.

Le Comité d’instruction publique me chargea alors d’organiser l’école de médecine de Montpellier. Je m’y nommai professeur de chimie et présentai ma démission de ma place dans l’administration ; je rendis mes comptes et prouvai qu’en onze mois on avait fabriqué en France vingt-deux millions de livres de salpêtre et six millions de poudre, résultat extraordinaire auquel la postérité aura de la peine à croire.

J’avais trouvé le moyen de concilier ces fonctions avec celles de professeur de chimie appliquée aux arts à l’École polytechnique, qui venait d’être créée. J’avais été nommé peu de temps après mon arrivée à Paris. Mon cours eut un succès prodigieux. Aucun des nombreux élèves de cette époque n’a oublié une circonstance qui fit alors une grande impression. Un jour, en récapitulant les découvertes qu’on avait faites en chimie depuis quelques années, je terminai par ces mots : « C’est au célèbre, c’est à l’infortuné Lavoisier que nous devons toutes ces découvertes. » Une explosion générale partit de tous les coins de la salle. Tous les élèves agitaient leurs chapeaux avec enthousiasme ; tous s’écriaient, en présence des autres professeurs assistant à la séance : « Il est le premier à nous en parler. » Ce mouvement sublime ne se calma que cinq ou six minutes après, tant il est vrai que, même à cette époque terrible de la Révolution, on n’avait pu étouffer, dans le cœur de la jeunesse, ces sentiments généreux qui la caractérisent.

Je n’ai pas retrouvé, depuis cette époque, un seul de mes nombreux auditeurs qui ne m’ait rappelé ce moment.

Si cet incident eût été dénoncé au Comité de salut public, il eût fourni encore un bel acte d’accusation contre moi.

De retour à Montpellier, je repris mes cours de chimie dans mon ancien amphithéâtre ; mais c’est à peine s’il pouvait contenir les mille ou douze cents auditeurs qui s’y pressaient deux ou trois heures avant mes leçons.

Mon absence forcée avait été désastreuse pour mes intérêts particuliers. La suspension totale des travaux de ma fabrique, le maximum et les assignats avaient dévoré presque toute ma fortune. J’évaluais ma perte à 500,000 francs. Mais un événement heureux me fournit les moyens de la réparer. On venait de conclure la paix avec l’Espagne, qui restait toujours en guerre avec l’Angleterre. Les fabriques de Catalogne, qui s’étaient approvisionnées jusqu’alors chez les Anglais d’acide sulfurique, d’eau-forte, de couperose, de sel de Saturne, etc., furent obligées de recourir à moi. N’ayant pas de concurrents, je mis un prix très élevé à mes produits ; en un an, je fis un bénéfice de 350,000 francs : j’eus encore l’avantage d’habituer les Espagnols à mes produits, et je chassai pour toujours de l’Espagne les Anglais, qui, ayant fait la paix avec elle, ne purent plus soutenir ma concurrence.

Je passai quatre ans à Montpellier, uniquement occupé de l’enseignement de la chimie et de la surveillance de mes ateliers de teinture et de produits chimiques.

Mais le séjour de Montpellier n’avait plus le même attrait pour moi : les États n’existaient plus, la Révolution avait rompu les liens de mon ancienne et aimable société ; et, après avoir réparé ma fortune et reconquis par là mon indépendance, je partis pour Paris avec l’intention de m’y fixer.

Je formai de suite un immense établissement de produits chimiques aux Ternes, près de la barrière du Roule, et je confiai celui de Montpellier à MM. Bérard et Martin, que j’y avais associés.

Pendant mon séjour à Paris, la mort de M. Bayen laissa une place vacante à l’Institut, Académie des sciences, section de chimie. MM. Sage et Baumé, membres de l’ancienne Académie des sciences, se mirent sur les rangs. Mes amis m’inscrivirent pour le concours. Mes deux concurrents avaient pour eux leur titre de membres de l’Académie ; ils firent imprimer et répandre avec profusion la liste de leurs ouvrages ; leurs anciens collègues les servirent avec chaleur. Je ne fis aucune visite, je ne fis rien imprimer et je fus nommé, quoique ne résidant pas à Paris, contre le texte formel de la loi qui avait créé l’Institut. À la vérité, j’étais le premier sur la liste des correspondants de l’Institut, et il était évident que je voulais me fixer à Paris.

Après un nouveau séjour à Montpellier, pour le règlement définitif de mes affaires, je repris le chemin de Paris avec ma famille.

C’est à cette époque que j’ai publié mon Essai sur l’art de faire le vin. La France n’a pas encore appris à tirer de ses vignobles toutes les richesses qu’ils pourraient produire. Je me suis proposé d’éclairer cet art par les principes de la science[18].

Peu de temps après, arriva cet heureux événement qui releva le courage abattu des Français et fit concevoir les plus belles espérances. En ce moment, les armées ennemies, russes et autrichiennes, menaçaient les frontières du Nord et du Midi. L’armée française, peu nombreuse, et découragée par des revers, ne pouvait ni arrêter ni retarder la marche de l’ennemi. La nouvelle se répand que le général Bonaparte vient de débarquer à Fréjus. L’espérance renaît dans tous les cœurs, et chacun appelle par ses vœux le héros de l’Italie à la tête du gouvernement. Le 18 brumaire débarrasse la France d’une administration impuissante, le peuple place l’autorité dans les mains de l’homme qui faisait sa gloire et son espoir. Tout change : la force succède à la faiblesse, l’ordre remplace partout l’anarchie, et, en trois mois, on organise un gouvernement fort, éclairé ; on réunit dans les administrations les hommes instruits, zélés et courageux, que les factions avaient écartés ou oubliés.

Ici commence pour moi un nouvel ordre de choses et, pour ainsi dire, une nouvelle carrière. Je fus appelé au conseil d’État et, par mon brevet de nomination, « chargé de l’instruction publique ». Le ministre de l’intérieur, frère du premier Consul, voulut se retenir l’instruction publique, et il y parvint. Ces attributions furent donc rapportées, et je restai simple conseiller d’État.

Les fonctions de conseiller d’État étaient alors aussi pénibles qu’étendues ; il fallait tout organiser, et, chaque jour, nous nous réunissions, en conseil ou en section ; presque tous les soirs nous avions un conseil chez le premier Consul, où nous discutions et délibérions depuis dix heures jusqu’à quatre ou cinq heures du matin. Ce fut surtout dans ces conférences que j’ai appris à connaître le grand homme à qui nous venions de confier les rênes du gouvernement. Jeune encore et peu instruit dans les diverses parties de l’administration, il portait dans la discussion une clarté, une précision, une force de raison et une étendue de vues qui nous étonnaient. Infatigable dans les travaux, inépuisable dans les ressources, il rattachait et coordonnait, avec une sagacité sans exemple, les faits et les opinions éparses à un grand système d’administration. Plus jaloux de s’instruire que d’affecter un savoir que ses études militaires et son âge ne lui avaient pas permis d’acquérir, il demandait souvent la définition des mots, interrogeait sur ce qui existait avant son gouvernement, et, après avoir solidement établi ses bases, il en déduisait des conséquences toujours favorables à l’état présent. Travaillant jusqu’à vingt heures par jour, on n’aperçut jamais ni son esprit fatigué, ni son corps abattu, ni aucune trace de lassitude, et je me suis souvent dit qu’un tel homme, vis-à-vis de l’ennemi, devait avoir, par cela seul, un avantage incalculable.

Pendant mon séjour au conseil d’État, j’ai été chargé de deux affaires bien importantes : la première était la loi sur l’administration générale ; la seconde avait pour but l’organisation de l’instruction publique.

La première fut rédigée par moi et portée et défendue, au Corps législatif, par M. Rœderer et moi ; le Tribunat la combattit de toutes ses forces ; le tribun Daunou prononça, à ce sujet, un discours très fort. Je lui répondis, et la loi passa.

Cette loi administrative est la même qui nous régit aujourd’hui. Elle a institué les préfets, les conseils de préfecture, les conseils généraux, les sous-préfets, les conseils d’arrondissement, les maires, les municipalités et les conseils municipaux, etc. ; elle fixe les attributions de chacune de ces autorités ; elle détermine tous leurs rapports entre elles ; elle a délimité l’étendue des préfectures, des sous-préfectures, etc.

La loi concernant l’instruction publique fut également rédigée en projet de loi ; mais des difficultés survenues de la part du ministère ne permirent pas de la soumettre au Corps législatif, et le projet fut imprimé[19].

Dix mois après mon entrée au conseil d’État, je fus nommé ministre de l’intérieur[20].

Après dix ans d’anarchie qui venaient de dévorer la France, il n’existait presque plus d’organisation sociale : il fallait imposer d’autres lois, il fallait relever le commerce et ranimer l’industrie ; il fallait établir une éducation publique ; pénétré de ces idées, je m’efforçai de satisfaire à tout, et ma tâche devint d’autant plus facile que l’homme qui gouvernait avait une volonté ferme.

Le ministère de l’intérieur était alors bien plus chargé qu’il ne l’est aujourd’hui ; l’administration naissante exigeait une correspondance bien plus étendue. Il fallait tout créer et faire tout marcher et d’après un plan uniforme ; il fallait juger les administrateurs et les diriger tous dans le même sens. Le département qui m’était confié ne comprenait pas seulement les administrations, qui constituent aujourd’hui ce qu’on appelle le ministère de l’intérieur ; il embrassait en outre l’instruction publique, les cultes, les droits réunis, le contentieux des douanes, les spectacles, les fabriques devenues impériales, les palais, la maison du Souverain, les musées, les travaux publics, etc. Aujourd’hui, plusieurs ministères se sont partagé ces attributions.

Je sentis toute l’importance des fonctions qui m’étaient dévolues, et je m’occupai d’abord d’organiser mes bureaux. Les commis furent réduits au nombre de 84, et ma demande de fonds pour mes employés et mes frais de bureau ne dépassa jamais 600,000 francs.

Je me livrai aux soins de mon ministère avec un zèle et un courage qui ne se sont pas démentis un seul instant. Je crois avoir fait quelque bien. Du moins, ma conscience et l’opinion publique me rendent ce témoignage.

Je conserve le doux souvenir d’avoir réorganisé les hôpitaux de Paris et amélioré le régime des prisons ; j’ai proposé et fait arrêter tous les plans d’embellissement de la ville de Paris ; j’ai créé un dépôt de 500,000 setiers de blé à Paris, pour mettre à l’abri du besoin une population qui n’est dangereuse que lorsqu’elle manque de pain.

Je réorganisai l’instruction publique et l’Institut, en supprimant tout ce que la Révolution avait introduit de dispositions contraires à l’intérêt des sciences et à l’indépendance des classes.

Enfin je me consacrai de toutes mes forces au relèvement du commerce, de l’industrie et de l’agriculture. Je me propose de donner sur ces différentes parties de mon ministère des développements qui montreront d’une façon plus complète les améliorations que j’ai pu y introduire.


Hôpitaux, hospices. — Les établissements de bienfaisance et d’humanité avaient ressenti les effets inévitables de la Révolution ; non seulement une grande partie de leurs revenus fixes avaient disparu, mais les religieuses charitables consacrées au traitement des malades avaient été dispersées. Des personnes vertueuses avaient beau se dévouer au service des pauvres, elles ne pouvaient remplacer dans tous les détails ces Sœurs hospitalières qui s’étaient vouées par état au soulagement de l’humanité.

Ces établissements étaient donc encore, en 1800, dans l’état de dénuement le plus déplorable : à Paris, l’entretien des hôpitaux et hospices était sous la main d’une régie dont l’intérêt était nécessairement opposé à celui des pauvres. Je pris bientôt connaissance de ce désordre et je me hâtai d’y porter remède.

Une visite que je fis à l’Hôtel-Dieu me détermina à commencer mes améliorations par cet hôpital, le plus important de tous et le plus mal tenu. Soixante fous, liés par les pieds et par les mains aux quatre pieds du lit, occupaient les salles supérieures. Leurs cris, qui pénétraient presque partout, ne permettaient aucun repos aux malades dans les salles voisines. Ces malheureux n’éprouvaient la charité publique que par un martyre qui ne finissait qu’à la mort. Les autres salles étaient occupées par environ deux mille malades de tout sexe, de tout âge, gisant, presque partout, deux à deux dans le même lit. Je m’assurai que le linge était insuffisant et dans le plus mauvais état, et que les vivres étaient tous de la plus mauvaise qualité.

Je rentrai chez moi le cœur navré et bien résolu à corriger de suite cet état de choses. J’appelai auprès de moi M. Barbier-Neuville, chef, au ministère, des hôpitaux et autres établissements de bienfaisance, et je lui fis connaître ma résolution  : 1o de transporter, dès le lendemain, les fous de l’Hôtel-Dieu à Charenton et à Bicêtre, où l’on soignait déjà ces maladies ; 2o de préparer de suite un hôpital spécial pour y réunir et y traiter les seuls enfants malades ; 3o de ne plus admettre à l’Hôtel-Dieu que les malades adultes des deux sexes et de ne plus les y recevoir qu’après avoir fait constater à la porte l’état de la maladie. Je crus devoir établir un mode rigoureux d’admission, parce qu’il était notoire que plus de six cents individus venaient passer leur quartier d’hiver à l’Hôtel-Dieu et n’en sortaient que lorsque les chantiers se rouvraient au travail, ce qui encombrait l’hôpital.

Qui croirait que des mesures aussi sages éprouvèrent une grave opposition de la part de M. Barbier-Neuville, homme très instruit et très raisonnable ? Il m’observa que j’agissais contre l’institution fondamentale des Hôtels-Dieu, qui, par leur création, étaient destinés à admettre toutes sortes de malades, quelle que fût la maladie, sans distinction d’âge ni de sexe ; que je dénaturais ces établissements ; que les familles des fondateurs réclameraient contre l’inexécution des volontés des fondateurs leurs ancêtres, etc., etc. Je répondis que ces observations étaient applicables aux Hôtels-Dieu dans les villes où il n’y avait qu’un hôpital, mais qu’à Paris, où il existait six à huit hôpitaux, et plusieurs dans lesquels on n’admettait que des maladies spéciales, ces observations n’avaient aucun fondement.

Le lendemain, les fous furent transférés à Charenton et à Bicêtre. Des médecins furent placés à la porte de l’Hôtel-Dieu pour examiner les malades qui se présentaient, et, peu de temps après, il fut affecté un hôpital spécial pour y traiter les maladies des enfants. La population de l’Hôtel-Dieu a été réduite, par cette seule réforme, entre six à huit cents malades ; tous les lits n’ont jamais été occupés depuis cette époque, et l’on n’a plus à gémir sur l’état misérable dans lequel se trouvait le premier hôpital de Paris.

C’était peu que d’opérer ces premiers changements ; il fallait régénérer l’administration économique et la confier à des hommes honnêtes, probes, bienfaisants, éclairés, pour qui la charité fût un devoir et un sentiment, et dont les soins n’eussent d’autre dédommagement que le bien qu’ils faisaient.

Je formai donc, sous le nom de Conseil général de l’administration des hospices et hôpitaux de Paris, une réunion de douze des plus capables et des plus vertueux personnages de la capitale, tels que MM. Bigot de Préameneu, Camus, B. Delessert, Daguesseau, Duquesnoi, Mourgues, Pastoret, Parmentier, Richard d’Aubigny, Thouret, etc. Le président-né du Conseil était le préfet de la Seine. Le sous-président, pris dans le Conseil, était à la nomination du Conseil.

Je formai une commission pour exécuter les ordres et délibérations du Conseil, assister au Conseil général avec voix purement consultative et y faire des rapports sur l’état et les besoins des hôpitaux.

Dans la première réunion du Conseil général, les membres du Conseil assignèrent à chacun la surveillance spéciale d’un ou de plusieurs établissements, et chaque membre de la commission reçut une désignation spéciale.

Le Conseil général tenait une séance par semaine au ministère, sous ma présidence ; je crus cela nécessaire pour éviter les longueurs et les embarras qu’éprouve constamment une administration naissante ; là, nous arrêtâmes presque tous les règlements qui sont encore en vigueur ; là, nous convînmes du plan d’amélioration qu’il fallait opérer.

J’ouvris à chaque établissement un crédit pareil à la dépense qui y avait été faite l’année d’auparavant, et j’autorisai chaque membre du Conseil attaché spécialement à tel ou tel établissement à disposer, en améliorations, de toutes les économies qu’il pourrait faire dans l’année. Cette mesure produisit les plus grands effets. On vit des hommes, dont le zèle n’avait certainement pas besoin d’être excité, se pénétrer d’une sainte émulation et chercher à qui d’entre eux ferait le plus de bien.

L’effet le plus prompt s’opéra à la Salpêtrière. Cet hospice sert de dernier asile à cinq mille vieilles femmes, qui n’y sont admises que lorsqu’elles ont atteint leur quatre-vingtième année ou lorsque, dénuées de tout moyen d’existence, des infirmités incurables ne leur permettent de se livrer à aucun travail.

En entrant à l’hospice, chacune de ces femmes était placée dans un lit ; on leur apportait leur nourriture. Il n’y avait, dans l’enceinte de la maison, ni promenade, ni réfectoire, ni salle de travail. M. Richard d’Aubigny, chargé spécialement de cet hospice, conçut le projet, que j’approuvai, d’en faire une vaste congrégation bien organisée. Il établit des cuisines et des réfectoires ; les heures des repas furent marquées ; il fit approprier de grandes salles où toutes les femmes valides étaient obligées de se rendre à des heures déterminées pour s’y livrer à leur travail accoutumé, dont le produit leur était abandonné. Il convertit les cours en belles promenades ; il assigna des heures pour le lever et le coucher, de sorte que leur vie oisive fut remplacée par une vie aussi active et aussi variée que peut le permettre la vieillesse. La nourriture devint meilleure et plus substantielle ; et cet hospice devint, en quelques mois, un modèle d’ordre, de propreté et de bonne administration dans toutes ses parties. M. Richard d’Aubigny fut parfaitement secondé par M. Desportes, membre de la commission administrative, dont le Conseil général n’a eu qu’à louer le zèle, l’intelligence, la probité depuis vingt-deux ans qu’il exerce les mêmes fonctions. (J’écris en 1824.) M. Richard d’Aubigny eut bientôt calculé qu’il aurait près de trois cent mille francs d’économie sur les dépenses de l’année précédente, et c’est avec ces économies qu’il opéra tout ce bien. Il me présenta un jour l’état du service qu’avait fait la régie dans cet hospice l’année d’auparavant, et me prouva qu’en supposant toutes les fournitures de première qualité, elle avait gagné 400,200 francs, ce qui me fit concevoir comment il avait pu améliorer le sort de ces cinq mille vieilles femmes et opérer tout le bien qu’il avait fait dans l’administration et le régime.

Pour fournir constamment du pain de bonne qualité aux hôpitaux et aux hospices de Paris, qui renferment journellement une population de vingt à vingt-deux mille personnes, indépendamment des agents de toute sorte, le Conseil général ne tarda pas à se convaincre qu’il lui fallait organiser une boulangerie dans laquelle on confectionnerait, par ses soins et sous ses yeux, seize mille kilogrammes de pain par jour. L’établissement fut formé. Des marchés sont passés aux enchères, chaque année, à des marchands de farine, pour la fourniture de farines de qualités convenues. La surveillance la plus active règne dans toutes les opérations de la fabrication du pain, et, par ce moyen, l’administration économise par an quatre-vingt mille francs sur les prix de la régie et celui des boulangers, et le pain est toujours de première qualité.

L’administration a toujours en réserve trente mille quintaux métriques de blé pour parer à une année de disette et ne pas concourir avec le particulier pour s’approvisionner sur les marchés publics à ces époques désastreuses.

Le Conseil général a cru devoir encore établir une pharmacie centrale dans laquelle on prépare tous les remèdes simples et composés qui sont employés dans les hôpitaux et hospices de Paris. On n’épargne rien pour se procurer les matières de première qualité, et les pharmaciens les plus instruits dirigent et surveillent toutes les opérations de laboratoire.

L’économie est telle que les prix des remèdes chimiques sont au-dessous des prix courants chez les apothicaires d’environ les quatre cinquièmes. Cette vérité a été démontrée au Conseil général par la comparaison qu’il a faite de la dépense des bureaux de charité qui se fournissent encore chez les pharmaciens avec celle de ceux qui se pourvoient à la pharmacie centrale.

Le Conseil général a formé un établissement de filature et de tissage pour confectionner toutes les toiles dont on a besoin dans les hospices et hôpitaux. Son but n’a pas été de se procurer cette fourniture à plus bas prix qu’en employant la voie du commerce, mais de donner du travail à deux mille cinq cents femmes et à deux cents hommes qui, sans quitter leur ménage et en soignant leur famille, peuvent gagner de quoi fournir à une partie de leurs besoins. Sans cette ressource auxiliaire, la plupart de ces individus surchargeraient les hospices et les hôpitaux et coûteraient bien davantage à l’administration. L’établissement délivre tous les objets nécessaires à la filature et au tissage, d’après l’invitation du maire et la garantie de quelques notables de l’arrondissement. Lorsque l’administration a assuré son service, elle vend au commerce le reste de ses produits.

Un des établissements les plus utiles que j’aie formés pendant mon ministère, c’est la création d’une École de sages-femmes : cette importante partie du service est mal organisée dans les départements ; les personnes qui s’y vouent à l’art des accouchements ne peuvent recevoir ni la science ni la pratique qui leur sont nécessaires.

Le seul hospice de la Maternité, où se font plusieurs milliers d’accouchements chaque année, offre plus d’exemples dans un jour qu’une ville de province dans le cours de plusieurs années. Je pensai donc qu’en appelant deux à trois cents jeunes personnes des départements à l’hospice de la Maternité, où elles seraient logées, nourries et instruites moyennant une légère pension, on remplirait le but que je m’étais proposé.

En conséquence, le local fut disposé pour les recevoir. L’enseignement y fut organisé ; une instruction fut adressée à tous les préfets pour faire choix de jeunes personnes qui, par leurs mœurs, leur intelligence et l’état de leurs parents, inspirassent la confiance et pussent justifier le choix qu’on faisait d’elles.

M. Baudelocque, premier chirurgien accoucheur de Paris, fut nommé professeur de cette école ; M. Dubois le remplaça à sa mort.

M. Chaussier y fut nommé professeur des maladies des femmes en couche, et M. Auvisy y a été attaché ensuite en qualité de médecin des maladies des enfants de naissance.

Mme La Chapelle y a rempli jusqu’à sa mort les fonctions de maîtresse sage-femme.

Les élèves ne sortent que très rarement, et seulement pour des motifs connus et approuvés par la maîtresse sage-femme. L’instruction s’y donne chaque jour ; des examens fréquents font juger du progrès des élèves ; des prix sont distribués chaque année à celles qui ont fait preuve de la meilleure conduite et des plus grands progrès.

Ces élèves sont d’abord témoins de la marche et des détails de tous les accouchements ; elles servent d’aides en débutant et opèrent ensuite elles-mêmes.

Après deux ans d’étude, elles sont, en général, assez instruites pour être renvoyées chez elles, où elles ne tardent pas à se faire une grande réputation.

Depuis que ce bel établissement existe, l’art des accouchements s’est régénéré en France, et on trouve des femmes très instruites, sorties de cette école, dans chaque arrondissement.

Indépendamment de ces grands établissements formés dans nos hôpitaux et hospices, on a pratiqué à l’hôpital Saint-Louis, principalement affecté aux maladies de la peau, des bains de vapeurs sulfureuses, des bains de vapeur d’eau douce, des douches, des fumigations pour traiter toutes les maladies de la peau qui se présentent. On y traite même les malades externes qui viennent, à des heures fixes, faire leurs remèdes et s’en retournent de suite pour vaquer à leurs ouvrages.

Depuis que le Conseil général des hospices est établi, les hôpitaux et hospices de Paris sont devenus des modèles d’ordre, de bonne administration et d’économie pour tous les établissements de même nature en Europe. Dans toutes les saisons de l’année, il y a constamment plus de lits que de malades ; chaque lit a une bonne paillasse, un excellent matelas et deux draps propres blanchis à la lessive ; plusieurs hôpitaux possèdent cinq ou six paires de draps pour chaque malade ; l’administration renouvelle tous les lits en les construisant en fer ; la plus grande propreté règne dans les salles ; les bois et les pavés sont frottés et lavés chaque jour ; les murs sont souvent blanchis à la chaux. La nourriture y est excellente ; le pain est de première qualité ; on n’y emploie que du vin du Midi ; la viande est toute de bœuf, et souvent, dans les principaux hôpitaux, on y sert de la bonne volaille.

J’eus à peine formé le Conseil général et arrêté les règlements et les principales améliorations, que je sentis la nécessité de rétablir les Sœurs hospitalières, qui, se dévouant par état aux soins des malades, exercent leurs pénibles fonctions avec une abnégation d’elles-mêmes, une résignation, une intelligence et un courage qui en font la providence consolatrice des malheureux. L’expérience venait de nous prouver, pendant dix ans, que les femmes les plus vertueuses, les plus charitables de la société, qui les avaient remplacées après leur suppression, n’avaient pas pu atteindre à ce haut degré de perfection. Le Conseil général s’occupait avec succès de tout l’ensemble de l’administration ; mais l’application de ses règlements au régime intérieur, les soins des malades, laissaient nécessairement à désirer et exigeaient qu’on donnât des auxiliaires au Conseil.

Le rétablissement des Sœurs hospitalières n’était pas aisé. Bonaparte avait, à la vérité, arrêté la Révolution en créant des institutions plus monarchiques que républicaines ; mais l’opinion existait la même : rétablir une corporation contrastait avec toutes les idées du temps. Cependant, comme je sentais la nécessité, pour couronner mon œuvre des hospices, d’y faire rentrer mes religieuses, je me décidai sans consulter ni Bonaparte ni le Conseil d’État.

Ces vertueuses Sœurs s’étaient dispersées et classées dans la société. Je parvins à en trouver une que j’avais connue en qualité de supérieure à l’Hôtel-Dieu de Montpellier ; je lui proposai de rétablir son Ordre et lui demandai si elle pourrait réunir huit à dix de ses anciennes compagnes pour établir une maison de noviciat. Sur sa réponse affirmative, je fis disposer à la hâte, dans la rue du Vieux-Colombier, une maison appartenant aux hospices ; je dépensai 120,000 francs et pus y recevoir, en peu de temps, quarante novices. Bientôt, la maison se trouva trop étroite pour admettre toutes les aspirantes, et on fut forcé de leur en donner une beaucoup plus grande[21].

Cet exemple fut imité dans la province, et, peu à peu, ces institutions admirables furent partout rétablies.

Quelque temps après, j’accompagnai Napoléon à Lyon, où il avait réuni la Consulte d’Italie, et, dans une visite que je fis à l’Hôpital général, j’y trouvai plusieurs des anciennes religieuses, mais sans costume, sans décorations, habillées comme des femmes du monde. J’en témoignai mon étonnement aux administrateurs ; je leur observai que le costume seul inspirait le respect, les égards et l’obéissance aux malades, aux infirmiers, aux étrangers, etc. J’ordonnai que toutes celles qui avaient conservé leur costume et leur croix s’en revêtissent de suite ; j’ajoutai qu’au sortir du conseil d’administration que j’allais présider, je voulais les voir toutes parées de leurs anciens attributs. Après la séance, je les vis avec ces vêtements, et, comme plusieurs n’en avaient plus à leur disposition, je donnai deux mille francs à la supérieure pour leur en acheter.

Nonobstant toutes ces améliorations, les hôpitaux de Paris me présentaient encore un vice que j’aurais voulu corriger, mais qui a résisté au temps et à ma bonne volonté. Je veux parler des infirmiers. Cette classe d’hommes destinée à servir les malades devrait posséder les vertus humaines dont les Sœurs leur donnent l’exemple, mais il n’en est rien. Ils sont pris parmi les convalescents ou recrutés aux coins des rues ; trop faiblement salariés, ils ne s’attachent point à un état qui ne leur présente aucun avenir satisfaisant ; la religion n’obtient aucun sacrifice de la part de gens de cette sorte ; ils n’ont ni les égards ni les douceurs qu’on doit aux malades ; ils ne peuvent même pas avoir les soins et employer les attentions qu’exige la nature débile et souffrante, parce qu’ils n’ont ni l’habitude, ni l’adresse, ni la force nécessaires.

J’ai toujours pensé qu’on pourrait facilement établir deux noviciats d’infirmiers et d’infirmières dans l’hôpital des Enfants trouvés : l’un serait destiné à former les hommes et l’autre les femmes. Vingt à trente élèves de chaque sexe seraient attachés à chaque infirmerie. On les choisirait bien portants, forts et de mœurs douces ; on les prendrait à l’âge de seize ans. Des Sœurs très capables les instruiraient dans leur état. Cette pépinière fournirait à tous les hospices et hôpitaux de Paris.

On assurerait une retraite honorable à ces employés dans les cas de vieillesse ou d’infirmité.

Ces enfants qui ont eu leur berceau dans les hospices seraient sans cesse sous la surveillance et la protection paternelle de l’administration, et cette destination est plus morale que celle qu’on leur donne aujourd’hui en les livrant sans parents, sans soutien, aux divers états de la société.


Prisons. — Il y a plusieurs classes de prisonniers : 1o les prévenus de crime ou de délit, avant d’être jugés ; 2o les condamnés par jugement ; 3o les prisonniers pour dettes ; 4o les détenus par correction paternelle.

Chaque tribunal de justice a, auprès de lui, au moins une prison pour y placer ces quatre sortes de prisonniers ; presque partout ils sont détenus dans la même enceinte, et souvent l’espace est tellement étroit qu’on ne peut ni séparer les sexes, ni assigner un local particulier et séparé aux prévenus, aux condamnés, aux débiteurs et aux enfants. Il existe des prisons où l’air est si malsain, l’habitation si humide, qu’on n’oserait pas en former la demeure d’un animal immonde.

Tout est à faire pour les prisons ; et, si le plan que MM. le duc de la Rochefoucauld, B. Delessert et moi fîmes adopter sous le ministère de M. Decazes, avait reçu son exécution, les prisons auraient déjà éprouvé la même régénération que celle qu’ont reçue les hôpitaux de Paris.

Je m’étais déjà occupé de cet objet sous mon ministère. J’avais même arrêté ma réforme en commençant par les condamnés qui sont les plus nombreux et qui restent dans les prisons le plus longtemps. On avait déjà choisi dans les départements quinze maisons consacrées à recevoir les condamnés, et on en avait disposé plusieurs à cet usage. Chacune devait contenir entre sept cents et mille prisonniers.

Le travail y était forcé, et l’administration traitait avec des entrepreneurs pour convenir des prix de fabrication et approuver ou rejeter le genre d’industrie qu’on voudrait y introduire.

Les heures de travail étaient fixes, et, sur le produit, on donnait, conformément à la loi, un tiers au prisonnier, qui lui était compté à la fin de la semaine ; un tiers était mis en réserve pour lui être donné à sa sortie de prison ; l’autre tiers appartenait au gouvernement. On doit considérer le travail régulier comme le moyen le plus sûr d’amender les condamnés, de corriger leurs habitudes et de vaincre leur penchant à la paresse, source de presque tous les crimes.

Deux établissements de ce genre que je consacrai à la détention des seuls enfants condamnés, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, me présentaient les plus belles espérances ; au lieu de les livrer à la corruption, en leur faisant partager la demeure et la société des vieux criminels endurcis, je croyais les rendre dignes de la société en les formant au travail et en leur faisant apprendre un métier qui, à leur sortie, assurait leur existence.

Je ne puis pas me refuser à faire connaître un fait qui, mieux que tous les discours, prouvera ce que peut le travail : au lieu de se borner à donner quelques notions imparfaites de métaphysique aux nombreux sourds-muets de l’école de Paris, je crus devoir leur apprendre des métiers et j’y établis des ateliers de tailleur, de cordonnier, de graveur, d’imprimeur, de tourneur, etc., dans lesquels je répartis tous les élèves ; les progrès furent rapides, au point qu’en peu de mois on y confectionnait les habits et les souliers de tous les lycées de Paris, et que le ministère de l’intérieur n’employait presque pas d’autre imprimerie que celle des sourds-muets.

Un événement inattendu me présenta l’occasion de faire un essai dont le résultat fut heureux : cinq hommes furent saisis, à deux heures après minuit, vidant une boutique dans la rue Montmartre ; dans le nombre se trouvait un sourd-muet, robuste, âgé de dix-huit ans ; tous furent condamnés à vingt ans de fers. Je demandai le sourd-muet à Napoléon pour le placer aux Sourds-Muets dans l’atelier des cordonniers. Quelques mois après, je fus visiter la maison et demandai des nouvelles de mon sourd-muet. On me répondit que c’était le plus fort travailleur de l’atelier, et que sa conduite était exemplaire. On ajouta qu’il faisait régulièrement trois souliers par jour, et que, partout ailleurs, il gagnerait trois francs ; je lui fis faire quelques questions auxquelles il répliqua avec l’accent de la conviction que « s’il avait eu ce métier pour gagner sa vie, on ne l’eût pas pris volant dans une boutique ».

La société doit moins aux condamnés qu’aux autres classes de détenus, parce qu’il faut qu’ils expient par des privations les torts qu’ils ont eus envers elle ; mais elle ne doit pas perdre de vue que presque tous doivent lui être rendus à l’expiration de leur peine, et qu’il est de son intérêt de les rendre meilleurs. Il faut donc leur faire contracter l’habitude du travail et les y intéresser pour le leur faire aimer. Il faut être juste envers eux, ne leur infligeant que des punitions nécessaires, entretenir parmi eux l’ordre et la décence, exiger l’émulation d’une bonne conduite par des égards et l’espérance de faire abréger leur détention, ne jamais oublier qu’ils sont hommes et écarter, dans le traitement, la nourriture et l’habitation, tout ce qui peut altérer leur santé, provoquer leur indignation et porter à la violence ou au désespoir.

Il existe une classe de prisonniers qui, quoique simplement détenus par présomption de crime ou de délit, éprouvent une captivité plus rigoureuse que celle des condamnés. C’est celle des prévenus. Dès qu’un crime ou un délit sont commis, on fait des recherches pour parvenir à connaître les coupables, et l’on s’assure, par prudence, de la personne de ceux sur lesquels portent les soupçons. Ces prévenus sont enfermés dans les prisons les plus voisines du tribunal qui doit juger. Là, on leur donne un mauvais lit composé d’une paillasse et d’une couverture, une soupe aux légumes et une livre et demie de pain noir ; le travail n’est point organisé pour eux ; on y voit des femmes qui y sont enfermées avec des enfants à la mamelle ; aucun vêtement n’est mis à leur disposition. Les prévenus en sont réduits à envier le sort des condamnés qui sont mieux couchés, mieux nourris et habillés par l’État. Ces derniers ont encore l’avantage sur les prévenus de pouvoir adoucir leur sort par le produit de leur travail. Cependant les condamnés ont à expier un crime ou un délit par des privations, tandis que les prévenus ne sont pas retranchés des rangs de la société, et qu’ils sont encore réputés innocents. Cette barbarie a pris naissance dans l’idée où a été le législateur que la détention du prévenu ne pourrait pas être longue. Mais l’expérience nous a prouvé, depuis longtemps, que c’était une erreur ; car j’ai vu, à la prison des Madelonnettes, en compulsant le registre des écrous, que des femmes prévenues pourrissaient dans cette prison depuis douze et quinze mois, sans pouvoir parvenir à être jugées. La raison qui m’en a été donnée par M. le procureur général, c’est que la procédure s’instruisait à vingt et trente lieues de Paris, et qu’on y apportait des lenteurs qu’il n’était pas en son pouvoir d’abréger.

L’humanité et la justice elle-même réclament hautement contre la manière de traiter les simples prévenus, et elles ne seront satisfaites que du moment où ils seront enfermés dans des maisons propres et spacieuses, et vêtus et nourris de manière à ne pas leur infliger des peines avant le jugement.


Embellissements de Paris. — J’eus un jour l’occasion de proposer à Bonaparte d’attacher son nom à l’exécution de trois projets dont un seul pouvait immortaliser sa mémoire.

Le premier sur lequel j’insistai fut celui de conduire dans les rues de Paris un volume suffisant d’eau pour fournir abondamment à tous les besoins de la capitale[22].

Le second objet dont j’occupai le premier Consul fut l’achèvement et une entière restauration du Louvre.

Depuis deux siècles, la façade actuelle du côté de la rivière avait été élevée en avant de l’ancienne, de sorte qu’il existait un intervalle de douze pieds entre la nouvelle et l’ancienne ; il fallait donc remanier toute cette aile, refaire les toits et distribuer différemment tout l’intérieur, ce qui exigeait un temps très long et des dépenses immenses. Il n’y avait que la portion de l’aile qui avait été habitée par Henri IV qui eût conservé quelques fenêtres et parquets. C’est là que s’étaient établies les Académies ; le reste ne présentait que des murs solides, entre lesquels on avait pratiqué des logements pour près de douze cents artistes. La belle colonnade tombait en ruine ; les belles sculptures des façades de l’intérieur n’étaient pas terminées, et elles avaient été suspendues à la mort de Jean Goujon, qui fut tué d’un coup de fusil, sous le règne de Charles IX, au moment où il finissait de sculpter le fronton qui touche au pavillon de l’Horloge.

C’était sans doute beaucoup que de terminer un des plus beaux monuments de l’Europe ; mais le principal but était de réunir dans cette vaste enceinte tout ce que renferme la Bibliothèque royale : les livres devaient être placés au premier étage, les manuscrits et les estampes au second, les statues et la sculpture au rez-de-chaussée.

Pour mettre ce grand dessein à exécution, il fallait préalablement déloger les Académies, les artistes et les savants qui occupaient tout l’intérieur des bâtiments : je disposai de suite le « palais des Quatre-Nations » pour recevoir les Académies, et les bâtiments de la Sorbonne et l’hôtel d’Angevillers pour y loger les artistes. Ceux qui ne purent pas y trouver place reçurent une indemnité annuelle pour frais de logement.

Ces préliminaires remplis, les travaux de l’achèvement et de la restauration du Louvre furent confiés à M. Raynoud, habile architecte, et poussés avec vigueur. Le Louvre fut achevé ; mais la translation de la Bibliothèque n’eut pas lieu. Une cause très singulière en elle-même la fit différer, il m’importe de la faire connaître. Un jour que je visitais les nouveaux travaux du Louvre avec Napoléon, il fut frappé de l’ensemble et de l’immensité de la galerie qui en établissait la communication avec les Tuileries : « Convenez, me dit-il, que des rois ou des ambassadeurs qui descendraient au Louvre pour venir me visiter aux Tuileries seraient bien étonnés. » Je ne pouvais pas en disconvenir, et je lui dis imprudemment qu’il reproduirait à Paris ce qu’on nous dit du palais des rois de Thèbes, mais qu’il faudrait que ces rois et ces ambassadeurs fussent jeunes, car ils auraient un bon quart de lieue de chemin à faire. Cette plaisanterie ne fut pas de son goût, et il me répondit brusquement : « Continuez à restaurer le Louvre, mais ne vous pressez pas sur sa destination. »

Peu de temps après, Napoléon commença la construction de l’aile parallèle à celle du midi pour lier les Tuileries au Louvre du côté du nord. Une dépense énorme pour l’achat des maisons ne l’effraya pas, et, d’après les plans que je lui ai entendu développer et la facile défense du château, une fois que cette aile serait terminée, je n’ai jamais douté que son but principal ne fût de se prémunir pour repousser une insurrection populaire de Paris, comme, plus tard, j’ai été convaincu que la construction du palais du roi de Rome avait moins pour but de servir d’habitation royale que de forteresse ; l’emplacement et le plan qu’il en avait tracé lui-même l’indiquaient suffisamment.

Le troisième projet d’embellissement que je proposai à Napoléon avait pour objet de terminer les quais de Paris sur les deux rives de la Seine et d’y multiplier les ponts.

Les quais, sur la rive droite de la Seine, étaient, à peu de chose près, perfectionnés, mais ceux de la rive gauche étaient incomplets ; ils étaient bornés, dans le bas de la rivière, à la rue de Poitiers ; le reste n’était ni pavé ni bâti ; et, dans le haut, après le pont Notre-Dame, ils ne présentaient aucune continuité. La prolongation du quai d’Orsay jusqu’à l’Esplanade des Invalides fut achevée pendant mon ministère.

Il fut décidé qu’il serait construit un pont en pierre vis-à-vis de l’École militaire, et bientôt on accueillit la proposition d’une compagnie d’actionnaires, qui offrit de construire, à ses frais, deux ponts de fer, l’un entre le Louvre et le collège des sénateurs, pour le passage des gens à pied, et l’autre entre le Jardin des Plantes et l’Arsenal, pour le passage des voitures. Le premier fut terminé pendant mon ministère, et le second peu de temps après.


J’ai proposé successivement, pendant mon ministère, de nombreux embellissements pour Paris : plusieurs ont été exécutés par moi, d’autres modifiés par mes successeurs, et quelques-uns rejetés. Je parlerai des uns et des autres.

1o L’immense séminaire de Saint-Sulpice couvrait la belle façade qui décore l’église de ce nom, chef-d’œuvre de Servandoni ; une rue étroite séparait ces deux édifices. Je fis raser le bâtiment du séminaire, qui fut remplacé par une place, au milieu de laquelle fut placée une fontaine ; de cette manière, la façade fut rendue au public et ce quartier fut aéré.

2o Le palais du Luxembourg, l’un des plus beaux monuments de Paris, n’avait aucune communication directe avec la Seine : je fis percer, entre la rue de Seine et la rue de Tournon, une rue droite, et la communication fut établie. Je voulais plus, je voulais faire abattre les deux pavillons du collège des Quatre-Nations qui avancent sur le quai, pour aligner et dégager ce beau quai, et en même temps pour que l’avenue du Luxembourg ne fût pas bornée à son extrémité par l’un d’eux ; mais cette opération fut ajournée.

3o Le faubourg Saint-Germain, formé de grands bâtiments et de jardins spacieux, est très mal percé pour les communications du nord au sud. On ne compte que trois rues transversales qui partent des quais entre les Invalides et le pont Royal : encore ces trois rues ne le traversent-elles pas d’un bout à l’autre. Celle de Poitiers se termine à la rue de l’Université ; celle de Bourgogne se prolonge jusqu’à la rue de Varennes ; et celle de Bellechasse finissait à la rue Saint-Dominique.

Le projet que je soumis à Napoléon, et qu’il adopta, était de continuer la rue de Poitiers et la rue Bellechasse jusqu’à la rue de Babylone, d’ouvrir une communication directe entre la rue de Seine et la rue Guénégaud en prolongeant la rue de l’Université pour communiquer en ligne droite au pont Neuf.

J’eus le temps de percer la rue Bellechasse jusqu’à la rue Hillerin-Bertin. Je commençai par celle-ci, parce que c’était la plus centrale : mes successeurs au ministère ont ajourné les autres.

4o Lorsque l’incendie consuma la Halle au blé, l’immense coupole de cet édifice fut brûlée : je la fis reconstruire en fer et recouvrir de lames de cuivre. C’est le premier exemple de cette construction qu’on ait donné à Paris.

5o J’ai fait exécuter sous mon ministère une grande partie des embellissements qui décorent le jardin des Tuileries, et j’avais fait adopter des plans pour orner les environs, mais ils n’ont pas été suivis après moi tels que je les avais proposés.

La grande communication des Tuileries aux boulevards par les rues qu’on appelle aujourd’hui Castiglione et de la Paix avait été arrêtée, mais la salle de l’Opéra devait être bâtie au milieu d’une place immense qui était pratiquée au centre du terrain très étendu qu’avait occupé le couvent des Capucins. Tous les bâtiments auraient été réguliers et recouverts en terrasse, ainsi que l’Opéra.

Sur l’emplacement actuel des maisons et de la rue de Rivoli, je devais bâtir une orangerie dans toute la longueur ; et, en avant vers les Tuileries, j’établissais une promenade couverte de même longueur et de vingt-cinq pieds de largeur. Les arceaux de l’Orangerie auraient chauffé et parfumé la promenade ; celle-ci eût communiqué par des arceaux correspondants avec l’allée des Feuillants.

6o C’est encore sous mon ministère qu’on a arrêté le projet de déblayer les maisons dont on avait encombré le Carrousel entre les Tuileries et le Louvre. Toutes ces constructions avaient été bâties sur une simple autorisation des ministres des rois qui s’étaient succédé depuis Louis XIV. Plusieurs existaient encore dans les mains de la famille des premiers donataires, telles que celles d’Anisson-Duperron, et n’avaient aucun titre de propriété. Napoléon les regarda comme légitimes possesseurs et m’ordonna de les payer leur valeur actuelle : je consigne ici ce fait, parce qu’il honore sa mémoire.


Établissements d’instruction publique. — Il n’existe pas en Europe une réunion d’établissements consacrés à l’instruction publique pareille à celle qu’on trouve à Paris. Depuis les arts libéraux jusqu’aux sciences naturelles, physiques et mathématiques, l’enseignement public y est établi par les maîtres les plus habiles.

Indépendamment des nombreuses bibliothèques publiques, qui sont ouvertes tous les jours, et des riches collections d’histoire naturelle, de médailles, de manuscrits, d’estampes, de machines, qu’on peut consulter à chaque instant, il y a des établissements où l’on enseigne les sciences spéciales. Tels sont celui du Musée d’histoire naturelle, où dix ou douze célèbres professeurs font des cours sur chacune des branches de cette intéressante science ; celui du Collège royal de France, où les sciences physiques et mathématiques, la littérature et les langues anciennes sont enseignées toute l’année ; celui de l’Observatoire, où se donnent des leçons d’astronomie, etc. Nous ne parlons pas de ceux de médecine, de pharmacie, de droit, de dessin, de peinture, de gravure, de langues orientales, etc.

L’étendue des découvertes, et les développements qu’ont reçus les sciences naturelles et expérimentales, ont successivement exigé des emplacements plus spacieux. L’affluence des auditeurs, qui pour certains cours s’élèvent à douze cents et deux mille, a forcé à construire partout d’immenses amphithéâtres ; l’enseignement des différentes parties de l’histoire naturelle n’a paru devoir être profitable qu’autant qu’on pourrait le donner au milieu de collections, qui présentassent au naturel les objets dont on s’occupait.

Cependant, presque partout les collections sont réunies dans des espaces trop étroits : le Collège de France, le plus ancien de nos établissements d’instruction publique, n’a reçu que peu de changements depuis François Ier, qui l’a fondé, quoiqu’on y ait ajouté l’enseignement de plusieurs sciences. J’ai voulu réunir aux bâtiments actuels ceux du collège qui leur est contigu. J’avais arrêté le plan et commencé les travaux, mais ce projet a été abandonné du jour où j’ai quitté le ministère, et je n’ai pu disposer dans l’ancien local que quelques salles provisoires pour l’enseignement de la chimie, de la physique, etc.

Le Jardin des Plantes est devenu par l’ensemble et l’étendue de ses collections, ainsi que par la perfection de l’enseignement qu’on y donne sur toutes les parties de l’histoire naturelle, le musée le plus complet de l’Europe.

Mais quelque vaste que fût le local, il s’est trouvé trop petit, et il a fallu l’étendre à mesure que l’histoire naturelle a pris des développements. Il a fallu augmenter les collections de tous les objets qu’on découvrait dans les diverses parties du monde.

J’ai fait pour ce bel établissement tout ce qui a été en mon pouvoir.

Les allées qui servent de promenade publique n’étaient pas praticables les trois quarts de l’année : un terrain gras et pâteux en repoussait les promeneurs. J’ai fait renouveler le sol à deux pieds de profondeur. Le milieu du jardin, qui présentait la même nature de terre que celle des allées latérales, a été défoncé à trois pieds de profondeur et garni de la meilleure terre qu’on ait pu se procurer. On y a pratiqué des bas-fonds en talus pour y planter des arbustes de toutes les espèces ; on a divisé cet espace immense en carrés qu’on a entourés de grilles. Aujourd’hui ces carrés bien plantés portent mon nom.

La collection de minéralogie était incomplète, surtout sous le rapport des minerais d’or, d’argent et de mercure : je saisis avec empressement une occasion unique de la compléter, et j’achetai pour la somme de 200,000 francs le cabinet de M. Mais, le plus riche en ce genre qui nous fût connu.

La ménagerie de Versailles, qu’on avait transportée au Jardin des Plantes, avait été placée provisoirement dans des demeures étroites, malsaines, au-dessous de celles que construirait un particulier pour une pareille destination : je fis de suite dresser le plan d’une immense ménagerie où se trouvaient de nombreux parcs entourés de barrières, et plantés en arbres des pays naturels à chaque espèce d’animaux qu’ils devraient recevoir ; des bassins pour les oiseaux et les animaux aquatiques et amphibies, des loges spacieuses pour les animaux dangereux ou féroces, des volières pour les oiseaux. Ces travaux furent avancés, mais pas complètement terminés, et le projet n’a pas reçu, depuis ma retraite du ministère, les développements que je lui avais assignés.

Le Conservatoire des Arts et Métiers ne date que d’environ trente années : l’idée de réunir dans un vaste local tout ce que la mécanique a inventé jusqu’à nos jours pour abréger le travail, le perfectionner, diminuer la dépense et multiplier les produits, est bien conçue, et l’exécution mérite des encouragements. Le Conservatoire des Arts est la bibliothèque des artistes : ils voient là les progrès successifs de la mécanique, ils y puisent des idées et des connaissances, et ne s’exposent ni à reproduire ce qui a été fait avant eux, ni à employer ce qui a été défavorablement jugé.

Le Conservatoire fut formé d’abord par la réunion des machines et modèles qui se trouvaient dans les cabinets de Vaucauson et de M. le duc d’Orléans. On y a ajouté successivement les objets de mécanique qui restaient entassés dans les salles de l’Académie depuis sa création et ceux qu’on a achetés des particuliers ou dans les pays étrangers. Une école de dessin fut établie au Conservatoire pour former les jeunes gens à dessiner des machines.

On y a créé depuis des chaires d’économie politique, de chimie et de mécanique ; mais le plan d’enseignement que j’avais conçu pour cet établissement était bien plus vaste ; le temps ne m’a pas permis de le mettre à exécution.

J’avais le projet de lier le Conservatoire aux écoles d’arts et métiers établies à Châlons et à Angers. Les élèves qui sortent de ces écoles sont instruits dans la partie théorique et pratique des arts mécaniques : il ne s’agissait que de leur faire contracter l’habitude des travaux en grand, de manière qu’ils sortissent de ces écoles de perfectionnement en état de monter des ateliers ou de les diriger.

À cet effet, je formais trois grands ateliers dans le Conservatoire : l’un qui aurait eu essentiellement pour but les travaux sur le fer et l’acier ; l’autre, les travaux sur le bois ; et le troisième, la construction des instruments de physique ou de précision. J’aurais appelé dans ces ateliers les trois artistes les plus distingués dans ces parties, et je n’eusse exigé d’autre rétribution que de prendre leurs ouvriers parmi les élèves sortant des écoles de Châlons ou d’Angers. Ces élèves auraient en outre reçu par semaine une leçon de chimie et une de mécanique appliquées aux arts. La durée du séjour de ces élèves dans le Conservatoire eût été au moins de deux ans.

La célèbre faculté de médecine de Montpellier, la plus ancienne de l’Europe, venait d’être placée dans les bâtiments de l’évêché, mais on n’avait pris aucune disposition convenable pour l’y établir. Je crus devoir m’occuper de cette école et fournir aux moyens d’instruction tout ce que réclamait la science.

J’envoyai donc à Montpellier M. Lagardète, habile architecte de Paris, qui me soumit des plans dont j’ordonnai l’exécution.

On bâtit un superbe amphithéâtre pour l’anatomie ; on appropria la chapelle à une salle d’examen et de réception, qu’on orna du buste antique d’Hippocrate et de ceux d’Esculape et de la déesse Hygie, que j’envoyai de Paris.

Je composai à cette école une bibliothèque de 35,000 volumes et de manuscrits précieux, et j’enrichis le jardin de botanique d’une belle orangerie et de serres chaudes dont elle manquait absolument.

Je m’aperçus bientôt que l’École des mines n’était pas organisée de manière à produire tout le bien qu’on s’en était promis : elle portait avec elle les vices de première institution dont presque tous les établissements français de ce genre sont entachés : partout l’état-major, chargé de l’administration, est très nombreux et fortement salarié ; l’instruction donnée à grands frais y est purement théorique, et les élèves qui sortent de ces écoles sont hors d’état ni de former des établissements, ni de diriger les travaux de ceux qui existent.

Je résolus d’améliorer cette institution en fondant des écoles pratiques dans les départements, où les élèves recevraient le complément de leur instruction. L’une de ces écoles fut établie à Pezay en Savoie, auprès d’une mine de plomb qui y était en exploitation ; l’autre, à Gailautern sur les bords du Rhin, au centre des mines de fer, de houille, de calamine, etc.

Dans chacune de ces écoles étaient réunis des praticiens habiles pour chaque partie de la métallurgie, et les leçons se donnaient dans les ateliers où les élèves étaient les principaux ouvriers. Les professeurs et les élèves visitaient successivement toutes les exploitations du voisinage pour y recueillir le genre d’instruction nécessaire à chaque sorte de minerai.

L’école de Pezay fut organisée de suite, et l’instruction y a été donnée sur ce plan, avec un grand succès, pendant plusieurs années.

La Révolution, qui avait atteint toutes les fortunes, avait détruit les moyens d’existence du plus grand nombre des savants et des littérateurs : les pensions, les traitements avaient été supprimés en grande partie, et l’on voyait des vieillards infirmes, recommandables par de longs et utiles services, traîner leurs vieux ans dans un état très voisin de la misère.

À la vérité, on avait déjà rétabli quelques chaires, on avait réuni les débris des quatre anciennes Académies en un corps divisé par classes, sous le nom d’Institut ; on avait assigné des traitements à chaque membre ; mais l’organisation était vicieuse et portait le caractère des idées qui dominaient.

Je commençai donc par réorganiser l’Institut en rétablissant quatre classes ou académies avec les attributions et l’indépendance l’une de l’autre, qu’elles avaient autrefois. Je répartis dans chaque classe les membres de l’Institut d’après leurs études et connaissances spéciales, et cette organisation s’est maintenue.

Je recherchai soigneusement les savants et les artistes qui éprouvaient des besoins, et je leur assignai des pensions à tous : j’en distribuai à la fois pour la somme annuelle de 120,000 francs.

Les artistes célèbres de nos théâtres ne furent pas oubliés : Mlle Dumesnil était réduite au dernier dénuement et gardait le lit depuis un an. Je lui envoyai 2,000 francs et lui assurai une pension de 1,500 francs, dès que je connus son état.

Mlle Arnoult, qui était logée à l’hôtel d’Angevillers, me fit connaître son état de détresse : je la traitai comme Mlle Dumesnil, je lui proposai de donner une représentation de Didon à son bénéfice, à condition qu’elle se montrerait au public en habit de reine de Carthage. Elle accepta, mais elle m’écrivit le lendemain : « qu’elle venait de voir, la veille, la reine de Carthage monter dans son lit, et que si le public l’avait vue comme elle, il en aurait eu pitié. Il faut savoir abdiquer à temps, ajoutait-elle, surtout lorsque, comme moi, on a eu un règne brillant. » — Mlle Clairon jouissait de 4 à 5,000 francs de rente. Cependant elle se trouva un jour dans le besoin ; elle me le confia, et je vins de suite à son secours : elle avait plus de quatre-vingts ans et désirait voir Napoléon avant de mourir. Je la conduisis à la Malmaison. Elle s’était affublée en reine de théâtre et entra dans le salon comme sur la scène. Napoléon l’accueillit bien, causa avec elle, et lui demanda dans le cours de la conversation qui était le héros qu’elle avait le plus affectionné. « Citoyen premier Consul, dit-elle, c’est celui dont l’histoire n’est pas encore écrite. »

Après des succès à Paris, le célèbre Piccini se retira en Italie, où il vivait avec sa nombreuse famille dans un état voisin de l’indigence ; il revint à Paris sous mon ministère. Dès que je connus son état, je lui donnai un logement à l’hôtel d’Angevillers et lui assurai une pension de 6,000 francs. Je sus par lui que le célèbre graveur Porporati était presque dans l’indigence à Turin, son grand âge ne lui permettant pas de travailler ; je le fis inscrire de suite pour une pension de 1,500 francs.

Je ne puis pas me refuser à retracer ici un trait de l’amitié généreuse de M. Colin d’Harleville en faveur de son ami l’historien Gaillard. Ce dernier s’était retiré à Saint-Germain en Laye, où il vivait dans une grande médiocrité de fortune ; je venais de donner une pension de 1,200 francs à Colin. Sur le premier avis qu’il en reçut, il se transporte chez moi et me supplie, les larmes aux yeux, de la faire inscrire sous le nom de son ami, qui avait plus de titres et de besoins que lui. Je refusai sa demande, mais j’accordai une pension semblable à Gaillard. Il riait de plaisir, pleurait de reconnaissance et me quitta pour aller, à Saint-Germain, faire passer, disait-il, une bonne nuit à son ami et le tranquilliser sur l’avenir.

Dans le nombre des savants, artistes et gens de lettres que j’ai été dans le cas de connaître et sur lesquels j’ai cru devoir appeler les bienfaits du gouvernement, je n’en ai trouvé qu’un qui les ait repoussés. C’est Anquetil-Duperron, de l’Académie des inscriptions, qu’on appelait « l’Indien », par rapport au long séjour qu’il avait fait dans l’Inde ; il était frère de l’auteur de l’Esprit de la ligue et de l’Histoire de France. Anquetil vivait dans un galetas, entouré de livres et couché sur de la paille, couvert d’une grosse couverture. Une chopine de lait et un petit pain suffisaient par jour à sa nourriture. Je m’apitoyai sur son sort, que je voulus améliorer. En conséquence, je me hasardai à lui envoyer 1,200 francs par M. Arnaud, chef de l’instruction publique. Mon don fut rejeté avec dédain. Mais M. Arnaud, apercevant une vieille pendule sous un tas de livres, parut désireux de la posséder et l’estima cinquante louis. L’original la lui offrit à ce prix, et M. Arnaud l’emporta.

Lorsque, après avoir organisé l’Institut, j’en appelai tous les membres au ministère pour y prêter le serment à Napoléon, un seul s’y refusa. Ce fut Anquetil-Duperron. Il répondit, par écrit, à mon invitation « qu’il ne devait pas de serment aux hommes, et qu’il renonçait à l’Institut ; je n’ai prêté, ajoutait-il, qu’un serment en ma vie, et je me suis singulièrement parjuré. Le sage doit au moins éviter les récidives ».


Industrie, commerce. — L’industrie, le commerce et l’agriculture, qui sont les trois sources principales de la prospérité d’une nation, exigent une surveillance éclairée de la part du gouvernement. Sans doute, on ne crée pas à volonté ces diverses branches de richesse, mais on peut en faciliter le succès et les développements.

La nature du sol, le climat, la position des lieux, le caractère des hommes sont des conditions premières et indispensables qui décident de l’industrie qui convient à tel ou tel pays ; mais le gouvernement doit la protéger, l’encourager, ouvrir des débouchés à ses produits, la défendre de la concurrence de toute industrie étrangère mieux favorisée.

Pour encourager utilement l’industrie d’un pays, il faut connaître ses ressources, ses moyens, ses imperfections et ses embarras. Il faut savoir si les matières premières qu’on travaille sont de la même qualité que celles qu’on emploie à l’étranger, parce que, si elles sont inférieures, vainement voudrait-on concourir pour les produits. Il faut calculer si la main-d’œuvre est plus ou moins chère ; l’usage d’une machine, qui apporte de l’économie dans l’exécution, en force nécessairement l’adoption si l’on veut concourir en produits.

Souvent, le gouvernement peut hâter les salutaires progrès de l’industrie en procurant les machines perfectionnées qu’on emploie à l’étranger ou en appelant des fabricants plus habiles que les nationaux. Colbert introduisit la belle draperie fine en fixant en France Van Robais et Flavigny, et la bonneterie par les métiers en y appelant Indret.

À la fin du dernier siècle, les Anglais appliquèrent avec un grand succès les mécaniques à filer la laine, à tondre et à lainer les draps. Cette économie dans la main-d’œuvre, et la perfection dans les produits, leur donnèrent un énorme avantage sur nos procédés de fabrication. Il ne se présentait qu’un moyen de soutenir la concurrence, c’était celui de les imiter. En conséquence, je traitai avec M. Douglass, l’un des meilleurs mécaniciens en ce genre ; je le fixai à Paris, en mettant à sa disposition le vaste bâtiment des pompes à feu, au Gros-Caillou, et je nommai une commission composée des meilleurs fabricants français, tels que MM. Decretot et Ternaux, pour suivre les opérations et juger les résultats. En moins d’un an, il y eut plus de cinquante équipages complets de machines introduits dans nos fabriques.

Nos artistes s’emparèrent bientôt de la construction des machines ; ils les perfectionnèrent, et la France s’est rapidement portée au degré de supériorité de nos voisins.

La France était alors à un grand degré d’infériorité, par rapport aux Anglais, pour la construction des instruments de précision. Je fis venir de Londres la machine à diviser la plus parfaite qui fût alors connue, et je la plaçai au Conservatoire des arts et métiers, pour qu’elle fût à la disposition de tous les artistes.

Pendant tout le temps qu’a duré mon ministère, je ne crois pas avoir passé une semaine sans aller visiter une fabrique ou un atelier. Les secours que je distribuais aux ouvriers, les encouragements que j’accordais aux artistes, excitaient le zèle et enflammaient d’une noble émulation. Ces communications presque familières entre l’ouvrier et l’homme revêtu du pouvoir produisent toujours un grand effet et attachent au gouvernement.

J’ai encore introduit dans nos fabriques l’usage de la navette volante, dont les étrangers se servaient depuis quelque temps. Cette manière d’employer la navette a l’avantage sur l’ancienne de fatiguer moins l’ouvrier, attendu qu’il ne se courbe pas sur sa chaîne, et de pouvoir servir à tisser les plus grandes largeurs.

J’ai créé cette Société d’encouragement, qui a rendu de si grands services à l’industrie. Tous les artistes y communiquent leurs découvertes pour les faire juger. Tous viennent y chercher des conseils et des encouragements. Des prix nombreux y sont proposés pour remplir les lacunes ou les imperfections que présentent encore quelques arts. La Société publie tous les mois un Bulletin dont les livraisons forment deux volumes in-4o par année.

La Société ne reçoit aucun fonds du gouvernement. La souscription de trente-six francs par sociétaire, qui reçoit le Bulletin gratis, a fourni à toutes ses dépenses, et l’administration a régi jusqu’ici avec tant d’ordre que, depuis la création, elle a formé un capital de 312,000 francs (16 août 1824), ce qui assure son existence.

Je fus nommé président de la Société à l’époque de sa création, et, chaque année, j’ai été réélu, à l’unanimité, dans la séance générale où l’on renouvelle le bureau et les comités.

Pendant mon ministère, j’ai formé le projet de connaître enfin les richesses de la France et d’avoir une statistique générale de ses produits. J’organisai un bureau pour cet objet. Je donnai des instructions aux préfets[23] et leur adressai des modèles d’états qu’ils étaient tenus de remplir, et, en trois ou quatre ans, j’eus les statistiques complètes de vingt-cinq à trente départements, dont six ou sept furent imprimées. Les autres présentaient des lacunes qu’on devait remplir avec le temps.

Ce beau travail a été continué par mes successeurs, et, jusqu’en 1812, pendant une période de douze ans, on n’a pas discontinué d’envoyer au ministère les états de toutes les espèces de récoltes, de tous les produits de l’industrie manufacturière, du nombre des animaux de luxe ou employés à l’agriculture, etc.

C’est sur ces bases que je me suis établi pour composer mon ouvrage de L’industrie française. Je n’ai pu embrasser qu’une période de douze années, parce que mes renseignements n’allaient pas plus loin.

  1. Le collège, fondé par le cardinal d’Armagnac en 1562, avait été gouverné par les Jésuites jusqu’en 1762, époque de leur suppression : du temps de Chaptal, des prêtres séculiers étaient chargés de l’enseignement.
  2. Claude Chaptal contribua beaucoup à propager la découverte de Jenner, et, comme botaniste, il fit partie de la Société royale des sciences de Montpellier.
  3. « Les leçons éloquentes de Barthez excitaient, dans tous ceux qui l’écoutaient, une sorte de passion pour la physiologie. Entre les mains de ce génie profond la science achevait de se dépouiller de toutes ces fausses doctrines, tour à tour empruntées à une mécanique, à une physique, à une chimie imparfaites. À la vérité, une sorte de métaphysique obscure y régnait beaucoup trop encore ; mais peut-être cette forme métaphysique était-elle aussi un de ces degrés par lesquels la science devait passer avant d’atteindre à cet état positif qu’elle n’a dû qu’aux travaux de Glisson, de Frédéric Hoffmann, surtout de Haller ; travaux à jamais mémorables et qui ont enfin nettement posé le problème physiologique dans l’analyse directe des fonctions spéciales, des propriétés distinctes, de chacun des éléments divers qui constituent nos organes. » (Flourens, Éloge historique de Chaptal, prononcé le 28 décembre 1835, en séance publique de l’Académie française.)
  4. Chaptal donne sur le sujet de cette thèse des détails qui n’ont pas leur place ici.
  5. Le titre latin de la thèse est : « Conspectus physiologicus de fontibus differentiarum inter homines relative ad scientias… Quem Deo duce, et auspice Dei-Para in augustissimo Ludovico medico monspeliensi, tueri conabitur. Auctor J. Antonius-Claudius Chaptal, nojarensis apud Gabalos, liberalium Artium magister et jamdudum medicinæ alumnus, die 5 mensis novembris anni 1776. »
    Elle a pour épigraphe :
    Castor gaudet equis, ovo prognatus eodem
    Pugnis. Quot capitum vivunt totidem studiorum
    Millia.
    (Horace, Sat. lib. II.)

    La thèse est dédiée à son oncle Claude :

    Avuncule carissime,
    Inspice, si possim donata reponere cultu.
    Add. hum. Nepos tuus J. A. Claudius Chaptal.

    Cette thèse a un véritable mérite littéraire, sans parler de l’intérêt scientifique qu’elle présente. Elle eut un tel succès qu’on en fit deux éditions successives de deux mille exemplaires, « ce qui ne s’était jamais vu ».

  6. En 1776.
  7. En 1780.
  8. La première leçon fut donnée, avec une grande solennité, dans la salle même des réunions de la Société. « Jamais la chimie n’avait été professée devant un tel auditoire. La plupart des membres des États y assistaient, et il ne s’y trouvait pas moins de deux archevêques et de douze évêques : on eût dit un concile. » (Junius Castelnau.)
  9. Charles Dupin, qui prononça un discours, le 1er août 1832, aux funérailles de Chaptal, dit qu’il avait « reçu de la nature un organe flexible et sonore, une physionomie expressive, un regard spirituel et puissant ; en un mot, tout ce qui contribue, par le langage d’action, au succès physique du professeur ».
  10. M. de Humboldt, qui passait par Montpellier, pour se rendre en Amérique, voulut entendre la parole de celui dont la réputation était déjà si grande. On le vit un jour assister à une leçon de Chaptal.
  11. En 1781. Les Mémoires de chimie sont dédiés à « Messeigneurs les gens des Trois-États de la province de Languedoc ». Ils sont précédés d’un discours où se révèlent une virilité précoce et des aspirations qui contiennent comme le programme du rôle qu’il sera appelé à jouer : Chaptal s’estime heureux d’être placé d’une manière qui lui permette d’être utile. Le choix flatteur dont il est l’objet lui en fait désormais un devoir ; mais, ajoute-t-il avec une noble fierté, « cette douce obligation est si conforme à mes sentiments que mes travaux auront toujours le caractère de la liberté ». Déjà sont confondues, dans l’esprit de ce jeune homme, les préoccupations du savant et celles de l’homme d’État. Pour lui, ce n’est point assez que de rendre la science utile, d’enseigner l’art de tirer parti des richesses de notre sol, de produire des objets nouveaux : il faut ouvrir des moyens de communication entre les diverses parties du royaume et de la province, car « ils influent sur les mœurs, sur la soumission aux lois, et sur le respect pour le prince » ; il faut surtout encourager ceux qui cultivent les sciences, car c’est en protégeant les classes supérieures que les classes inférieures se forment. Il n’y a pas de bons artisans où il n’y a pas de bons artistes, et ceux-ci, dans nos contrées, ne peuvent être fixés ni formés que par les ouvrages publics. Ces paroles sont empruntées à l’archevêque Dillon, dans le Mémoire que l’assemblée des États généraux de la province de Languedoc a délibéré, le 31 décembre 1779, de présenter au Roy, etc.
  12. Mon travail sur les aluns artificiels me coûta le plus de peine ; j’avais fabriqué des montagnes de sulfate d’alumine avant d’avoir trouvé le moyen de le faire cristalliser ; je repris alors l’analyse de l’alun de Romé, et je trouvai qu’outre l’acide et l’alumine il contenait de la potasse. Dès ce moment le problème fut résolu, et je fabriquai en grand de l’alun. Peu de temps après, j’envoyai un mémoire à ce sujet à M. Fourcroy, mais quelle ne fut pas ma surprise, lorsque six mois plus tard je vis paraître dans les Annales de chimie l’analyse des aluns, par Vauquelin, dans laquelle il annonçait les mêmes résultats que moi, qui depuis deux ans les avait mis en pratique dans mes ateliers ! — J’en témoignai mon étonnement à Fourcroy, qui me répondit que lorsqu’il avait reçu mon mémoire, Vauquelin venait de faire la même découverte.
  13. Ces mémoires ont trait aux sujets les plus variés de médecine, d’histoire naturelle, d’agriculture, de physiologie, de chimie, de chimie appliquée et surtout d’économie politique.
  14. Ces lettres de noblesse étaient valables pour deux cents ans seulement.
  15. Chaptal écrivait, le 2 octobre 1789, à Mlle Montialoux, de Mende, une lettre qui indique bien son état d’esprit à ce moment : « La révolution qui s’effectue est une belle chose ; mais je voudrais qu’elle fût arrivée il y a vingt ans. Il est fâcheux de se trouver dessous, quand on démolit une maison, et voilà notre position. Nos enfants jouiront, et ils ne pourront pas nous accuser d’avoir pensé plus à nous qu’à eux : c’est ce qui me console. Le clergé et la haute noblesse sont déchus de leurs prétentions, l’égalité primitive rétablie ; la vertu, le talent, feront seuls les distinctions ; le pauvre cultivateur respirera enfin, et l’homme le plus utile sera aussi l’homme le plus considéré : voilà sans doute une belle spectative ; mais elle ne sera effectuée que tard, et c’est le seul de mes chagrins. »
  16. Par un arrêté du 4 nivôse an II, le Comité de salut public avait défini les pouvoirs confiés aux huit inspecteurs chargés, sur toute l’étendue de la République, « de répandre les lumières et l’ardeur républicaines pour l’exploitation que réclame la patrie ». Ces pouvoirs étaient presque illimités. Berthollet, qui avait mis ses talents au service du Comité de salut public et qui était un ami de Chaptal, lui écrivait le 18 pluviôse an II : « Ta mission te donne un pouvoir qui n’a de bornes que celles de l’activité publique. » Il est assez remarquable que le Comité de salut public, ordinairement si ombrageux, ait confié une telle autorité à un homme aussi suspect.
  17. La lettre du Comité de salut public, qui le mande à Paris, est du 28 frimaire an Il : « … Les trois millions de salpêtre qu’on a retirés jusqu’ici par année sont bien éloignés de suffire aux guerres que nous avons à soutenir pour la liberté… La chimie est une des occupations humaines dont la République doit tirer un des plus puissants secours pour sa défense… Pars sur-le-champ au reçu de notre lettre pour te rendre à Paris. Tu y trouveras des frères et des amis qui brûlent du désir d’anéantir par tous les moyens possibles les tyrans qui nous font une guerre impie. Viens promptement ; tu es attendu avec impatience, et c’est au nom de la Patrie que nous t’invitons et qu’au besoin même nous t’enjoignons de te rendre à Paris. Nous te communiquerons ce que la République attend de ton zèle et de tes connaissances.
    « Les membres du Comité de salut public,
    « Signé : Carnot, Prieur. »

    Berthollet lui avait déjà écrit le 7 ventôse pour le prévenir que « la Roue de la Révolution allait l’appeler à d’autres fonctions ». Mais Chaptal avait cru devoir opposer un refus à l’invitation du Comité de salut public. Berthollet lui mande le 29 ventôse : « Quoique le refus que tu fais de venir occuper une place dans l’administration révolutionnaire des poudres et salpêtres m’ait affligé, mon cher ami, j’ai cependant tâché de le faire approuver par les membres du Comité de salut public. Mais ils m’ont paru bien décidés à te mettre en réquisition et à t’obliger à venir occuper le poste auquel ils pensent que tu es indispensable par tes talents et par ta réputation… » Et le 30 ventôse : « … Ton refus, ton retard nous nuisent beaucoup… Sais-tu que l’agence, avec tous ses moyens, ne pourra pas fabriquer plus de six millions de poudre dans l’année, et que nous en voulons, et que nous en ferons trente millions… » « Il s’agit bien de compromettre ta réputation ; ta réputation ne peut être compromise… le Comité de salut public te mettra sûrement en réquisition. » Le 9 floréal : « Le Comité de salut public n’a rien voulu entendre sur ton refus ; il sait que tu es fort utile dans ta mission… mais il a besoin de toi pour te placer au centre de l’action… Viens ici, tu auras derrière toi la force du Comité de salut public pour faire le bien et pour résister aux malveillances, s’il s’en montrait… Je crois qu’une plus grande résistance serait mal interprétée. »
    Une seconde lettre du Comité de salut public (3 germinal an II) lui montre en effet qu’il ne lui est plus permis de se dérober : « Lorsque tu nous as marqué par ta lettre, du 21 ventôse, que tu préférais la mission dont nous t’avons chargé aux fonctions que la Commission des armes et poudres t’a proposé de remplir dans l’administration révolutionnaire des poudres et salpêtres, tu ignorais sans doute que ta nomination était concertée avec le Comité de salut public. Nous avons reçu de fréquents témoignages de ton zèle et de ton activité dans l’inspection que nous t’avons confiée ; mais nous avons jugé que tu serais plus utile à la République en te plaçant au centre de l’action révolutionnaire que nous imprimons à la fabrication des salpêtres et poudres, et il est du devoir d’un bon citoyen de se dévouer à la République ; ainsi nous t’invitons à te rendre sans délai au poste auquel tu es appelé.

    « Les membres du Comité de salut public,
    « Signé : Carnot, Prieur. »
  18. Cet ouvrage, remanié en 1819, a été souvent réimprimé. Il a vulgarisé une découverte dont le mérite appartient tout entier à Chaptal, et qui est connue, parmi les vignerons, sous le nom de chaptalisation. Dans les mauvaises années, le vin fermente mal parce qu’il n’est pas assez sucré. Le procédé de Chaptal, qui lui fournit le sucre nécessaire, le dépouille de son âcreté, augmente sa force et sa couleur, et lui permet de se conserver. Édouard Adam et, plus tard, le Bourguignon Petiot l’ont perfectionné, mais leurs améliorations découlent des principes que Chaptal a posés.
  19. Moniteur du 18 brumaire an IX. Une note de la rédaction montre avec quelle impatience le public attendait l’apparition de ce projet. Il forme, avec l’Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France, un système complet d’éducation nationale. Si le fondateur de l’Université impériale en a peu goûté les principes, c’est qu’ils répondaient à une conception de la vie politique, économique et sociale toute différente de la sienne. Chaptal aurait voulu établir sur l’indépendance et l’autorité de la famille les assises du véritable gouvernement libre, qui maintient l’harmonie entre les différents organes de la société.
  20. D’abord par intérim, en remplacement de Lucien Bonaparte (6 novembre 1800-15 brumaire an VIII), puis comme titulaire (21 janvier 1801-1er pluviôse an IX).
  21. Voici le texte de l’arrêté ministériel qui a rétabli, de fait, l’institution des Sœurs de Saint-Vincent de Paul. La capacité civile ne lui a été concédée qu’en 1809.
    Le Ministre de l’Intérieur,
    Considérant que les lois des 14 octobre 1790 et 18 août 1792, en supprimant les corporations, avaient conservé aux membres des établissements de charité la faculté de continuer les actes de leur bienfaisance, et que ce n’est qu’au mépris de ces lois que ces institutions ont été complètement désorganisées ;
    Considérant que les secours nécessaires aux malades ne peuvent être assidûment administrés que par des personnes vouées par état au service des hospices et dirigées par l’enthousiasme de la charité ;
    Considérant que parmi tous les hospices de la République, ceux-là sont administrés avec le plus de soins, d’intelligence et d’économie qui ont rappelé dans leur sein les anciens élèves de cette institution sublime dont le seul but était de former à la pratique de tous les actes d’une charité sans bornes ;
    Considérant qu’il n’existe plus, de cette précieuse association, que quelques individus qui vieillissent et nous font craindre l’anéantissement d’une institution dont s’honore l’humanité ;
    Considérant que les soins et les vertus nécessaires au service des pauvres doivent être inspirés par l’exemple et enseignés par les leçons d’une pratique journalière,
    Arrête :
    Article premier. — La citoyenne Deleau, ci-devant supérieure des Filles de la Charité, est autorisée à former des élèves pour le service des hospices.
    Art. II. — La maison hospitalière des Orphelines, rue du Vieux-Colombier, est mise à cet effet à sa disposition.
    Art. III. — Elle s’adjoindra les personnes qu’elle croira utiles au succès de son institution, et elle fera choix des élèves qu’elle jugera propres à en remplir le but.
    Art. IV. — Le gouvernement payera une pension de trois cents francs pour chacun des élèves dont les parents seront reconnus dans un état d’indigence absolue.
    Art. V. — Tous les élèves seront assujettis aux règlements de discipline intérieure de la maison.
    Art. VI. — Les fonds nécessaires pour subvenir aux besoins de l’institution seront pris sur les dépenses générales des hospices. Ils ne pourront pas excéder la somme annuelle de douze mille francs.
    Paris, le 1er nivôse an IX.
    Signé : Chaptal.
  22. On lira plus loin la conversation que Chaptal eut avec Bonaparte à ce sujet, et à la suite de laquelle furent résolues la mise à l’étude, puis l’exécution du canal de l’Ourcq.
  23. Circulaire du 15 germinal an IX.