Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/15

Plon-Nourrit (p. 413-453).

CHAPITRE XV

Les événements d’Allemagne. — Conflit entre le roi de Naples et le gouvernement sarde. — Mariage du duc de Gênes. — Étiquette de la cour de Turin. — Silvio Pellico.


Le gouvernement français redoutait vivement les conséquences que pouvaient avoir en Italie les désaccords et les divisions des États de l’Allemagne. L’opinion publique en Piémont s’en préoccupait beaucoup. Il en résultait une certaine fermentation dans les esprits, la population manifestant sa joie toutes les fois qu’il surgissait quelque chance de guerre et supportant avec peine le rétablissement de la paix. Je vis à ce sujet M. d’Azeglio et je lui demandai ce qu’il ferait dans le cas où la guerre éclaterait en Allemagne. Il me répondit qu’il garderait une stricte neutralité entre les parties belligérantes, qu’ayant signé le traité de paix avec l’Autriche, il s’estimait engagé d’honneur à ne pas le rompre et qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour le faire respecter. Il ajouta que le Piémont avait besoin de la paix pour mettre ordre à ses finances et établir sur des bases solides ses nouvelles institutions.

Je vis également Victor-Emmanuel et je rendis compte au ministre des affaires étrangères de France de ce double entretien : « Le roi, que j’ai eu l’honneur de voir hier au soir, m’a tenu le même langage avec cette franchise qui le caractérise, et il m’a donné l’assurance qu’il ne pensait nullement à faire la guerre. Ces paroles sont fort rassurantes sans doute, et elles honorent le roi et son ministre. Cependant, si une rencontre sérieuse avait jamais lieu entre les troupes qui se trouvent en présence dans la Hesse électorale, je crains bien que le contre-coup ne s’en fasse sentir immédiatement dans les États sardes et que l’on y voie se renouveler les scènes qui ont précédé l’entrée en campagne de 1848. Le gouvernement serait obsédé de tous côtés par la presse, par des démonstrations publiques, par les cris de l’émigration ; il ne lui faudrait pas peu d’énergie pour y résister, et c’est la fermeté qui manque aux hommes qui sont au pouvoir dans ce pays. Ce penchant pour la guerre est habilement exploité par le parti anarchique qui en le flattant et en l’encourageant semble ainsi, lorsqu’on ne regarde qu’à la superficie, être le représentant véritable de l’opinion publique et escamoter à l’aide de ce subterfuge son approbation pour des projets chimériques ou des doctrines insensées et coupables.

« C’est de cette manière seulement que l’on peut expliquer le succès qu’a obtenu, dit-on, la souscription ouverte par le comité soi-disant national italien établi à Londres, et qui aurait déjà produit plusieurs millions s’il faut s’en rapporter à des bruits évidemment fort exagérés. Mais tout cela se fait sourdement, sans démonstrations, et la fermentation est tellement latente qu’elle ne serait pas remarquée par un œil peu exercé. Du reste en aucun cas elle ne se manifestera par une révolution ni même par une émeute de quelque gravité, et le gouvernement sera toujours ici maître, s’il veut user d’un peu de fermeté, de guider les destinées du pays. Tant donc que le cabinet actuel aura pour chef M. d’Azeglio, on peut compter que le Piémont ne se jettera pas dans d’aventureuses entreprises. Le maréchal Radetzki n’aura, par conséquent, pas l’occasion, il faut l’espérer, de mettre à exécution la menace qu’on lui attribue. Au moment de quitter Vérone pour se rendre à Vienne, il aurait dit : « Nous allons mettre la Prusse à la raison, et nous reviendrons ensuite en faire autant à l’égard du Piémont. »

Tant que la question austro-prussienne restait en suspens les Italiens révolutionnaires, ne voyant pour eux de salut que dans la guerre, accueillaient et répandaient le bruit qu’elle allait bientôt éclater entre la Prusse et l’Autriche. Dans ce cas, disaient-ils, cette dernière puissance serait nécessairement obligée d’affaiblir les garnisons ou plutôt les armées d’occupation de la Lombardie, qui la maintiennent dans l’obéissance sans l’avoir domptée. Cette province profiterait sans doute des embarras que susciterait à l’Autriche une guerre contre la Prusse pour se révolter de nouveau, et l’on verrait se renouveler la situation du mois de mars 1848. Le gouvernement piémontais, débordé de tous côtés par l’opinion publique, aurait bien du mal à garder longtemps sa neutralité. L’étincelle gagnerait bien vite la Toscane, Parme, Naples, la Sicile où fermentaient tant de germes de révolution. L’armée sarde, il est vrai, paraissait très peu animée pour la guerre ; elle était toute prête à obéir au gouvernement pour étouffer des troubles intérieurs, mais dans le cas où une guerre en Allemagne lui offrirait l’espoir de prendre une revanche contre l’Autriche et de racheter l’honneur de ses armes compromis à Novare, ne changerait-elle pas de dispositions ? Que pourraient alors la volonté du gouvernement et la loyauté du roi ? Sans doute M. d’Azeglio se serait retiré, ne voulant pas rompre le traité qu’il avait signé. Sans doute le roi Victor-Emmanuel prendrait d’abord les mesures les plus énergiques pour conserver la paix. Mais, dans une telle situation, les mesures répressives auraient bien peu d’efficacité. Tous les hommes d’État du Piémont s’accordaient à reconnaître qu’un soulèvement de la Lombardie, au milieu d’une guerre entre la Prusse et l’Autriche, aurait son écho dans le reste de l’Italie, et que la Sardaigne, malgré tous les efforts contraires de son gouvernement, finirait par se laisser emporter dans le même mouvement. C’était l’opinion du maréchal de Latour, un des hommes les plus éminents du pays, qui avait été général en chef, ambassadeur, président du conseil des ministres, que personne ne pouvait soupçonner de pencher vers les idées ultra-libérales, ou vers l’italianisme.

À la même époque, un conflit très aigre se produisit entre les deux cours de Turin et de Naples. Il s’était formé en Piémont une association pour créer un atelier national ouvert aux réfugiés italiens. M. Galvagno, ministre de l’intérieur, n’y voyant qu’une œuvre de bienfaisance, l’avait autorisée, et lui accorda même la protection du gouvernement par un décret du 23 octobre 1850 publié au Journal officiel. M. Galvagno, qui avait récemment quitté son cabinet d’avocat pour se lancer dans la politique, était encore inexpérimenté ; il n’avait pas compris la connexité qui existe-souvent entre des mesures d’administration ordinaire et les rapports de bonne intelligence avec les puissances étrangères. Il n’avait pas senti la portée de ce décret, et il n’avait pas jugé nécessaire de le discuter en conseil.

Ce décret éveilla la susceptibilité du gouvernement napolitain, et, malgré la résistance de son chargé d’affaires à Turin, le comte de Ludolf, il envoya au gouvernement sarde une note discourtoise se terminant par cette phrase : « Je demande une explication catégorique et claire. »

Sur l’avis qui me fut donné de cet incident par M. Walewski, ministre de France à Naples, je vis à ce sujet M. d’Azeglio qui me donna l’assurance qu’il aurait empêché la publication de ce décret s’il avait été prévenu à temps. Mais le langage blessant de la cour de Naples ne lui permettait plus de reculer. Il voyait avec peine que le gouvernement napolitain paraissait saisir toutes les occasions de susciter des embarras au Piémont et de lui chercher querelle.

Le roi de Naples était d’une extrême impopularité dans toute l’Italie. Son représentant, le comte de Ludolf, d’esprit sage et modéré, ne pouvait obtenir des habitants de Turin, Piémontais ou réfugiés italiens, un travail même à prix d’argent. Il usait alors de mon intermédiaire. Un jour je m’adressai pour lui à Camille de Cavour dont j’ai conservé la curieuse réponse :


« Mon cher Reiset,

« Ce billet vous sera remis par M. le professeur Pasquale, qui consent à se charger du travail ebdomadaire (sic) que désire notre ami Ludolf. Seulement, pour ne pas éveiller sa susceptibilité, je lui ai laissé ignorer qu’il s’agissait de renseigner le chargé d’affaires du Roi Bombartatore, et je lui ai laissé croire qu’il travaillait pour vous.

« La rétribution serait fixée pour le moment à soixante francs par mois.

« Je désire que votre ami et vous soyez satisfaits de mon recommandé.

« Mille amitiés.

« C. de Cavour. »


Personnellement le comte Guillaume de Ludolf était très sympathique à tous. Je le connaissais de longue date. Son père était ministre de Naples à Rome en 1840, lors de mes débuts dans la carrière diplomatique. Nous étions liés, et j’avais été heureux de le retrouver à Turin. Mais le gouvernement napolitain était détesté en Italie. Le marquis Fortunato, ministre des affaires étrangères de Naples, envoyait notes sur notes, développant les griefs de Ferdinand ii contre le Piémont. M. d’Azeglio me donna, sur tous ces griefs, des explications que je transmis au gouvernement français.

« Je n’ai jamais entendu parler, me dit-il, du banquet qu’auraient donné à Gênes les réfugiés napolitains pour célébrer l’anniversaire de la révolution de Sicile, et il est absolument inexact que M. de Ludolf m’ait adressé des représentations à cette occasion. M. Fortunato accuse le gouvernement piémontais de souffrir que les réfugiés napolitains conspirent contre leur pays, mais, comme il ne fournit aucune preuve, aucun indice même, il m’est impossible de prendre en considération le désir qu’il manifeste de les voir expulser du territoire sarde. Certes je ne tiens pas à les garder en Piémont, mais où iront-ils ? On ne veut pas d’eux en France ; les colonies espagnoles, l’Amérique même les repoussent, car toutes les fois qu’il s’agit d’en embarquer quelques-uns pour cette destination, nous sommes certains de recevoir des plaintes de la part des représentants de ces puissances. Les obligerons-nous à rentrer dans leur pays ? Mais l’issue qu’a eue à Naples le dernier procès politique indique assez le sort qui les y attendrait.

« Nous qui sommes et qui passons pour des gens d’honneur, il n’y aurait en Europe qu’un cri unanime de réprobation contre nous pour les avoir livrés, et nous ne les livrerons pas.

« Si le gouvernement napolitain a la preuve que quelques-uns des réfugiés complotent contre lui, qu’il me la communique, et il peut être bien assuré que je prendrai immédiatement à leur égard les mesures les plus énergiques. Mais il m’est impossible d’agir sur un simple soupçon.

« Quant à l’atelier national, il n’a jamais existé et il n’existera sans doute jamais. La société qui s’était formée dans ce but est sans argent, sans crédit et sans vie. Il est en outre inexact de dire que M. Roméo ait été nommé vice-président de cette société par le gouvernement ; c’est elle-même qui l’a choisi. D’ailleurs Roméo est aujourd’hui un vieillard qui mène une vie tranquille et retirée, et le gouvernement ne saurait comment motiver le décret d’expulsion que l’on demande contre lui.

« M. le marquis Fortunato veut nous rendre responsables de l’esprit d’hostilité qui règne dans certains journaux du Piémont contre le gouvernement napolitain ; mais il oublie donc que nous vivons ici sous le régime constitutionnel, que, la presse étant libre par conséquent, il n’appartient pas au gouvernement de poursuivre d’office les articles dont se plaint M. Fortunato.

« Que n’engage-t-il ses agents à se porter partie civile et à attaquer les journalistes par-devant les tribunaux ? Croyez bien que, le cas échéant, on ferait bonne justice.

« Quant à moi, je fais tout ce qui dépend de moi pour empêcher que là presse attaque les gouvernements étrangers, et le gouvernement napolitain en aura une preuve irrécusable quand il saura que la direction de la Gazette piémontaise a été changée uniquement à cause de l’article relatif à l’atelier national dont M. le marquis Fortunato se fait cependant une arme contre nous.

« Si nous voulions de notre côté entrer dans la voie des récriminations, n’aurions-nous pas des motifs de plaintes beaucoup plus sérieux ? La presse n’est pas libre à Naples comme à Turin ; elle est tout entière sous la main du gouvernement, et nous aurions par conséquent bien raison de nous en prendre à celui-ci des attaques incessantes dont nous sommes l’objet de la part du journal le Tempio que tout le monde sait être l’organe confidentiel du cabinet de Naples.

« M. Fortunato veut donner une couleur politique à l’invitation qu’ont reçue des réfugiés siciliens lors du bal donné à Mme la duchesse de Gênes au château de Stupinis. Mais on y avait aussi invité des réfugiés dea autres États de l’Italie, et ni le gouvernement romain ni celui d’Autriche n’ont trouvé qu’il y eût là matière à des représentations. Pourquoi la cour de Naples se montrerait-elle plus susceptible que celles de Rome, de Florence et de Vienne ? D’ailleurs cette fête champêtre n’avait aucun caractère politique, et le gouvernement ne pouvait prévoir que la présence de telle ou telle personne pût blesser un gouvernement étranger quelconque.

« Le cabinet sarde est vigilant, je vous le répète, et il ne souffrira jamais qu’il se forme sur son territoire des machinations contre la tranquillité d’un pays quelconque. Mais en même temps il est humain et juste, et il lui répugne d’user de rigueurs inutiles. À force de réaction on finit par en faire contre ce qui est humain et juste.

« Quant à l’agression dont un officier napolitain aurait été l’objet dans une rue de Gènes, elle n’a point la gravité qu’on lui a supposée. Cet officier a été poursuivi, il est vrai, pendant quelque temps par des coups de sifflet, mais la police est immédiatement intervenue, et, comme le rassemblement grossissait, un agent fit passer son bonnet à l’officier étranger afin qu’il pût se soustraire à la foule, et, grâce à ce déguisement, il fut bientôt perdu de vue et atteignit le bureau de la diligence par laquelle il devait partir. »

Ce qui était vrai, c’est que le Piémont et Naples représentaient en Italie des tendances absolument opposées. La contradiction de leur politique devait en faire fatalement deux adversaires, et de la surexcitation de l’esprit public contre la personne et les procédés du gouvernement de Ferdinand ii naissaient par la force des choses des incidents continuels.

L’ouverture de la session du gouvernement sarde avait eu lieu le 23 novembre 1850. Le roi Victor-Emmanuel avait bien voulu me faire connaître d’avance le discours qu’il devait prononcer.

Il y remerciait les Chambres qui lui avaient voté une liste civile de 6 millions : « La maison de Savoie, disait-il, n’a jamais pensé s’enrichir, car elle était bien sûre de pouvoir toujours compter sur l’amour et la générosité de ses sujets pour l’aider à supporter dignement les charges de la couronne. »

Après avoir déclaré que les bonnes relations de son gouvernement avec les États étrangers n’avaient souffert aucune altération, le roi ajoutait : « Les efforts de mon gouvernement ne sont point encore parvenus à surmonter les difficultés qui sont survenues avec la cour de Rome à la suite des lois que les pouvoirs de l’État ne pouvaient refuser à ses nouvelles conditions politiques et légales. La règle des actes et des démarches qui ont eu lieu a été cette constante vénération que nous professons tous pour le Saint-Siège, jointe à la ferme volonté de maintenir intacte l’indépendance de notre législation. »

Le roi recommandait ensuite l’observation des lois et il félicitait le pays du respect qu’il avait montré pour elles. Il assurait que, quant à lui, on devait s’en rapporter à sa loyauté bien connue pour le maintien de ses promesses et de ses serments.

Il fut accueilli avec un véritable enthousiasme, et son discours, qui exprimait les sentiments les plus chevaleresques, fut salué des applaudissements de toute la salle. Ces acclamations étaient une nouvelle preuve de l’étroite union qui existait entre la famille royale et le pays, et de la confiance particulière qu’inspirait la loyauté du roi.

M. Pinelli fut réélu président de la Chambre des députés à une grande majorité, ainsi que l’un des deux vice-présidents. Le chevalier Buoncompagni, ancien ministre de l’instruction publique, magistrat distingué, et l’un des négociateurs du traité de paix avec l’Autriche, fut élu second vice-président. Ce choix était un heureux indice de l’esprit de l’assemblée qui semblait comprendre combien il importait de laisser de côté les passions politiques pour s’occuper des questions de finances et d’économie administrative.

Il se produisit un curieux incident au sujet de la rédaction de la réponse au discours de la couronne. L’assemblée s’en était remise à son président du soin de nommer le rédacteur. Le choix de M. Pinelli était tombé sur le chevalier Buoncompagni qui s’était hâté de faire ce travail. Le projet de réponse qu’il proposa ne plut pas à la Chambre. Il souleva de nombreuses objections et fut attaqué surtout par M. Brofferio.

Le président, piqué de l’accueil fait à l’œuvre du rédacteur qu’il avait choisi, s’écria : « Mais puisque vous n’êtes pas contents, nommez vous-mêmes tel rédacteur que vous voudrez. » Puis, se tournant vers M. Brofferio, il ajouta : « Si le projet de M. Buoncompagni ne vous parait pas acceptable, tâchez d’y suppléer vous-même. » Cette boutade fut prise au sérieux, et le chef de l’extrême gauche, le fondateur du journal la Voix dans le désert, le fougueux orateur républicain, se trouva chargé de rédiger la réponse au discours de la couronne. Ce n’était nullement, comme on aurait pu le croire, un témoignage d’adhésion aux idées de M. Brofferio. La Chambre était tout à fait monarchiste et constitutionnelle. Elle écoutait volontiers M. Brofferio, elle l’applaudissait même parfois, mais c’était uniquement un hommage rendu à son talent et nullement une approbation de ses principes.

Malgré de nombreuses marques d’une certaine déférence, l’éloquent orateur siégeait tout seul sur le haut des bancs de la gauche et n’avait à la Chambre aucune influence.

M. Brofferio s’acquitta de sa tâche avec tact, se plaçant non au point de vue de ses propres opinions, mais à celui des idées dominantes de la Chambre ; son œuvre était plus modérée même que le projet de M. Buoncompagni. La première phrase était destinée à causer en Italie une grande impression : « Vos sublimes paroles, disait-il au roi, auront un écho là où l’on souffre, là où on espère. » Il était facile de comprendre que M. Brofferio indiquait par ces mots la Lombardie, les Duchés, Rome, Naples, enfin tout le reste de l’Italie. Cette phrase était de la part de la Chambre une sorte de profession de foi d’italianisme, une protestation contre l’état actuel des choses dans les autres parties de la Péninsule. Il était impossible qu’elle n’y trouvât pas un écho et qu’elle n’y fût pas regardée comme une promesse pour l’avenir.

M. His de Butenval arriva à Turin le 14 décembre. Il entra dès le lendemain en rapport avec M. d’Azeglio. « Avant de me laisser prendre congé, écrivait-il au général de La Hitte à la suite de cette première entrevue, M. d’Azeglio, avec une nuance presque affectueuse d’accent, a voulu rendre à M. de Reiset et à ses relations avec le cabinet sarde un témoignage que je suis heureux d’avoir à consigner dans ma première dépêche. »

Le nouveau ministre de France était un homme de petite taille, haut en couleur, la figure bourgeonnée, louchant d’un œil, et, malgré des apparences aussi peu élégantes, ayant beaucoup de prétentions dans son langage et dans ses manières. Ses formes polies et ses paroles mielleuses paraissaient au premier abord de la cordialité, mais en réalité il était fort tracassier, d’un commerce difficile, vaniteux et susceptible, sans être méchant au fond. Très actif, mais très personnel, il se reprochait quelquefois lui-même ses imperfections de caractère.

Son père avait jadis fondé le Moniteur Universel de concert avec Maret, le futur duc de Bassano. Ayant été pendant quelque temps secrétaire de l’ambassade de France à Constantinople, il aimait à citer des proverbes turcs, notamment ceux-ci : « Fais le bien et jette-le à la mer ; si les poissons l’ignorent, Dieu le sait, » — « Baise la main que tu n’as pas pu couper. »

Il loua rue de l’Arc dans les nouveaux quartiers de Turin, en dehors des fortifications de la ville, l’hôtel du comte de Valperga di Masino qui avait épousé une Française, Mlle de Gouy d’Arcy. Peu de temps après son installation, il y reçut la visite du comte Walewski qui reconduisait de Naples à Paris sa femme, la charmante comtesse Walewska qui venait d’avoir à Naples la fièvre typhoïde. Elle était encore un peu pèle, ses cheveux coupés ras comme ceux d’un garçon. Tous, chef, secrétaire et les jeunes attachés, Adrien Delessert, Artus de Brissac, restèrent sous le charme de cette délicieuse apparition. Esprit, beauté, simplicité, gaieté, élégance, la comtesse Walewska réunissait tout ce qui pouvait attirer et fasciner.

Le roi Victor-Emmanuel ainsi que son frère le duc de Gênes n’avaient jamais fréquenté des femmes du monde, la reine, leur mère, craignant pour ses fils des inclinations trop tendres. Il en était résulté qu’ils voyaient d’abord clandestinement, ensuite plus ouvertement quand il n’y eut plus moyen de l’empêcher, une société bien autrement dangereuse et nuisible. Ils avaient ainsi perdu le goût de la bonne compagnie où ils se sentaient, faute d’habitude, tout à fait déplacés, n’en connaissant ni la conversation ni les usages. Victor-Emmanuel trouvait la licence de langage chose toute naturelle ; le duc de Gênes comprenait du moins qu’il n’était pas tel qu’il devait être, et il savait sauvegarder sa dignité par une attitude réservée. Il avait été éperdument amoureux de deux princesses : la princesse Louise de Prusse qui épousa le landgrave de Hesse, et la grande-duchesse Olga, depuis mariée au prince de Wurtemberg.

Il avait éprouvé un violent chagrin de ces deux déceptions et il laissa son père négocier pour lui un mariage avec la princesse Élisabeth de Saxe, fille du prince Jean de Saxe et de la princesse Amélie de Bavière, nièce du roi de Saxe Frédéric-Auguste. Cette princesse, née à Dresde le 4 février 1830, avait à peine vingt ans. Ce mariage était décidé depuis plusieurs années, car au mois de mars 1848, lorsque le duc de Gênes partit pour la campagne de Lombardie, il écrivait : « J’ai reçu ce matin une lettre du prince Jean de Saxe qui m’en a annoncé une de sa fille et me dit d’écrire directement à elle. » Lorsque le duc de Gênes avait été présenté à son futur beau-père, celui-ci, après les compliments d’usage, s’était retiré avec sa femme et il l’avait laissé en tête à tête avec la princesse Élisabeth. Leur conversation avait duré près de trois heures, ce dont on tira bon augure pour l’avenir. On n’était pas sans inquiétude, car on savait que le prince, épris d’une dame piémontaise, ne s’était décidé qu’à contre-cœur à se marier. Les premières négociations avaient été dirigées par le roi Charles-Albert ; le duc de Gênes en avait retardé la conclusion autant qu’il avait dépendu de lui.

Il ne lui serait jamais venu à l’esprit d’oser manifester une autre volonté que celle de son père, mais, comme il n’avait aucune inclination pour le mariage, il chercha à atermoyer, et Charles-Albert, occupé avant tout de la guerre, ne songea pas à le presser. Sur ces entrefaites, le duc de Gênes avait fait à Novare la connaissance d’une femme de la bourgeoisie, beaucoup plus âgée que lui et pas jolie du tout, mais spirituelle et fort intrigante, qui sut si bien s’emparer de son esprit, et même, disait-on, de son cœur, qu’il n’agissait plus que sous son influence. La reine, désolée de cette inclination qu’elle trouvait fort dangereuse, lui fit parler par une de ses amies qui avait été la confidente du jeune prince lors de ses deux mariages manqués. Il protesta que Mme P… n’avait jamais été qu’une amie, que son cœur était irrévocablement mort à l’amour, et qu’il était prêt à épouser la princesse de Saxe puisque cela convenait à ses parents. À la mort de Charles-Albert il dit : « Je désire maintenant épouser la princesse de Saxe pour honorer ainsi la volonté de mon père. »

Le mariage fut célébré le 22 avril 1850. Le duc de Gênes parut heureux et content ; la jeune duchesse qui avait peine à se soumettre à l’étiquette des cours avait beaucoup de vivacité et de bonne grâce ; elle était aimable et spirituelle.

C’est en son honneur qu’avait été donnée au château royal de Stupinis une fête champêtre à laquelle avaient été invités, au grand mécontentement du roi de Naples, les principaux réfugiés italiens en résidence à Turin. J’assistai à cette fête.

Pendant les fiançailles, la princesse Élisabeth avait questionné son fiancé sur « Mme P… ». Il lui répondit qu’elle n’était pour lui qu’une amie, et il l’avertit que son mariage ne changerait pas cette grande affection qui n’avait rien de répréhensible. En effet le prince, tout en étant très aimable et prévenant pour sa femme, continua ses visites journalières chez Mme P…, que la duchesse recevait chez elle avec beaucoup de bonté. Tout le monde blâmait de pareilles relations, cette dame étant pour le moins une très grande intrigante et n’ayant rien par sa naissance et par ses manières qui justifiât de si hautes relations. La duchesse de Gênes très simple et très bonne, élevée à Dresde comme dans un couvent, ne connaissait du monde que ce que le prince lui en disait. La reine mère fit bien à ses enfants de très judicieuses observations sur les inconvénients de façons aussi relâchées : cela n’aboutit qu’à les faire se cacher d’elle, ils s’amusaient à lui faire des secrets de tout. Le prince trouvait sa femme agréable et aimable et ils faisaient fort bon ménage, sans grande tendresse, mais ils ne s’en demandaient pas davantage et ils étaient parfaitement satisfaits l’un de l’autre.

Le deuil causé par la mort de Charles-Albert étant terminé et la paix étant signée, le roi Victor-Emmanuel ainsi que son frère reprirent leurs réceptions de gala. Le premier bal de la saison fut donné par le duc de Gênes le 8 janvier 1851. Il y avait près de huit cents invités. L’escalier était entièrement bordé de vases de fleurs naturelles ; il y avait en outre dans des vases de marbre des fleurs artificielles dont chacune contenait une lumière, de sorte que l’escalier paraissait éclairé par ces fleurs. Au haut de l’escalier était suspendue une grande lanterne garnie de verres dépolis sur lesquels étaient peints deux écussons, l’un aux armes du duc de Gênes, l’autre à celles de la maison de Saxe à laquelle appartenait la duchesse. Les antichambres étaient remplies de gardes et de domestiques en livrée rouge. De là on passait dans l’ancien appartement du roi Charles-Félix. On y était reçu par les officiers d’ordonnance du prince. Ce salon était entièrement tendu de tapisseries des Gobelins et éclairé par de magnifiques lustres de Venise. La dernière pièce était la salle de bal tapissée de soie rouge ; elle était réservée à la duchesse et aux dames invitées. Le corps diplomatique y avait seul accès. M. de Butenval y présenta au duc de Gênes MM. Delessert et de Brissac. En dehors du corps diplomatique il ne s’y trouvait encore que le comte Pralormo. Plus tard arrivèrent les chevaliers de l’ordre de l’Annonciade et les ministres. Il régnait un profond silence. Lorsque la duchesse de Gênes eut parcouru le cercle des dames, le marquis d’Angrogna vint lui annoncer que le bal allait commencer. Elle l’ouvrit avec le doyen du corps diplomatique, le comte de Redern, ministre de Prusse. La duchesse de Gênes était une charmante femme, de taille moyenne, très blonde, le teint frais, les yeux bleus. Elle avait la figure régulière et agréable, des dents magnifiques. Elle portait une robe de soie parsemée de petites fleurs diamantées, garnie de franges d’or et d’argent : elle avait un triple collier de diamants, d’une grosseur peu commune, qui avait appartenu à la reine Marie-Christine, femme de Charles-Félix. Le bal durait depuis une heure lorsqu’on annonça le roi. Il entra accompagné du duc de Gènes et de ses aides de camp, du général Dabormida et de quelques autres officiers. Il ne resta que pendant une demi-heure. Je demandai au duc de Gênes pourquoi Sa Majesté s’était retirée si tôt. Il me répondit que son frère était fatigué de la chasse et qu’il avait à travailler. Puis il me dit : « Eh bien, Monsieur de Reiset, vous ne dansez pas ? Vous faites comme moi, vous êtes trop vieux pour danser. » À ce moment, la duchesse de Gênes qui dansait le cotillon s’approcha de lui, et vint le prendre par le bras pour faire un tour de valse. Tout le monde suivait des yeux ce couple de la maison royale, et on souriait de la danse du duc de Gênes qui faillit tomber deux ou trois fois. Quand la duchesse revint à sa place, elle m’aborda et me dit en riant : « Nous avez-vous vus danser ? Il faut avouer que Ferdinand danse bien mal. — Il me semble, en effet, répondis-je, que Son Altesse n’a pas grande habitude de la danse et qu’elle se conduit beaucoup mieux sur un champ de bataille. » La duchesse, continuant à rire, répliqua : « Non, il ne sait pas danser. Comment se fait-il que vous puissiez garder votre sérieux ? — Je ne me permettrais pas de rire de Monseigneur. — Je vous en donne la permission, car je ris bien, moi, de sa danse, et cela ne m’empêche pas de l’aimer beaucoup. » Cette boutade se termina par un éclat de rire auquel je pris part de bon cœur. Le bal fut plein de gaieté et se prolongea jusqu’à deux heures du matin.

Victor-Emmanuel témoignait pour les réceptions mondaines une grande antipathie. Les causes commençaient à en être connues. Son travail de nuit consistait à aller voir sa maîtresse dont il avait déjà une fille et qui l’avait accompagné à la guerre sous un uniforme d’officier. C’était la fille d’un tambour-major. Il en eut encore d’autres enfants et il l’établit à Montcalieri Les paysans appelaient tout court le roi, Victor, et sa maîtresse, Rosine. Le roi était babillé comme un gros fermier, mais tout le monde le connaissait. Victor et Rosine, accompagnés de leurs enfants, se promenaient publiquement ensemble. Leur but de promenade préféré était la vigne Cravesana, appartenant à la comtesse Fontana. Le prince royal Humbert avait des scènes terribles avec son père au sujet de cette Rosine, lui annonçant que, lorsqu’il serait roi, il la ferait jeter hors de ses États. Il refusait de voir ceux des courtisans qui accompagnaient son père chez cette femme. Celle-ci traitait d’ailleurs le roi fort mal et très grossièrement, lui faisant de nombreuses infidélités. Un de ses amants était un riche bijoutier de Turin. Cavour s’arrangea de manière à la faire surprendre en flagrant délit par le roi lui-même pour le dégoûter d’elle. Ce fut peine perdue : elle nia effrontément, et le roi crut avoir mal vu. Il lui donna avec un domaine le titre de comtesse de Millefiori. Sa fille est devenue fort jolie. Il en a eu également un fils qui a été élevé à Paris sous le nom de Guerrieri.

Victor-Emmanuel avait d’ailleurs beaucoup d’autres liaisons et un grand nombre de bâtards auxquels il donnait de l’argent ou des fermes. Un jour, Rosine ayant rencontré la reine mère Marie-Thérèse dans un sentier de la colline eut la hardiesse de dire à ses enfants assez haut pour être entendue de la mère du roi : « Voyez, mes enfants, c’est là votre grand’mère. » Un autre jour, à Stupinis, la reine mère en se promenant dans le parterre du château, voyant son fils Victor parler du balcon de son appartement du rez-de-chaussée à une jeune femme très bien mise, s’approcha d’elle et, la prenant pour sa belle-fille, la toucha de la main en l’appelant de son nom : Adèle. Le roi consterné se recula et referma la croisée, laissant sa noble mère face à face avec Rosine. La reine mère resta tellement troublée de cette rencontre qu’elle en fut souffrante pendant plusieurs jours. Elle était très pieuse et faisait dire chaque matin une messe en l’honneur de sainte Monique, pour obtenir la grâce de la conversion de son fils, cette sainte ayant obtenu la conversion de saint Augustin qui avait été, lui aussi, un grand pécheur.

Quinze jours après, le 21 janvier 1851, date assez singulièrement choisie puisque c’était celle de l’anniversaire de la mort du roi Louis XVI, le duc de Gênes donna un second bal. Cette fête avait été avancée d’un jour sur le désir de la reine, le 22 étant le jour anniversaire de la mort de sa sœur. Cette princesse avait été fiancée au prince Eugène de Savoie-Carignan qui en était vraiment épris et qui fut désespéré de sa mort. On crut qu’il en ferait une maladie, et il resta longtemps dans un profond abattement. À ce bal, j’eus l’honneur de danser avec la duchesse de Gênes, en vis-à-vis avec le duc. Je la remerciai de l’honneur qu’elle m’avait fait de m’inviter à danser avec elle, et je lui dis que c’était la première contredanse que j’avais l’honneur de danser avec une princesse depuis un bal des Tuileries où j’avais été aussi engagé à danser par la duchesse d’Aumale, « C’est une princesse de Naples, répondit la duchesse de Gênes : on dit qu’elle est pleine d’esprit. — Pleine d’esprit et de bonté, répliquai-je. J’en ai eu la preuve à Naples, à un bal donné par le comte de Syracuse. Elle me fit engager à valser. J’avais dix-neuf ans : c’était une des premières valses que je dansais de ma vie. La jeune princesse portait une robe garnie de dentelles ; en dansant je mis le pied sur la garniture qui tomba en lambeaux. Voyant mon embarras, elle me dit : « Mais ne croyez pas que ce soit vous, c’est moi qui viens de faire cette maladresse. » — « Cela est tout simple, reprit la duchesse de Gênes. Les personnes qui nous approchent se montrent parfois si embarrassées que c’est bien le moins que nous cherchions à les mettre à l’aise. Savez-vous qu’on a voulu me marier au duc de Bordeaux ? me dit la duchesse. — Je l’ignorais, Madame. — C’est un bien bon prince, un cœur bien loyal. Mais qui sait s’il deviendra jamais roi de France ? Il me semble que la fusion devrait être facile puisque le duc n’a pas d’enfant et que le comte de Paris lui succéderait naturellement. »

J’exprimai l’espoir de voir un jour la duchesse de Gênes aux Tuileries à un bal donné en son honneur. Dans ce cas, ajoutai-je, je vous demande de ne pas oublier notre conversation d’aujourd’hui et de m’honorer de la première valse. J’espère que Votre Altesse voudra bien m’en faire la promesse. — Je vous le promets ; mais qui sait s’il y aura encore des Tuileries ? Ce palais a été habité par une princesse de ma famille ; la mère de Louis XVI était de la maison de Saxe. — Vous citez là un nom qui rappelle une date funeste, Madame : c’est le 21 janvier que Louis XVI a été assassiné à Paris. — Tous ces voyages en France sont des projets bien incertains. Celui que je désirerais le plus mettre à exécution serait un voyage dans mon pays. Dieu sait quand il pourra avoir lieu ! » — Là-dessus le dernier coup d’archet de la contredanse nous sépara. Je saluai profondément la princesse et je me retirai. Je trouvai le roi derrière une porte. Il me dit : « Vous dansez donc, Reiset ? — Et vous, Sire, vous ne dansez pas ? — Oh ! moi, je déteste le bal, et je ne comprends pas qu’on ait du plaisir à tourner comme cela. Cela me parait ridicule. » Je racontai à Victor-Emmanuel l’histoire d’un chef arabe qui, invité à un bal chez Louis-Philippe, lui demanda combien il payait pour faire danser tant de monde en sa présence. « Et la reine ? demandai-je. — Vous savez bien qu’elle est grosse, me répondit Victor-Emmanuel, et qu’elle n’est pas assez sotte pour danser. »

Le roi ne dissimulait pas son horreur pour tout ce qui était représentation et étiquette. Le 22 janvier, lendemain du bal du duc de Gênes, il y avait un grand dîner à la cour. D’Azeglio en était. Comme il détestait autant que le roi les réceptions d’apparat, il se mit à bâiller. Le roi s’en aperçut, et un moment après un valet de pied vint dire à l’oreille de d’Azeglio : « Sa Majesté désire savoir si Son Excellence M. le président du Conseil s’amuse. — Répondez à Sa Majesté que je m’embête. » Quand il eut reçu cette réponse, Victor-Emmanuel envoya par le même valet un dernier message à d’Azeglio : « Va dire à Son Excellence M. le président du Conseil que je m’embête bien plus que lui. »

Cependant le 27 janvier Victor-Emmanuel donna lui-même un grand bal. C’était le premier qui avait eu lieu à la Cour depuis la promulgation du Statut. Aussi y avait-il foule, car le cercle des invitations avait dû être singulièrement élargi. L’ancienne étiquette était conservée : il y avait, comme autrefois, dans la salle de bal un trône pour la reine, et à côté du trône un fauteuil pour la duchesse de Gênes, puis tout le long du mur des banquettes pour les dames, les grands colliers de l’ordre, les généraux, les ministres. Les ministres plénipotentiaires étrangers entraient comme autrefois par la porte réservée à gauche du trône. Cependant on sentait que cette étiquette, jadis si rigoureuse, avait perdu de son importance et que tout le monde s’en serait assez volontiers affranchi.

D’après ces règles devenues surannées, lorsqu’une princesse prenait une glace, toutes les dames présentes devaient se lever. Autrefois c’était le grand maître des cérémonies accompagné d’officiers et de gentilshommes qui présentait les sorbets : après la première contredanse des pages apportaient à la reine et aux princesses des confitures et des rafraîchissements. Cette fois les pages avaient été remplacés par des laquais de bonne mine que conduisait et dirigeait un officier d’ordonnance. Ils présentèrent le plateau à la reine qui, comme c’était l’usage, refusa, puis à la duchesse de Gênes qui s’empara bravement d’une glace. Aussitôt toutes les dames se levèrent, ce qui causa à la duchesse un visible étonnement. Elle se pencha vers Mme de Redern, femme du ministre de Prusse, qui était derrière elle et elle lui demanda la cause de ce mouvement extraordinaire. Mme de Redern lui expliqua que l’étiquette le voulait ainsi. La jeune princesse se tourna alors vers la reine qui riait de bon cœur de l’embarras de sa belle-sœur ; celle-ci lui reprocha doucement de ne pas l’avoir prévenue. Cependant elle continuait à prendre la glace ; il était facile de voir qu’elle avait hâte de la finir afin que les dames pussent se rasseoir. Ce fut sans doute la dernière glace qu’elle prit ainsi en public.

La maison du duc de Gênes était une des plus agréables de Turin. Il donna le 5 février un troisième bal auquel assista Victor-Emmanuel avec qui j’eus un assez long entretien. Il était ce soir-là par hasard en veine de galanterie. Il dit devant moi à la marquise Doria qui lui demandait de donner encore un bal : « Eh bien ! je le donnerai, madame ; je commande à mes peuples, et je vous obéis. » Comme le roi venait de me quitter, je m’approchai du salon où l’on dansait le cotillon. Je trouvai à l’entrée le marquis de Cavour et le comte de Thun, attaché à la légation d’Autriche. Pendant que nous étions occupés à regarder danser, la duchesse de Gênes se présenta derrière nous à l’embrasure de la porte et me dit : « Vous ne dansez pas ce soir ? » Puis au lieu d’entrer dans la salle de bal, elle s’arrêta près de moi et s’amusa à faire des remarques, toujours spirituelles, souvent malicieuses, sur quelques-uns des danseurs. Son attention fut attirée sur un des jeunes élégants de la cour ; elle me dit : « Voyez comme il se croit beau, comme il danse d’une manière peu convenable. C’est vraiment le mauvais genre français. » Je m’inclinai et je dis en souriant : « Je vous remercie beaucoup, madame. « Elle voulut alors réparer ce que ses paroles avaient pu avoir de désagréable pour moi, et elle reprit : « Oui, c’est l’exagération du bien. » Ce qu’il y avait de piquant, c’est que le danseur ainsi maltraité était alors fiancé, et que son futur beau-père, qui portait un des plus grands noms du Piémont, bloqué d’un côté par le tourbillon des dames, de l’autre par la princesse qui occupait l’embrasure de la porte, ne pouvait bouger et était obligé d’entendre les réflexions peu flatteuses que la duchesse faisait sur son gendre.

À propos du budget du ministère des affaires étrangères M. d’Azeglio prononça un important discours. Après avoir déclaré que, selon lui, la politique fondée sur la justice et la bonne foi avait été de tout temps, la meilleure, la seule qui soit utile à la longue, M. d’Azeglio dit que de nos jours c’était encore la seule possible et qu’un gouvernement, s’il n’est pas honnête et le premier à donner le bon exemple, ne saurait avoir des chances de durée. « C’est, dit-il, sur ces sentiments que le ministère a fondé sa politique à l’étranger, c’est-à-dire sur la justice et sur la loyauté. La première des justices, c’est l’indépendance et par conséquent l’honneur et la dignité nationale. Je puis assurer que dans tous les actes du ministère au dehors celle-ci a toujours été sauvegardée. La loyauté, nous l’avons prouvée en respectant la foi jurée, car je n’admets pas qu’un peuple puisse plus qu’un individu être jamais forcé à jurer, parce que plutôt que de jurer ce qu’il ne croit pas juste, ce qu’il ne croit pas pouvoir tenir, il doit périr : mais dès qu’il l’a juré il doit tenir la parole donnée. Grâce à cette ligne de conduite, l’Europe qui (nous ne pouvons pas le cacher) était prévenue contre nous s’est enfin aperçue que nous n’étions point un peuple d’anarchistes, mais bien un peuple qui voulait et savait vivre libre et indépendant. La défiance s’est alors changée en confiance, et nous pouvons tous reconnaître que notre réputation en Europe est désormais celle que mérite un pays qui ne veut point attenter au droit d’autrui, mais qui est résolu à mourir plutôt que de souffrir qu’on touche au sien. »

M. d’Azeglio a pris la défense de la diplomatie piémontaise contre les attaques dont elle avait été l’objet de la part de quelques journaux. Il a rappelé que cette diplomatie avait de tout temps joui de la meilleure réputation en Europe. Il laissa entendre pour quelles raisons le gouvernement ne pouvait guère aujourd’hui prendre ailleurs que dans les grandes familles ses représentants auprès des puissances étrangères, et il s’est porté garant du dévouement aux institutions constitutionnelles de tous les diplomates qu’il employait.

Ce discours avait été accueilli de nombreuses marques d’approbation parties de tous les bancs de la Chambre, lorsqu’un député ministériel, M. Paul Farina, s’avisa de lire à la tribune une lettre écrite par un réfugié politique, assurant que le représentant de la Sardaigne à Paris, M. Robert de Pralormo, aurait dit dans le salon de la duchesse de Gramont que le Statut avait ruiné le Piémont et que, tant qu’il subsisterait, on ne pourrait guère espérer y voir revenir l’ordre et la prospérité. Ce fut un vrai scandale. Tout le monde blâma vivement M. Farina d’avoir rendu publique en pleine Chambre une pareille dénonciation.

M. Robert de Pralormo écrivit une lettre très digne démentant cette calomnie, et le gouvernement lui envoya, comme témoignage de sa confiance, la croix des Saints Maurice et Lazare.

Des changements de garnison ayant eu lieu à cette époque dans l’armée autrichienne en Lombardie, le bruit courut que l’Autriche concentrait des forces sur les bords du Tessin. On prétendit qu’il y avait un plan combiné entre le parti absolutiste du Piémont et le cabinet de Vienne pour renverser, soit par un simple mouvement à l’intérieur, soit à l’aide d’une intervention étrangère, les institutions constitutionnelles en Sardaigne.

On assurait que le parti rétrograde avait envoyé aux conférences de Dresde plusieurs émissaires secrets chargés d’appuyer la proposition faite par l’Autriche d’incorporer ses États italiens à la confédération allemande ; qu’une fois ce fait accompli, le cabinet de Vienne aurait toute sa liberté d’action pour entraîner le Piémont dans la sphère de sa politique et lui imposer, de gré ou de force, ses volontés. On ajoutait que le prince Eugène de Savoie-Carignan et même la jeune reine étaient à la tête d’un complot ayant pour but d’obtenir l’abdication de Victor-Emmanuel et de nommer ensuite pour régente la reine elle-même, ou pour régent du royaume soit le duc de Gênes, soit le prince de Carignan, auxquels on supposait peu de sympathie pour le Statuto. Le premier acte de cette régence aurait été de rétablir l’ancien ordre des choses, en s’appuyant au besoin sur l’armée autrichienne qui, à un signal donné, aurait envahi et occupé le Piémont.

M. de Butenval ayant été rappelé en France par la mort de son père, je faisais alors l’intérim. J’assistai à un bal donné au théâtre royal au profit des pauvres. Lorsque le roi parut dans la salle, des démonstrations d’enthousiasme éclatèrent sur tous les points. Le public protestait ainsi contre les intrigues qu’il croyait avoir été ourdies contre la personne de Victor-Emmanuel. Un inconnu, qui était à peu de distance de moi, s’écria en désignant le prince de Carignan qui était dans la grande loge royale : « È venuto ancora questa sera per far figura, ma domani sarà a Fenestrelle. » (Il est venu ce soir encore pour faire figure, mais demain il sera à Fenestrelle.)

Cette prétendue conspiration, à laquelle il paraissait impossible que des gens sensés eussent pu croire un seul instant, avait donc été admise par la crédulité populaire. Ce qui pouvait à la rigueur expliquer la facilité avec laquelle cet invraisemblable roman avait été accepté, c’était le langage peu mesuré tenu à l’égard du Piémont par les journaux allemands passant pour recevoir les inspirations du cabinet autrichien. La Correspondance lithographiée de Vienne, journal semi-officiel, avait publié récemment un article des plus hostiles au gouvernement sarde, et cet article avait été reproduit dans la Gazette de Milan, feuille officielle de la Lombardie. On y lisait que « le cabinet de Turin ne s’était point retiré du terrain de la révolution et que, laissant flotter le drapeau tricolore sur les édifices publics, il montrait bien sa tendance à réaliser les plans de Mazzini ».

L’état de siège régnant à Milan et à Vienne il eût été facile à la censure autrichienne de prévenir ces attaques à l’occasion desquelles M. d’Azeglio avait dû faire des représentations au prince de Schwarzenberg.

Toujours est-il qu’une réponse péremptoire était nécessaire. Le 27 février, le comte César Balbo, un des hommes d’État et des écrivains les plus distingués du Piémont, fit à la Chambre une interpellation. Cette interpellation excita d’autant plus de curiosité dans l’assemblée que le comte Balbo s’était abstenu depuis fort longtemps de prendre la parole en séance publique. Il devait avoir un bien puissant motif pour rompre un silence qui semblait systématique. Cette interpellation portait sur la réponse que le gouvernement avait faite à ces bruits dans la presse ministérielle. « Ces bruits, dit M. Balbo, ont été démentis, il est vrai, par la Gazette officielle et par un journal (le Risorgimento) qui passe pour être l’organe du cabinet, mais de façon cependant à laisser une pénible impression. Pourquoi la Gazette piémontaise n’a-t-elle pas démenti particulièrement l’accusation contre un personnage si haut placé dans l’État et que les relations officielles que j’ai eu l’honneur d’avoir autrefois avec lui m’ont prouvé être entièrement dévoué au roi, au pays et au Statuto qu’il a été le premier à jurer dans le Parlement ? »

Le comte Balbo faisait allusion à l’époque de la guerre. Il était alors ministre, tandis que le prince de Savoie-Carignan remplissait les fonctions de lieutenant général du royaume. Il avait porté son interpellation à la Chambre avec l’autorisation formelle du prince pour amener sa justification.

M. de Cavour lui répondit. « Le gouvernement, dit-il, ne pouvait ignorer ces bruits, si peu fondés qu’ils fussent, car ils ont couru dans tous les cafés et dans toutes les rues de la capitale. Ayant immédiatement reconnu combien ils étaient, pour la plupart, entièrement dénués de fondement et combien quelques-uns avaient été exagérés, il a cru qu’il était d’autant plus de son devoir de les démentir officiellement qu’on parlait de faits déterminés, de notes, de menaces, d’actes diplomatiques.

« Quant aux rumeurs qui concernaient d’augustes personnes, le gouvernement a pensé qu’il ne fallait y répondre que par le silence. Cette ligne de conduite est tout à fait conforme à celle qu’on a tenue dans une autre circonstance beaucoup plus critique (la bataille de Novare) qui avait donné lieu à des accusations contre une personne bien plus élevée encore (le roi Victor-Emmanuel). Le mépris fera, aujourd’hui comme alors, justice de ces mauvais propos, et ce serait manquer aux augustes personnages que nous chérissons et respectons tous que d’entamer, à leur égard, une polémique quelconque dans les journaux et surtout dans le Parlement. Le ministère a déjà déclaré, et il le répète hautement ici, que tous ces bruits ne méritent aucune attention. Il persiste à croire que les faits et l’avenir les démentiront bien plus encore que ses paroles. »

Le comte Balbo se déclara satisfait de ces explications. Les réticences de langage de M. de Cavour ne visaient que le parti qui voyait avec peine le développement des institutions constitutionnelles en Piémont. Il laissait entrevoir ainsi contre ce parti une arrière-pensée de défiance et de soupçon.

Quelques jours après, — le 3 mars 1851, — le duc de Gênes donna son dernier grand bal de l’hiver. On y remarquait M. Musurus, envoyé extraordinaire de la Porte Ottomane, arrivé à Turin quelques jours auparavant pour complimenter le roi de Sardaigne de son avènement et lui apporter de la part du Sultan quelques cadeaux. Le roi et la reine assistaient à cette fête. J’eus l’honneur de danser avec la duchesse de Gênes. Elle me dit pendant la contredanse : « Dieu sait si nous danserons l’année prochaine et ce qui nous arrivera d’ici là. » Nous parlâmes chevaux. Elle me dit qu’elle ne montait à cheval que depuis son mariage, mais il parait qu’elle avait pris goût à cet exercice, car je la rencontrais fort souvent en amazone sur la route de Montcalieri, résidence habituelle de la cour depuis l’avènement de Victor-Emmanuel.

Silvio Pellico habitait alors Turin ; c’était un homme fluet, maigre, maladif, je le voyais souvent. J’eus plusieurs fois l’occasion de conduire chez lui des visiteurs qu’attiraient sa réputation et le bruit fait autour de son nom. Je lui présentai notamment M. Ampère, membre de l’Académie française, et mon ami Artus de Brissac, attaché à la Légation. Plus tard MM. de Falloux, de Billing et de nombreux Français de distinction me prièrent de les conduire chez lui.

M. His de Butenval m’ayant demandé de lui procurer un autographe de Silvio Pellico, celui-ci me répondit très gracieusement :


Monsieur le comte de Reiset, premier secrétaire de la légation française, place Château, n° 21, Turin.
« Monsieur,

« La demande aimable que vous me faites, de la part de M. le ministre de France, m’offre une occasion de vous remercier tous les deux de la bienveillance dont vous m’honorez.

« Veuillez, en présentant à M. de Butenval le petit autographe ci-joint, lui souhaiter de ma part, comme nous disons, buon viaggio, buon ritorno.

« Je vous prie, Monsieur, d’agréer vous-même mes hommages respectueux.

« Silvio Pellico. »
7 février 1851.


L’autographe se composait de ces deux strophes en italien :


Il contento vuoi del core ?
Ama, tollera, perdona,
Dolcemente a virtù sprono
Versa balsamo al dolor.

Accompagna alla prudenza
La schiettezza del Vangelo ;


Spargi il ben con fermo zelo
Senza audacia nà timor.

Silvio Pellico.
7 février 1851.


Veux-tu le contentement du cœur ? Aime, supporte, pardonne ; doucement aiguillonné vers la vertu, verse du baume à la douleur.

Accompagne de prudence la sincérité de l’Évangile ; répands le bien avec un ferme zèle sans audace ni crainte.