Mes paradis/Viatiques/La boussole


XIII

LA BOUSSOLE


C’était ce qu’on appelle un crime. À le commettre
J’hésitais… « Pourquoi donc ? » me cria le vieux Maître.
« — Les suites en seront terribles. — Qu’en sais-tu ?
« Fais le mal par malice et le bien par vertu,
« Rien de mieux ! Mais vouloir que ta raison calcule
« Tout ce qui peut germer d’un fait, c’est ridicule.
« Le plus fin déducteur entre les plus experts,
« C’est moi, n’est-ce pas, fils ? Eh bien ! moi, je m’y perds,
« Et souvent, ignorant ce qu’il faut que je fasse,
« Pour choisir un parti je joue à pile ou face.
« Les suites dépendront du hasard opportun ;
« Mais le point de départ, bien ou mal, c’est tout un ;
« Et le meilleur comptable userait ses lunettes
« À prévoir un bilan et des balances nettes

« Dans ce doit-et-avoir infinitésimal
« Où le mal sort du bien comme le bien du mal.
« Contre ces chances-là nul ne se met en garde.
« Si tu ne m’en crois pas sur parole, regarde. »



Sa dextre évocatrice aux doigts magnétisant
S’imposait à mon front dans un geste pesant,
Et sous une lueur d’éclair, sinistre et brève,
Devant mes yeux hagards surgit ce double rêve.



Dans un désert plein d’ossements,
De pourriture et d’excréments,
Une ombre était agenouillée,
Une ombre triste, aux regards morts.
Le cœur sanglotant de remords,
La tête de cendres souillée.

Dans un jardin plein de rosiers,
De fruits, d’oiseaux extasiés,
Allait une autre ombre, vêtue

De clair soleil et de printemps,
Une ombre aux regards éclatants,
Aux attitudes de statue.

Pourtant la plus noire des deux
Était celle-ci. Bas, hideux,
Son visage à la peau blêmie
Suintait comme un mur de prison.
Son nez puait la trahison.
Sa bouche bavait l’infamie.

L’autre, au contraire, sous ses pleurs
Avait des yeux comme des fleurs,
Des fleurs douces, bien que fanées.
Ses lèvres distillaient le miel.
D’une auréole d’arc-en-ciel
Ses tempes étaient couronnées.

Et de même leurs cœurs ouverts.
L’un, le joyeux, grouillant de vers.
L’autre, le triste, une corbeille
Aux arômes chauds et subtils
Où volaient sur l’or des pistils
Et le papillon et l’abeille.


Celui que le malheur frappa
Se lamentait. « Meâ culpâ !
« Las ! Hélas ! Qui m’eût dit naguère,
« Pauvres gens, que je vous trompais !
« Je crus vous apporter la paix,
« Et par moi l’on vous fit la guerre.

« J’étais le bon pasteur pourtant,
« Celui qui veut paître en chantant
« Son troupeau dans les herbes fraîches.
« En mon nom l’on vous a saignés,
« Agneaux que j’ai faits résignés
« Par l’espoir des célestes crèches.

« Vous avez, suivant mes leçons,
« Laissé votre laine aux buissons.
« Mais loin de mes sentes fleuries
« On vous a, le long des trottoirs,
« Conduits aux rouges abattoirs
« Et débités aux boucheries.

« Sans moi, sans mon espoir trompeur,
« Contre les forts qui vous font peur
« Vous vous seriez unis, sauvages,

« Et vous n’auriez pas lâchement,
« Subi pour un rêve qui ment
« Vos dix-huit siècles d’esclavages.

« Pardon, ô frères que j’aimais.
« Ne vous courbez plus désormais.
« Redressez-vous, la tête altière.
« Les mots de douceur que j’ai dits
« N’ont pas rouvert le paradis.
« C’étaient des clefs de cimetière.

« Malheur à moi ! Car c’est en vain
« Que j’ai versé mon sang divin.
« On en a fait un pus immonde
« Dont le flux pestilentiel,
« Corrompant la terre et le ciel,
« A semé la mort sur le monde.

« Malheur à moi ! Dans mon linceul
« Je ne me suis pas couché seul ;
« Mais j’ai, conviant à ma table
« Le pauvre et le déshérité,
« Crucifié l’humanité
« Aux bras de ma croix lamentable. »


Et Jésus, déçu de ses vœux,
Pleurait, s’arrachait les cheveux,
Eût voulu crever ses prunelles
Pour ne plus contempler le mal
Qu’engendra le flot baptismal
De ses charités criminelles.

Mes yeux se tournèrent soudain
Vers l’hôte du joyeux jardin
Plein de roses et de mésanges.
Je le vis, radieux, s’asseoir
Sur un trône au dais d’ostensoir
Autour duquel chantaient des anges.

Les anges chantaient : « Hosanna !
« Louange à lui ! Dieu lui donna
« L’heur d’accomplir la prophétie !
« Honneur au martyr clandestin
« Qui d’un mot changea le destin,
« D’un geste sacra le Messie !

a Gloire sur terre et dans les cieux,
« Gloire à son forfait précieux !
« Et que partout on le renomme,

« Le bon traître qui vint poser
« Aux lèvres du Christ un baiser,
« Héros qui fit un dieu d’un homme ! »

Et l’apôtre aux trente deniers,
Celui près de qui les charniers
Fleurent le benjoin et la myrrhe,
L’être à qui Caïn dit : « Va-t’en »,
Le bas scélérat que Satan
Pour sa scélératesse admire,

L’infâme au cœur si ténébreux
Que les plus gangrenés lépreux
N’en voudraient pas pour leur étable,
Judas, le crachoir des mépris,
Recevait, triomphant, le prix
De son crime ainsi charitable.

Je vis que ce lys lumineux
Avait pour racines les nœuds
D’une charogne aux sucs funèbres,
Tandis que du beau lys premier
La chair en liquide fumier
Devenait un lac de ténèbres.


Je compris qu’ils étaient tous deux
Les jouets du sort hasardeux,
Trompés dans leurs vœux l’un et l’autre,
Puisque le mal était venu
Du divin rêveur ingénu,
Et le bien de l’immonde apôtre.



La double vision alors s’évanouit,
Tandis qu’on ricanait près de moi dans la nuit.



« Maître, de quoi ris-tu ? — De toi, pauvre imbécile.
« Tu crois avoir compris, donc ? — Dame ! C’est facile.
— Et te voilà pour lors dûment persuadé
« Qu’il n’est ni bien ni mal, que tout est coup de dé ?
— Certes, puisque je vois que nul ne sait d’avance
« Avec quels avenirs il est de connivence.
— Et ta conclusion ? — Vivre en pur animal
« Sans distinguer le vrai du faux, le bien du mal.
— Ta raison s’y refuse. — Et si je la fais taire ?
— Impossible ! À tout acte elle ouvre un inventaire,
« Examine, compare, et l’avant, et l’après,
« Puis juge, et, qu’on le veuille ou non, rend des arrêts.
— Mais ces arrêts sont vains, si je ne les écoute.

— Mais quand même tu les entends, coûte que coûte,
« Et pour prendre un parti tu dois en faire emploi.
— Je veux savoir alors s’ils ont force de loi,
« Sur quel principe leur autorité se fonde.
« Qu’une étoile s’allume en cette ombre profonde !
« Car j’ignore où je suis et j’ignore où je vais.
« Si le mal sort du bien et le bon du mauvais
« Et qu’un enchaînement illogique les mène,
« Il n’est donc point de pôle à l’énergie humaine ?
« Je n’ai plus qu’à flotter, bateau battu des vents,
« Sans boussole, parmi flux et reflux mouvants.
« Ah ! sûr que nulle part on ne peut jeter l’ancre,
« Pourquoi ne pas couler à pic dans ces flots d’encre ?
— Fais, si le cœur t’en dit. Pourtant, ouvrir les yeux
« Et tâcher, malgré tout, d’y voir clair, vaudrait mieux.
— Comment, maître ? — Eh ! parbleu ! Regarde. Tout à l’heure
« Je t’ai montré Judas ravi, Jésus qui pleure.
« Mais quoi ! L’un, ce triomphe, et l’autre, ces remords,
« Les ont-ils donc connus au moment qu’ils sont morts ?
« Avec les suites dont leur acte est l’origine
« Toi seul fis ce tableau que ton rêve imagine
« Et que t’ont suggéré mes arguments subtils.
« Mais, eux, qu’éprouvaient-ils ? Comment se jugeaient-ils ?
« Quelle fut pour chacun la suprême pensée
« Sur laquelle au néant leur âme s’est lancée ?
« Voilà ce qu’il faudrait connaître. Tout est là.

« Jésus eut-il fiance au ciel qu’il révéla ?
« Judas s’estima-t-il traître ? Leurs agonies
« Eurent alors l’extase ou la peine, infinies.
« Car la brève minute où l’être se déprend
« Contient tout l’infini dans son choc fulgurant,
« Et pour la prime fois l’ombre qui vous enserre
« Resplendit à ce coup d’une lueur sincère.
« Or, à cette lueur, loin de l’Agneau vendu
« Judas se condamnait puisqu’il s’était pendu,
« Et Jésus, pour remplir l’Écriture à la lettre,
« Se laissait mettre en croix, Dieu, puisqu’il croyait l’être ;
« Et de la sorte, en vérité je te le dis,
« L’un se fit son enfer, l’autre son paradis.
— Ô patron, maître des meilleures éloquences,
« Je comprends. L’acte en soi n’est rien. Les conséquences
« Ne sont rien. Et le tout, c’est d’avoir en effet,
« Entière et de plein cœur, la foi dans ce qu’on fait. »



Et j’ouïs le Malin me souffler à l’oreille :
« Fils, tu l’as maintenant, ta boussole. Appareille ! »