Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/13

Plon-Nourrit (p. 373-393).

CHAPITRE XIII

Ouverture des Chambres sardes. — Attaques contre la France. — Arrestation de Garibaldi. — Son expulsion du Piémont. — Nomination du prince Murat en remplacement de M. de Bois-le-Comte. — Entrée de Cavour au ministère. — Inquiétudes des catholiques. — M. Ferdinand Barrot. — Traité de commerce entre la France et le Piémont.


Pendant que se suivaient les négociations si pénibles et si épineuses du traité de paix, une Chambre nouvelle avait été élue. Victor-Emmanuel avait ouvert la session le 30 juillet, huit jours avant la signature de la paix. Avant d’assister à cette cérémonie il s’était rendu avec la reine au camp de Saint-Maurice pour y distribuer des croix et des médailles, témoignant ainsi de sa prédilection pour ses compagnons d’armes de l’armée piémontaise. La fête du camp avait été très brillante ; la reine avait assisté au dîner de quatre cents couverts donné par le roi aux militaires décorés. La séance d’ouverture du Parlement fut plus émouvante encore.

Mon digne chef et ami M. de Bois-le-Comte, dont j’aime à rappeler les actes et les écrits, car, quoique très libéral et même bon républicain dans le sens le plus honorable de ce mot, il avait toujours la note juste et le courage de tout dire, écrivait au ministre des affaires étrangères de France au sujet de cette cérémonie : « La vue de ce jeune roi qui recueille un héritage si difficile et auquel se rattachent de si grandes craintes et de si grandes espérances était de nature à saisir vivement l’esprit des personnes appelées à assister à ce drame imposant : un fils obligé de réparer le mal qu’a fait son père tout en respectant et honorant sa mémoire, un prince chargé de faire respecter la royauté quand son prédécesseur l’a mise à deux doigts de sa perte, un soldat qui s’est vaillamment exposé sur le champ de bataille obligé de parler des revers de l’armée à laquelle il a appartenu, de maudire la guerre qu’il a faite et d’immoler des souvenirs de gloire et de grandeur au besoin de la paix ; enfin, un souverain obligé de ménager les hommes placés entre le peuple et lui quoiqu’il les regarde comme les ennemis de l’un et de l’autre ; — et ce prince a vingt-six ans, et ces hommes débutent dans la vie politique, et il s’agit du sort de cinq millions d’hommes !

« Tel était le spectacle que nous avions devant les yeux, tels en étaient le sujet et les auteurs ! »

La nouvelle Chambre était bien incapable de comprendre la grandeur de sa mission.

« Je ne puis pas me vanter d’avoir eu beaucoup de bonheur dans les élections, disait dans une lettre confidentielle le président du conseil ; elles sont le résultat des intrigues de la jeune Italie qui, par le moyen de la société agraire d’abord, et maintenant avec les correspondances de la Concordia, couvre le pays d’un réseau d’intrigues contre lesquelles le parti raisonnable se trouve impuissant. Mais comme heureusement on n’obtient jamais de grands résultats avec l’intrigue et les fourberies, tout cela n’a abouti qu’à produire une chambre qui ne représente ni l’opinion du pays, ni le possible au point de vue général.

Deux événements étaient exploités par les agitateurs pour surexciter les passions : la prise de Rome par l’armée française et la mort de Charles-Albert à Oporto. Les défenseurs de la république romaine fuyaient dans toutes les directions. Un navire chargé de cent cinquante d’entre eux, embarqués à Civita-Vecchia, entra dans le port de Gènes. Sur les ordres du gouvernement le général de la Marmora s’opposa d’une manière absolue à leur débarquement. If fut interdit également de les laisser débarquer à Marseille. Garibaldi fut arrêté le 8 septembre à Chiavari et conduit dans la prison de Gènes. Le 10 une interpellation eut lieu à ce sujet devant la Chambre des députés. M. Pinelli, ministre de l’intérieur, soutint que Garibaldi avait perdu ses droits de citoyen en servant un gouvernement étranger et que la prudence ne permettait pas de le laisser séjourner sur le territoire sarde.

Malgré un ordre du jour déclarant « que l’arrestation du général Garibaldi et la menace de l’expulser du Piémont blessaient les droits consacrés par le statut et les sentiments de nationalité et de gloire italiennes », il fut transféré le 11 à Nice pour voir sa famille, puis de là embarqué le 17 pour Tunis.

Les attaques contre la France dépassaient toute mesure.

Le cercle Brofferio fit imprimer et distribuer à profusion dans toutes les provinces une circulaire invitant à ne plus acheter de marchandises sortant des manufactures françaises. Un écrivain lombard ayant outragé l’armée française à l’occasion de la prise de Borne fut l’objet d’un arrêté d’expulsion. Un ancien ministre de la république romaine, M. Rusconi, Lombard réfugié à la Spezzia sur le territoire piémontais, publia dans la Concordia une lettre injurieuse pour le gouvernement français.

M. d’Azeglio se plaignait des premières mesures prises par le gouvernement pontifical que nos armes venaient de restaurer : le rétablissement du Saint-Office et du Vicario di Polizia. Elles rendaient, disait-il, sa tâche bien difficile. Le Risorgimento, organe conservateur de Camille de Cavour, disait à propos de l’occupation de Rome par les Français : « Que ferait de plus l’Autriche ? Pour nous, nous ne saurions trouver ce qui distingue sa conduite dans les Légations et celle de la France à Rome. »

Les députations envoyées à Charles-Albert, les récits qu’elles faisaient à leur retour, les lettres du roi mourant dans son exil volontaire, les nouvelles de sa maladie et de sa mort, le retour de ses restes à la Superga étaient autant d’occasions exploitées par l’esprit de parti qui opposait le patriotisme du dernier roi aux concessions que la défaite de Novare imposait à son successeur.

À la suite des élections le président du conseil croyait encore que l’intérêt évident du pays et les nécessités auxquelles il obéissait inspireraient à la Chambre une attitude raisonnable. Il disait : « Je ne me dissimule pas que la réunion des Chambres avant la conclusion de la paix est un grand inconvénient. J’ai tout fait pour l’éviter, mais j’ai bien examiné toutes les questions qui peuvent y être agitées, et je puis vous assurer qu’aucune ne m’embarrasse. Si la Chambre est bonne, nous la garderons tant que nous pourrons ; si elle est mauvaise, nous ne souffrirons rien d’elle qui puisse compromettre la paix au dehors et l’ordre au dedans, soyez-en sûr.

« S’il se trouve à la Chambre des gens assez fous pour réclamer l’exécution de la loi de fusion (du Piémont et de la Lombardie), j’aurai le courage de leur dire que le canon de Novare l’a détruite, et je les engagerai à cesser d’être la risée de l’Europe par des prétentions absurdes. L’argument de notre situation est que nous avons été vaincus ; j’y ajouterai que nous sommes abandonnés par tout le monde. Je ne le dis pas pour en faire un reproche à qui que ce soit, chacun suivant la politique qui lui convient, mais parce que c’est une raison de plus de subir la loi du vainqueur. On ne peut me blâmer d’avoir cherché à la rendre le moins dure possible : c’était encore mon devoir ; mais après l’avoir rempli j’en passerai par ce à quoi le pays sera condamné sans se déshonorer et sans se ruiner. Tous mes actes prouvent que j’ai fait mon possible pour éviter son déshonneur et sa ruine. Je ne crois pas que personne eût agi autrement à ma place ; il se peut que d’autres eussent montré plus de talent, mais je défie qu’on ait plus de bonne foi et de dévouement. »

À ces paroles prononcées avec la dignité et la candeur d’une âme vraiment noble et généreuse, les clubs répondaient que les contributions devaient cesser d’être payées à partir du 1er  juillet, et ils faisaient des circulaires invitant à les refuser. Le député Brofferio proposait de déclarer traîtres à la patrie les administrateurs qui exigeraient l’impôt. Des rixes éclataient à Gênes entre les bourgeois et les militaires, et les députés de Gênes demandaient le renvoi des bersaglieri à qui ils ne pouvaient pardonner d’avoir pris leur ville à coups de carabine. Sacrifier aux demandes des Génois révoltés ceux qui avaient réprimé leur révolte n’était pas possible, et les bersaglieri restèrent. Mais les plus ardents adversaires du gouvernement : Brofferio, Ratazzi, Melana, Radice, Ravina, avaient été élus avec des majorités énormes. Un des condamnés de l’insurrection de Gênes, Reta, avait été élu également. Son élection fut cassée par la Chambre sur l’avis que le roi était résolu à une dissolution si elle avait été validée. L’opposition disposait à la Chambre de 84 voix contre 42 conservateurs. Elle avait choisi pour président par 77 voix le marquis Pareto, député de Gênes ; les deux vice-présidents, MM. Bunico et Depretis, lui appartenaient également.

La présentation du traité donna lieu aux déclarations les plus furibondes. M. Josti, vieillard dont l’exaltation touchait à la folie, déclara que, s’il était question de recevoir 75 millions de l’Autriche pour faire la paix, il pourrait y consentir, mais qu’il ne consentirait jamais à les lui payer ! M. Ravina, conseiller d’État, homme estimé pour sa conduite privée et sa science comme légiste, mais qui, livré à l’enivrement de sa parole, perdait la tête, se laissa aller à des emportements incroyables. Il passa en revue les campagnes de 1848 et 1849, déclara que la nation trahie par l’aristocratie ne pouvait solder le prix de cette trahison, et que la Chambre ne pouvait se rendre complice de ce résultat en approuvant une paix déshonorante et ruineuse.

« L’ennemi n’a pas vaincu avec les armes des braves, mais avec celle des Judas ! » s’écriait-il, et sur ces extravagances il fut nommé rapporteur de la commission. Toutes les considérations d’intérêt public étaient étouffées par le désir de faire applaudir un italianisme emphatique exprimé dans le plus mauvais italien possible.

On imagina alors un moyen terme : celui d’accorder au ministère un crédit de 75 millions pour les besoins de l’état, sans parler de la paix, mais la demande d’urgence fut refusée et le projet fut renvoyé aux bureaux. Le mauvais vouloir de le Chambre et les lenteurs parlementaires mettaient le ministère dans un embarras extrême vis-à-vis de l’Autriche, qui, heureusement, n’en abusa pas et qui fit l’échange des ratifications sur la seule parole du roi et de ses ministres.

« J’ai fait la paix, dit hautement Victor-Emmanuel, et le traité sera exécuté sans la Chambre. J’y suis tellement décidé que cette opposition ne m’occupe nullement. »

En présence des attaques dirigées contre la France, il déclarait que, « quant à lui, il faisait le plus grand cas des services qu’elle avait rendus au Piémont, et qu’il ne négligerait jamais une occasion de le dire et de prouver le prix qu’il y mettait. »

Les troupes autrichiennes évacuèrent définitivement le territoire piémontais le 26 août. Le duc de Gênes conduisit lui-même les troupes qui devaient occuper Novare et fit son entrée dans cette ville avec solennité.

À cette occasion M. Valerio s’écria en pleine Chambre : « C’est un triste cadeau que nous faisons à Venise et à la Hongrie ! »

Au Sénat M. Plezza, qui avait fait preuve l’année précédente d’une extrême violence dans ses conflits avec le roi de Naples, attaqua vivement l’armée. Victor-Emmanuel en fut profondément blessé et il reprocha à ses ministres de ne pas l’avoir assez énergiquement défendue. Dans ces luttes quotidiennes le ministère se décomposait ; le ministre de la guerre, M. Pinelli, ministre de l’intérieur, donnaient successivement leur démission.

Les attaques de la presse, la faiblesse de l’administration étaient la cause d’un désordre déplorable. La police était nulle dans les villes, les crimes s’y multipliaient, la situation financière du Piémont était lamentable. La richesse publique diminuait alors que la paix et le retour de l’ordre auraient dû la faire augmenter.

« Notre Chambre, écrivait en novembre 1849 le président du conseil d’Azeglio, décidément n’était plus possible.

« Le roi a adressé directement un appel au pays, j’espère que le pays comprendra. — Une seconde dissolution depuis Novare ! C’est beaucoup, mais c’est la dernière ressource du gouvernement constitutionnel en Italie. Je joue la partie.

« Il était de mon devoir de le faire. Dieu veuille que je la gagne. Bien des choses vont dépendre du résultat. »

C’est à ce moment critique que M. de Bois-le-Comte quitta Turin et fut envoyé en qualité de ministre de France à Washington. J’en éprouvai le plus vif regret. Plein de confiance et d’amitié pour moi, il m’avait constamment associé à tout ce qu’il faisait pendant sa mission en Piémont. Victor-Emmanuel lui donna à son départ un témoignage éclatant de sa reconnaissance en lui remettant lui-même les insignes de la grand-croix de son ordre des Saints Maurice et Lazare.

Mes rapports ne furent pas les mêmes avec son successeur, le prince Murat, qui n’avait rien d’un diplomate. Il avait amené avec lui un aide de camp, M. Biadelli, sous-lieutenant au 6e léger. Il avait été colonel de la garde nationale, ce qui lui avait donné la pensée de se faire accompagner par un officier d’ordonnance. Son désir de monter sur le trône de son père à Naples perçait malgré lui à travers ses brusqueries de langage. Malgré tous les avis venus de Paris, il se mettait imprudemment en rapport avec tous les anciens serviteurs du roi Murat. Il n’avait pas étudié les grandes questions qui passionnaient alors l’Europe, ne se préoccupant que de son intérêt personnel du moment.

Il ne tarda pas à se brouiller avec tous les membres du corps diplomatique, notamment avec le comte Rodolphe Appony, ministre d’Autriche, et le comte de Redern, ministre de Prusse, tandis qu’il se liait étroitement avec le secrétaire de la légation espagnole, M. de Ligués. Enfin, il parait que sa présence à Turin, aux yeux du prince-président et de ses ministres, avait aussi d’autres inconvénients, car il fut brusquement remplacé par M. Ferdinand Barrot qui venait de quitter le ministère de l’intérieur. Il partit le 10 avril 1850 ; nous regrettâmes beaucoup son fils qui était charmant et alors âgé de seize ans. Comme je devais faire l’intérim, il chargea son secrétaire particulier de me porter le chiffre et les cachets de la Légation.

C’est pendant que le prince Murat était ministre de France à Turin qu’eurent lieu les élections à la Chambre des députés provoquées par la seconde dissolution de la Chambre.

Le résultat en fut cette fois favorable au ministère d’Azeglio. MM. Brofferio, Valerio, Sinéo, Tecchio, Buffa, Rattazzi, Lanza, conservèrent, il est vrai, leurs sièges, mais il se forma à côté d’eux une majorité constitutionnelle et libérale qui soutenait le ministère. Peut-être cette majorité ne trouvait-elle pas Massimo d’Azeglio assez avancé ; elle le suivait cependant, les idées d’ordre faisant tous les jours des progrès dans le sein de la Chambre. Ceux que leurs opinions ou leur ambition auraient pu armer contre le ministère savaient qu’en présence d’une opposition systématique le roi n’irait pas chercher ailleurs d’autres ministres.

Le parti absolutiste, assez important au Sénat, était nul dans la Chambre des députés. Il n’y comptait que quelques représentants, MM. d’Aviernoz et Costa de Beauregard. L’aristocratie piémontaise avait vu avec déplaisir les idées d’innovation s’introduire dans la monarchie sarde et le roi Charles-Albert donner le Statuto. Cette aristocratie, presque toute militaire, avait fidèlement servi le roi sur le champ de bataille, mais par esprit de devoir, par honneur militaire seulement. Tout en combattant bravement elle était hostile à la cause qu’elle servait : après la guerre, de retour dans ses terres, elle s’était réfugiée dans l’abstention.

Les principaux personnages de la majorité ministérielle étaient le comte Balbo, le général Dabormida, MM. Boncompagni, de Marchi, Menabrea, plus tard ministre d’Italie à Paris, M. Pinelli qui fut élu président, et enfin celui qui devait les éclipser tous, le comte Camille de Cavour. Personne ne se doutait alors que la revanche de l’Italie, que son avenir étaient attachés à cet homme replet, en longue redingote, portant lunettes, aux joues pleines et fleuries, à la démarche simple, à l’allure bourgeoise qui entrait au palais Carignan, pour y occuper son siège de député, en souriant et en se frottant comme d’habitude convulsivement les mains ; c’était là un de ses tics.

Il fut appelé à faire partie du ministère dans des circonstances très émouvantes. Dès 1847, avant la constitution, le comte Avet, ministre de la justice, avait fait à la cour de Rome des observations sur l’abus de la juridiction ecclésiastique en Piémont. Pendant la guerre, en mai 1848, le comte Selopis, garde des sceaux de Charles-Albert, avait insisté, « l’existence d’une juridiction privilégiée, indépendante du pouvoir royal et relative à des affaires essentiellement temporelles, ne pouvant plus se concilier avec les dispositions du statut. » On cherchait alors une entente : elle fut impossible. La cour de Rome à l’obstacle créé par ses lenteurs calculées joignait malheureusement des revendications inacceptables : la juridiction en dernier ressort en matière criminelle, la nomination des évêques, l’administration des bénéfices. Le ministère d’Azeglio résolut de présenter au Parlement un projet de loi réglant cette question. Il suivait en cela les conseils de Camille de Cavour et, en introduisant dans le royaume de Sardaigne une législation en vigueur dans tous les États de l’Europe, il donnait satisfaction à la gauche de la Chambre. Cette loi, présentée par le garde des sceaux, M. Siccardi, souleva des tempêtes.

M. Siccardi était un ami personnel de Massimo d’Azeglio. Bien souvent, ainsi que M. de Santa-Rosa, il avait partagé notre repas du soir à l’hôtel Trombetta. Camille de Cavour monta à la tribune pour défendre la loi. « Si l’on ne fait pas, dit-il, porter au statut les fruits de liberté qu’il doit produire, il perdra tout crédit et avec le sien il perdra le crédit de la monarchie. »

La loi fut votée par la Chambre et par le Sénat. Elle eut presque immédiatement les conséquences les plus douloureuses. Un des membres du cabinet, le comte de Santa-Rosa, étant tombé gravement malade, les sacrements qu’il demandait lui furent refusés par Mgr  Franzoni, archevêque de Turin, s’il ne désavouait pas la part qu’il avait prise comme ministre à la présentation de cette loi. M. de Santa-Rosa n’y consentit pas et dut mourir sans sacrements. Une grave émeute se produisit dans Turin. Le palais archiépiscopal fut assiégé par les clameurs indignées de la population.

Le portefeuille de Santa-Rosa était vacant ; il fallait l’attribuer à un député de la majorité. Massimo d’Azeglio proposa Cavour qui avait pris une part prépondérante à la discussion de la loi Siccardi. Victor-Emmanuel y consentit volontiers ; il avait déjà apprécié celui qui allait devenir son conseiller le plus écouté, mais il prévint ironiquement ses ministres que ce nouveau venu leur enlèverait tous leurs portefeuilles.

À ses débuts le comte de Cavour ne parut s’occuper que de questions financières. La hardiesse de ses idées économiques inquiéta dans les premiers temps les esprits étroits et les ignorants, mais la faveur populaire lui revint bien vite quand, son rôle grandissant, on vit ses rares facultés se déployer dans la direction des affaires étrangères.

Le conflit avec la cour de Rome s’était aggravé ; les têtes étaient très montées dans tous les partis. On reprochait amèrement à Massimo d’Azeglio d’avoir proposé la loi Siccardi sans s’être mis préalablement d’accord avec le Pape. Il répondait avec sa loyauté habituelle : « Les négociations commencées en 1847 aboutirent à un contre-projet qui démontra l’impossibilité de s’entendre… Assurément, ce contre-projet à la main, nous pouvions répondre victorieusement et dire : Nous ne traitons pas parce que la cour de Rome rend tout traité impossible. Mais nous aurions porté un terrible coup aux sentiments religieux du pays ; car c’est un triste document qui prouve une ténacité d’intérêts temporels et un aveuglement incroyables ; et nous avons préféré le silence. Voilà le mot de l’énigme : Dieu m’est témoin de l’entière sincérité de nos intentions.

« Du reste, en fait d’aveuglement, Rome a atteint désormais les limites du possible. Vous avez vu ce pauvre pays au temps où le sentiment religieux, étouffé sous de longues années d’un affreux gouvernement, renaissait avec l’espérance d’un meilleur avenir. Eh bien ! à cette heure le gouvernement est pire que sous Grégoire xvi ; c’est la vendetta pretina dans sa plus fâcheuse expression. Un évêque de mes amis, revenu de Rome, me disait qu’un dimanche il célébrait la messe à dix heures à Saint Andrea della Valle, et qu’il n’y avait pas douze personnes dans cette grande église. Le bas peuple surtout n’a plus que haine dans le cœur. Tout cela est triste, bien triste, mais on devait s’y attendre.

« Chez nous par contre personne n’est forcé d’aller à confesse, ni à communier, et pourtant les églises sont pleines ; le jubilé, au dire du Pape lui-même, s’est fait à son entière satisfaction. Il paraîtrait donc que ce n’est pas l’égalité devant la loi (des prêtres comme des autres citoyens) qui altère le sentiment religieux ; mais bien plutôt les privilèges et les illégalités. »

Il était question de mise en interdit, d’excommunication, menaces qui heureusement ne se réalisèrent pas.

L’émotion était très vive dans le monde catholique. J’en eus la preuve par les lettres que m’écrivaient des personnages éminents de France et d’Italie : le duc de Dino, le marquis Costa de Beauregard, père de l’académicien actuel, qui critiquaient vivement les actes du ministère d’Azeglio. La politique pontificale avait à Rome un défenseur très convaincu en la personne de mon ami, le comte Alphonse de Rayneval.

« Ne croyez pas cependant, ajoutait le duc de Dino dans une de ses lettres, que j’approuve la conduite de l’archevêque dans l’affaire du comte Santa-Rosa. »

Le prince Murat avait été remplacé par M. Ferdinand Barrot, homme fort aimable dont je n’eus qu’à me louer. Il avait amené avec lui, outre ses deux fils Frédéric et Joseph Barrot, M. Jules Treilhard avec qui mes rapports furent excellents. M. Barrot était un homme de grand mérite, d’un caractère doux et égal. Il s’établit à la Marchesa, sur la route de Stupinis, villa où avait résidé le pape Pie vii. Il y reçut avec beaucoup d’amabilité Mlle  Brohan qui était venue donner des représentations à Turin. Un magnifique souper fut organisé en son honneur dans les jardins de la Marchesa éclairés par des feux de Bengale. Mlle Brohan y fit la conquête de M. de Saint-Marsan qui l’emmena à son château de Castigliole et qui la suivit jusqu’à Chambéry où l’actrice le congédia pour rentrer en France.

Peu après son arrivée, M. Barrot se rendit à Lyon où le prince président était de passage. Le général de La Marmora, ministre de la guerre de Sardaigne, alla également le saluer. On négociait alors un traité de navigation et de commerce entre la France et le Piémont. À la fin d’octobre 1850, je fus envoyé à Paris pour hâter l’acceptation du traité. Arrivé à Chambéry où j’avais retenu le coupé de la diligence, je rencontrai le supérieur de la Chartreuse du Reposoir d’Annecy qui se rendait à la Grande Chartreuse pour y visiter son supérieur général. Je lui offris de partager mon coupé : il m’en remercia vivement sans savoir ni mon nom ni ma qualité. En causant il me donna d’intéressants détails sur la célèbre liqueur et sur l’élixir qui se fabriquent à la Grande Chartreuse. Il se plaignit vivement de l’élévation des droits d’entrée dans les États sardes. Comme en me quittant il exprimait le désir de savoir qui j’étais, je lui répondis : Rappelez-vous que je m’appelle la Providence. J’avais pris note de ses observations et j’en tins compte pendant mon séjour à Paris. Mon absence ne dura que dix jours. Je fus reçu à l’Élysée avec beaucoup d’amabilité par le prince président. Il me dit que mes chefs avaient tous été très satisfaits de moi. Je lui répondis en souriant que cette satisfaction n’avait pas toujours été très réciproque, et lui-même se mit à rire en me serrant la main.

Je vis le général de La Hitte au ministère des affaires étrangères.

Le ministère sarde demandait l’entrée en franchise des gazes de Chambéry. L’occasion était bonne pour plaider la cause de la Grande Chartreuse. J’en parlai au ministre qui m’engagea à en entretenir le prince président. Un article du traité admit l’entrée en franchise de la liqueur de la Chartreuse en Piémont à titre de réciprocité, les gazes de Chambéry étant de même admises en France.

Quand le traité fut signé, j’envoyai un exemplaire du Moniteur à la Grande Chartreuse et à la Chartreuse du Reposoir d’Annecy où on fut bien surpris et reconnaissant de ce que le voyageur la Providence avait fait en leur faveur. Chez le général de la Hitte j’avais assisté au dîner donné en l’honneur des nouveaux cardinaux français qui venaient de recevoir la barrette. Je me trouvai à table entre M. Fould, ministre des finances, et un marquis romain chargé de porter la barrette à l’un des cardinaux.

Quoique la signature du traité de commerce et de la convention littéraire ait eu lieu le 7 novembre 1850, la ratification du gouvernement sarde ne fut donnée que le 6 février 1851. Des difficultés ayant surgi j’eus à m’en occuper dans le cours de l’hiver. La Belgique avait envoyé à Turin un plénipotentiaire dans le but de limiter l’exécution de la convention sur la propriété littéraire. Il voulait qu’elle ne fût pas applicable aux ouvrages en voie de publication en Belgique avant la signature du traité, et que les ouvrages étrangers, publiés en Belgique avec des commentaires dont l’étendue dépasserait celle du texte primitif, ne fussent pas regardés comme contrefaits. Je dus combattre cette prétention par laquelle le gouvernement belge se montrait trop soucieux des intérêts des éditeurs belges habitués à la contrefaçon. Il me fut facile de faire comprendre que ces propositions eussent ouvert la porte aux plus graves abus. S’il avait été permis d’introduire en Sardaigne des éditions belges d’ouvrages français pourvu qu’elles continssent des commentaires d’un volume un peu plus fort que le texte, la spéculation n’aurait pas manqué de s’emparer de cette facilité, et l’on aurait vu bientôt ces prétendus commentaires se multiplier à l’infini et faire une terrible concurrence dans les États sardes aux éditions originales.

Les croix décernées par le ministère d’Azeglio pendant mon intérim (décembre 1850) à l’occasion du traité de commerce entre la France et la Sardaigne furent nombreuses. Elles comprirent six croix de commandeur des Saints Maurice et Lazare et neuf croix de chevalier données à divers représentants du gouvernement français.