Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/07

Plon-Nourrit et Cie (p. 205-232).

CHAPITRE VII

Paris en août 1853. — Mariage de Napoléon III. — M. et Mme Drouyn de Lhuys. — Voyage à Turin. — Vie privée de Victor-Emmanuel. — La Vercellana. — Assassinat du duc de Parme. — Massimo d’Azeglio remplacé par Cavour. — Gravité croissante des événements d’Orient. — Le docteur Conneau. — Récit de la captivité de Ham. — Mariage de l’empereur d’Autriche..


J’arrivai à Paris le 12 août. Dès le lendemain, je me présentai chez M. Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères, qui m’emmena dans sa voiture à Saint-Cloud. Il me posa mille questions sur ce qui se passait à Saint-Pétersbourg. Je le quittai à la porte du palais et me rendis à travers le parc au pavillon de Breteuil qu’habitait alors la princesse Mathilde. En route, je rencontrai l’Empereur qui examinait avec le gouverneur du palais les travaux en cours d’exécution. Il me regarda avec attention et dit au gouverneur : « Voici quelqu’un que je crois connaître et qui est arrivé dans la voiture de M. Drouyn de Lhuys. Informez-vous et sachez qui c’est. »

Un instant après, un colonel me rejoignait et me demandait mon nom. Il me dit que l’Empereur me recevrait probablement à la suite du conseil, après avoir vu M. Drouyn de Lhuys.

Pendant ce temps, j’allai chez la princesse Mathilde, qui me retint à déjeuner et défendit sa porte pour causer plus librement avec moi de la cour de Russie et de la société de Pétersbourg. Notre entretien dura plusieurs heures dans son atelier. Elle me mit avec son délicat esprit et sa bienveillance habituelle au courant de tout ce qui se passait à Paris et qui pouvait m’intéresser ou m’être utile.

L’Empereur me fit donner rendez-vous au palais de Saint-Cloud pour m’interroger sur la situation à Pétersbourg et sur les dispositions de l’empereur Nicolas à son égard. Il me fit attendre assez longtemps dans un des salons du palais. Lorsqu’il me fit introduire dans son cabinet, il me dit qu’il avait besoin de prendre l’air et m’invita à l’accompagner dans sa promenade d’une heure dans le parc. Je sortis avec lui deux officiers d’ordonnance, M. Edgar Ney et de Valabrègue, suivaient à quelque distance. « Parlez-moi à cœur ouvert, me dit l’Empereur, personne ne peut nous entendre. »

Je lui répondis qu’on comptait sur sa sagesse, tout en s’étonnant beaucoup de son alliance avec l’Angleterre.

Il me manifesta qu’il avait été blessé de la qualification de bon ami qui lui avait été donnée par le Tzar lors de son avènement. Je lui répétai ce que m’avait dit le chancelier, M. de Nesselrode, ainsi que M. de Séniavine qui était, en cas d’absence ou d’empêchement, le remplaçant de M. de Nesselrode :

« L’Empereur n’a pas à se blesser de cette formule. Mon souverain nous a bien dit de vous faire connaître la haute estime qu’il a pour l’empereur des Français. — C’est Dieu, dit-il, qui donne les frères, et c’est nous qui choisissons nos amis. Il vaut mieux avoir un bon ami qu’un faux frère. »

Napoléon III paraissait préoccupé. « C’est une manière polie et très diplomatique d’expliquer un mauvais procédé, » me dit-il.

En causant, nous étions arrivés à une petite porte du parc du côté de Villeneuve-l’Étang. L’Empereur prit une clef dans sa poche pour sortir. Mais les deux aides de camp, Edgar Ney et Valabrègue, s’approchèrent et le supplièrent respectueusement de n’en rien faire. La nuit approchait, et on pouvait redouter une mauvaise rencontre. Il y avait au delà des murs, dirent les deux officiers, un grand nombre de braconniers de la pire espèce.

L’Empereur répondit en souriant qu’il était tard et qu’il voulait bien rentrer, mais que toutes les précautions étaient bien vaines pour conserver la vie des hommes. « Si mon heure était venue, fussé-je dans une cave, on pourrait m’atteindre en tirant sur moi par un soupirail ; nous sommes tous dans les mains de Dieu ! »

Je n’oublierai jamais ces simples paroles de l’Empereur prononcées gravement et avec un accent si sincère de pieuse conviction chrétienne.

Cette scène vraiment dramatique à la tombée du jour, se passant dans cette belle allée du parc de Saint-Cloud où tout a été détruit plus tard par la guerre, revient souvent à mon esprit comme un mauvais rêve.

Depuis mon dernier séjour il s’était produit un grand événement qui avait occupé toute l’Europe Napoléon III avait épousé Mlle Eugénie de Montijo, comtesse de Teba, déclarant qu’il n’était pas d’humeur à attendre pour se marier le bon plaisir des autres souverains.

J’avais beaucoup entendu parler de Mlle de Montijo par Aloys de Rayneval et par Gaston de Castelbajac. Aloys de Rayneval l’avait connue tout enfant à Madrid pendant que son père y était ambassadeur. Ils jouaient ensemble dans les allées du parc d’Aranjuez. Elle n’avait qu’une sœur, mariée au duc d’Albe. Quelques mois avant son mariage avec l’Empereur, Gaston de Castelbajac[1] l’avait rencontrée dans les Pyrénées ; il l’accompagnait dans ses promenades à cheval et dans ses excursions de montagne. Elle toussait alors un peu et prenait les eaux de Bagnères. La saison finie, sa mère voulait retourner à Madrid, ce qui la mécontentait fort ; elle tenait à venir à Paris, et elle finit par l’obtenir.

Un attaché du ministère des affaires étrangères, M. de Lajolais, venu à Pétersbourg pour porter des dépêches, nous avait raconté que l’Empereur étant auprès d’elle très assidu et très pressant, elle lui aurait très noblement répondu : « Rien ou impératrice. » Elle était alors âgée de vingt-six ans.

On citait d’elle des traits qui sont à l’éloge de son cœur. Pendant un séjour à l’hôtel de la Poste aux Eaux-Bonnes, elle s’aperçut que plusieurs dames s’écartaient à l’entrée dans le salon d’une jeune femme, visiblement très malade et marchant avec peine. Elle demanda qui elle était ; on lui répondit que c’était une actrice du Théâtre-Français, gravement atteinte de la poitrine.

Mlle de Montijo prit le bras de sa mère et alla au-devant de la malheureuse femme, ainsi mise en interdit. Elle ! a fit asseoir près d’elle et la retint ainsi toute la soirée. La leçon donnée aux puritaines de l’hôtel de la Poste produisit son effet. Le lendemain, tout le monde fit le meilleur accueil à la délaissée de la veille.

Les Montijo, l’une des plus grandes familles d’Espagne, étaient parents des Lesseps, chez qui Mme de Montijo descendait souvent quand elle venait a Paris. Ils ont été très déçus d’être accueillis assez froidement aux Tuileries, malgré leurs liens de parenté avec l’Impératrice.

Le 15 août, après un dîner chez M. Drouyn de Lhuys auquel assistaient tous les ambassadeurs étrangers, le duc de Rianzarès, mari de la reine Christine, et d’autres hauts personnages, je me rendis à la réception des Tuileries, où je fus présenté à l’Impératrice et au roi Jérôme. En voyant son ancienne sujette devenue Impératrice des Français, la reine Christine dit à la princesse Mathilde que pour son compte elle était bien heureuse de ne plus être souveraine.

Ce mariage plaçait M. et Mme Drouyn de Lhuys dans une situation très délicate à la cour. L’Empereur s’était, disait-on, un peu occupé de Mme Drouyn de Lhuys, et dans sa jeunesse M. Drouyn de Lhuys, alors qu’il se trouvait secrétaire d’ambassade à Madrid, avait beaucoup connu la famille de Montijo. Ces rivalités de femmes et ces souvenirs avaient abouti à un éclat alors que personne ne pouvait soupçonner les futures résolutions du Prince Président, qui n’était pas encore empereur.

Un soir où il y avait représentation aux Tuileries, Mme Drouyn de Lhuys trouva installées aux premières places la jeune et charmante comtesse de Teba et sa mère ; elle s’écria avec aigreur, de manière à être entendue « Il y a vraiment ici des étrangères qui ne doutent de rien et dont le sans-gêne est incroyable. »

Mme de Montijo et sa fille se levèrent, laissant la place à Mme Drouyn de Lhuys, et elles se retirèrent dans la salle des Maréchaux. Quand le Prince Président fit son entrée, il trouva Mlle de Montijo tout en larmes. Celle-ci lui raconta ce qui venait de se passer. Le prince lui offrit alors son bras, la plaça lui-même au premier rang et ne la quitta pas de la soirée.

Mme Drouyn de Lhuys, qui était désignée comme devant être une des dames d’honneur de la future impératrice, fut éliminée quand le choix de l’Empereur se fut porté sur Mlle de Montijo. Depuis lors, elle a toujours été écartée des honneurs de la cour.

Dans une audience que M. Drouyn de Lhuys me donna le 17 août, il me pria de lui lire la dépêche de M. de Castelbajac, avec lequel au point de vue politique il ne s’entendait pas très bien. Il donnait, en écoutant cette lecture, des signes véritables d’impatience. Il était évident que la ministre ne partageait pas la confiance de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg en l’empereur Nicolas.

J’avais laissé à Turin de trop précieuses relations pour ne pas saisir l’occasion d’y revenir. Je profitai de mon congé à la fin d’août 1853 pour aller y passer quelques semaines. J’y trouvai la situation politique bien changée. Le comte de Cavour s’était rapproché de Rattazzi et avait définitivement évincé Massimo d’Azeglio.

« Me voilà libre, s’était écrié d’Azeglio, et je pousse le cri d’un homme qui s’est débarrassé du poids dont sa poitrine était chargée, ouf !

« J’avais accepté le gouvernail quand il était démontré que j’y pouvais manœuvrer avec plus de profit qu’un autre pour le pays. J’ai eu le bonheur de le tirer d’un bien mauvais pas et de nous sortir des écueils sans trop d’avaries. Maintenant, le navire est radoubé, et j’ose dire que les voiles peuvent flotter au vent. Je quitte mon banc de quart ; à un autre !

« Cet autre, que vous connaissez, est d’une activité diabolique et fort dispos de corps comme d’esprit ; et puis cela lui fait tant de plaisir !

« Quant à moi, outre que je ne suis pas dévoré d’ambition, je n’en puis plus physiquement ; depuis trois ans, je m’assassine, et les affaires eussent fini par en souffrir… Enfin, on va se reposer de tout cela. »

Mon court séjour en Piémont fut fort agréable et intéressant. Je dînai chez le comte de Cavour avec plusieurs membres du ministère. Le roi Victor-Emmanuel me reçut deux fois, toujours avec la même affectueuse familiarité.

L’opinion commençait à se montrer très sévère pour lui, surtout dans les cercles aristocratiques. « C’est un prince sur lequel il est difficile de compter, disait-on. Il se montre quelquefois sensible, mais sa légèreté est telle qu’il oublie bientôt ce qu’il a dit ou promis. Il s’échauffe beaucoup trop en parlant. Il est conteur quelquefois compromettant, se moquant de tout le monde, donnant en face à ses amis les épithètes d’ignorants et d’incapables. »

Un jour, un de ses ministres lui dit au château de Pollenzio : « Sire, vous n’avez jamais signé de décret daté de cette résidence. Il faudrait y faire un des actes importants de votre règne. » – « Oui, sans doute, dit le Roi, en regardant fixement ses ministres pour lesquels il n’éprouvait aucune sympathie, les gardant parce qu’ils se pliaient à ses désirs et lui étaient commodes, oui, messieurs, vous avez raison et vous m’y faites penser. J’ai bien envie de signer ici le décret qui vous renverra tous. »

En visitant près du Lingot l’église de Mille Fiori avec mes amis, nous aperçûmes dans la sacristie un gros bouquet de fleurs fanées. — « Qui vous a donné ces fleurs que vous gardez si précieusement ? » dis-je au sacristain.

– « C’est la Vercellana, » me répondit-il.

– « Qui est la Vercellana ? » lui dis-je.

Le sacristain fit semblant de ne pas entendre. Comme j’insistais, il Soit par me dire d’un air de mystère : « La Vercellana, mais c’est la dame qui habite la maison de campagne située tout près d’ici, dans la plaine, à quelques pas de la route de Stupinis. »

– « Bien ! et A qui appartient la maison que vous m’indiquez ? »

– « C’est à Sa Majesté », finit-il par me dire à voix basse, visiblement gêné et contrarié de toutes ces questions.

La Vercellana n’était autre que la fameuse Rosine, maîtresse attitrée de Victor-Emmanuel. La maison qu’elle habitait provenait d’un banquier de Gênes, M. Scaravaglio, enrichi par un grand commerce de fusils pendant la guerre de Lombardie. Le Roi voulant acquérir une maison dans un endroit retiré, à proximité de Turin, de Stupinis et de Moncalieri, pour y loger cette femme, fit appeler un matin M. de Seyssel, bien connu en Piémont pour son habileté en affaires : « Mon cher Seyasel, lui dit-il, je compte sur vous pour m’acheter de suite, au nom de Rosine, la campagne de M. Scaravaglio ; je veux la lui donner. »

« Sire, répondit Seyssel, qui était sourd, mais plein d’esprit, je veux bien me charger de faire cet achat, à la condition que vous m’autoriserez à faire l’acquisition, non pas au nom de Rosine, mais au nom de vos enfants. Vous ne possédez, Sire, aucune fortune personnelle. Mon avis est que vous feriez mieux de faire l’acquisition de cette campagne, qui contient une ferme, pour vos enfants que pour votre maîtresse, car si vous veniez à mourir, ces malheureux risqueraient fort de mourir de faim. »

Le Roi reconnut que cela était vrai, et M. de Seyssel fit l’acquisition comme il l’avait proposé.

Victor-Emmanuel aimait à vanter le désintéressement de sa maîtresse. Il racontait qu’un jour, à la suite d’une vive discussion, il lui avait donné dix mille francs qu’elle avait fait mine de jeter au feu. disant qu’elle ne voulait rien recevoir de lui. Il se montrait très attaché à cette femme, fille d’un tambour-major. Elle l’avait suivi partout pendant la campagne de Lombardie, en portant le plus souvent un costume d’homme.

Le père de Rosine — le vieux Vercellone — était un individu excessivement commun de manières et de langage. Il avait été envoyé à Pignerol depuis la mort de sa femme, enterrée par ordre du Roi dans l’église de Mille Fiori malgré la résistance du curé[2].

Le Roi avait donné à Rosine le nom de Guerrieri, pour rappeler les souvenirs guerriers de la campagne de Lombardie.

Rosine possédait aussi une maison à Moncalieri, mais elle a du cesser de l’habiter à cause de ses rencontres trop fréquentes avec la Reine. La malheureuse princesse, apercevant dans une de ses promenades une maison dans le lointain, demanda à un paysan à qui elle appartenait : « À la maîtresse du Roi », lui fut-il répondu.

Un autre jour, elle se promenait avec ses enfants hors du pare de Moncalieri lorsque tout à coup elle rencontra une femme également accompagnée de ses enfants : « Ah dit une des princesses à ses frères, vous voyez ces petits enfants. Eh bien, moi, je sais qui ils sont. Ils sont aussi nos frères. On dit qu’ils sont comme nous les enfants de papa. »

À ces mots, la Reine rentra au château et se rendit chez Victor-Emmanuel pour se plaindre de ce honteux voisinage et le prier de lui épargner à l’avenir d’aussi pénibles humiliations.

Rosine ne se résignait pas à vivre renfermée chez elle. Elle assistait pendant le carnaval aux bals du Théâtre Royal. Elle y portait un énorme médaillon contenant le portrait du Roi. Comme elle ne savait pas s’habiller, elle l’avait accroché au bas d’une robe en pointe, de telle sorte qu’il se trouvait placé juste au milieu du bas ventre, ce qui donnait lieu aux plus grossières plaisanteries. Elle alla ainsi affublée inviter à danser plusieurs officiers qui refusèrent tous, ne voulant pas se donner en spectacle. Elle s’en plaignit au Roi, qui partagea son ressentiment. Victor-Emmanuel passait près d’elle sa vie entière, à la grande satisfaction de Cavour et de Rattazzi, à qui était ainsi abandonné le gouvernement du royaume, le souverain oubliant près de sa maîtresse l’accomplissement de ses devoirs les plus sérieux.

En arrivant en Piémont, j’avais rencontré à Suse les enfants légitimes du Roi, envoyés au fort d’Exile et à l’hospice du mont Cenis pour faire de là des excursions dans les montagnes. Le prince Humbert, héritier de la couronne, avait eu dix ans le 14 mars 1854 : il était fort et bien portant. Son gouverneur était le général Rossi, ancien aide de camp de Charles-Albert avec qui j’étais allé au quartier général de Radetzki lors de la reddition de Milan. Le prince Amédée, duc d’Aoste, avait au contraire une santé délicate. On le disait beaucoup plus intelligent que son frère aîné. La princesse Clotilde, âgée de onze ans, promettait de devenir fort belle ; elle avait la gracieuse tournure de sa mère ; ses traits rappelaient en beau ceux de Victor-Emmanuel. Elle passait pour avoir un caractère froid et réservé ; sa sœur, la princesse Marie, âgée de six ans, était très grande, gracieuse, gaie et bon enfant. Le petit prince Odon, âgé de huit ans, n’était pas à Suse ; il était en ce moment fort malade à Turin et soumis à un traitement désespéré, auquel il pouvait succomber s’il n’était pas guéri dans un an. Le pauvre enfant avait le sang vicié, une épaule plus haute que l’autre ; il ne marchait qu’avec des béquilles. À la suite d’une consultation, le plus fameux médecin du Piémont, Riberi, qui avait toute la confiance de la Reine, avait proposé une cruelle opération. La Reine voulut que son fils lui-même, malgré son jeune âge, prit cette grave décision. Le petit prince écouta attentivement le récit des souffrances qu’il lui faudrait subir pour obtenir peut-être la santé. Il s’écria avec courage qu’il était décidé à suivre ce traitement. Il avait une énergie et un esprit au-dessus de son âge. Son frère le prince Charles avait été récemment enlevé par une méningite après les plus cruelles souffrances. « Ah dit-il tristement en songeant à lui-même, Charles est bien heureux de ne plus souffrir ! »

Après quelques jours passé dans le pays de Suse, les petits princes revinrent en chemin de fer à la station d’Alpinian ; les voitures de la cour vinrent les y prendre pour les conduire au château de Caselette, où résidait alors la famille royale.

Le contraste de ce double ménage était une occasion de scandale permanent et atteignait Victor-Emmanuel dans sa dignité. Cependant, il savait retrouver à l’occasion son intrépidité chevaleresque. Le choléra sévissait alors en Piémont et faisait à Gênes de terribles ravages. Il s’y rendit le 4 septembre 1854, accompagné de ses ministres et de son officier d’ordonnance, le comte Charles de Robilant, pour y visiter les hôpitaux remplis de cholériques. Toutes les boutiques étaient fermées, une grande partie de la population avait abandonné la ville ; dans les rues, on ne rencontrait plus quelques passants consternés, marchant rapidement et tenant leurs mouchoirs à la bouche pour se garantir des émanations pestilentielles.

Le Roi et sa suite ne voulurent prendre aucune précaution afin d’encourager la population terrifiée par le fléau et lui donner confiance.

À l’une des audiences que me donna Victor-Emmanuel il me parla de la guerre d’Orient et m’exprima son désir d’y prendre part personnellement, disant aimer passionnément la vie des camps et être heureux à la pensée de se retrouver sur un champ de bataille. J’en fis part à l’Empereur.

J’étais établi au Lingot, propriété de la famille de Robilant, qui y recevait de fréquentes visites. J’y vis le général de Biscarretti, gouverneur militaire de l’île de Sardaigne, qui avait épousé une Française, Mlle de Breteuil. Les anciens usages et les vieux costumes sont fidèlement conservés dans l’île. Le clergé y est très inférieur. Dans la meilleure compagnie il y a beaucoup de laisser aller ; par exemple, les dames relèvent leurs jupes et se grattent les jambes pour se défendre contre la piqûre des puces, qui sont en Sardaigne un véritable fléau.

La fête de l’Empereur, célébrée à Turin par les soins du ministre de France, M. de Guiche, donna lieu à un incident d’étiquette. Le matin, une messe solennelle avait eu lieu à Notre-Dame des Anges. Un fauteuil de soie cramoisie avec des franges d’or avait été placé dans le chœur pour M. de Guiche[3], qui y assistait entouré de tout le personnel de la légation

Le soir, à cinq heures et demie, M, de Guiche avait donné un grand dîner auquel étaient conviés tous les ministres du Roi et les ministres étrangers accrédités à Turin. Parmi les invités figurait le duc Pasqua, préfet du palais, collier de l’ordre de l’Annonciade. Devait-il ou non avoir le pas sur le ministre des affaires étrangères ? La question était grave, car le conseil des ministres en délibéra dans la journée, et il se prononça pour la préséance du ministre des affaires étrangères. Afin d’éviter un conflit, il est d’usage que les chevaliers de l’ordre de l’Annonciade s’excusent lorsqu’ils sont invités chez un ministre étranger en même temps que le ministre des affaires étrangères. C’est ce que fit le duc Pasqua.

L’assassinat récent du duc de Parme était à Turin l’objet de toutes les conversations. On racontait les excentricités du malheureux prince qui touchaient à la folie. La duchesse de Parme vivait à ce sujet dans des inquiétudes continuelles. Le 27 mars 1854, jour où son mari fut assassiné, elle était au Dôme où elle priait avec ferveur. L’aide de camp chargé de lui annoncer ce tragique événement, craignant de l’effrayer en lui disant toute la vérité avec précipitation, essaya de l’y préparer. Il se contenta d’abord de lui dire : « Madame, on vient de ramener au palais Son Altesse Royale. » – « Quoi ! s’écria la duchesse, est-il donc devenu fou ? » Cela avait été sa première pensée.

Malgré ses excentricités, le duc de Parme était un prince spirituel et bon enfant. Lorsque M. de Salvandy fut nommé ambassadeur de France à Turin, le jeune duc s’y trouvait également. Le maréchal de la cour donnait des réceptions hebdomadaires ; M. de Salvandy devait s’y rendre ; il était l’objet de critiques satiriques pour ses façons pompeuses et théâtrales. Quelques dames voulant assister à son entrée se tenaient dans le premier salon. Bientôt on entendit du bruit dans les escaliers, et chacun de dire : « C’est M. de Salvandy qui arrive. » Tout le monde fixa les yeux sur la porte qui s’ouvrit avec fracas, et l’on vit paraitre un grand jeune homme maigre, à la tournure élégante, qui, ayant appris ce qui motivait la curiosité des dames réunies dans ce salon, s’écria modestement en baissant la tête et en passant devant elles sur la pointe des pieds : « Pardon, mesdames, ce n’est pas encore l’ambassadeur de France, ce n’est que le pauvre petit ducchino. »

C’était le duc de Parme, qui n’avait pas encore vingt-cinq ans.

J’allai voir Massimo d’Azeglio à sa villa de Cornegliano, près de Gênes, agréable résidence d’où l’on a une vue superbe sur la mer. Rien n’était touchant comme la modestie et la simplicité de cet homme éminent qui avait été pendant plusieurs années à la tête du gouvernement de son pays et qui depuis sa retraite vivait de son pinceau. Il n’avait aucune fortune, ayant donné tout ce qu’il possédait à sa fille, la marquise Ricci. En quittant le pouvoir, il n’avait rien voulu accepter, ni le collier de l’Annonciade, ni même une pension.

Tout le monde me questionnait sur les affaires de Russie qui s’étaient beaucoup aggravées depuis mon départ. Les conférences de Vienne avaient échoué. La Porte avait sommé la Russie d’évacuer les principautés danubiennes dans un délai de quinze jours, et le Tzar s’y étant refusé, les deux pays s’étaient trouvés en état de guerre. Un esprit belliqueux commençait à régner dans toutes les chancelleries. M. Thouvenel, si opposé à la guerre quelques mois auparavant, écrivait le 25 septembre 1853 : « Si notre escadre fût entrée dans les Dardanelles quand les Russes passèrent le Pruth, les affaires seraient beaucoup moins embrouillées ; mais, enfin, mieux vaut tard que jamais. L’occupation des principautés danubiennes par la Russie délie la Porte des stipulations du traité de 1841 (convention des Détroits) sans l’obliger de déclarer la guerre à la Russie. M. Thouvenel ajoutait mélancoliquement : « L’Autriche fausse compagnie à la France : la Prusse veut l’imiter. » En répondant à la dénonciation des hostilités, l’empereur Nicolas avait déclaré avec une modération simulée qu’il se tiendrait sur la défensive. « Nous n’attaquerons pas, avait dit M. de Nesselrode à sir Hamilton Seymour, nous resterons l’arme au pied, résolus seulement à repousser toute agression soit dans les principautés, soit dans les provinces asiatiques, où nous avons renforcé nos régiments. Nous resterons ainsi, pendant l’hiver, prêts à recevoir les ouvertures pacifiques qui nous seraient faites par la Turquie[4]. »

Lorsque je revins à Paris, à la fin d’octobre 1853, la situation était des plus tendues. Les femmes de la société russe parlaient de quitter Parie ; Mme de Liéven se disposait à partir pour Bruxelles, et Mme Nariskin pour l’Italie. « L’empereur Napoléon aurait un bien beau rôle en empêchant la guerre », me dit la princesse de Liéven. De nouvelles tentatives d’arrangement étaient faites à Constantinople par les quatre grandes puissances. Le général de Castelbajac m’écrivait de Pétersbourg, le 15 octobre 1853 : « Quant à moi, malgré toutes les chances contraires, je crois à la paix ; mais vous savez que je suis le médecin Tant mieux, que je crois qu’on ne meurt que de bêtise et que nous avons affaire à des gens d’esprit à Paris et même ici, où du reste on est très désireux de la paix et très attrapé de voir l’attitude guerrière et guerroyante de la France et surtout de l’Angleterre. Cependant, il ne faudrait pas les pousser à bout et leur faire déployer contre les Turcs l’étendard sacré, qui décuplerait leurs forces et leurs finances. Le général Baraguey d’Hilliers, qui représentait la France auprès du gouvernement ottoman, se plaignait fort de l’ambassadeur anglais, lord Stratford de Redcliffe, et il écrivait : « J’aime mieux voir les Russes à Constantinople que de laisser Gallipoli aux Anglais. » La lutte entre les deux ambassadeurs devenait des plus violentes. Lors de la nomination du général Baraguey d’Hilliers, M. Drouyn de Lhuys, prévoyant un conflit, avait dit : « J’ai bien peur que ce soit la rencontre d’un boulet et d’un obus. » Tout à coup se produisit un fait qui souleva indignation du monde civilisé et qui rendit impossible un dénouement pacifique des négociations. Malgré la déclaration du Tzar, la flotte russe de la mer Noire, sous les ordres de l’amiral Nakhimoff, surprit l’escadre ottomane ancrée dans le port de Sinope, la détruisit et en même temps réduisit en cendres une partie de la ville. Cette action barbare, approuvée par le Tzar, était une provocation pour la France et pour l’Angleterre. Leurs flottes, dès la déclaration de guerre entre la Russie et la Turquie, avaient franchi les Dardanelles ; après le désastre de Sinope, sur la prière du Sultan, elles passèrent du Bosphore dans la mer Noire.

L’Empereur m’avait retenu à Paris jusqu’à la fin de décembre pour porter ses dernières dépêches à M. de Castelbajac, dont rien n’ébranlait la confiance dans le maintien de la paix. Lors de la destruction de l’escadre turque de Sinope par l’amiral Nakhimoff, il avait malheureusement félicité l’empereur Nicolas du succès de ses armes, ce qui avait fait à Paris le plus mauvais effet.

Je fus reçu par l’Empereur les 25,27 et 29 décembre 1853, et j’eus avec lui les plus intéressantes conversations sur les grands événements qui se déroutaient avec une effrayante rapidité. Il me remit une lettre à porter sans retard à Pétersbourg dans laquelle il disait à l’empereur Nicolas au sujet de l’attitude hostile de la Russie et de l’entrée des flottes alliées dans la mer Noire Un pas de plus, c’est la guerre. Il me demanda quels étaient les sentiments personnels du Tzar à son égard. La question était embarrassante.

Je répondis : « Une haute estime, mais rien de plus. » Lorsque je pris congé de lui, il me dit en me serrant la main avec bonté : « Croyez que je ne vous oublierai pas. »

Le même jour, M. Thouvenel, alors directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères, écrivait à M. de Castelbajac : « C’est M. de Reiset qui vous porte nos plis. Il a vu l’Empereur et le ministre, et il est bien au courant de leurs idées[5]. »

À la suite de ma dernière audience, j’assistai à la revue de quelques régiments passée dans la cour des Tuileries. Le temps était magnifique, mais le froid glacial. L’empereur, accueilli par des acclamations chaleureuses, montait très bien à cheval ; le pauvre maréchal Magnan avait, à cause de son embonpoint, beaucoup de peine à le suivre. L’Empereur s’arrêta à plusieurs reprises en passant sur le front des troupes pour écouter les soldats qui faisaient signe de lui adresser une supplique.

J’attendais dans un salon du rez-de-chaussée avec le petit docteur Conneau, qui avait été son ami des mauvais jours et son compagnon de captivité à Ham. Je pris plaisir à faire raconter à cet excellent homme, d’un esprit très fin, quelques-uns de ses souvenirs. « L’Empereur, me dit-il, a une grande égalité de caractère. Je le connais depuis 1830 ; je ne l’ai jamais vu s’emporter, en aucune occasion. Sa douceur n’exclut pas une réelle fermeté Lorsqu’il a un reproche à adresser à quelqu’un, il le fait toujours avec calme et sans aigreur. Il va droit au fait, dit ce qu’il veut dire. Une seconde après, il paraît avoir oublié ce qui lui a été désagréable.

« Notre vie commune à Ham a duré six ans ; elle a été si calme, si silencieuse, si uniforme, que je n’en ai conservé aucune note écrite. J’ai fait une esquisse assez mal reproduite par la lithographie de notre chambre de travail. Mais les moindres détails de notre monotone existence sont présents à ma mémoire.

« L’Empereur a commencé dans sa prison de Ham un ouvrage sur l’artillerie qu’il n’a pu terminer. Il a chargé un officier d’artillerie, M. Favé, de le continuer, et il en surveille lui-même l’exécution. »

Je lui demandai ce qu’il y avait de vrai dans le concours que lui aurait prêté un maçon du nom de Badinguet pour son évasion, ce qui avait été le prétexte du surnom irrespectueux qu’on lui donnait.

« C’est une pure invention, me dit le docteur Conneau ; le costume qu’il a revêtu ne venait nullement d’un individu de ce nom. Il provenait d’un des nombreux vêtements de pauvres qu’il avait en réserve pour les distribuer à l’entrée de l’hiver. Il n’y a eu aucun complot, aucun projet fait à l’avance. Il a pris son parti et l’a exécuté en quelques jours sans en parler à d’autres qu’à moi et à son valet de chambre. La planche qu’il a placée sur son épaule a été prise par lui dans les cours du château où l’on faisait alors des travaux. Il s’y trouvait toujours un grand nombre d’ouvriers.

« Toute ma vie je me souviendrai du moment où le prince ayant décidé son évasion prit son rasoir pour couper sa moustache. Mes jambes tremblaient si fort que je ne pouvais me tenir debout. Le prince, avec son calme habituel, fit tomber sa barbe et me rassura. Quand il sortit, je pouvais le suivre des yeux : je le vis de l’autre côté des portes continuer sa route. Je repris alors tout mon sang-froid et je ne songeai plus qu’à exécuter toutes les mesures qui pouvaient faciliter sa fuite. »

La revue terminée, l’Empereur traversa le salon où nous nom trouvions. En m’apercevant, il me dit : « Est-ce qu’en Russie on passe souvent des revues en hiver ? » — « Oui, Sire, répondis-je, mais dans de grands manèges seulement, car le froid serait trop vif peur les passer en plein air. »

Après m’avoir posé encore quelques questions, il me souhaita un bon voyage. J’allai prendre chez la grande-duchesse Stéphanie de Bade une lettre qu’elle devait me donner pour la grande-duchesse Marie, veuve du duc de Leuchtenberg, et je partis le jour même à huit heures du soir.

Je fus arrêté à Bruxelles par les neiges qui interceptaient les communications entre cette ville et Cologne. M. Adolphe Barrot, qui y était alors ministre de France, m’y offrit une cordiale hospitalité. Je ne pus repartir que le 1er janvier 1854, vers quatre heures. Je me trouvai dans le même wagon que le jeune prince Schœnbourg, attaché d’ambassade d’Autriche à Paris, qui portait des dépêches à Vienne. Nous liâmes conversation. Il me parla beaucoup de son jeune empereur et de son prochain mariage avec une princesse de Bavière. Le bruit avait couru qu’il devait épouser une princesse de Saxe, sœur de la duchesse de Gênes. Mais son choix était fait. Rien ne put ébranler sa résolution. Comme on le félicitait d’épouser une princesse qu’il aimait, il répondit avec vivacité : « Pouviez-vous penser que de ma part il en serait autrement ? »

Le comte Valentin Esterhazy, ministre d’Autriche près la cour de Russie, m’a raconté comment les fiançailles avaient été décidées. François-Joseph a vu pour la première fois la princesse Élisabeth de Bavière aux eaux d’Ischl. Elle était toute jeune, si jeune qu’on l’envoyait encore coucher à huit heures, blonde, fort jolie, aimant à monter à cheval. C’est à elle-même que l’Empereur s’adressa, sans avoir parlé de ses projets au comte Buol, son premier ministre. Il lui demanda « si elle voulait partager son triste et malheureux sort. Répondez-moi seulement demain, lui dit-il, après avoir sérieusement réfléchi. »

Au matin, il se promenait sous les fenêtres de la jeune fille en attendant l’heure convenable pour venir chercher sa réponse. Le père d’Élisabeth de Bavière était à Bade ; il reçut de sa femme un télégramme ainsi conçu : « L’Empereur demande la main de Zizs. » Le mariage dut être ajourné à cause de l’extrême jeunesse de la fiancée. Rien n’était charmant comme ces deux amoureux, si jeunes, si beaux et si épris l’un de l’autre.

La cérémonie de l’abdication de l’empereur Ferdinand, en faveur de son neveu, avait été très émouvante. Elle eut lieu en présence d’un cercle de membres de la famille impériale et de quelques hauts personnages de la cour. François-Joseph retira son épée et alla s’agenouiller aux pieds de l’empereur abdicataire, qui lui donna sa bénédiction. Puis, reprenant son épée, il sortit l’air soucieux. On lui entendit prononcer ces mots : « Adieu, ma jeunesse ! »

  1. Dans une lettre adressée à un ami (1850), Mlle Eugénie de Montijo, disait, en effet, qu’elle allait quitter Bagnères avec sa mère, pour aller passer huit jours chez un de leurs amis, M. de Castelbajac, et ensuite à Bordeaux. Elle parlait aussi de Julien et de Fernandito puis d’une opération qu’il venait de subir.
  2. Victor-Emmanuel épousa morganatiquement Rose Vercellana le 7 novembre 1869. Elle était née le 3 juin 1833, et mourut le 27 décembre 1885, sous le nom de comtesse Mirafiori e Fontana-Fredda (titre comtal sarde conféré le 11 avril 1859 aussi en faveur de sa descendance, qui porte le nom de Conti de Mitafiori-Fontana-Fredda).
  3. Plus tard duc de Gramont, ministre des affaires étrangères.
  4. Pierre de la Gorce, Histoire du second Empire.
  5. Nicolas Ier et Napoléon III, par Thouvenel.