Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/08

Plon-Nourrit et Cie (p. 233-285).

CHAPITRE VIII

Pétersbourg à l’époque de la guerre d’Orient. — La déclaration de guerre. — Mon voyage de retour à Paris. — Mort des deux reines de Sardaigne. — Mort du duc de Gênes. — Le duc de Saxe-Cobourg-Gotha aux Tuileries. — L’impératrice Eugénie. — Mort de l’empereur Nicolas. — Allocution d’Alexandre II en prenant possession de l’Empire..


Je n’arrivai à Pétersbourg que le 10 janvier, par Krowno et Dunabourg, la voie de mer étant fermée par les glaces. L’Empereur était malade. À la nouvelle de l’entrée de la flotte franco-anglaise dans la mer Noire, il avait eu une colère violente, suivie de vomissements de bile. Lorsqu’il avait de pareils emportements, sa figure se contractait au point que ses dents semblaient lui sortir de la bouche. Il souffrait aussi d’une jambe, ce qui pouvait n’être qu’un accès de goutte. Son frère Alexandre 1er était mort quelques années après avoir été atteint de douleurs du même genre.

« L’empereur Nicolas a vieilli de dix ans, écrivait M. de Castelbajac. Il est réellement malade physiquement et moralement. »

On avait été forcé de lui faire faire des bottes en velours. Il en avait été fort attristé, et il y avait fait adapter des éperons.

Il se montrait fort mécontent des caricatures que le Charivari publiait contre lui. Il m’arriva à ce sujet un désagréable incident. J’avais rapporté un exemplaire d’une pièce de théâtre fort hostile à la Russie qui faisait alors fureur à Paris : les Cosaques. Je me gardai bien de la montrer à personne, mais je la prêtai à sir Hamilton Seymour qui me l’avait demandée. Il me la renvoya sous enveloppe par Gaston de Castelbajac. Au lieu de revenir directement à l’ambassade, celui-ci s’arrêta dans une salle d’armes ; bref, à sa grande consternation, il constata que la brochure avait disparu : on la rechercha en vain partout ; elle était certainement tombée du drochky du jeune attaché en passant sur la grande place Saint-Isaac en face du palais Impérial et remise aussitôt par la police entre les mains de l’Empereur. L’enveloppe portait mon nom et celui de sir Hamilton Seymour. L’irritation du Tzar dut être très vive quand cet écrit français fut mis fortuitement sous ses yeux.

Je suis resté encore six semaines à Saint-Pétersbourg. Mlle Rachel y était à ce moment ; ses sympathies affichées pour la Russie étaient telles que, malgré les excellentes relations que j’avais eues avec elle à Turin, j’évitai de la voir, ce dont elle fut, me dit-on, très contrariée. Rachel finissait une tournée théâtrale à Saint-Pétersbourg quand la guerre de Crimée éclata. Notre illustre tragédienne avait remporté de tels triomphes que la nouvelle de son départ causa partout de sincères regrets.

Les officiers de la garnison donnèrent un grand dîner en l’honneur de Rachel pour lui témoigner de leur admiration. Au moment des toasts, un officier supérieur se leva, et vidant sa coupe :

— Nous ne nous disons pas adieu, mais au revoir. Bientôt nous serons en France, et espérons alors boire à nouveau à votre santé et à vos succès.

Rachel, qui était femme d’esprit, se leva incontinent :

— Je vous remercie beaucoup de vos vœux, messieurs ; mais sachez bien que la France n’est pas assez riche pour offrir le champagne à ses prisonniers de guerre.

Napoléon III fit un suprême effort pour conjurer la guerre que lord Stratford de Redcliffe, ambassadeur anglais à Constantinople, cherchait à rendre inévitable. Dans une lettre autographe adressée au Tzar, Napoléon proposait de suspendre par un armistice les hostilités engagées avec les Turcs ; pendant ce temps on aurait cherché les bases d’un arrangement. Nicolas répondit par un refus dans lequel, faisant allusion aux événements de 1812, il menaçait la France d’un nouveau Moscou si elle attaquait la Russie. Chose étrange ! jusqu’au dernier moment l’empereur Nicolas continua à combler de prévenances l’ambassadeur de France. Le 8 février 1854, il lui envoya avec une lettre fort aimable le grand cordon d’Alexandre Newski. De son côté, l’impératrice de Russie, très opposée d’ailleurs à la guerre, fit cadeau à Mme de Castelbajac d’un magnifique châle des Indes. Le grand-duc Constantin, à la tête du vieux parti russe, était à la fois très belliqueux et très hostile au nouveau souverain de la France. M. Thouvenel écrivait à ce sujet à M. de Castelbajac : « Je vois la preuve de ces dispositions dans le titre que le grand-duc Constantin a donné, assure-t-on, au comte de Chambord : appeler roi un prince qui n’a pas porté le sceptre, c’est faire plus qu’un acte de courtoisie, c’est proclamer un principe contraire à celui de notre gouvernement, c’est montrer le bout de l’oreille[1]. »

Le grand-duc Constantin se montrait, du reste, en toute occasion très opposé au chancelier de Nesselrode, dont il qualifiait de faiblesse les tendances pacifiques.

Dans une discussion sur les affaires d’Orient où le grand-duc Constantin avait tenu un langage imprudent et même fanatique, le grand-duc héritier aurait dit sévèrement à son frère : « Mon cher, tu peux penser et faire maintenant tout ce que tu voudras, mais un jour je saurai bien te contenir. »

L’Empereur devait lui-même ménager avec soin le fanatisme russe. M de Castelbajac ne se trompait pas quand il écrivait : « En Russie, l’empereur Nicolas est du parti du peuple qui l’appelle son père, et qui compte toujours, très souvent avec raison, sur l’appui du souverain contre le despotisme des seigneurs. Ce sentiment religieux, très peu éclairé du reste, fort large pour la moralité, est très fort dans le peuple, l’armée et les marchands. L’Empereur, tout despote qu’il est, doit compter avec lui[2]. »

Au milieu de cette exaltation des esprits, les récits merveilleux, si répandus à Saint-Pétersbourg, avaient cours plus que jamais. On racontait que l’empereur Nicolas étant à travailler dans son cabinet, dont il avait fermé la porte à clef, vit tout à coup en face de lui un moine qui le regardait fixement.

« Est-ce seulement pour améliorer le sort des chrétiens en Orient que tu fais la guerre ? » demanda l’apparition.

« Oui, répondit l’Empereur, je n’ai aucune vue d’ambition. »

« Eh bien ! continue », dit le moine, qui disparut. L’Empereur se leva, appela une sentinelle et lui donna l’ordre de faire arrêter cet étrange personnage, mais on le rechercha en vain.

À l’époque de Sèvre où nous étions alors à Pétersbourg, les vieilles histoires d’apparitions fantastiques et surprenantes du passé revenaient à la mémoire de chacun et étaient racontées partout. Ainsi, disait-on en parlant de l’empereur Nicolas, son frère, l’empereur Alexandre, était mort à Taganrok. Peu de temps auparavant il avait expédié à l’Impératrice une lettre contenant cette phrase : « Je suivrai de bien près le courrier qui porte cette lettre. » Le courrier fut tué en route, et quelques jours après l’Empereur, atteint d’une fièvre du pays, mourut à son tour.

Tous ces récits merveilleux trouvaient alors créance.

Le comte de Münster, attaché militaire de la légation de Prusse, annonça qu’il avait vu à trois reprises différentes dans la même soirée, dans une des pièces de l’appartement qu’il habitait et où il prenait le thé, un homme vêtu comme un chasseur qui le regardait fixement. Il en fut si frappé qu’il communiqua aussitôt ce fait à la comtesse de Münster. Quelque temps après, M. de Tetenborn, officier autrichien au service de la Russie, étant venu diner chez lui, lui dit qu’il reconnaissait cet appartement où il était venu bien des fois quand il était occupé par un de ses amis, secrétaire de l’ambassade d’Autriche. « Tenez, ajouta-t-il, c’est dans ce cabinet en forme de véranda attenant au salon que son chasseur s’est pendu. » La comtesse de Münster faillit se trouver mal ; c’était là, en effet, qu’à trois reprises différentes un chasseur avait apparu à son mari à la veille de grands événements.

On rappelait encore qu’au bal donné par l’Impératrice à Gatchina, lors du mariage de M. de Ribeaupierre avec la princesse Treubetskoï, une des dames d’honneur, Mlle Catherine de Tissenhausen, s’étant retirée dans son appartement, aperçut au pied de son lit la figure d’un homme qui l’avait beaucoup aimée et qui la regardait avec une expression de profonde tristesse ; la tête était entourée d’une chaîne d’or. Ayant eu occasion de raconter ce fait, sans nommer personne, au comte Tolstoï, celui-ci s’écria : « Je sais de qui vous voulez parler. Je reconnais à la description que vous venez de faire un de mes amis qui s’est suicidé ; il a voulu être enterré avec une chaîne d’or donnée par une femme qu’il aimait tendrement. » La personne que nomma le comte Tolstoï était bien celle qu’avait reconnue la comtesse de Tissenhausen.

Le vieux comte Strogonoff me raconta que, du temps de l’impératrice Élisabeth, une sentinelle du palais impérial vit une nuit la grande salle illuminée comme pour une fête. Ce soldat, fort étonné, courut avertir ses camarades et pénétra avec eux dans cette salle si subitement et si étrangement éclairée. Quel fut leur étonnement lorsqu’ils virent tous les lustres allumés et une femme ressemblant à l’Impératrice assise sur le trône en grand costume de cour ! On se hâta de réveiller l’impératrice Élisabeth, qui accourut et se reconnut assise sur son propre trône. Elle ordonna aux soldats de charger leurs armes et de faire feu. Ceux-ci ayant obéi, au bruit de la décharge tout disparut et la salle rentra dans l’ombre. L’Impératrice mourut quelques jours après.

La guerre était devenue inévitable. La France et l’Angleterre ne songeaient plus qu’à régler la mesure de leur participation à la lutte. Si le concours de la Prusse et de l’Autriche n’avait pas été obtenu, leur neutralité promise aux puissances occidentales était un grave échec pour le Tzar. D’un côté, il avait affaire à une alliance qu’il avait jusque-là jugée impossible ; de l’autre, il se voyait abandonné par deux puissances qu’il avait cru indissolublement enchaînées à sa politique.

L’empereur Nicolas en éprouva une très vive irritation, surtout contre le roi de Prusse. Il fit comprendre à son entourage qu’il désirait que personne ne portât plus devant lui les décorations de son beau-frère. Il fut sur le point de renvoyer le comte de Münster, dont j’ai parlé plus haut, attaché à sa personne. « Je n’ai pas besoin, dit-il, d’officier prussien à Pétersbourg. »

La France et l’Angleterre envoyèrent au cabinet de Pétersbourg un ultimatum, le sommant d’évacuer les principautés dans un délai de six jours. La notification de cet ultimatum au Corps législatif de France tint lieu de déclaration de guerre. L’empereur Nicolas rappela ses ambassadeurs de Paris et de Londres. M. de Castelbajac se rendit près de lui pour lui faire ses adieux. La séparation ne se fit pas sans attendrissement de la part de mon chef, et le Tzar, pour le consoler, joignit à un affectueux embrassement le don du grand cordon de Saint-André. Exemple rare dans notre histoire, celui d’un représentant de la France recevant embrassements et dignités d’un souverain qui allait faire la guerre à son pays !

Le général de Castelbajac ne se méprenait pas cependant sur le caractère du Tzar, car il écrivait le 16 septembre 1853 à M. Thouvenel : « L’empereur Nicolas tient de Pierre le Grand, de Paul Ier et d’un chevalier du moyen âge ; mais, en vieillissant, c’est le Paul Ier qui domine, et il faut saisir au vol ses bonnes inspirations et prévenir les mauvaises. C’est en somme un homme et un souverain excentrique et difficile à connaître, tant il y a de disparates entre ses qualités et ses défauts[3]. »

Jusqu’a la dernière heure il avait répété : « L’ours du Nord est bien assez muselé. S’il se montre raisonnable, ne le poussons pas à bout. Nous ne pourrions qu’y perdre[4]. »

Je partis avec Camille Dolfus le 22 février par la route de Riga dans une lourde voiture de voyage qui, par ce temps de neige et de vent glacial, versa plusieurs fois. Nous fûmes suivis à plusieurs reprises par des troupes de loups ; nous avons dû attendre de longues heures, sous des rafales de neige, des secours nous permettant de continuer notre route. Le voyage par des chemins détestables était extrêmement fatigant. Nous passâmes par Narva, où Charles XII vainquit Pierre le Grand et où sont encore visibles les restes de la forteresse suédoise. Riga est également une vieille ville suédoise fortifiée, au delà de laquelle nous avons passé la Duna sur la glace. C’était un dimanche ; le fleuve gelé était le rendez-vous des promeneurs. Nous commencions à attirer l’attention. À Mittau, séjour de Louis XVIII pendant l’émigration de 1798 à 1809, plus de cent personnes nous entourèrent, curieuses de voir les secrétaires de l’ambassade de France que la guerre forçait de quitter la Russie. Nous laissâmes dans l’auberge, comme par mégarde, un journal français que nous avions emporté de Pétersbourg et qui annonçait avec détails la rupture des relations diplomatiques. Après de nouveaux accidents de voiture, nous passâmes la frontière le 27 février et nous arrivâmes à Tilsit à six heures du soir. Là encore la foule se pressa autour de nous, discutant avec animation les nouvelles de la guerre et les événements d’Orient.

Je quittais la Russie sans grand désir d’y retourner, fort satisfait cependant d’avoir pu étudier de près ce colosse du Nord, si longtemps l’arbitre des destinées de l’Europe. J’avais vu manœuvrer l’élite de l’armée russe sur la grande place, à côté du jardin d’été, et, comme le général de Lamoricière qui nous avait précédés en Russie, je pensais que nos petits soldats français viendraient à bout de ces grandes années si redoutées.

Les deux stations les plus intéressantes jusqu’à Berlin furent Kœnigsberg et Marienburg. Sir Hamilton Seymour et sa famille nous avaient rejoints. Nous admirâmes ensemble sur les bords de la Vistule le vieux château gothique de Marienburg, construit en briques rouges, qui a appartenu à l’ordre Teutonique, et dans l’église une très ancienne statue de la sainte Vierge, de dimensions colossales, toute dorée et peinte de vives couleurs.

À Berlin, je passai la soirée à l’Opéra, où dansait Mlle Taglioni. La loge royale était occupée par des chambellans. La princesse Caroline de Mecklembourg-Strélitz, séparée de son mari, devenu depuis roi de Danemark, occupait une petite loge voisine. La famille royale n’assistait pas à la représentation. Dans la journée j’avais rencontré en voiture dans la rue le roi Frédéric-Guillaume IV, ainsi que la reine.

Dès mon retour à Paris, M. Drouyn de Lhuys me dit que je conserverais pendant un an mes appointements et que je remplirais au ministère les fonctions d’avocat consultant pour les affaires de Russie. J’assistai dans les premiers jours de mars à un concert aux Tuileries où chantèrent Mario, Mmes Alboni et Cruvelli. L’Empereur me fit un accueil très bienveillant. Le duc Ernest de Saxe-Cobourg-Gotha, frère du prince Albert d’Angleterre, y assistait. Il était venu comme chef de famille rendre la visite faite par le prince Napoléon-Jérôme au roi Léopold. Il portait sur son uniforme blanc le grand cordon de la Légion d’honneur. Ce prince a raconté lui-même dans ses Mémoires[5] l’importance politique de son voyage à Paris, l’accueil empressé qu’il y avait reçu et les honneurs qui lui avaient été rendus.

« C’était, dit-il, pour la première fois qu’un prince régnant paraissait à la cour du nouvel empire, et c’était la première fois depuis longtemps que les portes des Tuileries s’ouvraient pour recevoir en hôte un souverain allemand… Tous les souvenirs que mon père et mon oncle avaient conservés du premier empire et qu’ils avaient gravés par une foule de récits dans mes sentiments de jeune homme semblaient reprendre corps et vie sous mes yeux. Là se trouvait en personne devant moi le roi de Westphalie et à côté de lui un jeune prince Murat.

« L’Impératrice répondait au plus haut degré à sa réputation de grande beauté et d’amabilité. Seule elle remettait rapidement la conversation, sans aucun détour, sur les événements politiques. Elle disait qu’il lui était terrible de penser que l’on était à la veille d’une guerre odieuse que personne n’avait désirée, qui ne servirait à personne. « On devait les complications actuelles à la maladresse des diplomates russes et turcs. Leur orgueil, leurs prétentions personnelles avaient conduit à ce désaccord sur des questions dont les Français avaient à peine une idée. Ici, ajoutait-elle, personne ne peut le moins du monde s’enthousiasmer pour la guerre. »

Le récit des entretiens du duc de Saxe-Cobourg-Gotha avec l’Empereur n’est pas moins curieux.

« Lorsqu’il était assis dans son fauteuil, se laissant aller à une longue et confiante causerie, fumant une cigarette, l’une après l’autre, parlant comme dans un rêve, on croyait avoir devant soi un savant allemand plutôt que le souverain de la France. Il pouvait réciter des poèmes entiers de Schiller, et subitement il passait d’une conversation française à une conversation allemande. Même en politique, il parlait de telle sorte que l’on eût pu se croire en compagnie d’un doctrinaire allemand. J’ai une idée, disait-il, pour la meilleure constitution de l’Allemagne. »

Dans ces communications, au moins bien imprudentes, Napoléon III parlait de la revision des traités de 1815 par un congrès et des changements à apporter à la carte de l’Europe. Il admettait comme une nécessité l’agrandissement de la Prusse. « Le sentiment national allemand, disait-il, est une force plus puissante que toutes les armées. » — Et comme s’il eût été un Allemand, il regrettait que les traités de 1815 n’eussent pas laissé libre carrière à ces idées. Lorsque la conversation traitait des visées que pouvait avoir la Prusse, il devenait tout à coup silencieux, se promenait de long en large, puis il disait comme dans un rêve : « Ma foi ! pour la France cela m’est bien égal si on me dédommage sur le Rhin ou en Italie. » — « Nous sommes toujours très mal renseignés », répétait-il souvent ; et comme ces confidences prenaient un caractère de plus en plus intime et qu’il engageait le prince allemand à lui parler en toute liberté, promettant d’agir de même de son côté : « Allons ! dit Napoléon III à son interlocuteur, entre amis on ne se trahit pas. »

Qui eût pensé que seize ans plus tard ce prince si empressé et si bien reçu à la cour des Tuileries assisterait dans l’état-major du roi de Prusse à la capitulation de Sedan, et qu’en sa présence l’empereur des Français, qui l’avait accueilli avec une si confiante amitié, se constituerait prisonnier et remettrait son épée au roi Guillaume Ier ? Qui eût pu prévoir alors que ce même duc de Saxe-Cobourg-Gotha prendrait part au siège de la ville de Paris dont il avait été si souvent l’hôte sous Louis-Philippe et sous Napoléon III ?

La grande-duchesse Stéphanie était alors à Paris, logée au rez-de-chaussée du pavillon de Marsan. Pendant son séjour, j’allais lui rendre visite deux fois par semaine. Elle avait reçu de la grande-duchesse Marie une réponse à la lettre que j’avais été chargé de lui remettre. Dans cette réponse la fille de l’empereur Nicolas parlait de la vive sympathie de son père pour l’empereur des Français, de son étonnement de voir une nation catholique prendre les armes pour la défense du Croissant, rôle qu’il fallait laisser, disait-elle, aux protestants anglais.

La grande-duchesse Stéphanie eût bien voulu rester à Paris avec un apanage de cinq cent mille livres de rente. Mais l’Empereur ne s’y prêta pas, et elle repartit pour Mannheim le 12 avril. Elle me présenta à sa fille la duchesse Marie de Hamilton.

À cette époque, j’ai eu le plaisir de revoir souvent à Paris le fils aîné de mon ancien chef, le prince Murat, qui a épousé une princesse de Wagram. C’était un jeune homme fort distingué, très recherché et aimé de tout le monde[6].

Le dimanche 26 mars je dînai aux Tuileries ; c’était un dîner de trente couverts, fort beau et fort bien servi. Avant de se rendre à table, l’Empereur fit le tour du salon, adressant à chacun un mot aimable. Il est venu à moi plusieurs fois pendant la soirée, me questionnant de nouveau sur la Russie et me parlant des souvenirs de sa mère. J’étais à table à côté de Mme Ferey, fille du maréchal Bugeaud, récemment nommée dame du palais de l’Impératrice. Elle me dit que sa mère étant sans fortune ne pouvait vivre à Paris, pauvreté bien honorable pour l’illustre maréchal qui avait occupé des situations si élevées. Je dis à Mme Ferey qu’en traversant Lyon, en février 1849, j’avais été invité à déjeuner par le maréchal et que j’avais rencontré à sa table son officier d’ordonnance, le capitaine Fabar, qu’il aimait comme un fils et qui a été malheureusement tué au siège de Rome.

À la réception du Palais-Royal, chez le roi Jérôme, on parlait alors du succès de l’emprunt de deux cent cinquante millions. Je demandai au prince pourquoi l’on n’avait pas gardé pour les nécessités futures de la guerre le surplus de la souscription. « C’est précisément, me répondit le prince, l’observation que j’ai faite aujourd’hui à l’Empereur. — Non, me dit-il, on a trop souvent trompé le peuple, je ne veux plus qu’il en soit ainsi. J’ai demandé deux cent cinquante millions, je rendrai le reste, sauf à faire un nouvel emprunt si le premier est insuffisant. Avant tout, il faut tenir la parole donnée. »

Charmante soirée le 6 avril chez M. de Morny, dans son délicieux hôtel de l’avenue des Champs-Élysées, — tout à côté de celui de Mme Le Bon, — la niche à Fidèle, disaient les mauvais plaisants.

Lord Raglan et le duc de Cambridge ont traversé Paris, se rendant en Crimée. Une magnifique revue eut lieu au Champ de Mars en leur honneur. Il a été décidé que les troupes anglaises ne passeraient pas par Paris : on en a donné diverses raisons. On craindrait, disait-on, que les soldats anglais, tentés par le bon marché du vin, si cher dans leur pays, se laissassent entraîner à s’enivrer. En outre, un grand nombre de régiments ont sur leurs selles et sur leurs effets d’habillement et d’équipement soit un W, soit le nom entier de Waterloo, ce qui ferait très mauvais effet vis-à-vis de la population parisienne.

Au dîner donné aux Tuileries, le duc de Cambridge, à qui l’on demandait quelle serait la durée de son séjour à Paris, répondit modestement en désignant lord Raglan : « Je suis sous les ordres de milord. »

Napoléon III me faisait le meilleur accueil. J’avais eu occasion de lui adresser de Pétersbourg une curieuse collection. L’empereur Nicolas avait fait faire en terre cuite coloriée des statuettes hautes de trente centimètres qui représentaient tous les uniformes de son armée. En tête figurait sa propre statuette, en pied, extrêmement ressemblante, ainsi que celle du Tzarewitch.

J’avais acheté deux de ces collections. J’avais envoyé en décembre 1853 l’une d’elles à l’empereur Napoléon et l’autre au roi Victor-Emmanuel. Ce dernier m’en avait fait remercier par son secrétaire particulier.


Maison militaire de Sa Majesté. — Secrétairerie du cabinet particulier.


« Monsieur le comte,

« Sa Majesté a reçu les jolies statuettes que vous lui avez transmises en décembre dernier. Elle me charge de vous exprimer, Monsieur le comte, tout le plaisir avec lequel Elle a accueilli cet hommage, et de vous en remercier en son nom.

Je m’empresse d’obéir aux ordres du Roi, et saisis cette occasion pour vous offrir, Monsieur le comte, l’assurance des sentiments très distingués avec lesquels j’ai l’honneur d’être

« Votre très humble et très obéissant serviteur,
« H. Avet,
« Secrétaire particulier de Sa Majesté.
« Turin, le 7 avril 1854. »


J’avais prié le comte de Nieuwerkerke de faire hommage de mes statuettes à l’empereur Napoléon III, et j’avais été un peu étonné de ne pas recevoir de réponse. La princesse Mathilde avait accepté avec beaucoup de bonne grâce celle de l’empereur Nicolas. Lorsqu’au printemps de 1854 je fus reçu aux Tuileries par Napoléon III dans son cabinet, les premiers objets qui frappèrent ma vue furent ma collection d’uniformes russes. « Voilà, me dit l’Empereur, qui aperçut sans doute la direction de mon regard, des objets intéressants que j’ai reçus de Russie. »

— « Je les connais bien, répondis-je ; c’est moi qui ai eu l’honneur de les envoyer à Votre Majesté. »

— « Non, répliqua l’Empereur un peu étonné ; c’est Nieuwerkerke qui me les a donnés. »

— « Sans doute, ajoutai-je ; je l’avais chargé de les offrir à Votre Majesté ! Tout est bien d’ailleurs ; l’essentiel, c’est que vous leur ayez fait l’honneur de les placer dans votre cabinet. »

Sir Hamilton Seymour avait quitté Pétersbourg à la même époque que moi ; il s’était rendu à Londres. J’étais resté en correspondance fréquente avec lui : une de ses lettres me parut si intéressante que je priai la grande-duchesse Stéphanie de la mettre sous les yeux de l’Empereur.

J’avais avec la grande-duchesse des rapports anciens. Elle avait beaucoup connu ma mère quand mon père était receveur général à Mayence sous le premier Empire.

Elle me répondit le 22 avril :


« Il faut être aussi troublée que je l’étais en partant pour ne pas vous avoir dit que j’ai parlé à l’Empereur, qui est très touché du discours de sir George Seymour, qu’il l’en remercie, ainsi que de tous les sentiments affectueux que contenait la lettre que je lui ai communiquée. Je lui ai donné la carte, dont il a été charmé et qu’il trouve très utile.

« Adieu, mon cher Monsieur de Reiset ; pardon de mon griffonnage, dû au chemin de fer. Au plaisir bien réel de vous revoir.

« Stéphanie. »

Sur ces entrefaites, sir Hamilton Seymour arriva à Paris. L’Empereur, l’ayant appris par moi, désira le voir. Il chargea son chambellan, M. de Chaumont-Quitry, de l’inviter à dîner, ainsi que moi, le soir même aux Tuileries.

Par malheur, M. Drouyn de Lhuys vint dans la journée voir l’Empereur, qui ne lui parla pas de l’arrivée de sir Hamilton Seymour. Mais M. de Chaumont-Quitry, voyant sortir M. Drouyn de Lhuys du cabinet de l’Empereur, lui fit part de l’ordre qu’il venait de recevoir, lui demandant l’adresse de sir Hamilton Seymour à Paris.

— « Sir Hamilton Seymour n’est pas à Paris », répondit M. Drouyn de Lhuys.

— « Je vous demande pardon, répliqua M. de Chaumont-Quitry, car ce matin l’Empereur a reçu une lettre de Reiset lui annonçant son arrivée. »

M. Drouyn de Lhuys, qui me témoignait toujours beaucoup de bienveillance, en éprouva une vive susceptibilité, qu’il m’exprima par la lettre suivante :


« Ministère des affaires étrangères.


« Paris, 23 avril 1854


« Monsieur, j’apprends que vous avez fait des démarches auprès de l’un des chambellans de l’Empereur dans le but d’obtenir pour sir Hamilton Seymour une audience de Sa Majesté.

« Vous avez méconnu en cela, Monsieur, le principe qui veut qu’en pareil cas les étrangers, quel que soit leur rang, aient recours à l’entremise du représentant de leur pays, qui doit emprunter lui-même celle du ministre des affaires étrangères. Je regrette d’avoir à vous rappeler une règle que personne moins que vous ne saurait ignorer et ne devrait enfreindre.

« Recevez, etc.

« Drouyn de Lhuys. »


Ma justification était bien facile. Je n’avais rien sollicité, m’étant borné a informer l’Empereur de la présence de sir Hamilton Seymour à Paris.

Je répondis immédiatement :


« Monsieur le ministre,

« Je suis extrêmement sensible aux reproches que Votre Excellence m’adresse, mais je suis en même temps heureux de pouvoir l’assurer qu’elle a été entièrement induite en erreur. Je n’ai jamais fait la moindre démarche auprès d’aucun chambellan de l’Empereur pour obtenir une audience quelconque. Si Votre Excellence veut bien en parler directement à Sa Majesté, elle aura l’explication d’un fait tout naturel et tout simple.

« Veuillez agréer, etc. »


L’Empereur savait mieux que personne ce qui s’était passé, puisque c’était lui qui avait invité sir Hamilton Seymour. Je le mis au courant de l’incident ; je lui écrivis :


« 26 avril 1854.
« Sire,

« Voici une lettre que je suis tout surpris de recevoir de M. Drouyn de Lhuys. J’ose prier Votre Majesté de la lire, ainsi que la réponse que je viens de lui faire, et de vouloir bien, si Elle le juge convenable, dissiper l’erreur dans laquelle il est tombé

« Je suis,
Sire,
« De Votre Majesté, etc. »


Quelques jours après, l’Empereur me dit en riant : « J’ai arrangé vos affaires avec Drouyn de Lhuys. Je lui ai dit : Mais enfin, mon cher ministre, est-ce que je n’ai plus le droit d’inviter à dîner qui bon me semble, surtout un vieil ami de ma mère comme sir Hamilton Seymour ?

Le 14 mai suivant, sir Hamilton Seymour, de retour à Londres, me racontait les splendeurs d’un bal donné par le comte Walewski à la reine Victoria :


Portland Palace, ce 14 mai 1854.
« Mon cher ami,

« C’est une vie très agitée que l’on mène dans ce pays. Je profite donc avec plaisir d’un petit quart d’heure de repos pour vous parler d’abord du très vif plaisir que j’ai eu à vous voir dans cette charmante ville de Paris que j’ai vue sous des auspices si heureux, — et ensuite pour vous dire que j’ai passé la soirée d’hier en France.

« Le bal était magnifique. Certainement je n’ai jamais rien vu d’aussi fastueux. On s’accordait à dire que même chez la Reine on n’avait pas fait les mêmes frais de toilettes. — Les hommes surtout se sont distingués cette fois-ci : on avait fait venir des costumes d’hommes complets de Paris en grand nombre. — En un mot, rien n’y manquait, car pour les dames on était sur d’avance que cette partie ne serait point négligée. — Je tâcherai de vous trouver une gazette qui donne la description des toilettes. — C’était plaisir de voir un ambassadeur de France conduisant la reine d’Angleterre, le prince Albert donnant le bras à l’ambassadrice, — la plus charmante petite femme de la société, soit dit en passant. — Voilà peut-être ce qui m’a fait le plus de plaisir dans l’affaire.

« Les messieurs étaient costumés, — la musique aussi bonne que possible, — l’éclairage magnifique. Quand la Reine arriva, on a fait une explosion d’éclairage superbe. Enfin le souper, comme vous allez voir, répondait au reste.

« J’ai regagné la maison à quatre heures, et, comme déjà j’étais un peu souffrant, il résulte que la main tremble à tel point qu’il me faut terminer. Rappelez-moi au souvenir de monsieur votre beau-frère dont je n’oublierai jamais les bontés, et croyez-moi toujours

« Votre dévoué ami,

« G. H. Seymour.


Les deux portraits par Winterhalter de l’Empereur et de l’Impératrice faisaient un grand effet.

« Ma femme était poudrée et étincelante de diamants… d’emprunt, Augusta était très bien, en petite Marie Stuart bleu de ciel et blanc.

« Pendant le bal on parlait de la prise de Cronstadt, mais je regarde ces bruits comme tout à fait prématurés. »

À cette lettre était joint le menu du souper, timbré de l’aigle impérial et des armoiries du comte Walewski avec encadrement tricolore. Le repas était d’une abondance extraordinaire : deux potages — à la reine et à l’impériale, — quatre entrées chaudes, onze entrées froides, huit grosses pièces, deux poissons, vingt entremets, et le dessert à l’avenant.

Le représentant de la dynastie impériale avait bien fait les choses.

On commençait à soupçonner une grossesse de l’Impératrice qui avait, de temps à autre, de petits caprices. Un jour de beau soleil elle dit à sa lectrice, Mme de Pons de Wagner : « Ah ! madame, quel superbe temps il fait ! j’ai bien envie d’aller me promener. Habillons-nous très simplement toutes les deux et, sans rien dire à personne, sortons d’ici par le jardin des Tuileries, et allons manger d’excellents petits gâteaux à la pâtisserie anglaise qui est à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione. En avant ! »

Mme de Wagner, craignant de se compromettre, était consternée : elle objecta que l’Impératrice serait certainement reconnue. « Non, repartit celle-ci, allons, ce sera fort amusant, et personne, je vous assure, n’en saura rien. »

Pour faire diversion, Mme de Wagner se mit à vanter un saucisson exquis dont elle avait mangé le matin. L’Impératrice voutut en goûter, en fit apporter, et, en en mangeant avec beaucoup d’appétit et de gaieté, elle oublia son premier projet.

Le vieux roi Jérôme profita du départ du prince Napoléon pour l’Orient pour faire venir à Paris son fils aîné, né de son mariage avec Mlle Paterson. Il avait lui-même un fils ; tous deux portaient en Amérique, où ils étaient fort estimés et appréciés, le nom de Paterson. Le jeune homme, de haute mine et fort intelligent, montait à cheval avec son père au bois de Boulogne, où l’un et l’autre faisaient sensation. Le fils fit dans l’armée française une partie de la campagne de Crimée. Je me suis lié avec lui et je le voyais souvent à Paris, où tout le monde le recherchait comme un jeune homme distingué, bon et aimable.

J’allai passer en Piémont les étés de 1854 et de 1855. Dans l’intervalle, j’habitais ma propriété du Breuil où j’avais entrepris de grands travaux de restauration. Je conservais à Paris un pied-à-terre, place de la Madeleine. Le Breuil avait été jadis une célèbre abbaye royale fondée en 1137 par une colonie des moines de Vaux-de-Cernay ; elle comprenait une église d’une architecture très élégante, qui avait été ruinée par la Révolution. Un des abbés du Breuil et de Vaux-de-Cernay, Thibaut de Marly, de la maison de Montmorency, avait été appelé à la cour de saint Louis dont il avait toute la confiance : il fut canonisé.

J’entrepris de rendre au culte cette vénérable basilique ; l’abbé Laine, chanoine de Saint-Denis, aumônier de l’Empereur, vint la bénir à défaut de l’évêque d’Évreux, Mgr Olivier, qui venait de mourir. Cette cérémonie, qui avait attiré une grande affluence de fidèles et de curieux, fut fort belle. Elle eut lieu le 8 novembre 1854. Les paroisses voisines s’y étaient rendues en procession sous la direction de leurs curés ; elles s’étaient réunies dans la grande avenue conduisant à l’église. En tête était portée la châsse de saint Eutrope, belle sculpture en bois de la fin du seizième siècle, aux armes de Hurault-Cheverny, abbé du Breuil. Elle contenait des reliques de saint Eutrope, envoyées par l’évêque de la Rochelle.

À la fin de la journée, après les cérémonies religieuses, des danses champêtres s’organisèrent. Le château et les avenues furent illuminés en verres de couleur, et des feux de Bengale embrasèrent à l’horizon les belles rives de l’Eure et les collines de la forêt de Dreux.

J’avais eu un instant l’espoir que mon ami sir Hamilton Seymour serait envoyé comme ambassadeur d’Angleterre à Paris. Il me répondit :

« London, le 5 février 1855.

« Non, mon cher ami, ne vous laissez pas aller à des illusions très amicales, mais dénuées de fondement. Voilà la chose : Le poste dont vous me parlez est ambitionné de tout le monde. Une espèce de hasard, joint à la parenté du feu duc de W…, lui a fait dans le temps décerner la pomme. Si de nouveau le hasard doit la lui faire échapper des mains, ce serait quelque grand seigneur, — quelque cordon bleu, — auquel cela reviendra, ou bien dans des moments de changements ministériels, comme les présents. C’est quelque rival que l’on tient à ne pas caser ici, qu’on éloigne en lui offrant quelque chose qui vaut ou, selon moi, qui vaut mieux qu’un portefeuille.

« Dans tous les cas, ce ne sera jamais votre serviteur très humble.

« Chef de famille, ce serait très probable. Cadet de famille, comme je le suis, ce n’est guère du nombre des choses possibles.

« Mon grand-père dans le temps a été là. Son petit-fils jamais n’y sera, si ce n’est en voyageur chez son ami Reiset.

« En attendant, probablement à cause de mon indifférence, il paraît que l’on s’occupe de me placer quelque part. Il y a quelques jours que les gazettes m’expédiaient sur Vienne.

« C’est tout bonnement un petit canard. Ce qui est plus sérieux, c’est la proposition (ceci entre nous) que me fit, il y a quatre jours, le duc de Newcastle. Celui-ci, que je ne connais que très peu, m’écrivit une lettre excessivement flatteuse et peu méritée où il me dit ceci :

« Je dois nommer un gouverneur aux îles Ioniennes avant que de quitter le ministère. Je vous offre ce poste. Si vous le teniez peu digne de vous, ne m’en voulez pas. C’est de mon devoir de désigner l’homme qui le remplira dignement. »

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai été touché, non de l’offre, mais de la manière qu’elle a été faite. Mais j’ai refusé immédiatement. J’ai dit au duc qu’après trente-sept ans de services diplomatiques j’étais peu disposé à me lancer dans une nouvelle carrière ; que des considérations de famille m’engageaient de ne point quitter mon pays, et que rien, si ce n’était de pouvoir servir de nouveau more meo, m’engagerait de perdre ces considérations.

« Donc il en est de mon gouvernement comme de celui de l’écuyer très célèbre de don Quichotte.

« D’ici rien de nouveau, que je sache.

« On a fini par où on aurait dû commencer.

« Palmerston s’occupe de construire un ministère ; jusqu’à présent son affaire n’est pas très avancée, mais il finira par triompher des difficultés, et quand je dis finira, ce ne sera pas long, j’espère.

« Les nouvelles de Sébastopol sont toujours très affligeantes — si ce n’est tout ce que nous apprenons de la conduite de l’armée ; — sous ce rapport il n’y a rien à désirer. Vous vous montrez parfaits, — comme soldats, comme administrateurs et surtout comme bons et loyaux alliés…

« Jusqu’à présent nous n’avons pas été une seule fois dans le monde. Nous nous occupons exclusivement de l’arrangement de notre nouvelle maison, ce qui nous donne beaucoup d’embarras et me coûtera beaucoup d’argent. Pour vous, j’espère que cinquante mille francs n’est que très peu de chose ; — pour moi, c’est autre chose. Cela suffit pour me mettre à sec.

« … L’on vient m’assurer que la grande affaire ministérielle sera bâclée aujourd’hui même.

« La place que l’on m’offrait vaut quelque chose comme cent trente mille francs. »

Comme le disait sir Hamilton Seymour, les nouvelles de Sébastopol pendant le dur hiver de 1855 n’étaient pas bonnes.

La guerre de Crimée suivait son cours, et le triomphe définitif se faisait bien attendre.

Le 15 mars 1855, sir Hamilton Seymour m’écrivait de nouveau :

« J’ai voulu vous envoyer, — pour augmenter votre collection, — une lettre de la belle marquise de C… dont le prince de Ligne parle dans ses Mémoires, — c’est-à-dire la marquise de Coigny, née de Conflans, à laquelle pendant des années il adressait sa correspondance et ses hommages. C’était l’amie intime de mon père, en vertu de quoi elle m’écrivait très souvent dans ses vieux jours. Malheureusement ces lettres se trouvent tellement farcies de noms propres que je n’en trouve pas une que j’ose exposer au risque d’être lue et commentée, d’autant qu’il est toujours question de ceux qui me tiennent de près.

Ces lettres m’ont donné l’idée de m’occuper du voyage du prince de Ligne, quand il eut l’honneur d’accompagner la grande Sémiramis moscovite en Tauride, comme on disait alors.

Mon Dieu ! que nous avons toujours l’art de ne point juger tant soit peu le présent par le passé !

Voici un extrait d’une lettre écrite en 1787, je crois, de Balaklava (par le prince de Ligne) à cette même belle marquise de C… d’alors. Je la livre à vos appréciations.

« — Vous saviez de l’impératrice (Catherine II) que votre France, sans savoir pourquoi, protège toujours les musulmans.

Ségur pâlit. — Nassau rougit. — Jules Herbert (lord Saint-Helem) bâilla. Cobenzel s’agita, et je ris.

Eh bien ! point du tout. Il n’avait été question que de bâtir un magasin dans une des sept anses du fameux port de Sébastopol !

Quand je parle de mes espérances à ce sujet à Ségur, il me dit : Nous perdrions les Échelles du Levant, et je lui répondis : « Il nous faut tirer l’échelle après la sottise ministérielle que vous venez de faire par votre confession générale de pauvreté à l’assemblée ridicule des notables. »

Qu’est-ce que vous en dites ? Je dis, moi, que les Français d’aujourd’hui sont plus éclairés que ceux de 1787 ; aujourd’hui ils savent pourquoi ils protègent les musulmans.

Tout ceci me parait tellement instructif, tellement cela nous fait voir dans quelles misérables petites circonstances les grandes choses de la Russie prennent leur origine, que j’ai pris mes mesures pour attirer l’attention sur cette correspondance du prince de Ligne aujourd’hui négligée sur les rayons de ma bibliothèque. »

C’est à cette époque que se produisit un triple deuil qui vint frapper cruellement la maison royale de Savoie. La reine Marie-Thérèse, veuve de Charles-Albert, mourut a Turin, le 12 janvier 1855. Elle était tombée malade le 5 janvier. Suivant la coutume piémontaise[7], elle fut saignée jusqu’à neuf fois. Le 8 au matin, Victor-Emmanuel entra brusquement dans la chambre de sa mère pour lui annoncer la naissance de son fils Victor, duc de Genevois. Cet événement n’était attendu qu’un mois plus tard. Les couches de la jeune reine avaient été très laborieuses. La reine mère, qui adorait sa belle-fille, en fut effrayée. Le soir, on redoubla les saignées. Le 11, le mal ayant empiré, la reine Marie-Thérèse fut administrée en grande pompe. Le Roi, le prince de Piémont, la princesse Clotilde, le duc et la duchesse de Gènes, le prince de Carignan suivirent la procession avec tous les personnages de la cour, les ministres et les grands du royaume en costume de gala. « Je ne souffre plus, disait la mourante, mais toutes mes forces sont parties. » Elle s’occupait cependant de régler les détails de la cérémonie. Le 12 au matin, elle demanda l’extrême-onction, qu’elle reçut en présence du Roi, du prince de Carignan et de la comtesse de Robilant. Elle répondait aux prières du prêtre. Bientôt après, arrivèrent le duc et la duchesse de Gênes et les dames de la Reine que la dame d’honneur avait fait avertir. Ses forces déclinant, on commença à onze heures la prière des agonisants. Toutes les personnes présentes lui baisèrent la main. Elle ne pouvait plus parler, mais elle souriait encore du regard. À midi et quart elle rendit le dernier soupir, sans avoir exprimé aucun désir ni fait aucune recommandation. Le Roi fut frappé de ce silence, disant à tout le monde : « Ma mère ne m’a plus parlé. » Il recommanda de couper les cheveux de sa mère à un doigt de la tête et de les garder pour ses enfants. Il quitta immédiatement la chambre mortuaire, suivi de toute sa famille. Il s’arrêta dans une galerie à côté, et d’une voix très altérée il recommanda à la comtesse de Robilant de faire fermer de suite le cabinet de sa mère renfermant ses bijoux, ses papiers et autres objets précieux, et d’en garder la clef. Mme de Robilant envoya immédiatement cette clef à Victor-Emmanuel par le comte Sanjuste, chevalier d’honneur de la feue reine.

L’étiquette des funérailles royales en Sardaigne est des plus minutieuses et parfois étrange. Lorsque le roi Victor-Emmanuel Ier mourut à Moncalieri, il fut placé assis dans son carrosse, revêtu de l’uniforme de colonel des gardes. Deux prêtres se tenaient à ses côtés. Le capitaine des gardes et toute la cour l’accompagnèrent ainsi à Turin jusqu’au palais Madame. Le Roi y fut exposé pendant trois jours, et le service de sa cour continua à se faire en sa présence. On venait lui annoncer, comme s’il était encore vivant, son déjeuner, son dîner, dire que les voitures étaient prêtes. Le roi Charles-Albert avait aboli ces usages, en disant qu’il ne fallait pas jouer avec les morts.

Pour la reine Marie-Thérèse, la chambre mortuaire ayant été disposée, le corps fut gardé jour et nuit par deux dames et deux gentilshommes de la cour, un aumônier, trois clercs et deux dames de la feue reine. À la porte étaient placés deux gardes du corps. Cette garde était relevée toutes les deux heures par des personnages du même rang. Le 13, à cinq heures du soir, le ministre des affaires étrangères, notaire de la couronne, vint constater le décès. Le notaire du ministère lut alors l’acte, qui fut signé dans la chambre même, vis-à-vis du lit, premièrement par le duc Pasca, préfet du palais, délégué du Roi, par la comtesse de Robilant, dame d’honneur, et par le comte Sanjuste, chevalier d’honneur. Il fut ensuite contresigné par le comte Camille Bens de Cavour, en sa qualité de notaire de la couronne. Tout le monde s’étant retiré, la dernière toilette fut faite par la dame d’honneur, la dame d’atour et les femmes de la Reine. On revêtit le cadavre royal d’une robe de drap d’argent broché de bleu de ciel, couleur que la Reine portait toujours le samedi en l’honneur de la Vierge. La première femme coupa les cheveux, enleva les boucles d’oreilles et deux bagues. La comtesse de Robilant lui fit laisser une chaîne avec de petites médailles bénites et trois bagues que la défunte aimait particulièrement. Elle mit entre les mains de la Reine un crucifix d’ivoire sur ébène que Charles-Albert avait tenu sur son lit de mort.

La dépouille mortelle fut déposée dans un cercueil de plomb, renfermé dans une caisse de noyer recouverte de velours rouge avec une grande croix en drap d’argent. Sur le dessus du cercueil avait été disposée une grande glace permettant de voir le visage de la défunte. Toute la cour se transporta ensuite processionnellement dans la chapelle ardente préparée dans la chapelle du palais. Elle y fut gardée comme dans sa chambre, et le public y fut admis. Il y vint une foule énorme. La reine Marie-Thérèse, très bienfaisante pour les pauvres et les malheureux, était bien aimée, quoiqu’elle fut archiduchesse d’Autriche. Un nouveau procès-verbal fut dressé comme le premier, et le comte de Cavour apposa le sceau de ses armes aux quatre coins de la glace.

Le 16, à huit heures du matin, cinq évêques officièrent. Après une messe basse, célébrée en grande pompe, il y eut les absoutes. Puis un troisième procès-verbal constata que les cachets étaient intacts, et le cercueil, suivi de toute la cour, fut transporté à travers l’église Saint-Jean par la chapelle du saint Suaire jusqu’au char funèbre qui attendait devant l’église. On fit un détour pour ne pas passer sous les fenêtres de la reine Adélaïde, dont l’état s’était beaucoup aggravé depuis que Victor-Emmanuel lui avait annoncé, sans ménagement, la mort de la reine mère. Le cortège passa par de petites rues pour atteindre la rue du Pô. Les dames d’honneur étaient allées directement à la Superga, où devait se terminer la cérémonie. Après les prières d’usage dans cette basilique, on transporta le cercueil dans un caveau que Charles-Albert avait fait réserver pour sa branche et où reposait depuis l’été précédent le petit prince Charles, fils de Victor-Emmanuel. Le couvercle en velours rouge du cercueil fut soulevé, et l’identité ayant été reconnue, un quatrième et dernier procès-verbal, signé par toutes les personnes présentes, fut dressé. Le chevalier Clavesana, officier d’ordonnance du Roi, ferma la caisse avec deux clefs qu’il remit à la dame d’honneur et que celle-ci déposa entre les mains du supérieur de la basilique, après que le cercueil eut été muré en présence des assistants. Dans un premier caveau se trouvait le monument provisoire de Charles-Albert comme dernier roi. Suivant l’usage, ce monument devait être occupé un jour par Victor-Emmanuel, et la dépouille de Charles-Albert devait occuper seulement alors un monument définitif, placé, suivant son désir, au centre du caveau de sa dynastie.

La mort de la reine Marie-Thérèse était une perte immense pour toute la famille royale dont elle formait le lien. Elle avait une tendresse extrême pour ses enfants et ses petits-enfants et leur donnait les meilleurs conseils. Elle était la consolation et le soutien de la reine Adélaïde, sa petite-fille, avec laquelle elle passait une grande partie de ses journées. Très active, maîtresse d’elle-même, pesant toutes ses paroles, elle tenait à l’étiquette qu’elle regardait comme nécessaire à la dignité royale ; elle était pour tous ceux qui l’entouraient d’une bonté extrême, pardonnant aux personnes dont elle avait eu à se plaindre et cherchant des excuses à leur conduite.

Pendant que son convoi s’acheminait vers la Superga, on vint en toute hâte chercher une partie du clergé et de la cour pour accompagner le viatique qui allait être porté à la bonne reine Adélaïde. Depuis la nouvelle que son mari lui avait donnée tout à coup de la mort de la reine mère, les plus inquiétants symptômes s’étaient déclarés. Elle put voir encore sa fille, la princesse Clotilde, mais elle dut être ensuite séparée de ses enfants. Le lait lui était monté à la tête ; elle souffrait de douleurs telles que ses cheveux se hérissèrent : on n’entendait plus qu’un long gémissement. Victor-Emmanuel la soigna jour et nuit sans la quitter. Le spectacle de cette agonie était affreux. Cette jeune et belle reine, étendue sur un lit de camp qui remplaçait son grand lit d’apparat pour faciliter les soins qu’on lui prodiguait, gémissait à fendre le cœur. La respiration, toujours plus courte, cessa ; le Roi, au pied du lit, sanglotait tout haut. Le prince de Carignan voulut l’entraîner. Il se précipita de nouveau dans la chambre où, en rendant le dernier soupir, la Reine poussa à quelques minutes d’intervalle des cris si longs et si lugubres qu’ils semblaient sortir de terre. Tous les assistants pleuraient et restaient à genoux, saisis d’effroi et de douleur. Parmi les personnes présentes se trouvait une jeune dame du palais, la charmante comtesse C…, très fraîche et très avenante, qui sanglotait à côté d’un gentilhomme, fort ému lui-même. « Elle est morte ! elle n’est plus ! C’était un ange ! s’écriaient-ils tous deux. Quelle terrible perte pour nous tous ! » Puis se rapprochant, émotionnés par un si grand malheur, ils tombèrent dans les bras l’un de autre, en s’embrassant naïvement, si simplement et de si bon cœur qu’on ne pouvait plus les séparer ! Le premier moment d’émotion passé, les jeunes gens dirent aux autres dames du palais que, s’ils avaient su que c’était là l’usage, ils n’y auraient pas manqué.

La mère de la reine Adélaïde, sœur de Charles-Albert, avait épousé l’archiduc Renier. La défunte était, par conséquent, cousine germaine de son mari, tandis que, par son père, l’archiduc Renier, elle était cousine germaine de sa belle-mère, la reine mère Marie-Thérèse, fille d’un frère de cet archiduc. Elle avait le maintien le plus noble, infiniment de grâce dans toute sa personne. Sa taille était vraiment royale, son regard doux et affable, mais elle était peut-être un peu nonchalante, sans voix et semblant toujours expirer. Au grand désespoir de la reine Marie-Thérèse, très sévère pour la tenue et la toilette, on la rencontrait dans le cabinet de son mari, la robe de chambre entr’ouverte, se laissant aller à une paresse toute orientale. Elle aimait tendrement son mari et s’occupait beaucoup de ses enfants, mais elle était sans volonté et n’avait aucune influence sur le Roi. Elle laissait faire, se plaignait rarement et supportait tout pour ne se donner ni peine ni tourment. « Ce n’est point la femme qui convient à Victor », disait Charles-Albert, qui aurait désiré trouver dans sa belle-fille une personne plus ferme, capable de guider son mari. La malheureuse reine laissait six enfants : l’aînée, la princesse Clotilde, n’avait pas encore douze ans.

Un troisième deuil, plus imprévu encore, vint frapper quelques jours après la maison de Savoie déjà si cruellement éprouvée. Pendant la maladie de sa mère, le charmant duc de Gênes,qui se relevait à peine d’une maladie de poitrine pour laquelle on avait comme toujours abusé des saignées, se fatigua beaucoup et prit froid en allant et venant de son appartement à celui de sa mère par des galeries non chauffées. Le chagrin et l’émotion aggravèrent son mal ; il eut une rechute et fut saigné encore deux fois. Les médecins le déclarèrent guéri de la poitrine, mais il était sans force, gagné par. l’hydropisie. Il fit son testament, laissant à sa femme les deux tiers de l’usufruit de sa fortune si elle restait veuve et ne quittait pas le Piémont. Le 10 février, à dix heures du soir, en faisant un mouvement il expira tout à coup dans les bras de sa femme : il avait été étouffé pur l’eau qui s’était portée au cœur.

La duchesse qui l’avait soigné avec le plus tendre dévouement était seule avec lui. Elle poussa un grand cri. Le Roi et le prince de Carignan, qui étaient dans une pièce voisine, se précipitèrent. Tout était fini. Le duc de Gênes avait montré pendant la guerre une admirable bravoure, froide et calme, au feu, allant toujours en avant. L’armée l’adorait. Pendant sa maladie, il avait dit à plusieurs reprises à sa jeune femme combien elle l’avait rendu heureux pendant les cinq années de leur mariage.

Victor-Emmanuel fit répondre par le surintendant général de sa liste civile et par son ambassadeur à Paris aux lettres par lesquelles je lui avais exprimé mes tristes et profondes condoléances :


« Turin, 20 février 1855.
« Surintendance de la liste civile.
« Monsieur le comte,

« Sa Majesté le Roi, mon auguste maître, fort touchée de la part que vous avez prise à sa douleur par suite des pertes cruelles qu’elle vient d’éprouver, a daigné me charger de vous remercier en son nom, Monsieur le comte, des sentiments que vous avez bien voulu lui témoigner en cette triste circonstance et dont Sa Majesté connaît la sincérité. En m’acquittant de l’honorable commission, j’ai l’honneur de vous offrir l’assurance de ma haute considération et d’être,

« Monsieur le comte,
« Votre très humble et obéissant serviteur.
« Le surintendant général de la liste civile,
« Nigra. »


« Monsieur le comte Gustave de Reiset, commandeur de l’ordre des Saints Maurice et Lazare de Sardaigne, officier de la Légion d’honneur, à Paris.
« Samedi, 27 février 1855
« Mon cher comte,

« Je suis vivement touché de la part que vous avez bien voulu prendre au double malheur qui vient de frapper si cruellement notre bon roi et le pays tout entier. Vous avez connu nos deux reines et vous savez autant que moi combien elles méritent d’être pleurées. Vous avez pu voir de vos propres yeux de quel amour les Piémontais entouraient ces deux souveraines augustes et par quel respect ils honoraient leurs vertus. Nous avons perdu deux anges tutélaires, deux anges consolateurs, dont Dieu et les malheureux ont connu tous les bienfaits. Jamais deux reines n’ont été plus admirées, ni plus regrettées, et jamais aussi il n’en fut de plus dignes de regrets.

J’ai écrit à mon gouvernement et n’ai pas manqué de mettre aux pieds de Sa Majesté toute la reconnaissante sympathie que vous éprouvez pour sa douleur.

Veuillez agréer, cher comte, l’expression de mes sentiments très distingués et reconnaissants.

Tout à vous.
De Villamarina »

J’assistai l’hiver à toutes les fêtes de la cour aux Tuileries ; des invitations trop nombreuses les transformaient souvent en terribles cohues.

Le 10 janvier, M.  Drouyn de Lhuys donna un grand dîner auquel assistaient de nombreux personnages étrangers, lord John Russell, le feld-maréchal Nugent, M. de Hubner, le prince Poniatowski. J’étais placé à côté de M.  de Persigny, qui se plut à me raconter ses souvenirs du coup d’État. Le bruit en courait plusieurs jours auparavant. La veille même, à la séance de l’Assemblée, le comte Roger aborda M. de Persigny : Il parait, dit-il, que vous allez faire un grand coup ? Si je suis mis en prison, faites-moi relâcher. Tout en protestant qu’il n’en était rien, M.  de Persigny promit à M.  Roger de le faire mettre en liberté si pour une cause quelconque il était arrêté. Quelques pas plus loin, Berryer, parlant des rumeurs répandues dans le monde parlementaire, s’attacha à convaincre M.  de Persigny qu’un gouvernement commettait une grande faute en s’attaquant à une Assemblée élue par le peuple : « Il y a un de nous deux qui est fou, s’écria pour toute réponse M.  de Persigny : nous verrons bien lequel. »

Le lendemain, le comte Roger était arrêté ; dans la soirée, M.  de Persigny allait voir le Prince Président pour obtenir qu’il fût mis en liberté.

À un bal donné le 23 janvier chez le comte de Quadt, chargé d’affaires de Bavière, qui avait été mon condisciple au collège de Fribourg, Mmes de Lœventhal, Tascher de la Pagerie, d’Aure avaient dansé en costume national un pas styrien avec le prince de Reuss, le prince de Metternich, le comte Traun ; ce divertissement avait eu beaucoup de succès.

J’étais allé à cette fête au sortir d’un dîner donné par la princesse Mathilde en l’honneur de la reine Christine, qui s’y était rendue avec sa fille aînée et le duc de Rianzarès. La seconde fille de la Reine n’y était pas venue, sous prétexte que sa robe lui avait manqué au dernier moment. Au grand mécontentement de la princesse Mathilde, on ne s’était mis à table qu’à huit heures et demie. « Comment, murmurait-on, la fille de la Reine n’a-t-elle pas une seconde robe pour répondre à une invitation ? »

La Reine parut très maigrie : sa fille aînée, d’une taille élégante et d’une tournure distinguée, était agréable sans être jolie.

Le succès du pas styrien dansé chez le comte de Quadt s’étant répandu, le duc et la duchesse Tascher de la Pagerie le firent répéter dans leur appartement des Tuileries, puis, le 18 février, ils donnèrent un joli bal costumé auquel l’Empereur et l’Impératrice assistaient en dominos, cherchant à conserver l’incognito. Je reconnus parfaitement l’Empereur à sa démarche : il vint parler à une Anglaise avec laquelle je dansais, et il s’adressa à moi à plusieurs reprises.

Le 4 mars, la nouvelle de la mort de l’empereur Nicolas parvint à Paris. Elle y causa une vive impression, surtout à la Bourse, où il y eut une hausse sur toutes les valeurs. Cet événement inattendu surprit les plus hauts personnages. On prétendit que le comte de Morny, qui jouait à la baisse, avait perdu dix-huit cent mille francs, et le prince de Beauvau sept cent mille francs. Le caractère doux du jeune empereur devait rendre l’entente moins difficile, non pas immédiatement, car Alexandre II ne pouvait abandonner du jour au lendemain la politique de son père, mais peu à peu ; il avait un désir réel de terminer ce conflit. L’empereur Nicolas était pour beaucoup de souverains d’Allemagne une sorte d’épouvantail ; sa disparition devait les disposer à se rapprocher de nous, ce qui était de nature à éviter bien des complications.

Ayant rencontré en octobre 1855, à Bayeux, le docteur Patenotre, qui m’avait soigné à Saint-Pétersbourg lorsque j’avais été atteint de la petite vérole, il me dit que l’empereur Nicolas était certainement mort de la peine que lui causa la mauvaise tournure prise par les événements politiques de 1854, et que dans les derniers temps de sa vie il semblait quelquefois égaré, s’emportant pour les choses les plus futiles. L’impératrice mère était d’une constitution fort délicate ; elle fut assez gravement malade pour inquiéter la cour durant son séjour à Gatschina : aussi toutes ses dames d’honneur étaient-elles en mouvement dans la résidence impériale, courant çà et là dans les corridors du palais pour se communiquer les nouvelles de l’auguste malade. Mme de Tissenhaussen, sœur de la comtesse de Fiquelmont, et la princesse Troubetskoi ayant été rencontrées par l’Empereur dans une des salles voisines de l’appartement de l’Impératrice, il leur dit en colère : « Où allez-vous ? Que faites-vous ? Où vous trimbalez-vous ainsi ? » Ces dames eurent grande frayeur de lui et s’enfuirent sans répondre, bien étonnées du peu d’amabilité de l’Empereur, d’ordinaire si poli avec elles.

Le soir, l’Empereur, les ayant revues, leur demanda pardon de son emportement du matin : « Ah ! dit-il, il ne faut pas m’en vouloir. Je suis si triste, si malheureux, si agacé de tout ce qui arrive, que quelquefois je m’emporte plus loin que je ne le voudrais. »

M. Dumée, ancien chancelier de l’ambassade de France, resté à Pétersbourg pendant la guerre, m’envoya le texte du curieux discours prononcé par l’empereur Alexandre au conseil de l’Empire après la mort de son père ; le voici :

« Dans un temps de graves épreuves, un nouveau malheur nous arrive. Nous sommes privés du Père, du Bienfaiteur de toutes les Russies. Feu l’Empereur, mon père, d’impérissable mémoire, aimait la Russie, et pendant toute sa vie il n’a continuellement pensé qu’à son bien-être. Chacune de ses actions, chacune de ses paroles n’avait qu’un seul et même but : le bien-être de la Russie. Dans ses travaux continuels et journaliers avec moi, il me disait : « Je veux prendre pour moi tout le désagréable et tout le difficile, pourvu que je puisse te remettre la Russie organisée, heureuse et tranquille. » La Providence en a décidé autrement, et feu l’Empereur, dans les dernières heures de sa vie, me dirait encore « Je te remets mon commandement, mais pas, à mon regret, dans l’ordre que je désirais ; je te laisse beaucoup de peines, beaucoup de soucis. » Je lui répondis, nous nous sommes toujours tutoyés l’un l’autre : « Tu prieras Dieu certainement là-bas pour la Russie et afin qu’il me vienne en aide. » – « Oh certainement je le ferai », me répondit-il. Et j’en suis persuadé, parce que son âme était une âme pure. Dans cet espoir, sur les prières de mon inoubliable père et dans la conviction de l’assistance de Dieu sur laquelle j’ai toujours espéré et espère, je monte sur le trône de mon père. » Ensuite Sa Majesté faisant le signe de la croix ne put parler pendant quelques instants, en proie à une vive agitation intérieure, puis il continua : « Rappelez-vous, messieurs, que le conseil de l’Empire est l’institution la plus élevée de l’Empire et que, par cette raison, il doit donner l’exemple de tout ce qui est noble, utile et honnête. Feu l’Empereur, dans les derniers instants de sa vie, en me remettant ses volontés sur différents objets de l’administration de l’Empire, m’a chargé de remercier les membres du conseil pour leur service zélé, non seulement pendant la durée de son règne, mais quelques-uns encore sous le règne précédent.

« En accomplissant cette volonté de mon père inoubliable, j’espère que le conseil continuera de mon temps à agir comme il agissait du temps de l’Empereur défunt, c’est-à-dire, noblement, purement et honnêtement. Je ne m’attends pas non plus à d’autres actions de la part de cette administration supérieure, indépendamment des remerciements à tout le conseil, feu l’Empereur, dans ses derniers moments, se rappelant ses collaborateurs, m’a chargé de remercier nominativement les ministres qui ont travaillé avec lui pendant son règne. » — Alors, se tournant vers le prince Tchernicheff, il dit : « Vous, prince Alexandre Ivanovitch, feu l’Empereur a ordonné de vous remercier particulièrement de votre long et bon service sous son règne et m’a chargé de vous embrasser pour lui. » Au comte Nesselrode : « Et vous, comte Charles Vassiliévitch, feu l’Empereur vous remercie de vos services. » Au comte Orloff : « Et vous, comte Alexis Fédorowitch, l’Empereur avait en vous un ami constant et à lui dévoué et fidèle. » Au comte Kisselef : « Et vous, comte Paul Dmitriéwitch, le défunt vous remercie de vos services. » Au comte Bloudoff : « Comte Dmitri Nicolaïewitch, feu l’Empereur vous remercie aussi de vos utiles services. » Au comte Kleinmichel : « Et vous aussi, comte Pierre Andrajewitch. »

Se tournant ensuite de l’autre côté où se trouvaient le ministre de la justice, les secrétaires d’État du royaume de Pologne et de la commission des requêtes, les ministres de l’instruction publique et des finances, Sa Majesté continua :

« Vous, comte Panine, feu l’Empereur vous remercie de vos services. Et vous, Turkoul, de même ; vous, prince Galitzin, pour l’organisation de votre partie, et vous, messieurs Noraff et Broch. »

Se tournant vers S. A. I. le grand amiral, Sa Majesté lui dit :

« Pour toi, mon cher frère, l’Empereur m’a chargé particulièrement de te remercier du beau commencement de ton service. J’espère qu’il continuera de même dans l’avenir. »

L’Empereur embrassa chacun en lui adressant la parole.

On remarqua que quelques-uns manquaient, comme Dolgorouki et Adlerberg ; – l’Empereur Nicolas leur avait parlé lui-même dans ses derniers moments. Quand à Bibikoff, on raconta qu’il y était, mais que l’empereur Alexandre l’avait passé sans lui adresser la parole.

  1. Nicolas Ier et Napoléon III, par L. Thouvenel.
  2. Nicolas Ier et Napoléon III, par L. Thouvenel.
  3. Nicolas Ier et Napoléon III, par L. Thouvenel.
  4. Ibid.
  5. Aus meinem Lebel and aus meinem zeit, II Band.
  6. Mort en octobre 1901.
  7. Le 15 février 1800, la reine de Sardaigne, Marie-Clotilde, sœur de Louis XVI, écrivait au comte de Maurienne : « Je n’ai pu approuver ces deux saignées absolument à la sarde, puisque vous n’aviez pas même de fièvre. » En 1848, on saignait encore à Turin jusqu’à cent fois au cours d’une maladie. Le docteur Riberi, médecin de la cour, abusait des saignées comme les autres. Victor-Emmanuel se faisait souvent saigner par lui debout, avant de chasser. On racontait de mon temps, à Turin, que ce même célèbre docteur Riberi, que j’ai bien connu, entra un matin, très pressé, dans la cour du palais d’un de ses clients, et qu’ayant demandé de là, sans monter, pour ne pas perdre de temps, à un domestique des nouvelles de son maître malade à toute extrémité, il lui avait crié de toutes ses forces sans plus de souci : « C’est bien, mon ami, faites-le saigner pour la dixième fois !… »