Mes paradis/Viatiques/Derniers avis


XIV

DERNIERS AVIS


Fils, dit le Maître, écoute encor,
Au lieu, tout en larguant tes toiles,
De boire le vin des étoiles
Pour te verser un sursum cor !

Muni de ma sûre boussole,
Ta route, à présent, cherche-la.
Cherchant d’ici, cherchant de là,
L’espoir d ? enfin trouver console.

Surtout ne te mets en émoi
Si ta quête est très longtemps vaine.
De bons avis je suis en veine ;
Mais ne compte pas trop sur moi.


Le conseil « me suive qui m’aime »
N’est pas te mien. Va librement,
Seul. Rien ne vaut l’enseignement
Qu’ainsi l’on se donne à soi-même.

Va devant toi, sans parti pris,
Sans méfiance, à l’aventure,
Où te poussera ta nature.
Et goûte à tout. Tout a son prix.

Cueille fleurs et fruits au passage.
Respire-les et mange-les.
Instruis ton flair et ton palais.
S’empoisonner parfois rend sage.

Ô cœur qui bats, ô sang qui bous,
De toi ne sois pas économe.
Il faut user, pour être un homme,
La chandelle par les deux bouts.

Au hasard de toute rencontre
On doit se donner tout entier.
Voir où conduit chaque sentier,
Suivre le pour, suivre le contre.


Puis ceux qui crieront sur tes pas :
« Point de passions ! Point de zèles ! »
S’ils veulent te couper les ailes,
Ces malins, c’est qu’ils n’en ont pas.

Toi, sers-t’en. Fais le tour du monde.
Donne au firmament un baiser.
Puis à terre viens te poser.
Connais le pur, connais l’immonde.

On ne saurait monter trop haut,
Trop bas on ne saurait descendre.
À feu plus clair plus blanche cendre !
L’excès en rien n’est un défaut.

Ce que les choses ont en elles,
Leur aboutissement fatal,
L’excès le met sur un étal,
Net à vos myopes prunelles.

D’ailleurs, certains ont des appas.
L’excès du rosier, c’est la rose.
Le vers est l’excès de la prose.
Excès du sommeil, le trépas.


Sois donc excessif. De la serre
Passe au glacier. Sois floraison
Et de blasphème et d’oraison.
Mais, exalté, reste sincère.

Et ne te crois pas un bandit,
Un infâme, si, de fortune,
Parlant selon l’heure opportune,
Toi-même tu t’es contredit.

Pascal a mis les Pyrénées
Entre deux vrais se combattant.
Il n’en fallait fichtre pas tant !
Ô duels, batailles acharnées,

Combats sans vaincu ni vainqueur,
Égorgements entre des frères,
Tournois des vérités contraires,
Leur champ-clos est ton propre cœur.

Chante-la d’une voix hardie,
Cette guerre de tout moment,
Et chante aussi loyalement
L’ode que la palinodie.


Rien n’est faux pendant qu’on y croit ;
Rien n’est vrai pendant qu’on y pense ;
Mais à la fin tout se compense,
Car l’envers ressemble à l’endroit.

C’est de tous ces lambeaux d’étoffe,
Blancs, noirs, bleus, jaunes, rouges, verts,
Cousus à l’endroit, à l’envers,
Qu’est fait l’habit du philosophe.

Mets-le bravement sur ton dos,
Et devant ses loques bouffantes
Laisse aboyer les sycophantes
Et bouche-béer les badauds.

Les plus doux trouveront peu digne
Ce bariolis d’Arlequin,
Et l’imbécile et le coquin
Y voudront des feuilles de vigne.

Sans peur de salir cet égout,
Compisse gaîment les guérites
Où les sots et les hypocrites
Montent la garde du bon goût.


En revanche, sois charitable
À ceux qui cherchent en pleurant.
Les agneaux que la nuit surprend
Reconduis-les à leur étable.

Que ta main porte en tout chemin
La lanterne de Diogène,
Et pour écarter qui te gêne
Tiens sa trique de l’autre main.

Mais ne perds pas en vaines luttes
Ni vaines charités le temps.
Car les jours marchent, haletants,
Au son des tambours et des flûtes.

Marche aussi. Ne t’arrête pas
Pour répondre au fou, s’il te tape,
Non plus pour soigner à l’étape
Les blessés voisins du trépas.

Aux noyés ne tends pas des perches,
Ne mets point aux aveugles-nés
Des lunettes dessus le nez.
C’est le possible que tu cherches,


C’est le bonheur. Je te promets
Qu’il est trouvable, et sans mystère,
Et pas bien loin, et sur la terre.
Où ? Dans les trous ? Sur les sommets ?

Par là sagesse ? La débauche ?
C’est ton affaire. Prends loisir
D’essayer avant de choisir.
Essaie à droite, essaie à gauche.

Tes pieds seront estropiés
À tant courir, la chose est sûre.
Mais c’est à changer de chaussure
Qu’on trouve chaussure à ses pieds.

Tu vas dire que je radote,
Que je suis un birbe accompli.
D’accord, mon fils ! Mais de l’oubli
Le radotage est l’antidote.

Je t’aurai si bien rabâché
D’aimer la chose et son contraire
Que rien ne te pourra distraire
De ce conseil en toi fiché.


Ris, si tu veux, hausse l’épaule !
N’importe ! Écoute cependant.
Dans l’ombre où tu vas te perdant
Garde ce conseil comme un pôle.

Sans doute ce n’est pas d’un coup
Ni par une route très brève
Qu’il te mènera vers ton rêve.
Tu devras voyager beaucoup.

Tu connaîtras d’âpres traverses ;
Tu n’auras pas force repos ;
Mais le soleil tanne les peaux,
Et ça les lave, les averses.

Il faut l’embrun, le sel amer,
Et la bonace après l’orage,
Et faire plusieurs fois naufrage,
Quand on veut être un loup de mer.

Et quand c’est la terre future
Qu’on cherche sous de nouveaux cieux,
Il faut aux vents capricieux
Ouvrir sa voile d’aventure.


Va donc ! Sur ces flots incertains
Que ta barque en tous sens ballotte,
Et prends tour à tour pour pilote
Chacun de tes libres instincts.

Et crois en eux car tout arrive,
Car ces conquistadors sans art,
Eux seuls, à la fin, par hasard,
Même en voguant à la dérive,

Dans les remous des contredits
Trouveront la route perdue
Qui fait surgir de l’étendue
Vos îles d’or, ô Paradis !