Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/06

Plon-Nourrit et Cie (p. 174-204).

CHAPITRE VI

Ma présentation à l’empereur Nicolas. — Le maréchal Paskiévitch. — Le 1er avril en Russie. — La débâcle de la Newa. — La messe de minuit le jour de Pâques au palais d’Hiver. — Échec de la mission Menschikoff. — Voyage à Moscou. — Inconvenante sortie du baron de Mollerus, ministre plénipotentiaire de Hollande..


Le 20 février eut lieu ma présentation officielle à l’Empereur pendant un bal donné par le grand-duc héritier.

Le comte Woronzow m’avait recommandé d’arriver avant le commencement du bal, ce que je fis si exactement que je trouvai les salons plongés encore dans l’obscurité. En un clin d’œil, un fil conducteur alluma toutes les bougies comme par enchantement. Aux portes de la salle du bal, resplendissante de lumières, se tenaient des nègres dans un brillant costume oriental, brodé d’aigles russes.

Le Tzarewitch et sa femme entrèrent les premiers et saluèrent les invités. Puis ils introduisirent l’Empereur et l’Impératrice, suivis des grands-ducs et des grandes-duchesses. L’orchestre joua une polonaise qui fut dansée par la famille impériale, ainsi que par les membres du corps diplomatique, puis le bal commença.

Je fus prévenu par un chambellan que l’Empereur allait me recevoir dans un salon voisin. Je m’y rendis avec le comte de Blum, attachée l’ambassade d’Autriche, qui devait être présenté en même temps que moi.

L’Empereur ne tarda pas à arriver. Il vint à moi avec beaucoup d’affabilité : « Nous avons eu du malheur, me dit-il ; je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt. Comment vous trouvez-vous à Pétersbourg ? »

Je répondis que tout ce que je voyais et entendais dire m’intéressait au plus haut point. « Tant mieux, répliqua l’empereur Nicolas ; j’espère que vous vous trouverez bien de votre séjour, quoique vous ayez bien mal débuté en gagnant la petite vérole. Il n’y paraît plus, grâce à Dieu, ajouta-t-il en me regardant fixement, avec intérêt. J’aime beaucoup M. de Castelbajac ; il le sait. Il a été bien inquiet de la maladie de son fils et de la vôtre, mais enfin tout s’est bien terminé, et je vous en fais mon sincère compliment. »

Puis, me souriant avec bonté, il passa au comte de Blum.

Les mêmes cérémonies eurent lieu vis-à-vis de l’Impératrice, du grand-duc héritier et de la grande-duchesse héritière, ma petite vérole et ma guérison fournissant à chacun un sujet de conversation tout trouvé.

Quelques jours après, j’ai été présenté au grand-duc Constantin, frère cadet du Tzarewitch, généralement peu aimé. Il passait pour être très ambitieux ; c’était un prince laborieux et instruit, mais qui ne se livrait pas. Il avait à peine douze ans que, entendant un jour son frère dire combien il était difficile de gouverner un peuple et de remplir toutes les obligations d’un empereur : « Eh bien ! s’écria-t-il, abdique en ma faveur, quand tu en seras là, et je me charge de gouverner à ta place. » L’empereur Nicolas, ayant appris ce propos, le punit sévèrement.

Ce prince me demanda des nouvelles du général de Lamoricière, ce qui n’était guère à sa place lors de la présentation officielle d’un membre de l’ambassade française. Je lui répondis qu’il se portait comme on pouvait le faire en exil. La grande-duchesse Constantin était forte, jolie, d’une belle prestance. Malheureusement elle était atteinte d’une maladie du larynx dont elle ne pouvait se guérir dans ce climat rigoureux, ce qui lui donnait un continuel enrouement.

Pour clore cette série de présentations, j’ai été reçu par le grand-duc de Mecklembourg, qui a épousé une fille de la grande-duchesse Hélène, mari de la grande-duchesse Catherine. Il ressemblait beaucoup au duc d’Orléans, dont il avait le genre et les manières. Il était d’ailleurs fort aimable et accueillant. Enfin, les jeunes grands-ducs Nicolas et Michel, assistés de leur gouverneur, le général Philosophof, m’ont également reçu. Ils me connaissaient à merveille, m’ayant rencontré souvent au bal chez le général Soumarakoff, le grand-duc Michel était même venu me demander très aimablement de lui servir de partenaire à une figure de mazurka qui tient lieu à Pétersbourg de cotillon. Mais avant toute présentation régulière je n’existais pas oficielleement pour eux.

Le général Philosophof, qui avait élevé ces deux jeunes princes, était un officier fort distingué. Comme Pierre le Grand, ils avaient appris le métier de charpentier. Le général me montra un bateau à voile construit par eux, le modèle d’un pont en bois, qu’ils avaient exécuté dans le parc de Tzarkoë-Selo. Une grande salle de leur palais était remplie de plans en relief et de modèles d’ouvrages de fortification. Le gymnase auquel ils s’exerçaient quand ils étaient jeunes avait été conservé, il était d’une hauteur effrayante. Le général Philosophof craignait toujours que les jeunes princes ne se rompissent les membres en tombant.

La grande-duchesse Hélène donna un bal splendide auquel l’Empereur, l’Impératrice et tous les grands-ducs assistèrent. L’escalier de son palais était un des plus beaux et des plus élevés que j’aie jamais vus. Dans le salon particulier de la grande-duchesse des treillages garnis de fleurs et de lierre formaient une série de bosquets fort élégants. Dans l’un d’eux étaient réunis des objets ayant appartenu au grand-duc Michel et conservés par sa veuve, ainsi que son portrait, casque en tête, en grand uniforme. Dans un autre bosquet se trouvait un fort beau portrait de la grande-duchesse Catherine en costume grec ; il était entouré de fleurs, de palmiers et de plantes rares.

On commençait à s’inquiéter des événements d’Orient et des suites de la mission Menschikoff. Le maréchal Paskiévitch se montrait très opposé à la guerre, disant que l’Empereur se montait la tête et surexcitait l’ardeur des jeunes officiers de l’armée russe ; mais à Saint-Pétersbourg tout dépendait de l’humeur du Tzar, impressionnable, irascible, d’une extrême vivacité et d’une grande obstination. Personne ne pouvait le retenir quand il avait pris une détermination.

Le 18 avril, il donna un grand dîner à l’occasion de la naissance d’un prince de la maison d’Angleterre. Sir Hamilton Seymour était placé entre l’Empereur et l’Impératrice, et lady Seymour à côté de l’Empereur. L’Impératrice porta un toast à la reine Victoria. Jusqu’au premier coup de canon, les relations des futurs belligérants ont continué à être d’une grande courtoisie.

Le 14 mars 1853, j’assistai à un dîner de deux cent cinquante couverts donné par le club anglais pour le quatre-vingt-troisième anniversaire de sa fondation. Ce club, fondé par des Anglais, était composé principalement de hauts personnages russes. Le maréchal Paskiévitch assistait à ce dîner.

Jean Fédorovitch, prince de Varsovie, comte Paskiévitch d’Érivan et feld-maréchal, était alors la plus haute personnalité militaire de la Russie. Né à Poltava le 8 mai 1782, il appartenait à une famille originaire de la Petite-Russie dont les ancêtres avaient combattu sous les drapeaux des hetmans. À l’âge de douze ans, Paskiévitch entra au corps des pages. En peu d’années, par les brillantes qualités qu’il montra, il franchit les premiers degrés de la carrière militaire et fut nommé à dix-huit ans lieutenant dans le régiment de Préobrajensky et aide de camp de l’empereur Paul. C’est en Turquie que le jeune Paskiévitch fit ses premières campagnes comme capitaine et aide de camp de l’Empereur. Dans l’espace de quatre ans, de 1806 à 1810, il s’éleva rapidement par son mérite au grade de capitaine-major. Pendant ces campagnes, le général Paskiévitch fut plusieurs fois envoyé en mission à Constantinople.

Ayant pris part comme commandant d’une division à la guerre de Russie de 1812, le général Paskiévitch eut à Smolensk assez de crédit sur le prince Koutouzoff, général en chef, pour lui faire suivre ses conseils. Le 12 décembre, à Vilna, celui-ci le présenta à l’empereur Alexandre comme le meilleur de ses généraux. Il acquit dans l’armée russe une grande réputation de bravoure par sa conduite pendant dix années de combats et surtout par la part qu’il prit aux campagnes de Russie, d’Allemagne et de France.

En 1817, l’empereur Alexandre le chargea d’accompagner à l’étranger le grand-duc Michel. En 1824, à la suite d’une terrible inondation de la Newa, l’Empereur, voulant connaître la situation des habitants de Saint-Pétersbourg qui avaient eu à souffrir de ce grand désastre et faire distribuer des secours dans tous les quartiers, nomma Paskiévitch gouverneur militaire de Viborg. Le grand bien que le général y fit lui valut de nouvelles marques de la bienveillance d’Alexandre Ier, et en décembre 1824 il reçut avec le grade de général aide de camp le commandement du premier corps d’infanterie.

En 1826, l’empereur Nicolas, ayant appris que le gouvernement persan, tout en faisant les plus belles promesses au prince Menschikoff, alors ministre de Russie à Téhéran, se préparait secrètement à la guerre, chargea le général Paskiévitch du commandement du corps d’expédition contre la Perse. Arrivé à Tiflis, Paskiévitch marcha contre l’armée persane ; la rencontrant à sept verstes d’Élisabethpol, il lui livra bataille et la défit. Pour ce fait d’armes il reçut de Nicolas une épée d’or enrichie de diamants. C’est de cette guerre que date sa réputation d’excellent administrateur à laquelle il attachait un grand prix. « Jamais je n’entre en campagne, m’a-t-il dit un jour, sans avoir réuni des vivres pour cinquante jours. »

Après la prise des forteresses d’Abbas-Abdad, de Sarde-Abdad et d’Érivan, il reçut la grand’croix de Saint-Wladimir.

Il négocia avec non moins de succès le traité de paix qui termina la guerre. Ce traité, très avantageux pour la Russie, lui valut le titre de comte d’Érivan, théâtre de sa victoire, avec une dotation d’un million de roubles assignats. Le schah de Perse lui-même lui fit don de soixante mille roubles et lui conféra l’ordre du Lion et du Soleil en brillants transmissible par voie d’hérédité aux aînés de sa famille.

Lorsque la guerre éclata en 1828 entre la Russie et la Porte, l’Empereur chargea le général Paskiévitch de soumettre les pachaliks de Kursk et d’Akhatzik. L’armée était alors dépourvue de tout ; le froid et la peste la décimaient. Le comte Paskiévitch sut remédier à tout. Tout en marchant contre les Turcs et en s’emparant de plusieurs forteresses, il réussit à déjouer les intrigues de l’Angleterre, qui excitait la Perse à déclarer la guerre à la Russie. Ses éminents services pendant cette campagne furent récompensés par le titre de feld-maréchal et par le grand cordon de Saint-Georges, distinction très rare, l’empereur Nicolas ne portant lui-même que la petite croix de cet ordre fondé par l’impératrice Catherine II. Il ne peut être décerné que pour des services purement militaires par un chapitre composé d’officiers généraux.

Après la prise d’Andrinople, le maréchal Paskiévitch retourna à Tiflis. Il y était occupé à organiser les provinces situées au delà du Caucase lorsqu’il fut appelé en toute hâte à Pétersbourg. La Russie avait éprouvé des revers au début de la guerre de Pologne, le maréchal Diébitch venait de mourir ; l’empereur Nicolas donna le 4 juin 1831 au maréchal Paskiévitch la mission de soumettre la Pologne. Il trouva l’armée russe disséminée, manquant de vivres, hors d’état de rien entreprendre. Changeant de plan, il concentra ses troupes, leur procura des vivres. Il employait comme au Caucase ses soldats à créer eux-mêmes les moyens d’alimentation dont ils manquaient.

Après une courte campagne, il assiégea Varsovie, dont il s’empara. Créé prince de Varsovie, lieutenant général du royaume, il se fit aimer et estimer dans ce poste si difficile par sa grande modération. Il quitta momentanément le gouvernement de la Pologne pour commander en chef l’expédition de Hongrie. Comblé de distinctions, presque septuagénaire, on lui accorda comme suprême récompense le droit de recevoir les mêmes honneurs que l’Empereur lui-même.

Il était regardé avec raison comme l’homme de guerre le plus éminent de la Russie. Assez indépendant pour exprimer librement son opinion, il se montrait très opposé à la politique qui conduisait à la guerre avec la Turquie et avec les puissances occidentales.

Au dîner du club anglais qu’il honorait de sa présence, j’étais placé entre le prince Kotschubey et le général commandant l’école des porte-enseigne de Pétersbourg. Ce général avait épousé une Nicolaï, dont la mère était une princesse de Broglie. Ces Nicolaï étaient devenus Russes ; l’un d’eux, parvenu au grade de général et blessé au cou pendant une des campagnes du Caucase, s’est fait chartreux et est mort en France à la Grande-Chartreuse.

Le dîner du club anglais est toujours d’une rare richesse. Le potage — l’oukha de sterlets — coûte à lui seul huit mille francs. Des toasts ont été portés à l’Empereur, à l’impératrice et à la famille impériale, à la reine d’Angleterre, à la prospérité de la Russie, au bien-être de la société. Pendant le repas, un orchestre jouait les airs les plus renommés de Meyerbeer, de Bellini, de Verdi, de Rossini et d’Auber. Mon voisin de table, le général commandant l’école des porte-enseigne, se plaignit de la mollesse avec laquelle étaient élevés les officiers russes. La discipline des écoles militaires de France, me dit-il, est beaucoup plus sévère. En Russie, les officiers qui appartiennent à des familles riches se font accompagner à l’armée par de nombreux domestiques et se font suivre par une quantité énorme de bagages ; — de là de grands inconvénients et un sensible retard dans la marche des troupes. Le courage du soldat russe, la résignation avec laquelle il souffre et il meurt pour le service de l’Empereur, sont admirables.

Les Russes célèbrent leur 1er avril par des poissons d’avril. Le 1er avril 1852, je reçus, ainsi qu’une vingtaine d’autres personnes, une invitation à dîner de la comtesse Woronzow. À la porte, un petit billet ainsi conçu : « Poisson d’avril. Dieu, que je suis bête ! » fut remis à chaque invité. La comtesse était exprès allée dîner hors de chez elle. Le même jour, le chancelier de l’Empire, comte de Nesselrode, recevait un aimable billet d’une jeune fille de vingt ans lui donnant rendez-vous dans ses magnifiques serres situées hors de Saint-Pétersbourg. Le vieux chancelier y alla et ne trouva personne. Le billet était de Mme Zographo, née Soutzo, femme du ministre de Grèce. Personne ne se blesse de ces plaisanteries consacrées par l’usage. Les serres de M. de Nesselrode étaient merveilleuses ; l’une d’elles ne contenait que des camélias, soutenus par des treillages de vingt pieds de haut et couverts de milliers de fleurs. C’était un spectacle vraiment féerique. M. de Nesselrode faisait vendre ses camélias qui atteignaient des prix très élevés.

Dans nos longues et intimes soirées de l’hiver, Aloys de Rayneval m’a conté que son père avait été sur le point de connaître le secret du Masque de fer. Il était occupé avec le duc de Richelieu, alors ministre des affaires étrangères, à classer de vieux papiers dont il détruisait une partie, lorsque le duc, lui tendant une dépêche, lui dit : « Voulez-vous savoir qui était le Masque de fer ? Lisez ! » Puis, se ravisant tout à coup, il retint le papier qu’il jeta au feu, en disant : « Non, il faut ensevelir pour toujours ce secret d’État. »

Le général comte de Berg, un des généraux russes les plus aimés et estimés de l’Empereur, venait fréquemment dîner à l’ambassade de France. Il nous racontait souvent des anecdotes des guerres des dernières années de l’Empire. Un vieux soldat originaire de Saverne, abandonné en Russie lors de la retraite de 1812, donnait des leçons de français dans une famille qui l’avait recueilli. Il mourut peu après, laissant à son élève une lettre de recommandation pour sa propre famille qui habitait Saverne. Ce jeune homme, ayant fait partie, comme officier, de l’armée d’invasion, arriva à Saverne avec son régiment et s’empressa d’aller porter la lettre de son professeur. La nièce de celui-ci lui parut si charmante que le soir même, à onze heures, il alla demander au comte Pahlen, commandant de cette colonne russe, la permission de se marier : « Marie-toi, mon ami, si tu en as le temps, lui répondit le comte Pahlen : nous partons demain matin. » Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. La nuit même, le mariage fut célébré par l’aumônier du régiment. Au départ, la jeune mariée, âgée de seize ans, était en croupe sur le cheval de son mari. Le comte Pahlen, qui avait été pris au mot, ne se fâcha pas ; il donna même à l’officier un emploi sédentaire qui permit au nouveau couple de ne pas se séparer. Beaucoup d’officiers russes se marièrent au cours de la campagne ; presque toutes les vieilles filles de Hambourg ayant quelque fortune furent casées. Elles ne comprenaient pas un mot de russe, ni leurs maris un mot d’allemand mais leurs ménages n’en allaient pas plus mal.

J’ai reçu de M. Dimitri Nariskin un petit ours vivant récemment enlevé à sa mère. Il venait de m’être conduit, lorsque, à la suite d’un diner donné par M. de Castelbajac, on me demanda à le voir. Il y avait devant la cheminée du salon une magnifique peau d’ours. Fit-elle illusion au petit animal ? Toujours est-il qu’il se précipita sur elle avec des transports de joie, la léchant et la caressant, croyant sans doute retrouver sa mère.

Aux mois de novembre et de décembre il ne faisait jour qu’à dix heures du matin, et la nuit commençait avant trois heures de l’après-midi. Peu à peu, les journées s’allongèrent pour arriver à former le jour non interrompu des régions polaires. À peine le soleil a-t-il disparu que l’on aperçoit l’aurore. Des bords de la Newa on voit à l’horizon derrière la citadelle une longue traînée couleur abricot, rouge, orange, du ton le plus fin, décroissant dans le ciel : c’est le coucher du soleil. Il fait aussi jour à une heure ou deux du matin que souvent en France à trois heures de l’après-midi. À la fin d’avril, quoique le printemps approchât, la Newa était couverte de glaces, formant comme une grande rue sur laquelle s’entre-croisaient les voitures et les traîneaux. Il est dangereux de s’y promener la nuit ; on risque d’y être attaqué et volé par des malfaiteurs qui se débarrassent de leurs victimes en faisant un trou dans la glace. Le palais de l’Empereur est en face de la citadelle d’où sort une immense flèche toute dorée. Quand le matin ou le soir il y a du brouillard sur la Newa, on n’aperçoit plus les murailles de la citadelle, la flèche dorée semble sortir des nuages. Lorsque la débâcle approche, la police interdit toute circulation. On y établit alors une passerelle de planches au-dessus de la glace.

Le 22 avril 1853, un traîneau monté par deux hommes et un cocher brisa la glace sous son poids, et les personnes qui le montaient faillirent mourir englouties. La rupture des glaces est annoncée par un coup de canon tiré de la citadelle. Les glaces du lac Ladoga descendent également par la Newa huit jours plus tard ; pendant ce temps le froid est intense le long des quais. Les Russes ne quittent leurs vêtements chauds qu’après le passage des glaçons du lac Ladoga. Le spectacle de la débâcle est fort beau. Les glaces glissent rapidement, quelquefois elles s’entassent les unes sur les autres et forment des pyramides étincelantes au soleil. Les balcons sont couverts de curieux, et il y a foule sur les quais pour assister à ce spectacle. Le jour où les premiers bateaux peuvent circuler sur la Newa après la débâcle, le gouverneur de la citadelle, entouré de bateaux pavoisés, sort de la forteresse et se dirige vers le palais impérial, où il présente une coupe de l’eau de la Newa à l’Empereur, qui la boit au bruit du canon.

Le jour de la pâque russe, le 1er mai, je fus exceptionnellement autorisé à assister à la messe de minuit dans la chapelle du palais ; l’Empereur avait bien voulu m’accorder cette autorisation sur la demande du comte Woronzow.

Dès dix heures du soir je m’étais présenté à l’hôtel Woronzow, qui touche à l’Ermitage, un des palais composant le palais d’Hiver. J’y trouvai un prêtre occupé à bénir d’énormes pièces de boucherie, agneaux, cochons de lait, jambons et des salières pleines de sel noirci au feu, devant figurer au repas de Pâques.

À minuit, j’arrivai au palais impérial. Les salons étaient remplis de chambellans, de généraux, de demoiselles d’honneur en costumes russes. Je fus placé à la grille du chœur, derrière le comte de Nesselrode et le maréchal Paskiévitch. Cette cérémonie dans une chapelle dorée et étincelante de lumières n’a pas duré moins de trois heures ; les chœurs étaient magnifiques.

L’Empereur embrasse deux fois plus de mille personnes qui défilent devant lui, d’abord les prêtres qui portent les évangiles et les saintes images. Ces mêmes prêtres furent embrassés par les grandes-duchesses en robe de cour rosée, avec le grand cordon de Sainte-Catherine et ayant sur la tête un bonnet russe couvert de diamants.

L’Impératrice, qui était souffrante, et la grande-duchesse héritière, qui était enceinte, restèrent incognito dans une petite tribune où on les apercevait à merveille. Lee vétérans ont clos le défilé, embrassant l’Empereur trois fois et le secouant avec vivacité dans l’ardeur de leur affection. Parmi eux était un petit fifre âgé de dix ans ; il fallut que l’Empereur se baissât pour lui donner aussi le baiser de Pâques. Grâce à sa mémoire prodigieuse, Nicolas Ier reconnaissait tout le monde : il n’a eu à demander le nom que de trois ou quatre personnes. Comme beaucoup d’officiers et de soldats se teignent les moustaches, l’Empereur à la fin de cette cérémonie avait la figure toute noire !

Le 12 mai eut lieu sur la grande place d’armes, au Champ de Mars, en face du palais de Marbre, la grande parade annuelle à laquelle prennent part cinquante mille hommes.

L’Empereur a passé à cheval dans les rangs, accompagnant la voiture dans laquelle se trouvaient l’tmpératrice et les grandes-duchesses, saluées par des acclamations. L’Impératrice et les grandes-duchesses ont ensuite occupé une tente devant laquelle, sur l’ordre de l’Empereur, la cavalerie circassienne a défilé au galop. L’Impératrice semblait assister à ces fêtes militaires par devoir, sans partager l’ardeur guerrière du Tzar.

Cette revue était un grand événement attendu avec une extrême anxiété par tous les généraux, à qui l’Empereur faisait expier la moindre faute par les reproches les plus durs et quelquefois les plus injustes. Quand il reconnaissait s’être trompé, il cherchait cependant à réparer son erreur. Un général qui avait souvent encouru sa colère me disait : « C’est fort bien qu’il revienne, mais le souvenir de ses emportements n’en reste pas moins gravé dans nos cœurs. »

Un jour un officier avait été emprisonné malgré ses protestations, comme ayant pris part à une conspiration. Il avait été compromis par une similitude de nom. Après une assez longue détention à la citadelle, il fut mis en liberté. À la revue du mois de mai l’Empereur alla droit à lui, le fit sortir des rangs de son régiment et l’embrassa en lui faisant à haute voix des excuses pour l’erreur dont il avait été victime, puis il le présenta à l’Impératrice en lui expliquant les motifs de cette réparation publique.

Le 29 mai, j’ai dîné chez M. de Lazareff, dont j’avais fait la connaissance au club anglais. Les Lazareff sont d’origine arménienne. On raconte que leur grande fortune provient d’un diamant d’une grosseur exceptionnelle qui appartient aujourd’hui à la couronne de Russie. Ce diamant formait l’œil d’une idole indienne. Un Lazareff s’en étant emparé dans une pagode se fit une incision dans la jambe pour le cacher. Il atteignit ainsi le territoire russe avec sa précieuse prise.

Le 30, j’ai assisté à une fort jolie fête dans le palais de la Tauride chez le général Strangmann. Ce palais provient de Potemkin qui l’a construit après la conquête de la Tauride, dont l’impératrice Catherine l’avait autorisé à prendre le nom. On y a conservé tous les préparatifs faits par lui pour une fête splendide qu’il a donnée à l’Impératrice. Les jardins surtout sont magnifiques.

La reine douairière de Hollande, Anna Paulowna, fille de l’empereur Paul et sœur de l’empereur Nicolas, qui avait épousé le 21 février 1816 Guillaume II, roi des Pays-Bas, veuve depuis le 17 mars 1849, arriva à Pétersbourg le 18 juin : elle n’y était pas revenue depuis son mariage. Le corps diplomatique dut lui être présenté, ce qui souleva une assez grande difficulté.

J’avais eu quelque temps auparavant un vif conflit avec le baron de Mollerus, envoyé extraordinaire et ministre de Hollande à la cour de Russie depuis 1842, doyen du corps diplomatique. C’était un homme très obséquieux, fort au courant de l’étiquette et conservant vis-à-vis de tous l’apparence la plus correcte. Il venait souvent à l’ambassade de France, nous rappelant à tout moment qu’il avait servi dans sa jeunesse le roi Louis et la reine Hortense, cherchant à nous faire croire qu’il était des meilleurs amis du nouveau gouvernement de la France. Nous étions également en excellents termes avec les secrétaires, notamment avec le comte de Bylandt, grand chasseur à l’ours.

Nous étions donc bien loin de nous attendre à la scène inouïe dont ce diplomate, notre doyen, devait me rendre le témoin.

Un soir, après dîner chez le comte Woronzow-Daschkow, grand maître des cérémonies de l’empereur Nicolas, où j’avais été invité avec une partie du corps diplomatique et où se trouvait notamment le duc de Regina, ambassadeur de Naples, nous fûmes conduits par le très aimable maître de la maison dans un grand salon de son palais sur le quai de la Cour, lui servant de cabinet de travail. Plusieurs colonnes supportaient la voûte de cette vaste salle où on avait l’habitude de fumer en sortant de table. J’y arrivai un quart d’heure après les autres convives et j’allai m’asseoir avec quelques jeunes collègues sur un canapé à droite de la porte d’entrée, en partie masqué par une colonne. Nous prenions tranquillement notre café, lorsque la voix aigre de M. de Mollerus, dominant le bruit des conversations, vint me tirer de ma quiétude. Il parlait avec une extrême véhémence des derniers événements de France. Le nom de Napoléon, l’épithète d’usurpateur arrivaient jusqu’à moi. Ne m’ayant pas aperçu sans doute, M. de Mollerus déblatérait contre le nouvel empereur des Français avec une violence croissante. En vain lui faisait-on signe de se taire rien ne l’arrêtait. Les regards des personnes présentes commençaient à se tourner vers moi. Je me levai, et, allant à M. de MoMerus, je lui dis avec beaucoup de calme que son langage était indigne, et que j’étais loin de m’attendre de lui à l’expression de pareils sentiments, alors que je savais par lui-même combien il avait été dans sa jeunesse le très humble et zélé serviteur du roi Louis et de la reine Hortense qui l’avaient comblé. Ce fut un véritable coup de théâtre. M. de Mollerus, à qui je dis que j’allais rendre compte de l’incident an général de Castelbajac avec qui il aurait à s’expliquer, était atterré. Tout le monde me donna raison.

Dès le lendemain, le général de Castelbajac, après m’avoir félicité de ma fermeté, fit atteler sa voiture et se fit conduire chez le comte de Nesselrode, à qui il raconta cette scène en lui exprimant son vif mécontentement. Il fut convenu que la présentation de l’ambassadeur de France à la reine douairière de Hollande ne serait pas faite par M. de MoMerus. Cette affaire était grave parce qu’elle donnait la mesure des sentiments secrets de bien des cours européennes à l’égard de Napoléon III : elle n’en resta pas là. Le gouvernement français adressa ses réclamations par l’organe de son ministre, ! e baron d’André, au gouvernement des Pays-Bas. M. de Mollerus fut rappelé, et en attendant l’arrivée du nouveau ministre, le baron de Gevers, ehambctian du roi de Hollande, l’intérim fut fait par M. du Bois, conseiller de légation. M. de Gevers avait été en 1812 secrétaire du comte de Schimmel-Penninck, ministre des Pays-Bas en Russie.

La reine de HoMande, à qui sa proche parenté avec l’empereur Nicolas donnait une situation très importante à la cour de Russie, avait alors cinquante-huit ans. Elle n’avait jamais été jolie, mais elle avait dans sa jeunesse une taille élégante. Elle passait pour avoir peu d’esprit ; elle attachait aux règles de l’étiquette une grande importance. Elle habitait le palais de Péterhof : M. de Ribeaupierre avait été chargé de lui faire les honneurs de la cour.

La nouvelle du retour du prince Menschikoff à Odessa et de l’échec de sa mission commençait à se répandre. L’empereur Nicolas était fort irrité et parlait d’occuper les principautés danubiennes, disant que son honneur était engagé, qu’il ne reculerait pas. Deux cent mille hommes de troupes russes étaient massés sur les frontières de la Turquie, et les populations de la Russie regardaient comme âne croisade la guerre contre les Turcs. Cependant on pensait que les hostilités ne commenceraient pas au mois de juillet, époque des grandes chaleurs en Turquie, ce qui eut risqué de décimer l’armée russe par la dysenterie, comme cela était arrivé souvent.

L’Empereur, que j’ai rencontré seul dans un drochky avec une petite casquette militaire blanche et son manteau d’été gris, paraissait grave et soucieux. Après la remise de sa note, le prince Menschikoff s’était embarqué avec tout le personnel de son ambassade sur la frégate la Bessarabie. Le 10 mai, il avait accordé un délai de dix jours ; le 21, il était parti pour Saint-Pétersbourg, laissant à la Porte un second ultimatum avec menace d’occuper les principautés danubiennes si ses réclamations n’étaient pas accueillies.

Ce fut alors que l’Angleterre ordonna à sa flotte de Malte de s’avancer jusqu’à l’entrée des Dardanelles, où la flotte française, alors mouillée dans la baie de Salamine, ne tarda pas à la rejoindre. La réunion des deux flottes attestait entre les deux puissances un accord que le Tzar avait jugé impossible. Pour le rompre, il fit faire à la France des propositions analogues à celles qu’il avait faites à l’Angleterre. Napotéon III, engagé avec le gouvernement anglais, les déclina. Nicolas fit alors passer le Pruth à ses troupes et occupa les principautés du Danube.

On sait comment la France et l’Angleterre firent un dernier effort pour conjurer une guerre imminente et parvinrent à séparer la Prusse et l’Autriche de la Russie. Dans des conférences tenues à Vienne, un projet d’arrangement acceptable pour toutes les parties fut rédigé ; on put un instant espérer que la paix ne serait pas rompue.

J’avais alors em poche un congé ne dépendant que de l’assentiment de M. de Castelbajac. Mon collègue M. Dolfus étant de retour à Saint-Pétersbourg, je résolus d’en profiter pour me rendre à Paris après une rapide excursion à Moscou.

Auparavant j’avais fait, le 3 juillet, avec mon ami de Rayneval, une visite à Mme Potemkin, née Galitzin, à son château de Gastilitz, au delà de Péterhof. Ce château entouré d’un parc très accidenté, avec une rivière provenant des eaux d’une belle cascade et traversant successivement trois lacs qui limitent l’horizon, a été acheté vers 1826 par M. Potemkin. Il remplace un ancien château en bois qui appartenait au maréchal de Munich jusqu’en 1741, époque à laquelle il fut exilé en Sibérie pour avoir conspiré contre Biron, un des favoris de l’impératrice Élisabeth. Celle-ci donna Gastilitz quelques années après à un autre favori, simple chantre de la chapelle impériale, qu’elle avait fait prince Razoumovski.

Le dernier descendant de ce Razoumovski faisait administrer cette terre par un intendant dont les exactions poussèrent les paysans à la révolte. Ils se présentèrent au château, armés de haches et de faux, disant qu’ils préféraient être envoyés en Sibérie plutôt que de rester sous l’autorité de l’intendant qu’ils détestaient. Celui-ci fit appel à l’autorité. Les meneurs reçurent le knout, et soixante-deux paysans furent envoyés en Sibérie.

L’acquisition de Gastilitz par M. Potemkin eut lieu bientôt après. Sa femme, qui avait été d’une grande beauté, était la bienfaisance même. Elle passait sa vie à des œuvres de charité, et elle était auprès de l’Empereur la protectrice de toutes les misères.

Mme Potemkin ne tarda pas à apprendre le désespoir des exilés et de leurs familles. Les mères, les sœurs des déportés lui faisaient confidence de la pénible situation que leur créait leur abandon. Touchée de compassion, elle pleurait avec elles et elle leur promit de tout faire pour émouvoir l’Empereur. M. Potemkin venait d’être nommé maréchal de la noblesse, et il aurait craint de se compromettre en faisant des démarches contraires aux règles rigoureuses de la législation russe. On soulevait une objection de légalité assez curieuse. Les serfs transportés en Sibérie ne peuvent quitter ce pays, mais ils y acquièrent la qualité d’hommes libres ; or un homme libre ne peut redevenir serf. Mme Potemkin prit tout sur elle ; elle remua ciel et terre, fit constater que les seigneurs de Gastilitz m’avaient pas cessé de payer l’impôt pour leurs serfs exilés ; bref, après deux ans de luttes, elle parvint à lever tous les obstacles et à obtenir la grâce de ces malheureux. Tout en cédant, l’Empereur lui dit que de pareilles faiblesses rendraient impossible le gouvernement de la Russie.

En me promenanit avec Mme Potemkin dans son domaine de Gastilitz, je demandai à voir un des paysans graciés. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, dont la barbe était grisonnante. « C’est à notre bonne mère que nous devons notre grâce, me dit-il ; quand on va dans ce pays, on n’en revient jamais. Lorsque j’y étais, chaque nuit je rêvais de mon village et j’étais désespéré quand au réveil je me trouvais en Sibérie. Je vous réponds qu’ici je ne rêve pas de la Sibérie. Cependant c’est un beau pays qui n’est pas aussi malsain qu’on le prétend : sur soixante-douze que nous étions partis, tous sont revenus, sauf un seul qui s’est noyé. » Le brave homme profita de la circonstance pour obtenir de Mme Potemkin un cheval en remplacement du sien qu’il venait de perdre. « Que peut faire un paysan, disait-il, sans un cheval ? »

Le 16 juillet, je partis pour Moscou, passant devant Kolpino où sont les mines et les corderies de la marine, créées par l’impératrice Catherine. Le voyage par le chemin de fer, récemment construit, durait alors vingt-deux heures. Il avait été fait par des Américains ; il avait nécessité de remarquables travaux d’art, notamment des ponts de fer passant au-dessus des vallées à cent vingt et cent cinquante pieds de hauteur. Nous avons rencontré de vastes espaces de forêts en feu. Ce sont des bergers qui par leur imprudence allument ces incendies. Pour les éteindre, on creuse des tranchées profondes, et dans cette enceinte on cherche à étouffer le feu en frappant et en dispersant le brasier. Le comte Woronzow, qui se rendait à sa campagne de Marino, était dans le même train que nous nous avons déjeuné dans son wagon. Il nous a raconté que peu auparavant l’aîné des fils du grand-duc héritier, âgé de huit ans, avait monté pour la première fois la garde à la porte du palais de Péterhof en uniforme de cadet. L’Empereur et l’Impératrice s’amusaient à passer devant leur petit-fils, qui leur portait très correctement les armes. La précédente sentinelle avait laissé selon la coutume, en cas d’orage, son long manteau gris dans la guérite. « Je voudrais qu’il plût, dit en riant l’Empereur, en regardant le ciel un peu nébuleux, pour que Nicolas fut forcé de mettre ce manteau qui traînera derrière lui. » Ce que Sa Majesté prévoyait arriva en effet, et la famille impériale assista à cette jolie petite scène, dont un peintre habile aurait pu faire un tableau charmant.

À Moscou, nous visitâmes le Kremlin, d’où la vue sur la ville est magnifique. Nous vîmes les deux trônes qui servaient à l’empereur Ivan et à son frère cadet Pierre le Grand, tous deux placés sous le même baldaquin. Derrière le trône d’Ivan était ménagée une place dissimulée par des draperies d’où la princesse Sophie soufflait à son frère ce qu’il avait à dire. Pierre le Grand fit enfermer cette ambitieuse princesse dans un couvent que nous avons visité. C’est dans ce couvent qu’un moine avait assassiné, quelque temps auparavant, une princesse Galitzin.

Les appartements d’Alexis, père de Pierre le Grand, que l’on montre au Kremlin, sont fort intéressants ; ils ont tout à fait conservé le cachet de l’époque. Les tombeaux des tzars sont dans l’église de l’Assomption.

Nous avons visité aussi la montagne des Moineaux, où Napoléon avait établi son quartier général lors de la prise de Moscou. En revenant, nous traversâmes la Moskova. Un jeune homme qui avait eu l’imprudence de se baigner immédiatement après son repas venait de s’y noyer. Sa femme, dans un bateau au milieu du fleuve, poussait des cris déchirants en montrant l’endroit où il avait disparu. Des bateliers étant accourus le retirèrent au bout de vingt minutes. Mais, malgré les protestations d’un médecin qui se trouvait là et les nôtres, ils s’emparèrent du corps, repoussant tout le monde, et prenant le noyé par les bras, les jambes et la tête, ils le secouèrent violemment. Apercevant un tonneau, ils y placèrent le malheureux qu’ils firent tourner sans vouloir rien entendre et sans se laisser toucher par le désespoir de la jeune femme. Leur brutalité et leur sauvagerie auraient causé la mort d’une personne bien portante. Bien entendu, le malheureux n’en revint pas.

Je passai trois jours à visiter toutes les églises et tous les bazars de Moscou, l’église de Saint-Basile aux neuf chapelles, bâtie par Ivan le Terrible qui fit crever les yeux à l’architecte pour qu’il ne put construire nulle part un monument semblable ; la Porte-Sainte où l’on ne passe qu’en se découvrant, le couvent de Vosnesensky où sont les tombeaux des tzarines. La veille de notre départ, j’allai coucher à Marine, campagne du comte Woronzow ; puis, en revenant à Moscou, je m’arrêtai au couvent de Simonoff, dont la tour domine tout le pays. La vue sur le Kremlin, sur les mille flèches dorées des églises de la ville – véritable Rome du Nord – est merveilleuse.

Les affaires prenant une tournure pacifique, je partie pour Paris, le 6 août, à bord du Wladimir qui faisait la traversée de Cronstadt à Stettin ; j’étais porteur de l’acceptation par l’empereur Nicolas de la dernière note française adoptée à Vienne par les plénipotentiaires français, autrichiens, anglais et prussiens. M. de Castelbajac, plus optimiste que jamais, n’avait pu me reconduire jusqu’à Cronstadt ; il assistait à une revue passée à Krasnoë-Selo et continuait à subir à l’excès l’ascendant du Tzar.

Lorsque j’avais quitté Pétersbourg, la grande-duchesse Hélène m’avait mandé à sa campagne de l’île Jelaghine pour me remettre deux lettres, — l’une pour son frère le prince Auguste de Wurtemberg, l’autre pour S. A. la princesse Mathilde. — Je m’arrêtai a Berlin, où le prince de Wurtemberg avait un pied-à-terre. Il ne s’y trouvait pas et me fit dire de venir dîner avec lui le lendemain à Potsdam, siège du commandement de sa brigade. Je ne pus malheureusement me rendre à cette bonne invitation, étant dans l’impossibilité d’interrompre mon voyage de retour à Paris où on m’attendait au ministère.