Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/04

Plon-Nourrit et Cie (p. 94-144).

CHAPITRE IV

Changements ministériels. — Voyage de l’Empereur en Crimée. — Nicolas Ier. — Le grand-duc héritier. — Souvenirs de l’empereur Paul. — Mort du duc de Leuchtenberg. — La grande-duchesse de Leuchtenbeg..


Le prince Wolkonsky, feld-maréchal et ministre de la maison impériale, venait de mourir. Ce personnage, dont le nom avait été très connu lorsqu’il était major général de l’armée russe dans la guerre de 1814, avait joui de la faveur successive et toujours croissante des empereurs Alexandre et Nicolas. Il avait été élevé aux plus hautes dignités sous le règne de l’empereur Nicolas, et sa position à la cour était, on peut le dire, exceptionnelle. L’Empereur avait donné une dernière preuve de l’amitié qu’il lui portait en faisant prendre le deuil à la famille impériale à l’occasion de sa mort et en présidant lui-même à ses obsèques.

Un changement assez important avait eu lieu dans le ministère Impérial par suite du décès du prince. Les ministères de la maison impériale et des apanages (domaine de la couronne), qui lui étaient tout deux confiés, furent donnés, le premier au comte Adlerberg, l’un des aides de camp favoris de l’Empereur, le second au comte Péroffsky, jusque-là ministre de l’intérieur de l’empire. Le général Bibikof, gouverneur général des provinces de Kieff, Podolie et Volhynie, avait été appelé à succéder à M. Péroffsky. Cette dernière nomination était à remarquer, tant à cause de l’importance du ministère que l’Empereur confiait à M. Bibikof et auquel la direction des cultes était annexée, qu’à cause de la réputation de dureté que s’était faite cet officier général particulièrement envers la noblesse polonaise pendant son gouvernement. Il passait d’ailleurs pour un homme habile, et on pensait que l’Empereur, connaissant les inconvénients de son caractère dans une place trop éloignée du contrôle personnel du souverain, avait voulu employer ses talents dans des fonctions plus hautes et en même temps plus rapprochées de son autorité, nécessaire pour modérer l’extrême rigueur du nouveau minnistre.

Sa Majesté Impériale était partie dans la nuit du 13 septembre pour le camp de Tchougounieff. Elle était accompagnée du comte Adlerberg, ministre de sa maison, et du comte de Mensdorff, ministre d’Autriche, qui ne le quittait plus. Le général Wrangel ne prit congé de l’Empereur qu’en Crimée ; de là il se rendit à Constantinople pour revenir à Berlin par Trieste et Vienne.

Sir Hamilton Seymour m’écrivit à cette occasion : « Je sais que l’Empereur a écrit de Pultava, mais j’ignore si on a de ses nouvelles ultérieures. D’après ce qu’on me dit, le général Mensdorff nous revient bientôt. – Il ne sera point de la promenade à Sébastopol. D’un autre côté, l’Empereur aura avec lui deux Prussiens le comte de Munster et le général Wrangel.

Du camp de Tchougounieff l’empereur Nicolas se rendit en Crimée et visita avec un soin tout particulier le port de Sébastopol, comme s’il eût pressenti les graves événements qui allaient s’y passer. Ce voyage ne commença pas sous d’heureux auspices. Entre Pétersbourg et Gomel l’essieu de sa voiture s’étant cassé, l’Empereur fut forcé de faire quatorze verstes à pied et ensuite de rester deux jours dans cette dernière ville pour faire réparer son équipage… À cause de cet accident, le carrossier fut emprisonné.

De Gomel l’Empereur se rendit, en passant par Karphoft, à Thsougouïef, pour y inspecter l’artillerie et la réserve de la cavalerie et faire voir ces corps au général Wrangel qu’il avait engagé à l’accompagner dès son dernier séjour à Berlin. De Thsougouïef il alla à Poltava, passant en revue dans chaque ville tous les corps qui s’y trouvaient ; ensuite à Ekaterinoslav et Vosnogensky, où il y eut encore des manœuvres et des revues. Il arriva enfin à Sébastopol, où il voulait visiter, avec le ministre de la marine, la flotte de la mer Noire composée de deux divisions, ainsi que les travaux relatifs au projet de faire de Sébastopol un grand port militaire.

L’empereur Nicolas, né le 6 juillet 1796, était en 1853 âgé de cinquante-sept ans. N’étant que le troisième fils de l’empereur Paul, il ne semblait pas destiné à monter sur le trône. Ce ne fut qu’après le mariage morganatique de son frère Constantin avec Jeanne Gruzynska, fille d’un gentilhomme polonais, et la répugnance que celui-ci témoignait pour le pouvoir, qu’on s’était accoutumé à regarder Nicolas comme le successeur probable d’Alexandre Ier. Dans son enfance il montrait peu de capacité. Son frère, le grand-duc Michel, doué d’un jugement plus solide et d’un cœur plus sensible, avait été dans sa jeunesse, quoique moins âgé que lui de deux ans, son conseiller et son meilleur ami : il conserva toute sa vie à son égard l’ascendant et l’affection qu’il avait eus dès cette époque. Souvent pendant le règne de son frère il assuma lui-même la responsabilité de certains actes militaires qui ne rencontraient pas l’approbation générale, s’efforçant d’écarter le moindre blâme de la personne de son souverain. Il évitait d’ailleurs de s’immiscer dans la direction des affaires ; ce n’était que dans les cas les plus graves et dans l’intérét évident de l’empereur Nicolas qu’il se hasardait à lui donner son avis. Sa mort fut une perte irréparable pour l’Empereur. Seul, il osait lui dire la vérité, combattant l’influence des courtisans qui, pour plaire à leur maître, l’adulaient au point de lui faire croire qu’il était au-dessus de Pierre le Grand.

L’empereur Nicolas avait été élevé avec beaucoup de sévérité par le général comte Lambsdorff, homme de peu de moyens, originaire des provinces baltiques, qui poussait, dit-on, la rigueur jusqu’à frapper le prince dans son enfance. Ce traitement avait durci davantage encore son caractère naturellement inflexible et avait porté plus tard Nicolas à être envers les autres aussi dur qu’on l’avait été envers lui-même. Ayant été nommé très jeune à la direction du génie, il avait contracté une véritable passion pour tout ce qui se rattachait à cette arme. Il avait créé le corps des pontonniers à cheval, et c’était à cause du goût très vif qu’il avait conservé pour ses premières occupations qu’il faisait élever dans son empire un nombre démesuré de fortifications.

Il poussait aussi à l’extrême la passion des parades : le soldat était son joujou. Il consacrait des sommes énormes, qui auraient trouvé ailleurs un plus utile emploi, à entretenir sur pied de guerre une immense armée : il exagérait la pensée de Pierre le Grand et maintenait la nation enrégimentée et disciplinée comme l’armée elle-même. Tout le monde portait l’uniforme : on rencontrait des cadets de sept ans, coiffés d’un casque et faisant front gravement devant les officiers qui passaient dans la rue. Les domestiques des officiers montaient eux-mêmes, casque en tête, derrière la voiture de leurs maîtres.

Cependant le peuple russe, doux, enclin à la mollesse, était loin d’être belliqueux. S’il se battait avec bravoure, c’est que depuis longtemps il était façonné par la force à l’obéissance passive.

La passion militaire de l’Empereur l’empêchait de s’occuper des sciences et des arts, pour lesquels il n’avait aucune aptitude. Il était ordinairement de la plus exquise politesse, mais, quand il se mettait en colère, il devenait d’une dureté excessive, voulant, sans avoir d’égards ni de ménagements pour personne, que tout fléchît devant lui et obéit à ses ordres. Il est vrai que ses colères avaient presque toujours une cause très noble ; elles venaient du désir de corriger des abus invétérés qui ne pouvaient être extirpés que par sa fermeté. Il voulait voir régner dans toutes les administrations de son empire un ordre parfait et une rigoureuse probité, n’ignorant pas que les malversations sont une des principales plaies de la société russe. Il était d’une grande sobriété et d’une simplicité extrême ; cependant il avait le goût du faste et du cérémonial. On le voyait dans la même journée rentrer au palais d’hiver sur le premier drochky qu’il avait rencontré, et, quelques heures après, assister à une grande solennité dont les moindres détails avaient été réglés par lui d’après la plus rigoureuse et la plus ancienne étiquette de la cour de Russie. Dans l’intimité il était avec ses gens d’une grande bonhomie, tout en observant de près leurs actes. Il était sans contredit généreux, mais toujours théâtral dans sa manière de l’être.

En religion Nicolas était comme tous les Russes, dont la croyance est un mélange de foi et d’enfantillage. Il tenait surtout aux observances extérieures, se bornant sous le rapport des pratiques à ce qui était absolument de rigueur. Quant à ses sujets, tout en faisant beaucoup de démonstrations religieuses, ils étaient peut-être le peuple de l’Europe dont la morale était la plus relâchée.

La fermeté et le mépris du danger étaient chez l’empereur Nicolas des qualités naturelles, mais elles se fortifiaient encore en lui par son inébranlable conviction de la grande mission qu’il avait à remplir. Il était persuadé que ses jours seraient conservés par la toute-puissance divine tant que cette mission ne serait pas accomplie. Dans maintes occasions il a prouvé que cette foi dans sa destinée avait en lui les racines les plus profondes.

Lors de la révolution militaire qui éclata au début même de son règne à Pétersbourg le 26 décembre 1825, il sortit seul de son palais, et pour rejoindre son cheval qu’on n’avait pu lui amener, il lui fallut traverser la foule du peuple en révolte jusqu’à ! a place où fut élevée plus tard la colonne Alexandrine. « Pendant ce trajet, raconta-t-il lui-même, je ne pouvais prévoir l’issue de cette triste journée, mais, aussitôt que je me suis trouvé à cheval et que j’ai dominé la foule, je n’ai plus douté du succès, » Nicolas alla droit aux soldats insurgés, et s’adressant à un régiment qui faisait entendre des cris séditieux : « Ce n’est pas là votre place, leur dit-il ; ici se trouvent mes soldats fidèles ; c’est là-bas, parmi les révoltés, qu’il faut vous rendre ; allez, portez-y vos armes. » Par son courage, sa décision, sa présence d’esprit, l’Empereur ramena à lui les incertains, et il dompta la révolution.

Sa fermeté ne s’était pas démentie quand le choléra éclata à Pétersbourg. Le peuple, croyant que les médecins empoisonnaient les malades par ordre du gouvernement, se révolta et massacra au marché au foin plusieurs d’entre eux. Nicolas se rendit sur-le-champ en calèche, seul avec le prince Orloff, au milieu de cette foule furieuse : « Chapeaux bas et à genoux, s’écria-t-il, et commencez par faire de suite le signe de la croix, en priant Dieu d’apaiser le fléau qui nous frappe, au lieu d’attirer sur nous son courroux par vos crimes. »

Il fut obéi. L’Empereur prit alors la parole ; il fit comprendre à cette multitude son égarement et son injustice envers les médecins qui se dévouaient pour la guérison des malades. En peu d’instants l’ordre si profondément troublé fut rétabli.

À une autre époque, l’Empereur devait, dans un de ses voyages, passer par Posen. Le gouverneur l’avertit des dangers qu’il pouvait courir et le supplia de ne pas traverser la ville. Il ne voulut rien écouter, et l’attentat prévu se produisit. Nicolas ne dut son salut qu’à la mépfise des assassins qui s’attaquèrent à la première voiture précédant la sienne. Elle était occupée par un secrétaire de chancellerie qui fut blessé.

Le caractère de l’empereur Nicolas, souvent si hautain et si absolu, était un singulier mélange d’orgueil et de véritable bonté. Un jour, il passait incognito dans la perspective Nevsky, en drochky, lorsqu’une charmante petite fille de huit ans se suspendit derrière sa voiture, lui criant en russe sans le reconnaître : « Mon oncle, — c’est le nom que les enfants du peuple donnent aux hommes âges d’une condition supérieure, — prenez-moi dans votre drochky et conduisez-moi voir les baraques de la foire. » L’Empereur fit arrêter les chevaux, prit l’enfant près de lui et lui acheta à la foire un grand nombre de jouets.

« Maintenant que tu connais ton oncle, lui dit-il, allons voir ta tante. » Et il la conduisit à l’Impératrice, qui, charmée elle aussi de la bonne grâce de la petite fille, donna l’ordre de la faire élever à ses frais dans une des maisons d’éducation dont elle était la protectrice.

L’ascendant de Nicolas sur tous ceux qui l’approchaient était extrême. Le prince Émile de Sayn-Wittgenstein-Berlebourg écrivait à son père dans une lettre intime en 1852 :

« Chaque fois que l’Empereur me voit, il a quelque chose de bienveillant à me dire. C’est l’idéal d’un souverain comme il n’y en a plus, le type de tout ce qui est juste, chevaleresque, noble et énergique. C’est un honneur et un bonheur de le voir de près, que personne ne peut apprécier plus que moi qui ai vu de près la généralité des souverains.

C’était également l’impression de M. de Benst : « Nul n’a été davantage le maître de l’Europe, dit-il dans ses Mémoires, si ce n’est Napoléon Ier ; nul n’a inspiré autant de sympathies, de colères ou de haines. À Berlin il était à peu près considéré comme un être supérieur : il en était de même dans la plupart des cours allemandes. Je ne saurais assez dire quelle favorable impression me fit ce souverain, et je n’oublierai jamais son grand et bel œil bleu. »

Il avait des accès d’extrême brusquerie.

Pendant mon séjour à Pétersbourg, un conseiller d’État que l’Empereur affectionnait beaucoup l’avait mécontenté. Après l’avoir accablé de reproches, il lui dit durement : « Expliquez-vous, monsieur. » Le malheureux, pour présenter sa justification, n’avait encore prononcé que le mot Sire, lorsque le Tzar l’interrompit : « Taisez-vous, monsieur, vous raisonnez, je crois. »

Souvent il faisait lui-même la police dans les rues de Saint-Pétersbourg. Quelques jours après mon arrivée, il parcourait la ville pendant la nuit, seul, dans son drochky. Il aperçut un soldat ivre qui poursuivait une femme s’enfuyant devant lui. Il donna l’ordre à son cocher de l’atteindre, puis le regardant bien en face : « Me reconnais-tu, dit-il, coquin ? Pourquoi n’es tu pas à ! a caserne ? » Tous les soldats de la garnison de Saint-Pétersbourg connaissaient la voix et la figure de l’Empereur. La terreur avait dégrisé l’infortuné. « Monte sur le siège de mon drochky, lui dit Nicolas, enseigne toi-même à mon cocher où demeure ton colonel. » Le pauvre diable, plus mort que vif, s’exécuta, et l’Empereur dicta lui-même la punition qu’il dut subir.

L’Empereur étant à Pétersbourg le centre de tout, les moindres détails sur lui sont relevés avec une extrême curiosité, et les anecdotes sur son compte abondent.

Mlle Bras, ancienne actrice du Théâtre français, étant allée le trouver pour lui demander de s’intéresser à une représentation donnée à son bénéfice, la conversation tomba sur les manœuvres auxquelles Mlle Bras avait assisté. « Comment me trouvez-vous, lui demanda le Tzar, à la tête de mes troupes ? – Ah Sire, vous avez bien la tournure de votre emploi. » Nicolas répéta ce propos qui l’avait beaucoup diverti.

L’ancienne demoiselle d’honneur de l’impératrice Catherine, devenue dame d’honneur de la grande-duchesse Hélène, dont tout le monde à Pétersbourg connaissait le caractère vif et emporté, —  « Junon en courroux disait le grand-duc Michel, – tenait tête à l’Empereur sur les questions d’étiquette.

Un jour, il voulut monter dans la voiture d’une demoiselle d’honneur qui sortait de l’église où son mariage venait d’être célébré. « Non, Majesté, lui dit Mme Apraxine, vous ne monterez pas dans cette voiture cela n’est pas convenable. » Et comme Nicolas riait de cette sortie faite devant toute la cour et avançait toujours, elle prit le pan de son habit pour l’empêcher de continuer sa marche, disant qu’elle ne le souffrirait pas. Ce fut l’Empereur qui céda.

À la fin de 1852, l’Empereur se plaignit vivement de la divulgation de ses préparatifs de guerre contre la Turquie. Il reprocha au comte Orloff, ministre de la police, de ne pas avoir su découvrir l’auteur de ces indiscrétions. Le comte Orloff ne se déconcerta pas : « Sire, répondit-il, c’est vous qui êtes le coupable. Vous avez tout raconté à l’Impératrice devant ses dames et demoiselles d’honneur. Celles-ci, qui ont des amis et des adorateurs, n’ont pas manqué de leur communiquer cette grande nouvelle. »

Sur ces entrefaites, le comte Pahlen, ancien ambassadeur à Paris, faisait le même récit aux jeunes grands-ducs Nicolas et Michel. À peine était-il sorti que le grand-duc Nicolas courut chez l’Empereur : « Sire, lui dit-il, j’apprends que vous allez faire la guerre en Turquie, et je viens vous supplier de m’autoriser à faire partie de cette expédition. » L’Empereur, de plus en plus irrité, voulut obliger son fils à lui révéler l’auteur de cette indiscrétion. Mais le jeune homme, comprenant le danger qu’aurait couru le comte Pahlen, résista aux ordres et aux instances du Tzar et ne livra pas le nom qui lui était demandé.

L’Empereur et le grand-duc héritier assistaient avec une grande simplicité aux bals masqués de l’Opéra ; l’Empereur y portait un costume cosaque qui lui allait fort bien. Il se mêlait à la foule, allant et venant, causant, riant, intrigué par des femmes qui le prenaient par le bras, bousculé, heurté, comme le premier venu, sans que personne parût faire attention à lui. C’est bien le cachet de la vie russe à côté de l’étiquette la plus sévère le plus grand laisser aller.

Lorsqu’il y a un grand diner à la cour, c’est à grand’peine que l’on empêche les convives, rencontrant des valets portant les plats, de les piller avant qu’ils soient placés sur la table. Au dessert, de hauts fonctionnaires bourrent leurs poches de fruits, de gâteaux, de bonbons de toute espèce à peine un plat est-il enlevé de la table que les domestiques s’en emparent et en font une répugnante curée.

L’empereur Nicolas était d’une grande simplicité personnelle, très soigneux de ses vêtements et n’aimant pas à les remplacer. Très rigoriste, il n’a jamais consenti à laisser élever une statue à l’impératrice Catherine, à cause des mauvais exemples qu’elle a donnés par l’immoralité de sa conduite. Il avait toujours dans son cabinet un grand chien du mont Saint-Bernard : « Il est laid, disait-il, mais il est fidèle, et je lui suis attaché. »

Quand un incendie éclatait à Pétersbourg, l’Empereur y accourait toujours, payant bravement de sa personne et se tenant au premier rang. Un jour qu’une poutre enflammée menaçait de s’écrouler sur lui, un pompier le saisit rudement et le fit reculer à temps. L’incendie éteint, l’Empereur voulut savoir le nom de son sauveur. Il eut du mal à le découvrir. Le brave homme, consterné de son audace, s’était fait mettre en prison, s’accusant lui-même d’avoir porté la main sur l’Empereur.

Lors de l’incendie du Grand Théâtre de Moscou, un paysan avait accompli un sauvetage des plus périlleux. L’Empereur le fit venir à Saint-Pétersbourg : « Je te remercie de ta bonne action, lui dit-il, embrasse-moi et raconte-moi comment Dieu t’a secondé. » Après avoir écouté le récit du courageux sauveteur et l’avoir récompensé, il le congédia en lui disant : « Va, maintenant. Que Dieu soit avec toi ! Si tu as besoin de quelque chose, viens à moi quand tu voudras. »

L’empereur Nicolas a longtemps conservé un chien recueilli par lui pendant la guerre de France de 1814. Ce chien suivait la voiture dans laquelle il se trouvait avec son frère, le grand-duc Michel et il se jeta même à la nage pour suivre le bac dans lequel les deux grands-ducs traversaient une rivière. Comme il allait se noyer, ceux-ci le firent retirer de l’eau, l’emmenèrent avec eux et s’y attachèrent.

Jusqu’à sa mort, le chien, qui était un caniche jaunâtre, passait alternativement huit jours chez les deux princes. Il fut enterré dans le jardin du palais Anitchkoff, où le futur empereur Nicolas lui fit élever un petit monument.

Le grand chancelier, M. de Ribeaupierre, m’a raconté que tous les dimanches la famille impériale se réunissait chez l’Empereur pour le diner. Les enfants venaient après le dîner, et l’Empereur jouait avec eux jusqu’à l’heure de leur coucher. Il assistait toujours à l’accouchement de ses filles et de ses belles-filles, à qui il témoignait une grande tendresse.

Ce M. de Ribeaupierre était le petit-fils d’un favori de l’impératrice Catherine, Pierre Ribaud, horloger de Genève, qui, venu pour réparer des pendules, a fait souche de grands seigneurs russes.

Le grand-duc héritier, né le 29 avril 1818, était alors âgé de trente-quatre ans. Son éducation avait été confiée au général Raveline, homme d’honneur, mais d’un médiocre mérite. Il eut pour précepteur M. Jou-Koffesky, poète et littérateur russe très distingué, dont il partagea les leçons avec sa sœur la grande-duchesse Marie, duchesse de Leuchtenberg. Ils conservèrent tous deux pour leur professeur une vive affection, et à sa mort on vit les deux élèves lui rendre les derniers devoirs en honorant son enterrement de leur présence.

Il arrivait fréquemment que l’Empereur et les membres de sa famille assistaient aux funérailles de leurs amis ou de leurs vieux serviteurs ; quelquefois ils faisaient même plus que d’y venir ainsi à celles de la baronne Frédériks, amie intime de l’impératrice, son corps a été porté, comme marque touchante d’affection, par les grands-ducs.

En 1838 et 1839, le grand-duc héritier fit un voyage en Allemagne et en Italie, accompagné du prince de Lieven, qui, d’après la volonté de l’Empereur, lui servit de guide.

Dans toutes les cours qu’il visita à cette époque, on fut charmé de sa modestie, de son affabilité, de sa brillante tournure, et l’on vit en lui un jeune prince qui donnait les plus belles espérances.

Quelque temps après, se trouvant à la cour de Darmstadt, il remarqua la fille du grand-duc Louis II, qu’on disait être la moins aimée de la famille, en devint épris, et le peu d égards que l’on avait pour elle ne fit qu’augmenter sa sympathie. Le grand-duc Alexandre demanda à son père la permission de l’épouser. La princesse embrassa la religion grecque, et le mariage fat célébré en 1841.

J’ai publié au sujet de ce mariage dans le Figaro du janvier 1880 un article très documenté. J’avais recueilli tous ces détails pendant mon séjour à la cour de Darmstadt. Il est intéressant de reproduire ici cet article, qui a paru il y a plus de vingt ans :


Le mariage de l’empereur Alexandre de Russie avec la princesse Marie de Hesse est un charmant roman d’amour, bien rare à rencontrer dans une famille souveraine. Ce n’est cependant pas là un conte de fées, mais bien une réalité que je consigne exactement et avec plaisir dans mes Mémoires.

Lorsqu’il fut question, au commencement de janvier 1841, de marier le grand-duc Alexandre de Russie, alors âgé de vingt-trois ans, on fit une liste à Saint-Pétersbourg de toutes les princesses allemandes qui étaient, à cette époque, en âge d’être mariées. Bientôt après le grand-duc partit pour l’Allemagne, accompagné du comte Orloff, depuis prince Orloff, et de M. Jean-Mathieu Tolstoy. Après avoir visité Berlin et quelques cours du nord de l’Allemagne, les nobles voyageurs arrivèrent a Francfort, où ils descendirent à l’hôtel de Russie, dans la Zeil. Le grand-duc devait de là se rendre directement à Carlsruhe pour voir la princesse Alexandrine, depuis duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha, et la princesse Marie de Bade, depuis duchesse d’Hamilton.

Le départ était fixé, lorsque le grand-duc de Hesse-Darmstadt[1] ayant appris le séjour du grand-duc de Russie à Francfort lui fit demander de s’arrêter à dîner au palais de Darmstadt. Le grand-duc, assez peu soucieux de cette invitation, l’accepta cependant.

Le diner eut lieu en famille, et la jeune princesse Marie de Hesse n’y parut pas ; le grand-due de Russie en ignorait même l’existence, car cette princesse n’avait pas été mise au nombre des princesses allemandes appelées à prétendre à la main du Tzarewitch.

Dans la soirée, le grand-duc, en se rendant au thé de la cour, rencontra par hasard, dans la salle à manger du château, une jeune fille, accompagnée de Mlle de Grancy, sa gouvernante, qui se rendait au salon où devait être pris le thé, et qui modestement se rangea pour le laisser passer. Cette scène eut lieu dans le palais ducal, alors habité par la famille de Hesse et qui est situé sur la grande place de Ludovic que traverse la grande rue du Rhin, conduisant de la gare du chemin de fer au vieux château. C’est dans ce palais que souvent, comme ministre de France, j’ai assisté aux bals qui étaient alors donnés par la cour de Hesse c’est aussi là que j’ai présenté au grand-duc Louis III mon célèbre ami Gounod, quelques jours avant la première représentation, à Darmstadt, de Faust, alors inconnu en Allemagne. Ce palais était également habité de mon temps par le prince Alexandre de Hesse et sa femme la princesse de Battenberg. C’est là que j’ai vu naître le prince de Battenberg, aujourd’hui prince de Bulgarie.

Mais revenons à mon sujet. Le grand-duc Alexandre, en voyant cette jeune fille si simple et si émue à son aspect, demanda aux gentilshommes hessois qui l’accompagnaient qui elle était. — Mais, lui dit-on, c’est S.A. la princesse Marie de Hesse, fille de feu Mme la grande-duchesse Wilhelmine. – Ah vraiment, dit le grand-duc, et quel âge a-t-elle ?

Le grand-duc Alexandre ne voulut jamais passer avant la princesse, et, aussitôt arrivé dans le salon, il réclama la faveur de lui être présenté. La princesse Marie de Hesse était une admirable jeune fille, pleine de modestie, de simplicité et de charme. Elle avait été un peu élevée comme une petite Cendrillon dans la maison de Hesse. Très instruite, elle cachait sous une apparence timide un cœur très ferme et plein de vertus. Le grand-duc fut très frappé plus encore de ce qu’il devinait de bon et de beau en elle, que de ce qu’il voyait, et causa longuement avec la princesse pendant toute la soirée.

En retournant à Francfort, le grand-duc parla peu aux personnes de sa suite et rentra préoccupé à l’hôtel de Russie assez avant dans la nuit. Le lendemain matin, le comte Orloff entra chez le prince pour prendre ses ordres et s’informer de l’heure du départ pour le grand-duché de Bade. — Mon cher comte, lui dit le grand-duc, nous n’avons pas à aller plus loin j’ai fait mon choix, mon voyage est achevé. — Comment, répondit le comte Orloff, tout étonné, et quel choix a fait Votre Altesse Impériale ? – C’est la princesse Marie de Hesse que j’épouserai, si elle veut bien me faire l’honneur de m’accorder sa main. – Mais cela est impossible à tous les points de vue, répliqua le mentor du grand-duc. Votre Altesse Impériale peut s’en rendre compte : la princesse Marie n’a même pas été mise au nombre des princesses allemandes en ce moment à marier ; elle n’est pas d’une forte santé et elle est trop jeune ! Votre Altesse n’a pas encore vu les princesses de Bade, et ce serait faire injure au grand-duc de Bade que de ne pas aller à Carlsruhe. – J’irai, si l’on m’y force, à Carlsruhe par politesse, mais j’ai réfléchi toute cette nuit et je n’épouserai que la princesse Marie, appartenant à une maison qui a déjà donné, du reste, une impératrice à la Russie, et qui est une des plus illustres et anciennes de l’Allemagne.

Le comte Orloff fut désespéré de cette déclaration si nette et en écrivit de suite à l’empereur Nicolas. En effet, cette nouvelle fut reçue dans la famille impériale avec étonnement ; on n’y connaissais que très peu la princesse Marie, qui avait été élevée très simplement, mais avec le plus grand soin, par Mlle Senanclar de Grancy depuis la mort de sa mère. Les plus intimes amis de l’empereur et de l’impératrice de Russie, qui avaient déjà projeté d’autres mariages pour le grand-duc, cherchèrent par tous les moyens à entourer l’Empereur et l’Impératrice pour empêcher cette union. L’empereur Nicolas, qui aimait beaucoup son fils et qui en était tendrement aimé, car il était vis-à-vis de lui le fils le plus respectueux, le plus obéissant et le plus dévoué, ne voulut pas contrarier son penchant et dit en famille et devant quelques personnes de la cour, afin que son intention fut bien connue : — La princesse Marie de Hesse est, comme toutes les princesses allemandes, dans l’Almanach de Gotha ; c’est une princesse charmante qui fera le bonheur de mon fils et le nôtre. L’Impératrice et moi, nous sommes de l’avis qu’Alexandre doit se marier selon son cœur.

On pense combien ces paroles, rapportées avec la rapidité de l’éclair à Darmstadt, causèrent de joie au sein de la famille de Hesse ! Depuis ce moment, tous les yeux de l’Europe furent dirigés sur cette jeune fille si modeste, si accomplie, qui devait bientôt monter sur l’un des plus grands trônes du monde et épouser un prince qui à tous égards, par ses hautes et grandes qualités, était digne d’elle. J’ai, en 1852, connu le Tzarewitch et la Tzarewna, lorsque j’étais premier secrétaire de l’ambassade de France à Saint-Pétersbourg, et, dans cette grande société russe dont j’ai gardé si bon souvenir, je n’ai jamais entendu parler de cet heureux ménage qu’avec les sentiments du plus profond respect et de la plus grande admiration pour cette princesse, qui joignait au meilleur caractère les délicatesses d’un cœur charitable, dévoué et tendre.

Quoiqu’elle ne recherchât pas les plaisirs du monde et qu’elle vécût retirée, elle était aimée de tous ceux qui l’approchaient, des plus grands comme des plus petits. Plus tard, je l’ai vue revenir dans la Hesse, à Jugenheim, comme impératrice, chez son excellent frère, le prince Alexandre de Hesse.

Ce château est situé, comme un nid d’oiseau, sur la plus belle hauteur de la Bergstrasse. On y a une vue admirable sur la Hesse, le pays de Bade et le Palatinât. J’ai eu l’honneur d’y être reçu par S. A. le prince Alexandre et la princesse de Battenberg, et je vois encore du haut de la terrasse ce magnifique panorama borné par le Rhin, qui dans cet énorme espace ne paraissait qu’un filet d’argent.

C’est là que l’Impératrice aimait à se retrouver avec son bon et dévoué frère Alexandre et tous les souvenirs de son enfance. Là, il n’y avait aucune garde, aucune muraille, et la bonne impératrice se plaisait à causer familièrement avec les paysans qui l’avaient vue tout enfant.

Très honoré de l’amitié que m’a montrée, pendant mon séjour à Darmstadt, le prince Alexandre de Hesse, ainsi que son frère le grand-duc Louis III, alors régnant, ce n’est pas sans une vive émotion que je me rappelle ces souvenirs lointains et le hasard singulier de ma carrière diplomatique qui m’avait fait connaître, de 1852 à 1854, à Saint-Pétersbourg, le Tsarewitch et la Tzarewna, avant de les revoir plus tard à Darmstadt, en 1860, comme empereur et impératrice de Russie. L’Impératrice y venait alors accompagnée de tous ses enfants ; elle adorait son fils aîné et s’occupait particulièrement de ses études.

J’ai assisté, en 1852, à une intéressante scène dont un bon peintre russe aurait pu faire un tableau charmant. Dans le courant d’août de cette même année, j’allais à Krasnoë-Selo rendre visite à la comtesse de Tiessenhaussen, dame d’honneur de l’impératrice régnante, femme de l’empereur Nicolas. Après ma visite, je me promenai avec un des chambellans de l’Empereur dans le parc, puis nous regagnâmes la demeure de M. de S… au moment où il commençait à pleuvoir, lorsqu’en passant devant le palais, M. de S…, me fit remarquer qu’un enfant montait la garde devant la porte de l’empereur Nicolas : « C’est la première garde du petit-fils de l’Empereur, me dit-il, et vous voyez comme il s’en acquitte bien. Au même moment, la pluie tomba plus dru, et le petit prince prit alors dans la guérite le grand manteau du soldat qu’il venait de remplacer et dont il s’affubla tant bien que mal, en se promenant de long en large devant la porte du château. Au-dessus de cette porte, je vois une fenêtre s’entr’ouvrir et paraitre la Tzarewna, aujourd’hui l’impératrice Marie, qui guettait à la fois son fils et les gros nuages, et assistait à ! a faction du jeune prince avec une appréhension toute maternelle. Rien en effet n’était plus drôle et plus charmant que de voir cette petite tête d’enfant sortir de ce grand manteau gris qui traînait à terre, pendant que la pluie tombait à torrents sur le petit factionnaire impérial. Je rentrai pour ma part fort mouillé dans l’appartement de M. de S…, situé dans une maison de bois en dehors du château, où nous nous réchauffâmes au coin du feu, pendant que le petit prince achevait sa première garde.

La Tzarewna fut le sujet de notre conversation : – Elle se tient toujours à l’écart, me disait M. de S… Elle est toujours restée simple, la même qu’à Darmstadt, au milieu de l’éclat de la cour de Russie. Elle a beaucoup d’esprit, elle est très religieuse et très instruite. Lorsque sa santé le lui permet, elle s’occupe principalement de l’éducation de son fils, qui sera, je vous l’assure, un jour un homme de grand mérite.

Malheureusement les espérancs de M. de S… ne devaient pas s’accomplir. On sait que ce pauvre grand-duc Nicolas est mort prématurément à Nice le 24 avril 1865, et que c’est à partir de cette époque que la santé de son auguste mère a été si fortement ébranlée.

L’Impératrice Marie avait une petite sœur qui mourut en Suisse et qui est enterrée à Darmstadt, dans la belle chapelle de Rosenhoe, sépulture de la famille grand-ducale. Son mausolée a été fait par le célèbre sculpteur Rauch.

Son mari, ses enfants et le prince Alexandre de Hesse sont les seules affections de l’impératrice Marie.


Depuis que ces lignes ont été écrites, le château de Jugenheim, que j’ai vu jadis si petit, est devenu considérable. Il appartenait de moitié au prince de Hesse et à sa sœur l’Impératrice. J’ai connu cette propriété tout entourée de buissons de roses sauvages et de fossés que les enfants du village voisin sautaient pour s’introduire dans le parc, afin d’y manger les fruits et d’y dénicher les oiseaux.

Aujourd’hui, tout est bien changé ; on n’y pénètre plus qu’avec peine, et de fortes murailles l’entourent pour protéger la vie de ses illustres hôtes, mise si souvent en danger par d’odieux conspirateurs. C’est là le signe de notre temps, de cette révolution qui gagne partout, même les pays les plus heureux, et qui menace de bouleverser toute l’Europe, si des mains honnêtes et fermes n’y mettent pas un frein, ce que nous souhaitons vivement pour notre part.


De cette union sont nés quatre fils les grands-ducs Nicolas, Alexandre, Wladimir et Alexis. L’aîné, le grand-duc Nicolas, était âgé de neuf ans en 1852 ; il avait pour gouverneur le général Zinovief et pour instituteur un Genevois, ancien pasteur et élève du prédicateur Martin de Genève.

Il était à remarquer que l’empereur Nicolas avait préféré pour l’éducation de son petit-fils un pasteur protestant à un prêtre catholique, dans la crainte de l’influence que celui-ci pourrait exercer sur lui. J’avais vu ce jeune prince à la grande revue de Krasnoë-Selo à cheval et en uniforme de hussard ; il avait une charmante tournure et une figure aussi belle qu’intelligente. On trouvait déjà en lui une telle aptitude pour l’étude, une telle facilité d’apprendre que son précepteur, pour ne pas trop fatiguer son esprit avide de savoir, avait été obligé de demander au grand-duc l’autorisation de suspendre ses leçons. Son père, en parlant de lui, disait qu’il savait déjà ce que c’était que l’honneur et distinguer la vérité du mensonge.

On parlait peu de la grande-duchesse héritière ; elle était fort réservée et ne vivait que pour son mari et ses enfants. On admirait sa dignité et les égards qu’elle avait pour l’Impératrice, princesse toujours bonne pour son entourage, mais extrêmement frivole et capricieuse, et ne s’occupant que de la lecture des romans ou de celle du journal des modes.

Tout en se montrant irréprochable dans ses devoirs de femme, l’Impératrice restait malgré son âge dominée par le désir de plaire et absorbée par toutes les préoccupations de la toilette et de la coquetterie féminine. Elle était devenue d’une maigreur extrême. Les soldats russes, qui se plaisaient à donner des surnoms, l’appelaient « le raisin de Corinthe ».

L’Empereur souriait de ses fantaisies ; elle ne se mêlait de rien, il la laissait maîtresse absolue de l’intérieur du palais, mais il lui refusait la plus petite participation aux affaires de l’empire.

L’Impératrice avait des rapports d’intimité excessive avec la fille d’un général prussien qui était devenue sa confidente et sa secrétaire intime. Celle-ci entretenait avec la princesse de Liéven, alors à Paris, une correspondance qui n’était pas sans inconvénients. C’était un recueil de tous les menus faits de nature à piquer la curiosité et alimenter la malveillance. Cette chronique souvent scandaleuse était fort peu exacte. L’Empereur s’en impatientait. Un jour, comme on lisait à l’Impératrice une lettre de la princesse de Liéven, il entra dans son cabinet, et, s’étant aperçu à la couleur du papier de qui elle provenait, il fit un geste brusque d’humeur et se retira en s’écriant « Ah c’est encore du mauvais papier vert ! »

Le grand-duc héritier passait pour être, de toute la famille impériale, le plus favorable à la France.

Un de ses amis d’enfance me disait qu’il s’intéressait beaucoup à tout ce que faisait le Prince Président, qu’il était très curieux de savoir tout ce qui se rapportait à lui, et qu’il lisait attentivement toutes les dépêches qui arrivaient de Paris. Il lui demanda de lui faire venir la médaille militaire que le Prince avait créée pour l’armée. Cet ami me disait encore que souvent, dans ses épanchements affectueux, le grand-duc lui confiait ce qu’il comptait faire quand il serait empereur ; qu’il voulait se mettre dans les meilleures relations avec la France, comprenant le grand avantage qu’il y aurait pour les deux pays à une alliance sincère ; il déclarait aussi qu’il se montrerait contraire à toute persécution contre les catholiques.

Le grand-duc avait non seulement des idées à lui sur la politique européenne, mais il se préoccupait également des plus petits détails qui regardaient sa future armée ; il gardait chez lui les dessins des nouveaux uniformes qu’il avait l’intention de lui donner.

Le Tzarewitch était studieux, très instruit, parlant parfaitement toutes les langues de l’Europe. Il avait la direction supérieure de tous les établissements militaires et en outre le commandement en chef de la garde Impériale et du corps des grenadiers. « Homme franc, ami sûr et loyal, il écoute et donne de sages conseils ; incapable de trahir une confidence, il est discret à toute épreuve. » Tel était l’éloge que j’entendais faire partout de lui, tandis qu’on s’exprimait bien différemment à l’égard de son frère, le grand-duc Constantin, prince qui cherchait toujours à se mettre en avant et à se faire valoir aux dépens de ses frères.

La douceur du grand-duc Alexandre, sa bienveillance extrême, auraient pu faire croire qu’il manquait de fermeté ; mais ceux qui le voyaient le plus intimement assuraient au contraire qu’il en avait beaucoup, et que s’il pliait facilement, c’était par respect pour son père, par obéissance, et surtout pour ne pas lui donner ombrage.

Il avait la réputation d’une parfaite bonté. Il y avait cependant une exception à faire pour le général Kleinmikel, ministre des travaux publics, qu’il ne pouvait supporter. Le père de ce personnage avait été général au service de la Russie, et son grand-père n’était qu’un serviteur dans la maison Narischkin où se trouvaient deux Michel : l’un était grand, l’autre petit, tous deux Allemands. De là lui venait le sobriquet qui plus tard devint son nom de Kleinmikel. La famille Narischkin le fit entrer au service de la couronne, où il fit son chemin.

Le général Kleinmikel était le complaisant et le favori de l’Empereur qui, de la plus basse origine, l’avait élevé jusqu’aux premiers rangs. La fortune du général Kleinmikel venait en grande partie de ce qu’il gardait chez lui, comme les siens, les deux enfants que l’Empereur avait eus d’une liaison secrète avec une demoiselle d’honneur de l’impératrice.

Lors de la construction du chemin de fer de Moscou, il s’était élevé entre le grand-duc héritier et Kleinmikel de vives discussions qui amenèrent une rupture décisive, et dans un moment d’emportement le prince lui dit que, comme il n’était que l’indigne favori de son père, il le chasserait aussitôt qu’il monterait sur le trône. Comme le disaient ses amis, au besoin il savait montrer de l’énergie et de la fermeté vis-à-vis même des plus puissants, et il avait surtout horreur des basses complaisances.

Les étudiants de l’université d’Helsingfors, en Finlande, s’étant révoltés à l’occasion du refus d’une chaire qu’ils avaient demandée, l’Empereur envoya son fils dans cette ville, muni des pouvoirs les plus étendus. On s’attendait à voir les coupables exilés en Sibérie ; mais le grand-duc, s’étant rendu à Helsingfors, se présenta seul au milieu des étudiants et, leur parlant avec douceur, les engagea à rentrer dans le devoir.

« Vous me chagrinez, leur dit-il ; je vous demande de suivre mes avis ; ayez confiance en moi, et que toute discorde cesse à l’instant parmi vous. »

Les étudiants, voyant tant de noblesse, se calmèrent aussitôt, et le prince, pendant tout le temps qu’il resta à Helsingfors, reçut les témoignages les plus sympathiques de la part de la population, ce qui lui permit à son départ d’accorder aux étudiants la faveur qu’ils désiraient.

L’Empereur n’était point jaloux de son fils, comme il arrive parfois aux souverains de l’être à l’égard de leurs héritiers ; le grand-duc mettait d’ailleurs le plus grand soin à ne pas lui en donner occasion. L’Empereur avait grande confiance en lui ; il disait à une personne qui lui rendait visite, avant son départ pour le midi de l’Empire : « Je suis bien occupé ; il faut que je mette de l’ordre dans mes papiers, que je les renferme, car, pendant mon absence, mon fils sera également loin de Pétersbourg, et je n’ai une confiance absolue qu’en lui. Je veux qu’il sache tout comme moi, qu’il partage tous mes travaux, afin qu’il soit toujours prêt à me succéder. »

Un jour, à l’occasion de la fête du grand-duc Alexandre, le général de Castelbajac dit à l’Empereur :

« Je pense que Votre Majesté recevra les félicitations que je lui adresse pour le grand-duc héritier avec autant de plaisir que si je les lui offrais pour elle-même. »

À ces mots, l’Empereur, lui prenant affectueusement la main, lui répondit avec émotion : « Oui certes, mon cher général, vous avez bien raison. C’est un brave garçon qu’Alexandre, et vous l’aimerez aussi. Je n’agis pas vis-à-vis de lui comme on a fait à mon égard ; je ne savais rien des affaires de l’État quand je suis monté sur le trône, et j’ai dû tout apprendre par moi-même. Mon fils, au contraire, est initié à tout, et maintenant Dieu me rappellera à lui lorsqu’il le voudra ; j’ai confiance que la Russie sera après moi bien gouvernée. »

Le grand-duc héritier avait voulu passer des examens de droit dans le but d’obtenir un diplôme auquel il tenait beaucoup, celui de docteur de l’université d’Oxford.

Il était très aimé, n’ayant pas le caractère violent et emporté de son père. Obligeant et bon, il savait toujours dire à chacun une parole aimable, et il tempérait autant qu’il le pouvait l’extrême sévérité de Nicolas Ier. Un soir, rencontrant dans la rue un officier qui fumait, il alla à lui et, l’appelant par son nom, il lui dit : « Tu sais bien qu’il est défendu de fumer dans les rues de Pétersbourg. Pourquoi te mettre dans le cas d’être sévèrement puni ? Rentre chez toi pour y fumer ; mais que je ne te rencontre plus en faute. »

J’ai été présenté à la princesse Tcherbatoff, dont la fille avait épousé le frère d’Aloys de Rayneval. Cette alliance assurait chez elle un accueil distingué et bienveillant aux membres de l’ambassade française. Elle habitait une maison construite dans le parc de Pavlovski, ancienne propriété de l’empereur Paul, servant en 1852 de résidence au grand-duc Constantin. J’y ai dîné avec le comte Panine, ministre de la justice, descendant du fameux comte Panine, et avec le comte Tolstoï, écuyer de l’empereur Nicolas, dont le père était traité avec une grande amitié par l’empereur Alexandre Ier.

Les circonstances de la mort de l’empereur Paul ne sont plus un secret pour personne ; il a été étranglé. Détesté pour sa tyrannie, il craignait une mort violente. Il avait exilé une grande partie de la noblesse, son règne devenait insupportable pour tout le monde. Il avait bâti comme une forteresse le palais d’hiver, entouré de fossés remplis d’eau ; sur la porte il avait fait graver cette inscription en langue russe :

« Que le Seigneur garde ta maison pour de longs jours. »

C’est sous son règne que M. de Nesselrode, qui avait été d’abord officier, a quitté l’armée. Le régiment de cavalerie dans lequel il servait ayant mal manœuvré devant l’Empereur dans une revue, celui-ci s’emporta et envoya le régiment tout entier en exil. Au bout de trois jours de marche, on vit arriver un courrier porteur d’un ordre nouveau. C’était un oukase prononçant la dissolution du régiment et ordonnant aux officiers et soldats, incapables de bien servir, de rentrer dans leurs foyers et d’embrasser d’autres carrières.

L’empereur Paul était terrible dans ses emportements et redouté de tout le monde. Au moindre mécontentement il envoyait en Sibérie celui qui lui avait déplu. Un jour, son ministre de la guerre lui fit signer la nomination d’un officier dont le nom le frappa. C’était une erreur des bureaux : cet officier n’existait pas. Le malheur voulut que l’Empereur conservât mémoire de ce nom, demandant à chaque instant des nouvelles de cet officier imaginaire. On lui dit d’abord qu’il était très mal noté ; il exigea qu’on lui donnât de l’avancement. Le ministre, tremblant que l’Empereur finit par apprendre la vérité, se décida à dire qu’il était mort. Par une incroyable bizarrerie, l’Empereur s’était attaché à cet inconnu, et il éprouva un vif chagrin lorsque cette nouvelle lui fut donnée.

Les intrigues anglaises n’auraient pas été étrangères à l’assassinat de Paul. Peu auparavant, le général Hédouville, envoyé par le Premier Consul, avait été invité par lui à dîner à Oranienbaum. Au dessert il coupa une orange en deux et il en envoya par un page une moitié au général français en disant très haut, de manière à être entendu de tous les convives : « Dites au Premier Consul que je veux que la France et la Russie soient aussi unies que les quartiers de cette orange dont je garde la moitié en vous donnant l’autre. »

Ce fait fit alors grand bruit. Il m’a été raconté par le comte Tolstoï, écuyer de l’empereur Nicolas : il était alors enfant, et il assistait comme curieux au dîner dans une galerie supérieure. Il vit de ses yeux l’envoi de l’orange, et son père, présent au dîner, lui raconta à plusieurs reprises l’incident auquel il avait assisté sans le comprendre. D’après les chroniques du temps, la vérité serait celle-ci :

Après une lutte assez violente dans laquelle Paul Ier, déjà blessé, fut renversé par terre, Plato Suboff, courbé sur l’Empereur, se retourna vers le général de Bennigsen et dit : « Bennigsen, l’écharpe ! » M.  de Bennigsen remit alors son écharpe à Suboff et ajouta ces paroles : « Achevez-le ! » Ce fut au moyen de l’écharpe aux couleurs de la Russie que Paul fut étranglé. Le général de Bennigsen assista jusqu’à la fin à ce drame horrible : à plusieurs reprises, il avait, pendant l’accomplissement du crime, soutenu la résolution des conjurés dont la plupart venaient de puiser du courage dans les fumées de l’orgie. Le comte de Bennigsen et le comte Pahlen étaient les seuls qui eussent conservé leur raison entière.

M.  de Bennigsen, d’origine hanovrienne, se retira dans le Hanovre. À sa mort, M.  de Schroder, ministre de Russie près les cours de Dresde et de Hanovre, se rendit à Hanovre et obtint de la veuve du général la remise du manuscrit de ses Mémoires en échange d’une pension de 6,000 roubles réversible sur ses enfants.

L’empereur Nicolas a fait élever une statue à son père au château de Gatchina. Il parlait rarement de ces pénibles souvenirs. Cependant, un jour, en présence du comte Pahlen, ambassadeur à Paris, fils d’un des assassins de l’empereur Paul, il s’attendrit et dit : « Comme on a été cruel pour lui ! » – « Mais il était fou ! » répliqua le comte Pahlen.

Le second fils du Tzarewitch ressemblait beaucoup à l’empereur Paul, ayant comme lui le nez très retroussé. C’est le type de physionomie que l’empereur Nicolas recherchait pour composer le régiment Pavlovski, créé par son père dont il porte le nom.

Le 1er novembre 1852, le duc de Leuchtenberg, mari de la grande-duchesse Marie, fille de l’Empereur, mourut à Pétersbourg ; le duc était, depuis de longues années, atteint d’une pulmonie tuberculaire. D’après le conseil des médecins, il se rendit à Madère pour y respirer un air plus doux. Sa santé ayant éprouvé quelque amélioration à la suite de son séjour dans cette île, il put ensuite voyager en Italie et en Égypte. De retour en Russie, son état avait rapidement empiré. Il crachait déjà le sang depuis quelques jours, lorsque le 29 octobre, vers neuf heures et demie du soir, il fut subitement pris d’une hémoptysie, et les vomissements de sang recommencèrent. À cet instant, on appela le docteur Nitard-Ricord, neveu du célèbre docteur de Paris, que sur sa recommandation j’avais fait venir à Pétersbourg. Le lendemain, le duc fit sa toilette comme d’habitude mais étant pris de nouveaux vomissements, il se coucha. Le soir, à neuf heures et demie, on fit revenir le docteur Ricord. Comme il entrait dans l’appartement, la grande-duchesse Marie et le secrétaire du prince se précipitèrent vers lui, en s’écriant : « Vite, le duc se meurt ! » Celui-ci était alors dans un cabinet attenant à sa chambre. Le docteur Ricord trouva le duc dans les bras de M.  Mianowsky, son médecin ordinaire, la tête penchée, le front couvert d’une pâleur mortelle et ayant vomi du sang en grande quantité. Le secrétaire du duc, M.  Mussard, s’étant rappelé, avant l’arrivée du docteur, que celui-ci avait témoigné la crainte que le duc ne fût étouffé par un caillot de sang arrêté dans la trachée, avait dit à Mianowsky de le lui enlever, ce que ce dernier avait fait. Ranimé par cette opération et par l’eau froide que Mianowsky avait jetée sur son visage, le prince témoigna par un signe de tête son plaisir en voyant paraître le docteur Ricord ; ensuite soutenu par les deux médecins, il put regagner son lit, qui était à dix pas de ce cabinet. Aussitôt après, on lui appliqua de la glace sur la poitrine, des sinapismes par moments, etc. Il était alors dix heures du soir. Depuis ce moment, le duc ne quitta plus son lit. La grande-duchesse Marie était constamment auprès de lui, lui donnant les soins les plus empressés.

L’Empereur avait rendu au prince une visite le soir même avant la crise. La nuit se passa ainsi.

À cinq heures, le malade était pris de nouveaux vomissements, Ricord fit appeler deux autres médecins, mais aucun d’eux n’était au palais. « Ne vous effrayez pas, madame la grande-duchesse, ni vous non plus, monseigneur, leur dit-il, cela ne sera rien ; vous voyez combien je suis calme, je n’ai aucune crainte. » À ces paroles, le duc se tranquillisa et vomit ensuite sans grand effort deux onces de sang caillé. Se trouvant mieux après ces vomissements, il demanda de l’eau glacée et se reposa. Au bout de deux heures, le pouls devint presque normal, le sang disparut des expectorations, et le malade s’endormit. À huit heures du matin, l’Empereur et l’Impératrice vinrent le voir ; le duc se trouvait dans ce moment aussi bien que son état le permettait après cette crise. Le docteur Fischer entrant après eux, l’Empereur l’emmena aussitôt dans le cabinet turc attenant à la chambre du duc, et, lui adressant la parole en allemand, s’informa de l’état de son gendre, lorsque la grande-duchesse, qui avait accompagné son père, lui dit : « Je veux vous présenter le docteur Ricord, un serviteur fidèle du prince et qui lui donne ses soins en participation avec MM. Mianowsky et Fischer.

L’Empereur demanda alors au docteur Ricord s’il était de l’avis de ses collègues ; il répondit que oui, mais que l’état était grave ; cependant que s’il n’y avait pas de désorganisation profonde et si l’hémorragie venait à cesser pendant deux jours, on pourrait concevoir un peu d’espoir. L’Empereur s’écria alors : « Dieu le veuille ! » et rentra chez le duc, où il resta seul avec lui et la grande-duchesse. Au bout d’une demi-heure il quitta le malade.

La journée du dimanche 31 octobre se passa très tranquillement ; la respiration du duc était parfaitement libre. Les médecins, voyant quelque amélioration dans son état depuis quatorze heures, conçurent les plus grandes espérances. Le docteur Mianowsky alla jusqu’à affirmer qu’il n’y aurait plus d’hémorragie ; le docteur Nitard-Ricord, ne partageant pas tout à fait cet avis, dit à la grande-duchesse Marie que les vomissements pourraient bien reprendre, mais qu’il fallait être calme et de sang-froid comme on l’avait été le matin pour bien exécuter tout ce qu’il y avait à faire. Il demanda par prévoyance s’il y avait des sangsues au palais pour les appliquer immédiatement dans le cas où le pouls du malade viendrait à augmenter.

L’Empereur arriva à sept heures du soir chez son gendre. Celui-ci, l’entendant parler avec la grande-duchesse dans une pièce voisine, dit au docteur : « Voici l’Empereur, j’entends sa voix. » L’Empereur entra aussitôt avec la princesse et témoigna la plus vive amitié à son gendre, l’embrassant plusieurs fois sur le front, lui tâtant lui-même le pouls et exprimant la plus grande joie de le voir dans un état aussi satisfaisant. L’Impératrice, accompagnée par les grands-ducs Constantin, Nicolas et Michel, vint à neuf heures au palais de Leuchtenberg. Dans ce moment le duc dormait. La grande-duchesse Marie, ayant laissé auprès de lui les docteurs Mianowsky et Fischer, fit appeler Ricord pour le présenter à sa mère.

« Comment est le duc ? » lui demanda l’Impératrice. — « La toux étant calmée, lui répondit le docteur, la respiration étant libre, nous espérons que l’hémorragie ne reviendra plus. »

L’impératrice ne put voir le duc qui dormait toujours et se retira avec ses fils.

Entre minuit et deux heures du matin, le pouls du malade avait pris de l’ampleur, et le duc était tellement agité que la grande-duchesse Marie, qui ne le quittait plus ni jour ni nuit, effrayée de son état, éveilla le docteur Ricord, qui reposait, en lui disant « Le duc a une fièvre horrible, je vous en supplie, venez le voir. »

Quand il mit le pied dans la chambre du malade, celui-ci était assis sur son lit, vomissant du sang dans un lavabo que le docteur Mianowsky tenait devant lui. Cette fois le sang était vermeil et ne contenait pas de caillots, ce qui prouvait que l’émission était immédiate : c’était une nouvelle hémorragie. On appliqua aussitôt au malade des ventouses. Le duc regarda alors fixement les médecins, en disant avec un grand effort : « J’étouffe ! j’étouffe ! » Il eut à peine le temps de recevoir l’extrême-onction de la main du Père Loukasevitch, dominicain, son confesseur, qu’on avait appelé dès qu’on vit le danger ; puis il se renversa en arrière en râlant. Il était deux heures du matin.

Le docteur Nitard-Ricord, pensant dans le premier moment que c’était un caillot de sang qui l’étouffait, voulut faire pénétrer ses doigts dans la bouche du malade pour l’enlever, puis, poussé par un grand dévouement, il se jeta sur lui et, mettant sa bouche contre la sienne, il aspira violemment tout ce qu’il y avait de sang dans l’arrière-bouche pendant un quart d’heure il respira ainsi dans la bouche du prince pour chercher à rétablir la respiration dans le cas où il y aurait eu une simple asphyxie. En même temps, Mianowsky faisait des frictions sur le cœur du duc, jetait de l’eau froide sur son visage, tandis que Fischer réchauffait son corps et ses pieds. Mais ce fut inutile ; l’autopsie démontra que le duc ne pouvait plus vivre ; il avait quatre petites artères ouvertes dans une caverne du poumon. Voyant que le duc était perdu, on chercha à écarter la grande-duchesse, mais celle-ci montra un courage admirable, ne voulant pas quitter un instant son mari, et s’écriant « Je resterai jusqu’au moment suprême ! »

Aussitôt que le duc eut rendu le dernier soupir, la grande-duchesse Marie fut prise d’une attaque nerveuse, puis, reprenant l’usage de ses sens, elle se jeta tout en larmes à genoux devant le lit de son mari, et, serrant la main du duc, elle la couvrit de baisers.

Ce ne fut qu’avec une peine extrême que l’on parvint à l’arracher de la place où elle était. Pendant ce temps, la famille impériale, avertie de la mort du prince, était accourue au palais. Il était alors deux heures et demie du matin. L’Empereur entra dans la chambre du prince défunt en tenant sa fille dans ses bras, et, après avoir déposé un baiser sur le front du duc, il éloigna de nouveau sa fille de cette scène déchirante.

L’Empereur s’était de suite informé si le duc avait reçu les derniers sacrements. Le père dominicain, qui était à genoux près du lit du prince, répondit qu’il n’avait pu recevoir que l’extrême-onction. Alors l’Empereur fit un signe de croix et pria Dieu un instant près du corps de son gendre.

On dit que le duc avait voulu que son cœur fût placé près de celui de sa mère, en Bavière.

Jusqu’au dernier moment le duc de Leuchtenberg a témoigné la plus vive tendresse à sa femme, qui, de son côté, l’a soigné avec un grand dévouement. Elle voulut avoir une des croix qu’il portait toujours sur sa poitrine, ainsi que sa bague d’alliance. Enfin, en le regardant une dernière fois, elle s’écria en larmes : « C’est toute la figure de son noble père : comme il ressemble au prince Eugène ! »

Malgré ces témoignages de douleur officielle, la situation du duc de Leuchtenberg à la cour de Russie était fort délicate. On s’efforçait d’effacer de toute manière le souvenir de son père, le prince Eugène de Beauharnais. L’Empereur signa un oukase ordonnant à ses fils de s’appeler désormais Romanovski. Le titre allemand de Leuchtenberg ayant été porté par un prince français, cela suffisait pour en faire proscrire le souvenir.

Le palais Leuchtenberg était désigné par tout le monde sous le nom de palais Marie. À cette époque du moins, la France n’était pas aimée en Russie, et l’empereur Nicolas n’avait aucune sympathie pour elle. Dans la presse de Pétersbourg, le prince de la Moskova était ainsi désigné : M.  le prince Ney fils aîné — pour éviter de rappeler une victoire française.

La grande-duchesse Marie, que j’avais eu l’occasion de voir plusieurs fois à mon arrivée à Saint-Pétersbourg, montrait beaucoup de goût pour les arts, peignant et dessinant fort bien. C’était une femme fort agréable, mais un peu fantasque. Elle dépensait, dit-on, deux cent mille francs pour ses robes et ses chapeaux. On la rencontrait le soir en traîneau, en plein hiver, dans les rues de Pétersbourg.

Le 16 octobre 1852, peu de jours avant la mort du duc de Leuchtenberg, j’aperçus la grande-duchesse avec sa fille, âgée d’une dizaine d’années, à l’Opéra, à une représentation d’Hernani.

Devenue veuve, la grande-duchesse Marie fit un long voyage en Allemagne et de là se rendit en Angleterre, aux bains de mer de Bath. Elle avait avec elle son plus jeune enfant, né du vivant de son mari. Elle sortait accompagnée d’une nourrice qui portait des vêtements russes très éclatants. Les Anglais qui s’empressaient pour apercevoir la princesse se trompaient souvent et prenaient pour elle la nourrice, dont le costume attirait les regards.

Après la mort du prince, elle épousa morganatiquement Grégoire Strogonoff, neveu du comte Strogonoff, ancien ambassadeur de Russie à Londres, lors du couronnement de la reine Victoria ; c’était un jeune officier, très beau de figure, brave, gai, aimant le monde et ses fêtes, et plaisant par sa franchise et ses allures un peu rudes, mais toujours empreintes de droiture et de loyauté.

La grande-duchesse Marie ressemblait extrêmement à l’Empereur, son grand-père, et surtout à son père, l’empereur Nicolas. Elle avait une tête de camée, beaucoup trop longue pour sa taille, et le teint très pâle. Un officier qui avait un réel talent de sculpteur, ayant un jour essayé de faire son buste, ne pouvait parvenir à rendre la finesse de ses traits. Le buste cependant était ressemblant. Des amis conseillèrent à l’artiste de supprimer la coiffure et de la remplacer par un front chauve, en ajoutant des moustaches et des favoris. Il se trouva que le buste ainsi modifié présentait une ressemblance saisissante avec l’Empereur lui-même.

Les obsèques du duc de Leuchtenberg eurent lieu le jeudi 4 novembre 1853, à l’église catholique de l’ordre de Malte. J’y assistai comme chargé d’affaires de France avec tout le corps diplomatique et les grands dignitaires de l’empire russe. Je me trouvais en face de l’Empereur, qui est resté pendant toute la cérémonie appuyé contre une colonne, priant fort religieusement en suivant les prières dites par l’archevêque catholique de Mohileff. Il tenait un cierge à la main, ainsi que les grands-ducs Constantin, Nicolas et Michel, placés derrière lui. Les prières finies, il porta avec ses fils le cercueil de son gendre jusqu’au caveau, il embrassa une dernière fois le cercueil, puis il se retira. Il paraissait fort affecté. Tout le monde défila ensuite dans les caveaux de l’église où le corps avait été déposé. Suivant l’usage, je jetai, en pensant au prince Eugène, comme tout le monde de la cendre sur le cercueil.

Quelques jours plus tard, le 12 décembre 1852, l’empereur Nicolas rendit un oukase qui rattachait plus étroitement à la famille impériale de Russie les enfants du défunt encore en bas âge ; il leur donna de nouvelles armoiries, effaçant ainsi autant qu’il dépendait de lui le souvenir de leur descendance du prince Eugène.

Oukase du 12-24 décembre 1852.

« Prenant en considération que Nos bien-aimés Petits-Fils Leurs Altesses Impériales les Princes Nicolas, Eugène, Serge et Georges et les Princesses Marie et Eugénie, enfants de Notre bien-aimée Fille Son Altesse Impériale Mme la Grande-Duchesse Marie et de feu Son Altesse Impériale le Duc Maximilien de Leuchtenberg, sont nés en Russie, baptisés d’après le Rite de l’Église Orthodoxe Catholique d’Orient, et que par cela même ils appartiennent à Notre chère Patrie,

Nous avons trouvé utile de leur donner, afin de signaler qu’ils sont des descendants de la souche illustre de Notre maison, le nom de Princes et Princesses Romanovski. Le titre d’Altesse Impériale que Nous leur avions conféré leur sera conservé jusqu’aux fils de Nos Arrière-Petits-Fils inclusivement dans la lignée mâle.

Le Sénat dirigeant aura à faire à ce sujet les dispositions nécessaires, et Nous ordonnons au Ministre de Notre Maison Impériale de transmettre les armoiries que Nous avons confirmées pour Leurs Altesses Impériales les Princes et Princesses Romanovski au Sénat dirigeant. »

Cependant les Russes fanatiques ne regardaient pas l’empereur Nicolas comme assez Russe. On l’appelait bien bas le baron de Gotorp, à cause de son origine allemande remontant à l’empereur Pierre III, qui appartenait à la branche princière de Holstein-Gottorp. On lui donnait aussi le surnom de Karl Ivanovitch. Le prénom de Karl, très répandu en Allemagne, n’existait pas dans le calendrier russe. Un jour, en jouant avec les enfants du général Philosophoff, gouverneur des grands-ducs Nicolas et Michel, il s’entendit nommer par eux Karl Ivanovitch. Fort étonné de cette dénomination, il les questionna, et il finit par apprendre d’eux avec un vif déplaisir qu’il était désigné sous ce surnom jusque dans son propre palais.

  1. Louis II, mort en 1848.