Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/14
CHAPITRE XIV
Je vivais dans les rapports de l’intimité la plus étroite avec M. Ferdinand Barrot. Il exprimait hautement le désir que je le remplaçasse à Turin dans le cas où un autre poste lui serait donné. Le roi Victor-Emmanuel et le gouvernement sarde avaient fait auprès du gouvernement français une démarche dans le même sens. M. Ferdinand Barrot était parti pour Paris sous cette impression. À peine arrivé, il m’écrivit une lettre qui ne laissait rien subsister de nos communes espérances.
« D’abord vous êtes nommé officier de la Légion d’honneur[1]. C’est la première nouvelle que je veux vous donner, car elle est bonne, et celles que je vais vous donner maintenant sont mauvaises.
« Je ne retourne pas à Turin. N’accusez pas, mon cher ami, ma négligence, ma paresse, ma timidité, toutes ces choses que votre amitié m’a si souvent, et peut-être si justement reprochées. Mon successeur était nommé avant mon arrivée, avant votre propre séjour à Paris. Je n’avais donc rien à faire. Ni M. de La Hitte ni le président ne m’en ont dit un mot lorsque je les ai vus. C’est M. His de Butenval qui avant-hier, à l’Élysée, est venu me demander un rendez-vous pour m’entretenir des choses du Piémont où il allait me remplacer. Il est pressé de jouir et va partir prochainement. Ainsi, mon cher Reiset, je perds deux espoirs que j’avais et que je vous communiquais avec une confiance si bonasse dans ma dernière lettre. Non seulement je ne suis pas maintenu, mais encore on se hâte de vous envoyer un ministre qui va couper court à tous nos beaux projets sur votre gestion dans laquelle vous vous seriez distingué et qui vous aurait valu de nouveaux titres au brillant avenir que vous préparez.
« J’ai parlé de vous à M. de B… comme du meilleur des secrétaires de légation et comme l’homme le plus charmant et le plus dévoué. Au moins verrez-vous arriver un chef qui aura, dès le début, pour vous les sentiments que vous m’avez inspirés. Je l’ai prémuni contre les mauvaises impressions qu’aurait pu lui donner Murat. Prenez patience, mon cher ami ; j’ai été désolé de tout ce contre-temps, plus pour vous encore que pour moi.
« J’ai été un peu blessé des procédés assez singuliers qui m’ont accueilli ici. Je n’ai pas même été mandé par le président aux ordres duquel je m’étais mis. Je n’ai été invité à dîner ni par lui ni par le général. On ne m’a témoigné qu’une satisfaction médiocre. Les marques publiques de cette satisfaction sont encore à venir. Peu importe.
« Il est probable que je vais prochainement réaliser mon cher vœu et que je vais aller faire mes bucoliques africaines. En vérité, en vérité, je vous le dis, les bœufs, les vaches et les moutons valent mieux pour moi que les hommes ; je tue ou je tonds les premiers qui m’enrichissent et qui me passent les peccadilles, je sers de mon mieux les autres qui m’oublient et me délaissent. »
Les influences de la famille du Président de la république commençaient à se faire sentir, surtout dans la carrière diplomatique. Un diplomate de carrière, M. E. de Pontois, ancien ambassadeur, m’avait écrit le 6 octobre 1850 :
« J’ai vu dans les journaux à mon retour la nouvelle de l’envoi du prince Murat comme médiateur entre le Piémont et le Saint-Siège. Après ce que je venais d’apprendre du personnage et les amusantes histoires qui circulaient à Turin sur son compte, je ne pouvais croire à ce singulier choix diplomatique ; cependant, comme tout est possible en France, surtout par le temps qui court, je m’en étais un peu ému à cause de vous. Heureusement c’était un canard, aussi gros que celui qui en était l’objet. »
Ce qui aggravait encore pour moi la disgrâce de M. Ferdinand Barrot, c’étaient les avertissements que je recevais de tous côtés sur la personne de son successeur qui avait été auparavant ministre de France au Brésil.
Mon frère Frédéric m’écrivait le 14 décembre 1850 :
« M. de Butenval est un homme distingué et intelligent ; je le crois bon au fond, mais il a un caractère difficile, et il serait, je crois, porté à prendre de la jalousie contre ce qui pourrait contrarier ses prétentions, — et il en a de toutes sortes. »
Le grand sculpteur Raymond Gayrard, avec plus de liberté de langage, me donnait des avis qui témoignaient de l’extrême inquiétude de mes amis.
Ainsi prévenu, je me tins sur mes gardes et je m’efforçai de conjurer le péril par la réserve et la correction de ma conduite.
Un personnage bien au courant du personnel diplomatique résumait la situation dans ces termes pleins de finesse : « Vos relations avec M. de B… seront charmantes à leur début ; la lune de miel sera douce, mais si vous aidez surtout à son succès, attendez-vous à ce qu’elle soit de courte durée… Si vous êtes sur son chemin, politiquement ou socialement, il ne vous épargnera pas. »
En attendant l’arrivée du nouveau ministre, je fis un intérim de quelques semaines pendant lequel je fus chargé de demander au gouvernement sarde des échantillons de ses pains de munition. Le général de La Marmora, ministre de la guerre, s’empressa de m’en envoyer. Sa lettre officielle était apostillée par lui sur un ton de badinage qu’autorisaient nos relations personnelles.
« Je m’empresse de vous envoyer, selon vos désirs, deux pains de munition que reçoivent les troupes de la garnison de Turin, où, à dater du 1er du mois de novembre passé, nous avons introduit comme essais aussi bien que dans quelques autres places, la fourniture en régie.
« Chaque pain est de deux rations et ceux que je vous envoie ont été extraits du four à midi de hier (17).
« Je vous envoie aussi un tout petit morceau pour votre déjeuner !
« Veuillez, monsieur le chargé d’affaires, agréer l’assurance de ma haute considération.
« Le ministre secrétaire d’État,
Le lendemain, lorsque je vis le roi, Victor-Emmanuel voulut continuer cette plaisanterie, me reprochant d’avoir vidé ses magasins au profit de la France et de m’être nourri moi-même aux dépens du Piémont. « Je vais vous faire donner vos passeports, me dit-il de sa plus grosse voix. — Votre Majesté est si bien informée de tout ce qui se passe dans son royaume, lui répondis-je, que je n’essaierai pas de nier ; je fais appel à sa clémence, »
Mes rapports avec le général de La Marmora étaient toujours empreints de la plus grande cordialité. Je reproduis un autre billet de lui parce qu’il contient un renseignement historique sur le sort du mystérieux Masque de fer :
« Je vous envoie avec grand plaisir l’ordre au commandant de Fenestrelle de vous laisser voir la forteresse. Mais je vous préviens en même temps que le Masque de fer a été longtemps renfermé dans la citadelle de Pignerol que vous avez bien voulu détruire avec tant d’autres, et non dans le fort de Fenestrelle.
« J’espère que vous ne serez pas longtemps absent et je vous souhaite bon voyage.
« Tout à vous.
C’est pendant le même intérim que fut publiée une allocution de Pie IX sur les affaires religieuses du Piémont.
Après les bruits qui avaient couru peu de jours auparavant d’une excommunication prête à être lancée contre le gouvernement sarde, si même elle n’était déjà arrivée, bruits que l’opinion publique croyait parfaitement fondés malgré les démentis officiels, la publication d’une simple protestation n’émut pas très vivement les populations du royaume de Sardaigne. La mauvaise presse du pays qui attendait et désirait un interdit et avait dans cette éventualité déjà préparé de nouvelles diatribes contre la cour de Rome, fut décontenancée par le langage ferme, il est vrai, de Pie IX, mais rempli de modération dans le fond comme dans la forme. La plupart des journaux se bornèrent à faire suivre cette allocution de quelques observations générales où ils s’efforçaient de rajeunir de vieux arguments s’appliquant moins à l’allocution elle-même qu’au sujet qui y était traité. La Gazette officielle garda le silence, mais le Risorgimento, organe du comte de Cavour, publia un article qui contenait la pensée du gouvernement. L’auteur de cet article était le docteur Farini, homme fort estimé pour son talent et son caractère et lié d’amitié avec M. d’Azeglio.
Il avait été sous-secrétaire d’État au ministère de l’intérieur à Rome pendant l’administration de M. Rossi : aussitôt après la proclamation de la République, il avait abandonné cette ville et il s’était réfugié en Piémont où il avait publié un ouvrage très remarquable sur les affaires d’Italie. Depuis quelque temps il prenait une part active à la rédaction politique du Risorgimento. Ses observations sur l’allocution du Pape méritaient une attention spéciale, tant à cause de leur caractère semi-officiel que parce qu’elles émanaient d’un des chefs du parti constitutionnel modéré en Italie. Après avoir établi que le concordat conclu en 1841 entre Grégoire XVI et Charles-Albert n’était plus praticable en présence du Statuto, que le gouvernement avait le droit de développer les principes de liberté et d’égalité consacrés par cet acte, et que du reste le Saint-Siège avait déjà fait à d’autres nations des concessions bien plus larges que celles que lui demandait le Piémont, M. Farini faisait ressortir qu’il résultait de l’allocution de Pie IX :
1° Qu’il y avait en Piémont un parti plus papiste que le pape ;
2° Que si la cour de Rome ne voulut point négocier un nouveau concordat en 1848, ce fut uniquement parce qu’il n’était pas alors question de concessions réciproques ;
3° Que la cour de Rome reconnaissait implicitement le droit qu’a l’État de mettre ses institutions en harmonie avec les besoins du siècle ;
4° Que le Piémont n’avait cessé de témoigner beaucoup de déférence et de respect au Saint-Siège.
Venait ensuite une justification, fort entortillée et fort nébuleuse, des mesures de rigueur dont plusieurs membres du haut et du bas clergé avaient été l’objet en Piémont. Ce n’était pas la meilleure partie de l’article, mais M. Farini était dans le vrai quand il disait en terminant :
« Le lait est que, si Rome admet des droits réciproques, elle ouvre ainsi à la conciliation une voie qui serait fermée si Rome admettait cette condition de choses qui, d’après quelques zélateurs imprudents, serait toute de droits d’un côté et toute de devoirs de l’autre. Le gouvernement a toujours eu et témoigné un esprit de conciliation, et si, comme nous l’espérons, l’esprit de résistance est tempéré à Rome par la prudence traditionnelle du Saint-Siège, par le temps et par la bonté du souverain Pontife, nous pouvons espérer un accord dans l’avenir. Et comme l’allocution finit en disant que le Pape ne répugne point à modifier les dispositions des canons de l’Église selon l’opportunité et les lieux, nous espérons qu’il tiendra compte de l’autorité des lois qui sont une émanation et une partie du droit public en Piémont et des exigences des temps. L’allocution veut sauvegarder l’autorité de l’Église, l’État le veut aussi, mais il veut en même temps sauvegarder sa propre autorité. »
C’étaient toujours de part et d’autre les mêmes arguments et la même tactique. D’un côté la cour de Rome ne niait pas que les anciens concordats avec le Piémont n’étaient plus à la hauteur des besoins du siècle, et elle convenait ainsi de la nécessité de les modifier, mais elle ne pouvait pardonner au Piémont d’avoir osé le faire avant d’avoir obtenu son adhésion, et surtout d’avoir appliqué rigoureusement les nouvelles lois aux évêques récalcitrants. D’un autre côté, le gouvernement sarde prétendait être resté constamment dans les limites de son droit et du respect dû à l’Église et à son chef ; il regardait comme un fait accompli toutes les mesures prises par suite de la promulgation des lois Siccardi, et il persistait à laisser plus que jamais dans l’exil les archevêques de Cagliari et de Turin. On paraissait donc avoir renoncé à nouer de longtemps des négociations. Cependant comme il s’agissait beaucoup moins d’une question de principes que d’une question de personnes, on pouvait espérer que l’impossibilité morale de reprendre les négociations n’aurait pas une trop longue durée. En effet, si les questions de personnes sont celles qui excitent le plus vivement les passions, elles sont aussi de nature à subir promptement de profondes modifications. Le langage digne et modéré du Saint-Père, les dispositions bienveillantes qu’il avait laissé entrevoir dans l’allocution du 1er novembre, le bon effet que ce document avait généralement produit sur les esprits sensés et modérés, laissaient espérer que le désaccord entre les deux cours était arrivé à son apogée et qu’il perdrait désormais en force et en intensité. Le ministre d’Autriche à Rome avait d’ailleurs reçu de son gouvernement l’ordre de joindre ses efforts à ceux du comte de Rayneval, ambassadeur de France, afin d’amener le Saint-Siège à faire des concessions raisonnables au Piémont et de terminer ainsi le fâcheux différend qui existait depuis si longtemps entre les deux cours.
Le maréchal de Latour interpella le gouvernement devant le Sénat sur les négociations qui avaient eu lieu avec le Saint-Siège. Il exprima le regret de ce qu’un pays catholique se trouvât ouvertement en désaccord avec le Saint-Père ; il accusa le ministère de n’avoir rien fait pour y mettre un terme. Il prétendit que la mission Pinelli avait dû nécessairement échouer à cause des instructions qu’on lui avait données à son départ. Il demanda qu’on entamât des négociations plus sérieuses et sur des bases que la Cour de Rome pût accepter. « La loi sur le for ecclésiastique, ajouta-t-il, par le fait seul du différend qu’il fait naître avec le Saint-Siège, est nuisible au Piémont. On doit donc revenir sur cette loi, et entre elle et Rome l’on ne peut hésiter. » Le chevalier Louis de Collegno appuya l’interpellation, insistant surtout sur la nécessité de faire revivre la paix religieuse qui est le premier besoin d’un État et sans laquelle les consciences des catholiques seraient dans une continuelle agitation.
M. Siccardi, ministre de la justice, répondit que la loi du 9 avril sur les immunités ecclésiastiques ayant été approuvée par les trois grands pouvoirs de l’État, il n’était plus permis de la discuter, qu’on devait s’y soumettre comme à toutes les autres lois, et que les fauteurs d’agitation étaient non ceux qui avaient proposé et accepté cette loi, mais ceux qui s’obstinaient à l’attaquer. « M. Pinelli, dit-il, avait été chargé de faire toutes les concessions compatibles avec le soin de l’indépendance et de la dignité du Piémont, mais il n’avait pu excéder ces limites et il avait dû revenir par conséquent sans avoir remis ses lettres de créance ; le gouvernement avait pleinement approuvé sa conduite. Les craintes exprimées par M. de Collegno sur la tranquillité intérieure du Piémont ne sont pas sérieuses : le temps des guerres de religion est à jamais passé. Il est bien certain qu’on n’en viendra pas à cette extrémité en Piémont, surtout à l’occasion de lois aussi modérées et aussi populaires. »
Le maréchal de Latour comprit combien son interpellation était intempestive. Il la retira et vota lui-même l’ordre du jour pur et simple, vivement appuyé par le Sénat tout entier.
À plusieurs reprises, je fus chargé d’entretenir M. d’Azeglio de ces graves questions et d’insister pour que les négociations avec Rome fussent renouées.
M. d’Azeglio me répondit que cette affaire était une de celles qui le préoccupaient le plus, qu’il désirait vivement rendre possible la reprise des négociations, et qu’il s’étudiait depuis longtemps à la préparer par toutes sortes de bons procédés et de prévenances envers le Saint-Siège. Il me raconta qu’ayant appris que le gouvernement romain comptait envoyer différents objets à l’Exposition de Londres, il s’était empressé de lui offrir de mettre à sa disposition une frégate qui se serait rendue à Civita-Vecchia et aurait transporté gratuitement tout ce qu’on aurait voulu y embarquer.
« Je témoigne, ajouta-t-il, les plus grands égards et la plus grande déférence au chargé d’affaires de Rome, Mgr Roberti. J’ai fait tout mon possible pour empêcher dans les journaux du Piémont les attaques passionnées, autrefois si fréquentes, contre la Cour de Rome. J’ai réussi en usant de mon autorité à restreindre dans les limites des convenances la polémique de la presse. Du reste je dois dire également, pour rendre hommage à la vérité, que la presse de Rome ne se montre plus aussi hostile contre nous.
« Vous voyez donc bien que j’use des plus grands ménagements envers le gouvernement romain, que je tâche de me montrer animé des sentiments les plus bienveillants à son égard. J’espère de cette manière dissiper peu à peu les préventions contraires qu’il nourrit contre nous et qui sont le principal obstacle à tout accommodement. Je suis tout à fait de votre avis qu’il est essentiel pour nous de renouer le plus tôt possible les négociations avec Rome. C’est mon vœu le plus ardent. Mais, sans perdre de vue les questions qui en ont été le principal objet l’année dernière, je crois utile de ne pas les ramener immédiatement sur le tapis. Je commencerai par une nouvelle, celle de l’abolition des dîmes dans l’île de Sardaigne. Il y a dans cette partie des États du roi onze évêques pour une population de cinq cent mille âmes qui est fort pauvre et pour laquelle la dîme constitue une charge vraiment disproportionnée à ses forces, dans un moment surtout où les besoins du Trésor obligent d’augmenter tous les autres impôts et même d’en créer de nouveaux. Ce n’est certainement pas le gouvernement français qui défendra les dîmes, et il ne peut sans doute qu’approuver leur suppression. Mais, avant d’adopter cette mesure, je veux tâcher d’obtenir le consentement du Saint Père. Je vous dirai même que l’idée de ce projet a déjà été soumise au Pape. Je n’ai pas envoyé à Rome un agent spécial pour cela, et je ne compte pas en envoyer un, car il y a là une question de créance difficile à traiter. Je crois qu’il faut se servir d’un chemin ouvert avant d’en ouvrir un nouveau. Je laisserai donc tout le fardeau de cette négociation à notre chargé d’affaires, M. le marquis Spinola. On m’a répondu que la suppression des dîmes offrait de grandes difficultés, mais on ne refuse point de se prêter à un arrangement. Je cultive ces bonnes dispositions, et pour les encourager j’ai fait charger une commission, composée de trois magistrats les plus distingués de la Sardaigne, de préparer un mémoire destiné à Sa Sainteté. Je suis prêt à abonder dans le sens de Rome autant que peut le permettre le soin de notre dignité. À chacun son droit : c’est ma devise. Croyez-le bien, le gouvernement du roi n’a jamais eu l’intention d’empiéter sur le droit d’autrui, mais seulement de revendiquer le sien.
« Je comprends comme vous combien il importe aujourd’hui aux gouvernements de résister à l’esprit révolutionnaire et de maintenir entre eux la meilleure harmonie possible, mais cela n’empêche pas que l’on doive tenir compte dans une certaine mesure de l’opinion publique.
« Or, dans cette question du différend avec Rome, elle s’est manifestée de la manière la plus explicite. Je vous ai déjà dit combien j’avais eu de peine à modérer le langage de la presse, mais il n’était pas en mon pouvoir d’exercer la même action sur les Chambres. Vous savez tout aussi bien que moi combien le gouvernement est sans cesse excité à trancher promptement de sa propre autorité les questions qui concernent les intérêts matériels du clergé piémontais. Dernièrement encore la discussion du budget des frais du culte a fourni à plusieurs députés l’occasion de demander, pour la dixième fois peut-être, sinon l’aliénation des biens de l’Église, du moins leur prompte répartition. Vous vous rappelez comment le gouvernement y a toujours résisté et a renvoyé cette question à une autre époque. Tout cela prouve combien il serait dangereux d’agir avec précipitation. À quoi servirait, je vous le demande, le meilleur arrangement si l’opinion y était contraire ?
« C’est pour cela que, tandis que d’un côté je m’efforce de ramener les partis en Piémont à des sentiments de modération, de l’autre je m’étudie à être agréable à la cour de Rome, car, je vous le répète, c’est à force de prévenances, à force de politesse dans les formes que j’espère me rapprocher d’elle peu à peu. Si je réussis à régler l’affaire des dîmes, il sera, je le crois, possible de renouer plus tard les négociations sur les autres questions pendantes, car une fois sur la voie des arrangements on finit par s’entendre et s’accorder. Je compte pour obtenir ce résultat sur les bons offices du gouvernement français qui nous a déjà montré tant de fois sa bonne volonté, et je lui suis d’avance reconnaissant du concours qu’il voudra bien nous accorder dans cette circonstance. »
La sincérité de M. d’Azeglio n’était pas douteuse : son langage était aussi modéré que conciliant. Mais l’obstacle le plus grave à un accord était l’exil de l’archevêque de Turin. J’avais refusé au général de La Marmora de lui donner le passeport d’exil de Mgr Franzoni qui devait se retirer à Lyon. Si pour la cour de Rome il s’agissait beaucoup moins de Mgr Franzoni que de l’épiscopat tout entier, il existait en Piémont une irritation telle contre ce prélat que son retour à Turin pouvait devenir une cause de troubles et de désordres. À l’époque de mon entretien avec M. d’Azeglio, le ministre de la justice, M. Siccardi, venait de tomber assez dangereusement malade pour donner de sérieuses inquiétudes. On se demandait ce que ferait le clergé dans le cas où il réclamerait les sacrements et où il viendrait à mourir. Lui refuserait-on les prières de l’Église comme à M. de Santa-Rosa ? C’eût été renouveler un grand scandale et raviver l’irritation des esprits contre le Saint-Siège : ce qui eût rendu pour longtemps tout arrangement impossible.
- ↑ La même distinction était accordée à M. Ferdinand Barrot