Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/05

Plon-Nourrit et Cie (p. 145-173).

CHAPITRE V

Retour du général de Castelbajac. — Le comte de Nesselrode. — Attitude hautaine de Nicolas à l’avènement de Napoléon III. — Hostilité du roi Frédéric-Gauillaume IV. — Prestation de serment du grand-duc Michel. — La bénédiction des eaux de la Newa. — Le fils de Schamyl. — Ma correspondance avec Cavour. — La mission du prince Menschikoff. — Conduite des hauts fonctionnaires russes..


Le 12 novembre 1852, le général de Castelbajac revint de Paris. Il était accompagné de la marquise de Castelbajac et de leur fils Gaston, âgé de dix-neuf ans, qui venait d’être nommé attaché d’ambassade. J étais bien aise dans des circonstances aussi difficiles de voir alléger ma responsabilité.

Mon excellent ami M. Léon Noël, sous-directeur à la direction politique du ministère des affaires étrangères, m’écrivit à cette occasion : « Vous avez dû voir avec plaisir qu’au département on vous savait gré de vos excellentes informations. Je suis vraiment au regret que le général reparte et que votre intérim se trouve avoir si peu duré, mais du moins vous en aurez fait assez bon emploi pour pouvoir vous dire qu’il vous aura proSté, quelque court qu’il ait été.

« À propos, la position de Turin est de plus en plus difficile. N’en pleurez pas trop. »

Le général m’avait annoncé son retour quelques jours auparavant en me faisant part d’un sérieux désagrément qui lui était arrivé : « Remerciez Dolfus, m’écrivait-il de Paris le 1er  novembre, et dites-lui que la non-arrivée de mon grand coupé de ville n’est maintenant que trop expliquée. Je viens d’apprendre que M. Albrech, au lieu de l’expédier par le vapeur de Dunkerque, l’avait fait embarquer au Havre sur un vaisseau à voiles qui a péri. Voilà la seconde fois que les navires à voiles nous portent malheur. »

Le 18, j’assistai avec mon excellent chef à un grand dîner officiel chez le comte de Nesselrode, chancelier de l’empire russe. Les salons, dont les murs étaient couverts de tableaux anciens de l’école italienne, étaient fort beaux, le dîner excellent et admirablement servi. Six maîtres d’hôtel portant l’habit marron à la française à boutons d’acier, avec des gilets de soie blanche et de grands jabots, l’épée au côté, dirigeaient les services des domestiques en livrée rouge. Dans le grand salon rouge, en face de la fenêtre du milieu, se trouvait un grand vase de porcelaine de Berlin donné par le roi de Prusse au comte de Nesselrode. Le chancelier était un homme âgé, de petite taille, très vif, d’un caractère gai, mais au fond très égoïste, ressemblant beaucoup à M. Thiers. Il était très sobre, quoique fin gourmet, et jusqu’à son dîner du soir, toujours très abondant et bien servi, il ne prenait d’autre repas que deux verres de malaga avec un biscuit, le matin et à trois heures. Il s’occupait personnellement de sa table et savait de quoi doit se composer la confection des mets.

Un jour, chez le baron de Plessen, ministre de Danemark, à un petit dîner intime où j’étais invité avec le grand chancelier de Nesselrode, une purée de gibier ayant attiré son attention, il fit au crayon une liste de ce que le cuisinier avait dû employer pour la faire. Cette liste fut envoyée au cuisinier, qui conserva précieusement ce curieux autographe.

À Saint-Pétersbourg, comme à Paris et à Londres, on signala quelques cas de choléra, une douzaine de morts par jour sur une population de cinq cent mille âmes.

Le Tzar, qui se regardait comme le chef de toutes les monarchies européennes, ne fit pas au nouveau souverain Napoléon III, devenu empereur, un meilleur accueil que celui qu’il avait fait au roi Louis-Philippe. Dans la situation de l’Europe, il croyait n’avoir rien à redouter et il donnait libre carrière à ses sentiments autocratiques. Il venait de sauver l’Autriche en intervenant contre les Hongrois révoltés. Le respect et la soumission que François-Joseph témoignait à l’empereur de Russie allaient jusqu’à l’oubli de sa propre dignité, et on racontait qu’à Vienne l’empereur d’Autriche, se croyant seul avec l’empereur Nicolas dans le salon qui divisait leurs deux chambres, baisa humblement la main de ce dernier au grand étonnement d’une tierce personne qui, sans être vue, assistait à leurs adieux. Le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV subissait docilement l’ascendant de son puissant beau-frère.

Comme l’a dit M. Saint-René Taillandier[1], « l’amitié que l’empereur de Russie inspirait à Frédéric-Guillaume IV allait jusqu’à l’exaltation. » Il l’appelait « le plus grand, le plus saint des hommes ». En revanche, les sentiments qu’il éprouvait pour Napoléon III, « l’oiseau de proie récemment couronné », touchaient à la haine.

Nous savons, écrivait-il à son ambassadeur à Londres, que Louis-Napoléon a des engagements avec les chefs des partis révolutionnaires athées dans toute l’Europe. Mazzini, Kossuth et les autres étaient cachés à Paris ou dans les environs. Un signe de l’homme qui est la révolution incarnée mettra le feu à la Pologne, à la Hongrie, à l’Italie, à l’Allemagne du sud, à la Belgique. Alors Buonaparte interviendra dans les pays voisins de ses frontières comme empereur de la paix !!! et garant du droit de tous les peuples. Les adresses pour demander l’incorporation à la France sont déjà rédigées dans le Palatinat, dans nos contrées du Rhin, en Belgique ; déjà même elles sont expédiées en partie. Or, il sait compter, il n’ignore pas qu’il peut mettre plus de vaisseaux sur mer que la vieille Angleterre… La Belgique est l’objectif le plus prochain de l’oiseau de proie récemment couronné. Il ne fera pas la guerre à la Belgique, mais il soudoiera une insurrection, puis, comme empereur de la paix et garant de toute volonté de tous les peuples, il défendra au roi Léopold de réprimer les rebelles. Alors il envahira le territoire belge[2]. »

Tous les efforts du roi de Prusse tendaient au renouvellement de la Sainte-Alliance contre la France. Lorsqu’en mars 1854 le duc de Saxe-Cobourg-Gotha se rendit à Paris, il lui écrivit : « Vous êtes comme Daniel dans la fosse aux lions. »

L’empereur Nicolas regardait comme impossible une entente de la France et de l’Angleterre. Le prince Albert ne venait-il pas de presser le duc de Saxe-Cobourg-Gotha d’adresser une énergique protestation juridique contre la confiscation des biens de la famille d’Orléans dans l’intérêt de la duchesse de Nemours, princesse de Saxe-Cobourg-Gotha, et du prince Auguste de Saxe-Cobourg-Gotha qui avait épousé une fille du roi Louis-Philippe ?

Les mesures militaires que l’Angleterre crut devoir prendre après la proclamation de l’empire en équipant cent cinquante mille volontaires pour la défense de ses côtes confirmaient le Tzar dans la pensée que la France était tout à fait isolée et qu’il n’avait pas de ménagements à garder vis-à-vis d’elle.

Lorsque au contraire l’alliance franco-anglaise se réalisa, Frédéric-Guillaume IV ne craignit pas d’écrire : « Si je suis attaqué pendant l’inceste de l’Angleterre et de la France, ou par suite de cet inceste, si les deux puissances incestueuses, prenant la révolution pour alliée, la déchaînent par le monde, alors je fais alliance avec la Russie, alliance à la vie, à la mort[3]. »

L’empereur Nicolas, disposant d’une force matérielle imposante, exerçait une puissante influence sur les événements ; il finissait par avoir toujours raison, et le succès lui donnait une grande réputation d’habileté politique. Les Russes étaient convaincus que la volonté de leur souverain triompherait de tous les obstacles. Nicolas Ier avait le sentiment de sa force et de sa supériorité ; il se regardait comme le gouverneur et la providence des autres souverains de l’Europe. Aussi saisissait-il avec empressement toutes les occasions qui s’offraient à lui pour faire la leçon à ceux d’entre eux qui lui semblaient s’être écartés de sa ligne politique.

À une revue qu’il passait à Varsovie et à laquelle assistait le roi de Prusse, il lui dit en le regardant fixement et pour le blâmer de la conduite qu’il avait tenue en 1848 :

« Vous voyez, Sire, ce régiment qui passe ; je lui avais donné le nom de Charles-Albert ; mais du moment que ce roi s’est montré félon pour la bonne cause, je lui ai aussitôt enlevé son nom. »

Il se croyait sûr de rester à la tête d’une formidable coalition européenne : « Je compte sur la Russie, avait écrit le roi de Prusse, son beau-frère, et j’ai le ferme espoir que la légitimité remportera malgré toutes les erreurs qui se dressent pour la détruire. » Au nom de la légitimité, dont il se regardait comme le gardien, l’empereur Nicolas voulut donner une leçon au nouvel empereur des Français. Dans la lettre de créance accréditant son ambassadeur, résistant aux conseils de M. de Nesselrode, il refusa de qualifier Napoléon III de son bon frère, suivant l’usage entre souverains, et il remplaça cette expression par celle de son bon ami.

« Non, dit-il ; les frères sont donnés par le ciel, et on choisit ses amis. Je ne puis être le frère de Napoléon quant à moi, je ne puis l’appeler qu’ami. J’admire ce qu’il a fait, et s’il m’avait demandé conseil, je ne lui en aurais pas donné d’autres sans doute que ceux qu’il a reçus de sa conscience ; mais, malgré tout, je ne changerai pas, comme l’Autriche et la Prusse ont cru devoir le faire, ma première décision. En vérité, il vaut mieux pour lui qu’il ait un bon ami qu’un faux frère ; c’est, je le répète, Dieu qui donne les frères, et c’est nous qui choisissons nos amis. »

Il blessa ainsi cruellement le chef du gouvernement de la France, qui n’oublia pas cette offense calculée. Sans la question du bon frère, il n’y aurait jamais eu de guerre de Crimée, a dit M. de Beust[4].

Suivant l’expression de M. Thouvenel, « on regardait à Saint-Pétersbourg le prince Louis-Napoléon comme un chapeau gardant la place de la couronne légitime ».

Le 8 décembre eut lieu en grande pompe la cérémonie de la prestation de serment du grand-duc Michel, qui venait d’atteindre sa majorité. C’est une cérémonie religieuse qui a lieu dans l’église. Après les prières d’usage, le jeune prince s’avança dans la nef et prononça devant l’Empereur et l’Impératrice, qui l’embrassèrent à plusieurs reprises, la formule d’un serment religieux. La cour et le corps diplomatique étaient présents. On passa ensuite dans la salle du trône, où un détachement de l’armée avait été convoqué. Le spectacle était magnifique. Tous les grands-ducs et les grandes-duchesses en grand costume de cour, les jeunes princes, le fils aîné du Tzarewitch et le fils aîné du duc de Leuchtenberg étaient présents. Les dames de la cour, couvertes de diamants et de pierreries, portaient le costume russe ancien. Le grand-duc Michel prêta un nouveau serment de fidélité à l’Empereur.

L’empereur Nicolas portait l’uniforme des Cosaques qui lui allait admirablement bien. Il embrassa avec une émotion visible son fils, qui avait les larmes aux yeux, puis il se plaça à la tête du détachement de l’armée à qui il adressa d’une voix forte et bien accentuée les commandements pour le défilé. La grande-duchesse Marie, à cause de son grand deuil, assistait dans une loge à cette émouvante cérémonie.

Quelques jours après, je fus soumis à une sérieuse épreuve je fus atteint de la petite vérole, gagnée par Gaston de Castelbajac qui me la communiqua. Cela retarda ma présentation officielle à l’Empereur qui avait été fixée au dimanche 12 décembre, à midi, à l’issue de la messe. Je fus tenu en quarantaine pendant plus d’un mois, personne n’osant venir me voir jusqu’à ce que le bain, signe décisif de la convalescence, eût été prescrit par le médecin, mon compatriote, le bon docteur Patenotre. J’étais regardé comme un pestiféré. D’autre part, comme à la même époque la reconnaissance de Napotéon III par le Tzar soulevait des difficultés, on en profitait pour se tenir éloigné de l’ambassade française. Les usages de la cour de Russie imposaient d’ailleurs en pareil cas les plus grandes précautions. Sous le règne de Louis-Philippe, Mlle de Barante, fille de l’ambassadeur de France, fut atteinte de la rougeole. Son père reçut du chancelier de Nesselrode le curieux billet suivant :

« Serait-il vrai, Monsieur l’ambassadeur, que Mlle de Barante eût gagné la rougeole ? Dans ce cas, ne jugeriez-vous pas plus prudent de ne pas venir ce matin au cercle diplomatique auquel assistent, comme vous le savez, Mmes les grandes-duchesses, qui n’ont pas encore eu la rougeole ? Lorsque Mme de Fiquelmont l’a eue il y a quelques années, le comte de Fiquelmont s’est abstenu de paraître à la cour. Si vous croyez devoir suivre son exemple, je vous prierai de me le faire savoir par le porteur, pour que je puisse me charger de vos excuses auprès de Leurs Majestés Impériales.

« Veuillez agréer tous mes hommages.
« Nesselrode.
Dimanche matin.


Pendant cette maladie si sérieuse je ne fus pas abandonné par mes deux amis et collègues le comte Aloys de Rayneval et M. Camille Dolfus ; de temps en temps on me permettait de sortir de mon lit, et un jour je vis de ma fenêtre passer le convoi du conseiller privé Apratchinine, grand cordon de Saint-André, grand maître de la cour. Il avait épousé la petite-fille du maréchal Koutousoff. En tête, se trouvaient des hommes habillés de robes noires, avec de larges chapeaux, portant des torches puis venaient les coureurs de la cour, des officiers portant les décorations du défunt sur des coussins rouges, les prêtres grecs avec une toque ayant la forme d’un gâteau de Savoie, puis le char surmonté d’un baldaquin armorié, enfin, dans un assez grand désordre, des généraux, des personnages officiels, des fonctionnaires. Le convoi, suivi par des voitures de deuil, était terminé par un magnifique escadron de gardes à cheval, musique en tête, portant le sabre sous le bras, sans doute en signe de deuil.

Je fus admirablement soigné par le docteur Patenotre, qui cherchait à me distraire en me racontant des anecdotes sur la Restauration, époque à laquelle il habitait Paris. Il tenait de l’abbé Saunier, abbé de la Trappe de la Meilleraye, le récit d’une singulière audience donnée en 1826 par M. de Corbières, ministre de l’intérieur de Charles X. L’abbé de la Trappe avait été convoqué pour affaires à dix heures du matin. Après avoir traversé plusieurs salons, un huissier lui ouvrit la porte de la chambre à coucher du ministre. Celui-ci était au lit, son bonnet de coton attaché par un ruban vert ; il travaillait au milieu d’un énorme amas de papiers. Pendant la conversation, un gémissement se fit entendre et un mouvement se produisit sous les couvertures. C’était Mme de Corbières qui se réveillait « Ah ! dit-elle en se frottant les yeux, c’est vous, monsieur l’abbé de la Meilleraye ! » Elle reprocha à son mari de ne pas l’avoir prévenue plus tôt. Elle demanda alors son chocolat, et très sérieusement se mit à tourner le rouleau de buis de la chocolatière pour le faire mousser. Quand il fut à point, elle en offrit à son mari et au révérend abbé de la Trappe, qui se retira en gémissant d’un manque de tenue peu fait pour ajouter au prestige de l’autorité.

Mes collègues Aloys de Raynevat et Dolfus me tinrent, comme je l’ai dit, fidèle compagnie, discutant avec le bon docteur Patenotre à propos de la politique du jour. Nous étions très opposés aux abus de la tribune et des journaux ; le docteur était au contraire, comme les libéraux de la Restauration, partisan de la liberté de la presse et de la tribune, de la charte constitutionnelle, etc. Nous nous animions très fort quelquefois, mais nous restions au demeurant les meilleurs amis du monde.

Les nouvelles lettres de créance du général de Castelbajac arrivèrent le 14 janvier 1853, par la poste ordinaire et non par un courrier spécial. Elles étaient adressées « au très excellent, très sérénissime, très puissant prince Nicolas », qualifié de bon ami. C’était la reproduction exacte des formules employées par l’empereur Nicolas vis-à-vis de Napoléon III.

Le 16, le général de Castelbajac fut reçu par l’Empereur, qui lui dit : « Puisque l’empereur Napoléon m’a pris comme je suis, j’espère que nous nous entendrons bien. J’y suis tout disposé. » Et il embrassa à deux reprises M. de Castelbajac. Il reçut ensuite avec beaucoup de bonne grâce M. de Rayneval, Dolfus et Gaston de Castelbajac, disant à Aloys de Rayneval en lui parlant de son frère : « Vous êtes une ancienne connaissance… Et M. de Reiset, ajouta-t-il, il a aussi la petite vérole. Comment est-il ? Où a-t-il pris cette maladie ?… Je regrette de ne pas le voir aujourd’hui ; mais dès qu’il sera rétabli, j’espère que vous me le conduirez. »

Je n’étais pas assez bien portant pour assister le 18 janvier à la bénédiction des eaux de la Newa, cérémonie très populaire à Pétersbourg. Une tente est élevée sur la glace, en face du palais de l’Empereur. Lorsque le clergé, l’Empereur et sa cour y sont rassemblés, l’archevêque grec, patriarche de Pétersbourg, s’approche du trou que l’on a fait dans la glace pour bénir les eaux. Quand la cérémonie est finie, le peuple se précipite pour boire ces eaux que la bénédiction a rendues salutaires. Des moujiks s’y baignent par un froid de 18 degrés. Autrefois même, pour porter bonheur aux enfants ou pour assurer leur santé, on les y plongeait. Un jour, un prêtre, ayant maladroitement laissé tomber dans le trou un enfant qui fut entraîné par le perfide courant de la Newa, dit sans s’en émouvoir davantage : « Cela ne fait rien : passez-m’en un autre ! » Et la cérémonie continua comme si rien n’était arrivé.

Je sortis pour la première fois le 22 janvier 1853, faisant en voiture par un beau soleil, bien enveloppé de fourrures, une promenade sur la Perspective. Le spectacle de ces milliers de traîneaux et de voitures qui s’entre-croisent avec une rapidité extrême est très intéressant. Je voyais de loin tout ce monde mettre pied à terre et se promener au grand soleil, si rare en Russie à cette époque de l’année.

Le 29, je pus assister au bal donné à l’ambassade d’Angleterre, y danser et rester jusqu’à deux heures du matin. J’étais donc bien rétabli les yeux seulement me faisaient un peu souffrir aux grandes lumières.

L’hiver était des plus brillants à Saint-Pétersbourg. Le 3 février, j’assistai chez Mme Apraxine à un très beau bal auquel se trouvaient tous les grands-ducs, le Tzarewitch et sa femme, la grande-duchesse Constantin, les grands-ducs Nicolas et Michel, la grande-duchesse Hélène et la grande-duchesse de Mecklembourg, sœur de l’Impératrice. J’y vis pour la première fois le fils de Schamyl, jeune homme de vingt-deux à vingt-quatre ans, fait prisonnier dans son enfance en 1835 ou en 1836 et gardé comme otage par l’Empereur qui l’avait fait élever à l’école des cadets. Il était devenu officier russe, tandis que son père faisait la guerre à la Russie. Il était brun, nerveux et fort beau garçon, avec un air un peu sauvage. Ayant eu depuis occasion d’entrer en rapport avec lui, je reçus sa carte qui était fort curieuse. Dans le fond sont trois montagnes, sans doute le Caucase, voilées par un nuage, au-dessous desquelles le nom était écrit en caractères russes.

Ce malheureux jeune homme, qui adorait ses montagnes, fut rendu à son père le 11 mars 1855 ; mais il ne survécut pas longtemps à son retour dans son pays natal. Il mourut de consomption au bout de six mois, le 5 septembre suivant.

Au bal de Mme Apraxine, je dansai avec une demoiselle d’honneur de la grande-duchesse Hélène, Mlle de Staël. Elle me dit avoir été élevée au couvent à Sttutgart avec la comtesse Wilhelmine de Wurtemberg, cousine de la grande-duchesse, qui lui ressemblait beaucoup. « Du reste, ajouta-t-elle, vous devez la connaître ; elle habite Turin ou la Savoie où vous vous êtes trouvé vous-même récemment. Sa sœur Pauline habite Genève. »

Je répondis qu’effectivement j’avais eu l’honneur de rencontrer la comtesse de Wurtemberg qui était une jeune personne accomplie, mais que je ne lui trouvais pas de ressemblance avec la grande-duchesse Hélène.

Pendant mon séjour en Russie, je restai en correspondance avec mes amis du Piémont, qui me priaient de défendre à Pétersbourg la cause de leur pays. Rendant compte de mes démarches au comte de Cavour, j’écrivis :


« Mon cher comte,

« Voici déjà bien longtemps que je suis loin de vous et que j’ai quitté votre pays auquel, vous le savez, je suis resté sincèrement attaché, espérant toujours pour lui ce qui serait seul sage l’établissement d’une confédération italienne ayant pour président le pape et le Piémont renforcé de la Lombardie et de Venise. Malgré mon éloignement, j’ai suivi avec le plus grand intérêt tous les événements politiques qui s’y rapportaient, et si je ne vous ai pas écrit plus tôt, ce n’est pas par oubli, mais parce que le moment n’était pas encore venu de pouvoir vous être aussi utile que je le désirais. Cependant, dès mon arrivée à Pétersbourg, j’ai dans toutes mes conversations avec les hommes influents de ce pays exposé à grands traits la situation politique actuelle du Piémont, tant à l’intérieur que vis-à-vis des puissances étrangères, en m’attachant à leur bien faire comprendre combien cette politique était différente de celle de 1848 et combien il était regrettable qu’on ne s’en fût pas persuadé plus tôt à la cour de Pétersbourg.

« Comme souvent on m’a fait des réflexions sur l’état de votre pays, la présence des réfugiés de différents pays, le langage de certains orateurs de la Chambre des députés, toutes choses qui, selon certaines personnes, semblaient démontrer une grande faiblesse à leur égard, j’ai cru devoir, à ma grande satisfaction, entrer dans des détails plus particuliers sur le Roi, sur son gouvernement actuel et sur les forces respectives des partis. J’ai souvent fait remarquer que le caractère distinctif du Roi était une grande droiture de cœur et une rare loyauté de sentiments ; qu’ayant juré le statuto, il se considérait comme engagé d’honneur à le conserver, et qu’il ne se déciderait à l’abolir ou à le modifier radicalement qu’autant qu’il en serait résulté des inconvénients irrémédiables pour la marche du gouvernement et le maintien de la tranquillité publique ; que, depuis 1848, les abus du régime constitutionnel, au lieu d’augmenter à mesure qu’il s’éloignait du point de départ, avaient au contraire diminué au fur et à mesure qu’on avançait, et qu’aujourd’hui on était arrivé à une situation gouvernementale régulière et normale. Enfin, j’ai représenté votre presse, à quelque malheureuse exception près, comme étant rentrée dans les limites d’une discussion convenable et de bonne foi, grâce aux mesures énergiques qu’elle savait que vous prendriez si elle changeait d’attitude.

« Telles sont les vérités que j’ai cherché à bien faire pénétrer dans l’esprit des hommes politiques qui ont porté, je n’en doute pas, mes paroles jusqu’à l’Empereur, car tout se répète ici. Maintenant que l’on ne se préoccupe plus que de la question du séquestre, j’ai trouvé l’occasion opportune pour faire bien comprendre toute l’injustice et l’iniquité de cette mesure. J’étais d’autant plus disposé à le faire que vous devez savoir que M. Drouyn de Lhuys a engagé notre légation à entretenir officieusement de cette triste question M. de Nesselrode, et que, de son côté, mon ami sir Hamilton Seymour a été également chargé par son gouvernement de faire semblable démarche.

« Le chancelier, tout en ne voulant pas exprimer clairement son opinion, a cependant, toutes les fois qu’il a entamé ce sujet, fait comprendre qu’il y trouvait une excessive rigueur, et particulièrement après la manière honorable dont le gouvernement sarde s’est conduit envers l’Autriche lors des derniers événements de Milan, dont le monde sait ici très bien que c’est votre police qui a été la première à instruire celle de Lombardie des menées de Mazzini, et on vous en sait gré, mais pas encore aussi justement que je le voudrais.

« La réponse du comte Buol aux représentations de M. de Revel : « C’est la légalité qui nous tue », a paru monstrueuse et a fait un véritable tort à ce ministre, qui, du reste, s’est fait très peu estimer et aimer de l’empereur Nicolas pendant son séjour à Pétersbourg. J’espère que les démarches que nous faisons ici vous seront utiles à Vienne. Vous savez, mon cher comte, que vous pouvez compter sur moi, et la véritable satisfaction que j’éprouverais de contribuer au bien de votre noble pays. J’espère pouvoir obtenir un congé au mois de juin prochain, et mon intention est alors de venir en juillet serrer la main de ceux qui ne m’auront pas oublié en Piémont.

« Veuillez, en attendant que j’aie le plaisir de vous retrouver, offrir tous mes sentiments de respect et d’affection au Roi et l’assurer, de ma part, que de près comme de loin je reste, si j’ose le dire, son dévoué ami. Recevez également, mon cher comte, mes sentiments les meilleurs, en offrant mes souvenirs à tous, mais plus particulièrement à vos collègues d’Azeglio, Dabormida, La Marmora et Jocteau.

« Comte de Reiset. »

Les préoccupations mondaines tenaient une grande place à la cour. La comtesse Woronzow, femme du grand maître des cérémonies, faisait jouer chez elle la comédie. On m’offrit dans une des pièces un rôle que j’acceptai. La princesse Paskiévitch, fille de la comtesse Woronzow, qui avait épousé le fils du prince Paskiévitch, grand maréchal vice-roi de Pologne, et la princesse Hémène Galitzin, jouaient dans la même pièce que moi. Les répétitions devinrent une occupation très absorbante, difficile à concilier avec mes travaux et mes devoirs officiels. Le général de Castelbajac donna le 8 février un grand bal, auquel se rendirent le grand-duc héritier et ses trois frères les grands-ducs Constantin, Nicolas et Michel.

Pendant ce temps, le prince Menschikoff, ministre de la marine, partait pour Constantinople porter à la Turquie l’ultimatum d’où devait sortir la guerre d’Orient.

Au commencement de janvier, l’empereur Nicolas avait eu avec l’ambassadeur d’Angleterre une conversation dont les conséquences furent des plus graves. C’était pendant une soirée chez la grande-duchesse Hélène. L’empereur Nicolas, avec l’air affable et même familier qu’il savait prendre quand il voulait gagner quelqu’un, lui dit : « Nous avons sur les bras un homme bien malade ; il serait bon de nous entendre à l’avance pour ne pas laisser sa succession livrée au hasard et surtout à la révolution. »

Après ce préambule, le Tzar exposa ses projets. Les principautés danubiennes continueraient à être indépendantes, mais seraient placées, ainsi que la Servie et la Bulgarie, sous le protectorat de la Russie. Reconnaissant l’importance que l’Égypte avait pour l’Angleterre, il était disposé à ne pas faire d’objection à ce qu’elle en prit possession, en y joignant même l’Ile de Candie. Quant à Constantinople, il déclarait qu’il ne consentirait jamais à ce que cette ville fût occupée par les Anglais ou par les Français, et qu’il s’opposerait de toutes ses forces à la création d’un empire d’Orient au profit de la Grèce. Tout en protestant qu’il n’avait aucune vue d’ambition sur Constantinople, il admettait que les circonstances pourraient le forcer à l’occuper temporairement.

Sir Hamilton ayant exprimé le doute que ces combinaisons pussent convenir à la Prusse, à l’Autriche, et l’empereur Nicolas comptant sans doute tenir ces puissances par les liens du sang et de la reconnaissance, répliqua que ce qui était essentiel à ses yeux, c’était l’adhésion de l’Angleterre. D’accord avec elle, il n’aurait pas à s’inquiéter des autres gouvernements, laissant entendre ainsi que, si la France était isolée, il n’aurait rien à redouter de sa part.

Ces ouvertures, tenues secrètes, furent reçues très froidement par le gouvernement anglais. Il répondit qu’il n’y avait pas à songer à la succession du malade, qu’il fallait, au contraire, s’efforcer de le faire vivre le plus longtemps possible.

C’est alors que partit pour Constantinople le prince Menschikoff avec une suite considérable. Ce choix n’indiquait pas des vues conciliantes. Tout le monde connaissait à Pétersbourg le franc-parler presque brutal du prince, que personne, pas même l’Empereur, n’intimidait. Le Tzar ayant nommé la femme du général Kleinmikel dame d’honneur de l’Impératrice, quoique sa naissance ne lui donnât pas de titres à cette dignité, demanda sans doute malignement au prince Menschikoff, qu’il savait l’ennemi du général Kleinmikel, ce qu’il en pensait. Celui-ci répondit à l’Empereur qu’il n’aurait pas pu mieux faire : « Je suis enchanté. Sire, avait-il ajouté, que vous ayez fait une dame d’honneur de la femme ; maintenant vous ferez sans doute un homme d’honneur du mari. »

Ses manières hautaines vis-à-vis des ministres du sultan, ses procédés outrageants pour le grand vizir, à l’audience duquel il se rendit non en uniforme, mais en petite tenue civile, témoignaient d’un parti pris de rupture. On ne pouvait plus douter des dispositions agressives de la Russie. L’affaire des Lieux Saints qui avait été le point de départ de la querelle avait reçu une solution satisfaisante, mais l’ultimatum présenté au divan par le prince Menschikoff exigeait que le sultan s’engageât par un traité à maintenir intactes et à perpétuité les immunités dont les chrétiens grecs jouissaient dans l’empire ottoman.

Ce protectorat accordé à la Russie sur onze millions de sujets turcs eût été pour le sultan une véritable abdication. Le vrai maître n’eût plus été à Constantinople, mais à Saint-Pétersbourg. Il y avait donc lieu de penser que la Turquie, soutenue par la France et par l’Angleterre, repousserait ces exigences.

Ces menaces de guerre, si graves qu’elles fussent, n’assombrissaient pas les réunions d’hiver dans la capitale de la Russie.

En partant, le prince Menschikoff avait fait une plaisanterie dont s’était réjoui tout Pétersbourg. Une vieille demoiselle d’honneur, appelée Mlle Baranof, de peu d’esprit et toujours la dernière à apprendre ce qui se passait à la cour, s’avisa de lui demander le but de son voyage : « C’est un grand secret, lui répondit le prince Menschikoff, mais je vais vous le confier. Je vais demander au sultan la main de sa fille pour le prince Tschernischeff, et comme Dimitri Nesselrode (le fils du chancelier) est très heureux en négociations matrimoniales, je l’emmène avec moi. » C’était une méchanceté à tous les points de vue. Le prince Menschikoff qui détestait le prince Tschernischeff le ridiculisait, et il faisait une allusion cruelle aux malheurs conjugaux de Dimitri Nesselrode, dont la femme avait été la maîtresse d’Alexandre Dumas, liaison rendue publique par le roman la Dame au collier de perles.

Comme il fallait s’y attendre, Mlle Baranof colporta partout ce grand secret et alla le raconter à l’Impératrice elle-même.

Les concerts, les représentations théâtrales se succédaient sans interruption. Mario, Lablache, Ronconi, Mme Viardot étaient à Pétersbourg. Le 12 février, Mario et Ronconi jouèrent avec grand succès Rigoletto à l’Opéra en présence de l’Empereur et de toute la cour. L’Empereur et l’Impératrice occupaient deux avant-scènes, l’une au-dessus de l’autre. Le Tzar suivait la pièce avec un visible plaisir, faisant à Ronconi des gestes amicaux. On vint l’avertir que l’Impératrice se retirait ; il s’empressa d’aller la joindre sans attendre la fin du spectacle. En toute circonstance, il lui témoignait beaucoup de prévenances et d’affection.

Il venait d’être fort affligé et irrité de la découverte des malversations du caissier des invalides de l’année, nommé Polikowsky, qui s’empoisonna pour éviter le châtiment qui l’attendait. La vérification de ses comptes établit qu’en six années — depuis 1847 — il avait voté plus de cinq millions. L’Empereur ordonna d’enlever les décorations placées sur son catafalque et fit mettre le séquestre sur ses biens. Plusieurs généraux s’étant trouvés compromis, il les fit juger par une commission militaire sous la présidence du grand maréchal prince Paskiévitch. Peu à peu cependant on parvint à l’apaiser : ils n’étaient, disait-on, coupables que de négligence. Le général Ouchakoff, âgé de plus de soixante-douze ans, président de la commission, fut seul rayé des contrôles de l’armée.

Un riche financier, nommé Jakoblef, dont la fortune s’élevait à quatre-vingts millions, donna quatre millions de roubles pour combler le déficit.

Le mécontentement et la défiance de l’Empereur persistèrent néanmoins. À une séance d’une commission de travaux publics qu’il présidait, il fut constaté que des sommes dues depuis longtemps n’étaient pas payées. Il s’écria avec colère : « Je ne puis plus avoir confiance en personne. Dieu sait si la chaise sur laquelle je m’assieds m’appartient ! »

Des détournements ayant été commis au ministère des affaires étrangères, le comte Nesselrode, qui était fort avare, se taxa à deux mille roubles et obligea tous ses employés à contribuer à l’extinction du déficit. La corruption et les concussions étaient alors une des plaies de la Russie.

Très exact, ayant à un haut degré le sentiment de la probité et de l’honneur, d’une grande simplicité dans ses habitudes, l’Empereur n’arrivait pas à couper court à des désordres invétérés.

Pendant la semaine du carnaval russe, appelée à Pétersbourg la « semaine folle », les fêtes se succèdent sans discontinuer : elles commencent à midi pour ne se terminer qu’à cinq heures du matin. Un jour c’était chez le comte Betzborotko, le lendemain chez le ministre des travaux publics Kleinmikel, le jour suivant chez Mme Karamzine, qui avait épousé en premières noces un frère d’Anatole Demidoff. C’était elle qui possédait le fameux diamant de Charles le Téméraire, le Sancy.

Le fils qu’elle avait eu de son premier mariage était destiné à avoir un jour toute la fortune des Demidoff, c’est-à-dire trois millions de rente.

Ces fortunes colossales ne sont pas rares en Russie. Le comte Chérémetief possède à lui seul cent cinquante mille paysans. Plusieurs de ces paysans sont très riches et font le commerce des fruits à Pétersbourg. L’un d’eux, dont la fortune était estimée à trois millions, répondait à ceux qui lui demandaient pourquoi il ne se rachetait pas, ce qui lui était facile :

« J’aime mieux rester paysan. Comme j’appartiens au comte qui est un des plus puissants seigneurs de la Russie, il doit me défendre si on m’attaque. J’ai tout à gagner à rester sous sa protection. »

Le chiffre de deux cent mille livres de rente paraît tout à fait médiocre.

Le comte Woronzow, que je voyais souvent dans l’intimité et qui a, lui aussi, une fortune colossale, me disait qu’après la mort de sa mère il y avait eu une grande disette, et qu’il avait dû pendant une année nourrir les paysans d’une de ses terres. Cela lui avait coûte six cent mille francs. L’année suivante, il vint visiter cette terre, et il s’étonna de ne rencontrer personne venir suivant l’usage, au-devant de lui. En avançant vers le château, il trouva à genoux sur les bords de la route une foule de plus de sept mille paysans. Un seul était debout et tenait un écrit appuyé contre son front. Le comte Woronzow supposa d’abord que ses ordres n’avaient pas été exécutés par ses intendants, et que cet écrit était une supplique. Il ne contenait que ces mots : « Merci, maître, de nous avoir sauvés de la mort. Que Dieu te bénisse, toi, ta femme et tes enfants ! » Les paysans se levant tous poussèrent des acclamations et des vivats. Le comte Woronzow, les larmes aux yeux, appela à lui le plus âgé et dit à la foule que, ne pouvant les embrasser tous, il embrassait du moins leur doyen.

Un comte Bouterline s’étant ruiné fut obligé de vendre sa terre. Ses paysans, l’ayant appris, réunirent entre eux la somme qu’elle pouvait valoir et la lui apportèrent : « Ne vends pas ta terre, lui dirent-ils, voici la somme dont tu as besoin. Tu as toujours été bon pour nous ; nous voulons que tu restes notre seigneur. »

C’était dans les provinces de la Russie la magnifique contre-partie de ce qui se passait malheureusement trop souvent à Pétersbourg.

  1. Revue des Deux Mondes, 1er  janvier 1874, « L’avènement du second Empire et la guerre de Crimée. »
  2. Lettres des 17 novembre et 7 décembre 1852.
  3. Lettre du 9 janvier 1854.
  4. Mémoires du comte de Beust, t. Ier, p. 137.