Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Travaux d’Histoire

Fides (p. 133-193).

VIII

TRAVAUX D’HISTOIRE

Ai-je pour tout cela abandonné ou même négligé l’Histoire ? Pieuvre, ai-je déjà dit, qui ne lâche plus son homme quand une fois elle l’a bien enserré. Y a-t-il eu vraiment, dans ma vie, une période, où j’aie plus donné de moi-même à l’exigeante magistra vitæ ? En 1940 il y a déjà vingt-cinq ans que je m’efforce à redonner aux miens le goût de l’Histoire, que je leur en distribue des miettes. On me fait tenter une nouvelle forme d’enseignement : l’enseignement populaire. À parler vrai, c’est un peu la forme de mes cours publics à Montréal, à Québec, à Ottawa, même si ces cours prennent forcément une allure universitaire. Mais, pour ce coup, l’on veut un enseignement qui se rapproche davantage de l’auditoire populaire : des leçons plus parlées que récitées, un enseignement familier, donné à l’aide de notes et sur le ton du pédagogue sans pédantisme.

Le professeur nouveau-genre débute aux Trois-Rivières, en novembre 1943. Des jeunes y ont organisé une série de ce qu’ils appellent : Conférences-Reflets. Je figure parmi les conférenciers. Quelle partie de l’histoire canadienne y ai-je abordée ? Encore un souvenir qui ne me revient plus. Aurai-je servi à mes auditeurs quelque forme de synthèse ? Un article de Clément Marchand (Le Bien public, 10 novembre 1943) me décerne le mérite « d’embrasser tout le problème de l’histoire canadienne dans sa complexité ». Le professeur « n’envisage jamais un fait isolément, mais corollairement avec tous les autres auxquels il est lié. De là ces fresques d’idées étonnamment cohésives, ces tableaux fouillés où les accessoires, quoique toujours tenus en laisse, prennent un intérêt presque aussi grand que l’idée principale ». Clément Marchand me sait gré de ne jamais exploiter « l’histoire à des fins nationalistes », et dans les luttes de mon temps, de « ne jamais descendre dans l’arène », de « rester au-dessus de la mêlée », cherchant à jouer de préférence un « rôle de direction intellectuelle et sociale plutôt que politique ». Je livre ces observations d’un critique à ceux-là qui parfois me font l’honneur de m’interroger sur la forme ou le caractère de mes cours d’histoire.

Cours au Manitoba

Mon deuxième essai de ces sortes de cours « pour tous », je le tenterai au loin, là-bas, à Saint-Boniface, au Manitoba. Mon ami, l’abbé Antoine d’Eschambault, chargé d’une œuvre d’éducation pour adultes, m’y appelle. Je donnerai quelques leçons sur l’évolution constitutionnelle du Canada. En outre le Manitoba français s’apprête à célébrer je ne sais quel grand anniversaire de Louis Riel. J’y prononcerai une conférence sur les « Événements de la Rivière-Rouge en 1869-1870 ». Donc, au début de novembre 1944, le train me dépose à Winnipeg. Ici se place un petit épisode qu’il me faut raconter, au risque d’une longue digression.

À peine ai-je mis le pied sur le quai de la gare qu’un reporter du Winnipeg Free Press me prend d’assaut. Le reporter est une femme. Poliment je refuse : « Madame, je viens à Saint-Boniface donner quelques cours d’histoire. Je n’ai rien à dire aux journaux. » J’ai grande envie d’ajouter : « Pas surtout au Free Press ». J’avais gardé plus qu’un mauvais souvenir d’une entrevue qu’était venu me demander, chez moi, à la fin de la guerre, un jeune Sifton, alors attaché à la haute direction du journal. Encore une entrevue acceptée de mauvais gré, par complaisance pour mon ami Victor Soucisse, apôtre non encore déçu du rapprochement entre les deux races. Je n’ai pas oublié ce jeune Sifton, beau grand garçon, frais émoulu d’Oxford, avec la prestance et le charme dont se pare parfois la race conquérante. Sur ma demande expresse, mon ami Soucisse l’avait accompagné. Il me plaît toujours d’acculer ces sortes d’interlocuteurs devant un témoin. Car, avec ces Messieurs, je prends volontiers l’offensive. L’entrevue se déroule selon le rite uniforme en pareil cas. M. Sifton fait naturellement allusion au nationalisme québecois et au mien. Je lui réponds, toujours selon le rite habituel : « Oui, Monsieur, nous sommes nationalistes et je le suis. Mais, moins que vous, Anglo-Canadiens. » Constatation ou affirmation toute simple, mais qui a le don, une fois de plus, d’interloquer singulièrement mon visiteur. Et je reprends : « Eh oui, vous êtes nationalistes et plus que nous. Et je m’en vais vous le prouver. Jamais, vous, Anglo-Canadiens, vous n’avez sacrifié vos droits de race par fidélité à un chef ou à un parti politique. Nous, Canadiens français, nous ne comptons plus les sacrifices que nous ont arrachés nos chefs politiques, sacrifices des droits les plus sacrés consentis à la bonne-entente, à l’unité nationale, fins plus qu’illusoires. Vous nous reprochez parfois ce que nous appelons “l’achat chez nous”, forme de solidarité économique. Mais vous, Anglo-Canadiens, que faites-vous ? La seule différence entre vous et nous, c’est que vous, et sans qu’il soit besoin de vous prêcher la solidarité économique, d’instinct vous achetez chez les vôtres, vous allez à vos banques, à vos sociétés d’assurance, etc., pendant que nous, même prêchés, même exhortés, nous sommes peut-être le peuple le plus indifférent du monde à sa solidarité économique. » Ainsi embarqué, je dis pourtant à mon monsieur Sifton : « Notez-le bien, je ne vous reproche point votre nationalisme. Souvent je vous ai proposés en exemple à mes compatriotes. Le nationalisme, quoi que prétendent trop de pédants, est une idéologie saine pour tout peuple ; il faudrait même dire une vertu, quand il se maintient dans les limites du droit et de la justice. Et dites-moi donc quel est le peuple, en ce bas monde, qui pourrait se prétendre non infecté de nationalisme ? » Dans mon offensive contre le jeune rédacteur du Free Press, je ne m’arrête point là. J’ai devant moi l’un des fils du pire persécuteur des Canadiens français de l’Ouest, Clifford Sifton. Je ne rate point l’occasion d’aborder la question scolaire. « Ainsi, lui dis-je, l’abolition du français dans vos parlements, et de même l’enseignement de la langue maternelle consenti au petit compte-gouttes dans les écoles des minorités canadiennes-françaises, qu’est-ce que tout cela, si ce n’est du nationalisme et du moins recommandable ? » Cette fois, mon homme n’y tient plus. Il invoque, en démocratie, les droits de la majorité. « Fort bien, lui répliquai-je, mais la démocratie existe ici au Québec. Et si nous, Canadiens français, 80 % de la population dans notre province, décidions tout à coup d’imposer à notre petite minorité anglo-canadienne, votre système scolaire de l’Ouest, que penseriez-vous de cet exercice du droit majoritaire ? » Pour ce coup, ce cher M. Sifton se sent touché ; il se démène, gesticule, devient éloquent. Et je l’entends qui répète : « Les situations ne sont pas les mêmes. Dans tout le Canada, nous sommes la majorité, l’immense majorité… » J’ai beau lui répéter la question : « Si nous faisions comme vous faites, que penseriez-vous et qu’auriez-vous le droit de penser ? Et la majorité a-t-elle tous les droits et surtout le droit de violer le droit des autres… ? » Point de réponse qui vaille. Enfin, après plus d’une heure de cette escrime, mon visiteur se lève, guilleret, en apparence rasséréné. Et je l’entends qui dit à mon ami Soucisse : « Wonderful interview ! Wonderful interview ! » Je m’en apercevrai dans la série d’articles que M. Sifton, quelques semaines plus tard, fera passer dans son journal, à propos de son voyage dans le Québec où il avait conversé avec d’autres Canadiens français. Tout y était, y compris notre inintelligence des problèmes du Canada et notre incurable étroitesse d’esprit. Une fois de plus, je m’étais donc promis de ne plus recommencer ces sortes d’expériences ou de dialogues de sourds. Le monde « libre » d’aujourd’hui reproche au monde communiste de parler un langage différent du sien. Les mots « liberté », « colonialisme », « droit », « justice » varieraient de sens, non plus en deçà ou au-delà des Pyrénées, mais de chaque côté du rideau de fer. Ce n’est pas d’aujourd’hui que ces oppositions de langage à double sens règnent au Canada. Rien n’est plus difficile à l’Anglo-Saxon, resté insulaire jusqu’en son tréfonds, d’entrer dans la pensée ou dans les sentiments d’un autre que soi-même. Sans doute, ai-je rencontré, dans ma vie, quelques universitaires de plus d’envergure d’esprit, plus noblement compréhensifs. Mais, même en ces milieux, ils sont rares les esprits ouverts et généreux, tels les Rothney, les Stanley, les Burt, les Morton.

Une fois de plus, ma résolution est donc prise : je ne perdrai plus mon temps en ces stupides dialogues. Mon ami, l’abbé d’Eschambault, me force à ravaler ma décision. Pendant mon séjour à Saint-Boniface, un reporter du Winnipeg Tribune vient à l’Archevêché solliciter une entrevue. L’ami d’Eschambault me trouve plus qu’hésitant, mais me presse d’accepter. « Je crois ce Monsieur loyal, m’assure-t-il ; l’occasion est belle pour vous de faire passer bien des choses. » En rechignant j’accepte. Et me voici en présence d’un grand Irlandais, débonnaire, l’air satisfait de soi-même, tête blanche qui arbore le glorieux panache de l’assimilé. L’abbé d’Eschambault est présent. J’y tiens et je pose mes conditions : « Monsieur le reporter ne me fera rien dire d’autre que ce que je lui dirai, mais il me fera dire tout ce que je lui dirai. Et il rédigera et me laissera lire, avant son départ, le texte de l’entrevue. » Car j’ai la ferme intention de lui servir ma riposte accoutumée à propos de « nationalisme » s’il aborde la question. L’entrevue paraît dans le Winnipeg Tribune du 9 novembre 1944. Mes opinions sur les relations entre les races, sur la Confédération, le « séparatisme », sont rapportées assez fidèlement. Point d’unité nationale, y peut-on lire, qui aboutirait à l’absorption de la race minoritaire par l’autre. Absorption, du reste, impossible et plutôt nuisible qu’avantageuse au Canada en son entier. Le « séparatisme », « last resort », aurais-je dit. Le jour, en effet, où les Canadiens français seront convaincus qu’ils ne peuvent demeurer dans la Confédération sans y perdre leur identité ethnique, le séparatisme restera leur dernière ressource. Toute cette partie de l’entrevue est fidèlement rapportée. Mais, du nationalisme anglo-canadien et de sa réalité nocive, de mes affirmations et de ma démonstration sur ce point, pas un mot, rien ; tout cela avait été biffé ! Des propos aussi scandaleux n’étaient point faits apparemment pour les purs du Winnipeg Tribune. Et j’avais raison contre l’ami d’Eschambault.

Sur le sujet épineux, un seul journaliste anglo-canadien — je lui dois cet hommage — un monsieur Johnstone, rédacteur du magazine hebdomadaire du Standard, de Montréal, tint loyalement sa parole. Son entrevue parut dans le Standard du 8 juin 1946. Tout l’article est conforme, ou peu s’en faut, aux propos échangés entre nous. Et j’y relève, entre autres, ce court passage, de ce qui serait ma philosophie politique : « Since it places French Canada before Canada as a whole (Canon Groulx points out with considerable truth that English Canadians put English Canada before Canada as a whole)… »

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Longue digression peut-être que celle-là. Mais c’était le lieu, ce me semble, où l’inclure. Et elle explique, pour une part, quelques-uns de mes sentiments, au cours de ma carrière d’historien et de conférencier. Et je reviens à mes cours d’histoire au Manitoba. Passons rapidement. Les cours ont lieu dans la belle salle de l’Académie des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie. Le fait important, c’est l’auditoire : un auditoire d’une moyenne de 200 personnes : couventines, collégiens, religieux, prêtres, laïcs, auditeurs venus de Saint-Boniface et des environs. Le professeur y donne cinq cours sur « l’Évolution constitutionnelle du Canada jusqu’à nos jours ». Le Winnipeg Free Press, La Liberté et Le Patriote donnent de ces cours un bon résumé. Une sorte de forum, après chaque cours, où pleuvent les questions, me démontre l’intérêt que l’on prend à ces problèmes de l’histoire canadienne.

Ces leçons d’histoire, ai-je dit, coïncident avec le centenaire de la naissance de Louis Riel et l’on a voulu que le 11 novembre, dans l’après-midi, je prononce une conférence sur « Louis Riel et les événements de la Rivière-Rouge » devant l’élite manitobaine, au Collège des Jésuites. Dans une entrevue donnée au Devoir, à mon retour de l’Ouest, je note : « Nous n’imaginons guère dans l’Est, le regain de popularité que prend au Manitoba l’infortuné Riel, même dans les milieux anglophones. Singulière revanche de l’Histoire. » Le Père Recteur du Collège m’arrache aussi une causerie devant les collégiens. À ma question : De quoi leur parleraije ? il me répond en ponctuant ses mots : « Parlez-leur du Québec, de la vieille province, qu’ils ne connaissent guère. » Une fois de plus, devant ces jeunes gens qui m’écoutent avidement, je constate combien peu la « vieille province » rayonne en dehors de ses frontières, ne soigne guère sa publicité, même parmi ses fils exilés. En ce Manitoba de 1944, je découvre encore une volonté de survivance. L’espoir n’est pas éteint. On s’efforce de s’organiser, de s’entraider même économiquement par le moyen des coopératives.

Vitalité émouvante que j’allais découvrir, encore plus volontaire, sur le chemin de mon retour, à Sudbury. Les Pères Jésuites m’y guettaient à mon passage pour une autre conférence à leurs élèves. Au Collège, ce soir-là, grande affluence aussi de prêtres, de professionnels des environs. Hélas, j’arrivais à Sudbury éreinté, fourbu par mon séjour au Manitoba et par trente-six heures de chemin de fer. Cependant, devant cet auditoire, mon discours aurait pour thème : « Confiance et espoir ». Tout de suite, il faut le dire, je me suis senti dans une atmosphère de chaude sympathie. À cette jeunesse, à ces compatriotes lointains, ai-je dit un tant soit peu de neuf ? Je ne le crois pas. Pourtant, de mes jeunes auditeurs de ce soir-là, rencontrés sur le chemin de la vie, m’ont plus tard avoué combien mes paroles les avaient remués. Preuve que, pour relever un peuple, même s’il lui faut parler franc, les motifs d’espoir valent encore mieux qu’un amer étalage de ses misères. Au surplus, pour prolonger, à Sudbury, l’écho de cette causerie, la Société historique du Nouvel-Ontario la publie en brochure. Encore un de ces opuscules qui, à l’âge où je suis parvenu, me rappellent le sort de la parole humaine, semence souvent restée sans germe, feuille morte, pousses avortées, charriées par le vent d’automne.

Cours à Saint-Jean-sur-Richelieu

Cette expérience de cours d’histoire populaire, les Sociétés Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean et d’Iberville me permettront de la tenter sur un plus large plan. Mon bon ami, Mgr Chaussé, supérieur du Collège de Saint-Jean, s’est fait le promoteur de cette tentative. Je donnerai à Saint-Jean vingt cours, cette fois, répartis sur deux ans, ou comme on l’écrit : deux « saisons », celle de 1944-1945, celle de 1945-1946 ; la première consacrée au Régime français ; la seconde au Régime britannique. Les cours ont lieu à la « Centrale catholique de Saint-Jean », le dimanche soir, mais d’assez bonne heure, pour ne pas déranger les projets de veillée. Chaque auditeur peut assister à l’une des séries, moyennant une carte au coût d’un dollar. Le Richelieu, journal de la ville, publie, sur feuille volante, un résumé de chaque cours, qu’on distribue dans l’auditoire. Il note, le 2 novembre 1944, que « près de 600 personnes ont suivi très attentivement, dimanche soir dernier, le deuxième cours d’Histoire du Canada… » Chaque fois, une voiture vient me prendre à Outremont et m’y ramène dans la soirée. Et pourquoi rappeler ces souvenirs ? Parce que ces cours sollicités, promenés en tant d’endroits, expliquent, ce me semble, la soif d’une époque, le besoin de se découvrir, de se mieux connaître dans son être ethnique, le besoin de se rapprocher de son passé. Disons en d’autres termes, qu’on veut ajouter aux raisons qui font se cramponner à sa culture, à ce qui confère à tout peuple, surtout aux petits, le droit de vivre.

Le manuel unique

Des mêmes sentiments, des mêmes motifs, procède ce refus d’un enseignement uniforme de l’histoire canadienne d’un bout à l’autre du pays, enseignement uniforme par le moyen d’un manuel unique, « from coast to coast ». Éternel débat, au Canada français, entre deux forces divergentes, l’une qui se laisse leurrer par le mirage d’un canadianisme où le faible que nous sommes diluerait son âme, ainsi que se décomposent, dans l’atmosphère des déserts ou même aux horizons des grandes prairies de l’Ouest, tant de fantômes mystifiants ; l’autre, passionnée d’intégrité, obsédée, effrayée par les toutes-puissantes séductions du milieu, jalouse de ses moindres ressources, de toutes les parcelles de son être, ni sclérosée, ni repliée sur elle-même, mais persuadée que le faible contre le fort doit jouer, lui aussi, la partie du fort.

L’Institut d’histoire de l’Amérique française aborde la question à sa réunion générale de 1950. En mon allocution au banquet du soir, je résume mon opinion qui a été celle de l’Institut. Pourquoi ce souhait d’un enseignement uniforme de l’histoire canadienne ? On voudrait cimenter davantage l’unité nationale. Or l’Histoire ne doit servir à nulle propagande, pas même à celle qu’on prétend lui assigner. Les saines méthodes historiques n’admettent ni d’autres normes ni d’autres fins que la recherche et, si possible, la possession de la vérité. Il résulte de là qu’on ne saurait traiter l’enseignement de l’histoire comme celui des mathématiques ou de la chimie. L’objet qui se présente au chercheur, n’est pas un objet nu ; c’est un objet d’un autre ordre, c’est un fait humain. Il ne saurait se présenter sous le même aspect, avec le même contenu, selon qu’il tombe sous l’observation d’un historien chrétien ou d’un historien agnostique ou protestant. Donc la neutralité ne peut être absolue ; elle se révèle impossible dans les sciences qui touchent à l’homme. La dualité nationale ou ethnique ou culturelle au Canada évoque une philosophie différente, de part et d’autre, de la vie, de l’homme, de la liberté, du droit. Des deux côtés de la barrière, l’on n’attache pas égale importance à ces biens fondamentaux pour tout peuple. Preuve en est le sort fait aux minorités dans le Québec et dans les autres provinces canadiennes. Que l’on entend peu, d’un certain côté, l’attachement que portent les Canadiens français à l’école confessionnelle, à leur langue, à leur culture originelle. Mais alors comment un manuel unique d’histoire pourrait-il concilier ces divergences fondamentales ? Un manuel unique serait inutilement désagréable à tous. Il ne rendrait justice ni aux uns ni aux autres. Et alors quel facteur d’unité pourrait bien constituer un enseignement d’histoire qui ne plairait à personne ? À quoi tendre pratiquement ? À nous efforcer de comprendre nos points de vue, mais à nous mettre bien en tête qu’il existe, au Canada, des diversités foncières, diversités religieuses, nationales, que l’histoire n’est pas en puissance de supprimer, et qu’il n’est pas souhaitable qu’elle les puisse jamais supprimer.

L’Action nationale (mai 1950) reproduisit, sur le sujet, l’opinion de plusieurs historiens anglo-canadiens. « On remarquera avec surprise, y lit-on, que tous les historiens anglo-canadiens consultés s’opposent au manuel unique. » Débat clos, pensera-t-on. Hélas, l’engeance des esprits chimériques ne cessera jamais de renaître comme certaines têtes de l’hydre. Il y aura toujours des Canadiens français friands du plat de lentilles.

Ma trentième année d’enseignement à l’Université

Les années passaient. En 1945 j’atteignais ma trentième année d’enseignement à l’Université de Montréal. Tenterai-je d’expliquer ces manifestations suscitées par l’anniversaire, ce concert d’hommages que l’on fera pleuvoir sur ma pauvre tête ? Une seule explication se présente, à mon sens, et toujours la même, si fastidieux qu’il soit de le répéter : joie, reconnaissance d’un peuple à qui l’on a réappris quelque peu son histoire. Histoire en passe de devenir à la mode, pas loin de la vogue. On l’enseigne à Montréal, mais aussi à Québec, à l’Université d’Ottawa. J’ai promené un peu partout, dans presque toutes les petites villes du Québec, mon modeste flambeau. Dans les collèges, les couvents, les écoles primaires, l’enseignement de l’histoire canadienne s’améliore. De nos étudiants formés aux universités y prolongent l’enseignement de leurs maîtres. Nombre d’ouvrages ont paru qui n’ont pas manqué de lecteurs. Combien, dans la jeunesse et même parmi les aînés, se plaisent à me remercier de leur avoir restitué leur nation, leur pays ! Encore récemment, dans Le Nouveau Journal (31 mai 1962), Victor Barbeau donnait son propre témoignage : « … sans le chanoine Groulx, j’en serais encore à me chercher nationalement parlant. J’avais besoin de lettres de naturalisation, et c’est lui qui me les a données. J’étais un voyageur sans bagages, et c’est lui qui m’a révélé que je portais mes morts. S’il ne s’agissait que de moi, le fait serait indigne de mention, mais à combien de milliers d’autres n’a-t-il pas découvert la patrie charnelle ! » Joie profonde que j’ai de la peine à comprendre, tant nous échappe l’envolée de ces ondes qui charrient une pensée, une doctrine.

La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal a déclenché le branle-bas de 1945. Dans une sorte de manifeste, d’un ton par trop pompeux, le président de ce temps-là, M. Charles-Auguste Chagnon, rappelle l’anniversaire, la carrière de l’historien, et termine par cette sorte d’appel : « Les directeurs généraux de la Société souhaitent vivement voir s’organiser au sein de toutes les sociétés de chez nous, des célébrations qui soulignent cet événement important pour notre race et qui rendent un hommage plus que mérité à notre historien national. » Appel solennel, fatalement entendu. Cinq jours plus tard, le 20 novembre 1945, toutes les Sociétés Saint-Jean-Baptiste du Canada font écho au vœu de la Société de Montréal. Les journaux entrent dans le concert : Le Quartier latin, La Boussole, Le Salaberry de Valleyfield qui rappelle, celui-là, le temps où les collégiens copiaient à la main mon manuel d’histoire du Canada, Le Mégantic, La Patrie, et naturellement Le DevoirM. Héroux raconte mes laborieux débuts d’historien et parle d’« hommage national » (20 juin 1946). Entre toutes ces manifestations de gratitude et d’amitié, il y aurait peut-être lieu de rappeler celle du « Bon parler français » où l’ami Jules Massé joint à un banquet une émission spéciale au poste CKAC. Deux autres de ces manifestations m’ont laissé les souvenirs les plus émouvants : celle de Shawinigan et celle des Jeunesses laurentiennes. À Shawinigan, il y a dans l’air de quoi me prendre moi-même pour un héros de légende ou un politicien victorieux : réception municipale, signature dans le Livre d’or, banquet, force discours, et dans l’après-midi, dévoilement d’une plaque-souvenir, à l’École supérieure de l’Immaculée-Conception ; le soir, conférence, mais avant la conférence, présentation de cadeaux de la part des Cercles de Fermières du Christ-Roi, de Saint-Marc, d’Almaville, de la baie de Shawinigan, jolis petits objets d’artisanat à me charger plus que les bras : peintures, coussins, horloge en bois sculpté figurant une roue de pilote, nappe de lin, volume relié, etc. Tout le monde est sur pied : officiels et autres. Et ce qui frappe et m’émeut, en cette manifestation, c’est la ferveur, la sympathie joyeuse de toutes ces petites gens du peuple qui, pour la plupart, me voient et que je vois moi-même pour la première fois. Sans doute, à l’école ou par leurs journaux, ont-ils appris quelque chose de leur histoire, entendu quelques bribes de ce que j’appellerais ma « prédication patriotique », et ils se croient tenus de m’en dire leur merci. Aux discours que l’on me tient ce jour-là et que l’on me tient depuis longtemps, l’on me sait gré également, je le sens, de quelques thèmes qu’en mes écrits et discours, je n’ai cessé de développer. Et, par exemple, j’aurais tant voulu faire des miens, une race forte, forte de toutes les vertus humaines, de toutes les forces de la race, forte aussi et surtout des vertus de sa croyance, de tout ce que Dieu peut ajouter à l’homme. Une éducation catholique, me semblait-il, éducation intégrale par essence, devait aboutir à cette fin, à cette beauté ou confesser faillite. Que de fois je suis revenu sur le sujet, ai-je crié ces vérités ! Et c’est peut-être par là que j’ai pu obtenir quelque prise sur l’âme de la jeunesse et une portion des nôtres restés fidèles à l’idéalisme français et chrétien.

Les Jeunesses laurentiennes, section masculine et section féminine, y vont aussi de leur banquet. Je crois avoir déjà dit quels liens m’attachent à cette jeunesse. Elle appartient à la petite classe moyenne, classe de petits commis, de petits employés, mais qui me charme par le réalisme de sa foi et de son action, et par un extraordinaire dévouement aux idées maîtresses de son groupement. J’en suis devenu l’aumônier attitré. Et ça n’a pas été sans peine. Ces jeunes garçons et jeunes filles ne s’étaient pas laissés embrigader dans l’Action catholique de ce temps-là, qu’ils estimaient trop « détemporalisée ». À l’Archevêché, on leur a d’abord refusé un aumônier. Je dus intervenir et tenir, en ce haut lieu, à peu près ce langage : « La jeunesse nous échappe. En voici une qui vient à nous et qui nous demande un conseiller, un prêtre. Elle est toute proche du peuple. Commettrons-nous la maladresse de lui opposer un refus ? »

Les Jeunesses laurentiennes entendent fêter leur aumônier. Et comme elles ne manquent ni de hardiesse ni même de cran, c’est au Cercle universitaire de Montréal et à un banquet qu’elles se donnent rendez-vous, et convient leurs amis le 28 février 1946. On a pu lire, au début de ce volume, quelques extraits du discours que je prononçai ce soir-là. N’y revenons pas. La pièce de résistance, un autre que moi la sert à l’auditoire : mon jeune assistant à l’Université, hier un de mes étudiants à la Faculté des lettres, Guy Frégault. On parlerait pour ce coup d’apologie et le mot ne serait pas trop fort. Apologie de ma conception de l’histoire en général, de ma conception de l’histoire canadienne ; plaidoyer pour l’aspect souvent héroïque du passé des ancêtres, pour le rôle de l’histoire, maîtresse de vie, pour le droit d’en tirer les leçons qu’elle nous jette à l’esprit. « Diminuer l’histoire… c’est manquer de réalisme tout autant que de créer des mythes. Il est aussi erroné de concevoir trop petit que de concevoir trop grand. » Enfin le jeune historien me décerne le mérite d’une « renaissance de la culture historique » au Canada français. Et il termine par cette dernière affirmation :

Parce qu’il a orienté ses recherches dans une certaine direction qu’il décrivait, au début de sa carrière, comme « la route peut-être la plus longue, mais la plus sûre, vers les causes historiques souveraines », notre maître, le chanoine Groulx, a produit une œuvre grandiose, contemplée avec audace, édifiée avec science ; une œuvre de haut style et de grande droiture, dont les lignes élégantes et sévères se profilent nettement au-dessus de notre littérature, comme la croix blanche sur le bleu royal de notre drapeau.

Aujourd’hui, en l’année 1962, Guy Frégault écrirait-il les mêmes lignes ? Il se peut que non. Et il aurait sans doute raison. Après 1946, même resté imberbe, le jeune historien avait, comme l’on dit, pris du poil au menton. Encore qu’il me donnât du « cher maître », le disciple était devenu maître à son tour. Il n’empêche qu’à l’époque son apologie venait fort à point.





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J’ai gardé pour la fin l’une de ces manifestations. Et je lui assigne ce rang, non seulement pour sa particulière solennité, mais pour l’engagement que j’y ai pris et qui aurait, sur le reste de ma vie d’historien, des suites que je puis dire considérables. La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal a déclenché ce rappel d’un 30e anniversaire d’enseignement. Elle se réserve d’y fournir sa part à l’occasion de la fête nationale du 24 juin 1946. Elle fait les choses royalement. Le programme de son banquet du soir à l’Hôtel Windsor porte en dédicace : « Au plus vivant historien du Canada français ». Des discours prononcés, ce soir-là, on me permettra de ne rien dire, même de la généreuse présentation d’Esdras Minville. Je souhaiterais, pour ma part, résumer et très brièvement mon discours, ne serait-ce le devoir de gratitude que l’occasion me permet d’accomplir. Il est des heures, dans la vie, où l’on est forcé, dirais-je, de s’inventorier. Peut-être a-t-on pu accomplir une œuvre quelconque. Mais qui nous a permis de l’accomplir ? Que serions-nous, sans ceux-là que la Providence a mis sur notre chemin et qui nous ont donné les petites et les grandes poussées, se sont mêlés à notre existence, comme l’humus, le soleil, l’eau du ciel se mêlent à la germination d’une plante et la font éclore. Qui peut dire de quoi est faite la substance de son esprit ? Bien des noms sont remontés ce soir-là en ma mémoire : Mgr Bruchési qui m’avait accueilli à Montréal, m’avait ouvert les portes de l’Université, y avait fondé la chaire d’histoire du Canada ; Mgr Philippe Perrier, qui, par son hospitalité généreuse en son presbytère, avait donné logis et couvert au professeur incapable de se payer ce nécessaire ; Mgr Myrand, curé de Sainte-Anne d’Ottawa, qui, lui aussi, avec sa générosité de grand seigneur, m’avait, pendant ces trente ans, ouvert son presbytère, facilitant ainsi mes recherches aux Archives d’Ottawa, pour une moyenne de deux mois par année ; mon grand ami Antonio Perrault, lequel, en une circonstance qui pour moi aurait pu tourner au tragique, avait sauvé ma liberté de professeur d’histoire contre une offensive des politiciens de l’Université ; M. Omer Héroux qui, dès l’annonce de mes premiers cours, s’en était constitué le publiciste et ne cessera plus de me prodiguer le même service jusqu’à la fin de mon enseignement. Souvenir cher de tous ces hommes qui m’avaient entouré d’une émouvante amitié. Mais pouvais-je ne pas remonter plus haut : « … à mon père, disais-je, que je n’ai pas connu, à l’orphelin abandonné qui, à l’âge de dix-huit ans, prenait le chemin des chantiers, afin d’acheter, de son gagne de jeune bûcheron, la terre où nous sommes nés et d’où une douzaine d’enfants ont pu tirer leur vie et leur avenir ; à la petite fille de sept à huit ans, fille d’illettrés, qui, matin et soir, se faisait transporter d’une île sur la terre ferme, puis marchait ses trois milles et demi pour se rendre à l’école du village afin, sans doute, d’ouvrir à ceux qui viendraient après elle, le chemin du savoir. C’est encore elle qui, plus tard, sur la fin de sa vie, me disait : “Ne travaille donc pas tant, pauvre enfant ! À quoi bon ? Tu en as bien assez fait pour faire rire de toi après ta mort.” Et c’est à elle que je répondais : “Vous n’oubliez qu’une chose, vieille mère, et c’est le mauvais exemple que, pendant 94 ans, vous m’avez donné.” — » Que ne doit-on point, en effet, à nos mères qui, petites filles, ont mis tant de courage dans leur vie ?

Il me fallait pourtant en revenir à l’histoire. On fêtait ma trentième année d’enseignement. Les convives attendaient, à coup sûr, quelques confidences. Et, par exemple, par quels attraits l’histoire m’avait conquis, comment l’avais-je conçue ? J’atteignais la fin de ma carrière ; que ferais-je de tous mes cours, de toutes mes écritures ? Avais-je des projets d’avenir ? Je transcris encore quelques extraits de ce discours et d’abord ceux-là où je révèle, une fois de plus, sans doute, par quels attraits puissants l’histoire canadienne m’avait saisi, passionné, et par lesquels de ses aspects. « Cela remonte, avouais-je, à l’époque lointaine de mon enseignement à Valleyfield. Dégoûté des manuels du temps, je m’essayais à rédiger un manuel moins méprisable pour mes collégiens. Manière alors comme une autre d’apprendre ce qu’on ne savait pas. Avais-je besoin d’une intuition de génie pour discerner que notre histoire est, au premier chef, l’histoire d’un peuple catholique ? Premier trait ou caractère qui m’a paru et qui me paraît encore un trait de noblesse au Canada, tout autant qu’un trait d’originalité. Si nous tenons notre catholicisme pour un ferment de quelque valeur dans la pâte humaine, il ne se peut qu’un peuple qui l’a admis joyeusement dans sa vie, qui l’a laissé libre d’agir, qui a pu lui opposer parfois, je le veux bien, le vieux levain de sa chair, mais qui n’a jamais ni rejeté, ni trahi sa foi et qui, pour la garder, a consenti même quelques sacrifices ; il ne se peut, dis-je, que le passé d’un tel peuple, que sa vie intime et publique, ses institutions, ses traditions ne soient marquées de quelque grandeur, et qu’une histoire bâtie à l’échelle de la foi catholique ressemble totalement aux autres. »

Et cet aspect, j’y reviens, parce que peu souvent, ce me semble, je l’aurai mis en relief. Cet autre aspect m’avait séduit. « Cette histoire catholique, continuais-je, ne pouvait non plus manquer de m’apparaître, et sans que j’y eusse grand mérite, comme une histoire française. Et voici bien, et dans l’histoire du Canada et dans l’histoire des Amériques, et dans l’histoire générale des colonies, un autre trait d’originalité. La France aura étonné le monde par son expansion intellectuelle, par la puissance propulsive de sa pensée. Il y eut un siècle où l’on put dire qu’elle avait conquis l’Europe à sa langue et à sa culture. Aujourd’hui encore, une royauté reste à la France républicaine, malgré qu’elle en ait, la royauté de son esprit. Chose indéniable néanmoins, ce peuple à tant d’égards prolifique, a peu émigré, ou du moins, peu projeté, hors de soi, sur d’autres points du monde, de vraies images de soi-même, d’authentiques jeunes Frances, issues de son sang, de sa culture, de son histoire. Perspective où la Nouvelle-France nous apparaît comme une entreprise coloniale d’exception. Après le Portugal, après l’Espagne, en même temps que l’Angleterre, la France a tenté ici, en Amérique du Nord, non seulement de prendre, comme les autres, sa part des nouveaux mondes, mais d’y graver son empreinte ; elle a voulu y “provigner” une Nouvelle France, comme on disait alors, en y exportant sa foi, son droit, sa langue, sa culture, ses institutions, mais surtout sa race. Elle n’a pas voulu que le Canada fût seulement une colonie, sa colonie ; elle a voulu qu’il fût une colonie française, fondée, peuplée par des gens de sa terre, par des fils de France, par des “naturels Français catholiques”, avait décidé Richelieu. Et si vous y faites attention, cette œuvre coloniale ou ce peuplement à la française, la France ne l’a tenté qu’une fois, sur un seul point du monde : en Amérique du Nord, sur les bords du Saint-Laurent, autour des grands lacs, sur les chemins de la Louisiane. Un jour viendra, ce sera après 1760, où l’on déplorera, à Versailles, que les colonies de la France équinoxiale soient trop peu peuplées de Français ou d’hommes blancs. Et l’on attribuera à cette indigence l’esprit révolutionnaire de ces colonies. Que la France ait colonisé le Canada à l’apogée de sa grandeur en Europe, à son point de maturité comme nation, laisse ensuite à penser de quelle empreinte vigoureuse elle a pu marquer cette portion du continent. On n’est pas pour rien fils de la grande France du 17e siècle. “Vous êtes hors de France, me disait l’autre jour un jeune journaliste de Paris, le groupe français le plus français et le plus considérable.” Le Canada, disait en 1926 le futur cardinal Baudrillart, du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris, est ce que la France a projeté de meilleur hors de soi. »

Un troisième aspect m’apparaissait enfin de cette histoire : celui d’après la conquête anglaise. « Une poignée de 65,000 âmes, de quelque chose comme 10,000 familles, qui se jure de subsister dans son être ethnique et culturel, en face de l’Amérique toujours grandissante, en face du vaste et tout-puissant empire. Presque une gageure contre le destin… » Existence tragique, comme nul peuple des trois Amériques n’en a vécue et que je résume en cette image : « Barque à la dérive qui ne parvient à tenir le fond qu’en usant de toutes ses ancres. » Et c’est alors que je confie à l’auditoire mon grand projet : « Ne vous étonnez pas que, pour fouiller davantage cette histoire et la sortir de ses cendres ou de sa pénombre, j’aie projeté depuis longtemps, mes amis le savent, la fondation d’un Institut d’histoire de l’Amérique française. J’ai souhaité former ici, dans Montréal, une équipe de chercheurs et d’écrivains d’histoire qui s’emploieraient tout spécialement à l’étude du passé français de l’Amérique. Seuls, mes amis le savent aussi, le manque de ressources, les conditions misérables où mon collègue, M. Frégault et moi-même continuons à travailler, m’ont empêché de fonder cet Institut. Mais s’il le faut, je le fonderai dans la pauvreté, puisqu’il n’y a que ces fondations, chez nous, qui réussissent. Je le fonderai dans notre Université, si elle le veut, pour que nous soyons plusieurs à travailler méthodiquement ; pour que cette histoire, avec sa vérité et son prestige, pénètre dans toutes nos écoles, dans tous nos foyers ; pour que cesse l’ignorance inconcevable de ceux-là qui en sont les héritiers. »

Fondation de l’Institut d’histoire de l’Amérique française

Je tenais ces propos le 24 juin 1946. Les choses ne vont pas traîner. Les vacances passées, dès le 26 octobre, dans une entrevue donnée au Devoir, je puis annoncer la « bonne nouvelle » : l’œuvre est en marche. Elle a trouvé son nom : Institut d’histoire de l’Amérique française. On ne veut « ni faire double emploi avec aucune Société historique au Canada, ni marcher sur les brisées d’aucune ». Le Canada français obtiendra, sans doute, dans les travaux de l’Institut, la plus large part ; il le mérite et il s’impose par son importance. Mais on travaillera aussi « avec autant d’ardeur, à la recherche et à la révélation de tout le fait français dans le Nouveau-Monde ». C’est plus qu’un squelette, c’est presque une institution qui, déjà, en cette entrevue, nous apparaît, avec ses organes vitaux : équipe de chercheurs, en voie de formation ; sections de l’Institut, dans chacune des régions de son champ d’histoire ; choix de membres correspondants où la section se révèle impossible ; projet de sections juvéniles ou de sections d’étudiants ; constitution d’un fonds d’archives au siège de l’Institut ; échange de documents et de conférenciers d’une section à l’autre ; réunion plénière, une fois l’an, pour la mise au point des travaux de chaque année, pour l’étude en commun de questions d’histoire ; édition d’études ou d’ouvrages des membres de l’Institut ; cours annuel de cinq à six leçons à l’Université de Montréal, sur un sujet ou l’autre de l’histoire de l’Amérique française. Ce même jour, le fondateur précise nettement le caractère de l’Institut :

Institut d’histoire « scientifique », affirme-t-il, même si le mot, pour son imprécision, ne lui a jamais plu. Donc point d’histoire-propagande, même nationale. Cette propagande se fera d’elle-même, par le prestige de l’œuvre, sans que l’on y songe. À une question, en effet, du reporter du Devoir qui lui demande :

— Vous avez dû songer, sans doute, qu’un Institut de cette espèce et de cette envergure qui suscitera la collaboration de tant de fils de la famille dispersée, et qui les fera travailler sur une matière aussi dynamique que l’Histoire, leur propre Histoire, vous avez dû penser, dis-je, qu’un pareil travail en commun fortifiera grandement la fraternité française en Amérique ?

Le fondateur répond : « Oui et non. Les historiens, vous ne l’ignorez pas, doivent s’interdire toute fin utilitaire, quelque noble soit-elle. Mais encore que leur travail exclue tout pragmatisme et n’ait le droit de s’en inspirer, pas plus que d’autres ils ne peuvent empêcher que leurs actes les suivent, je veux dire que leurs œuvres ou leurs travaux ne se prolongent dans le temps et la vie. Oui, je le crois, l’Institut d’histoire servira notre communauté française ; je crois même qu’il servira une communauté plus large. Plus j’étudie le fait français dans notre monde américain, plus je me convaincs qu’il fut éminemment, et sur tous les points, un fait de civilisation. Pourquoi en laisser perdre ou tomber dans l’oubli les moindres parcelles, alors que la civilisation du Nouveau-Monde a tant besoin de conserver toutes ses valeurs ?… »

Aujourd’hui, quand je cherche, en ma mémoire, les raisons déterminantes qui m’ont amené à fonder cet Institut d’histoire, deux de ces raisons émergent avec relief. Tous les pionniers, quels qu’ils soient, inclinent à gémir sur l’imperfection de l’œuvre qu’ils laissent après eux. Qu’une ambition les hante, celle de préparer un achèvement de leur ébauche, quoi de plus naturel ? Ce fut là, je le crois bien, la première raison de ma fondation. En outre, et c’était là ma seconde raison, en mes recherches d’histoire, une constatation m’avait toujours douloureusement impressionné : l’impuissance de l’historien à cerner le moindre fait dans sa totalité, en raison des marges indéfinies qui l’enveloppent : perspectives ouvertes sur l’inconnu. Mon enseignement bientôt terminé à l’Université, j’espérais, sur certains faits plus passionnants, d’une valeur explicative souvent considérable, me livrer à mon gré à des études patientes, fouillées. Du moins toute l’équipe groupée autour de l’Institut, espérais-je, pourrait se vouer à ces indispensables recherches.

Le 13 décembre 1946, l’Institut prend naissance, à mon domicile du 261 rue Bloomfield, à Outremont. Le Comité de direction se compose de MM. Antoine Roy, archiviste de la province de Québec, de Léo-Paul Desrosiers, conservateur de la Bibliothèque municipale de Montréal, de Gordon O. Rothney, professeur au Sir George Williams College, de Gérard Filteau, de Shawinigan, auteur de La Naissance d’une nation et de l’Histoire des patriotes (1837-1838), de Guy Frégault, professeur à l’Université de Montréal, docteur en histoire de la Loyola University (Chicago, É.-U.), du Frère Antoine Bernard, c.s.v., professeur d’histoire de l’Acadie à l’Université de Montréal, de Maurice Séguin, licencié en lettres-histoire de l’Université de Montréal, des Pères Léon Pouliot, s.j., Thomas Charland, o.p., Conrad Morin, o.f.m., tous trois spécialistes en histoire, et enfin du fondateur. Par choix du Comité, les trois membres suivants, Lionel Groulx, Guy Frégault, Maurice Séguin, se voient investis respectivement des postes de président, vice-président, secrétaire-trésorier. L’Institut a déjà recruté une première phalange de membres correspondants dans les diverses parties de l’Amérique française.

Revue d’histoire de l’Amérique française

Le président a toujours aimé aller vite en besogne. Dès les premières réunions, il soumet à ses collègues, quelque peu sceptiques, un projet de revue. L’Institut que l’on fonde, il y insiste, ne doit pas être un Institut sur papier. Tout de suite il importe qu’il pose des actes, des actes de vie. La revue sera une revue de belle taille, une revue trimestrielle, en état de concurrencer, par sa mine et son contenu, la Canadian Historical Review. Le temps ne serait-il pas venu, pour les Canadiens français, d’affirmer leur présence, au moins dans un domaine de la recherche scientifique : l’Histoire ? Une équipe d’historiens, c’est ma conviction, existe en Amérique française, assez maîtresse du métier, pour assurer la vie d’une pareille revue et l’imposer au public. Et le président détaille le sommaire de chaque livraison, tel que déjà il l’a conçu. Sommaire varié : quatre ou cinq grands articles de rédaction, rien que de l’inédit et de bonne main d’ouvrier ; puis quelques documents inédits ; une bibliographie sur divers sujets d’histoire, à l’usage particulier des étudiants ; une « revue des livres et des revues », comptes rendus critiques pour renseignements sur la production historique, articles ou volumes, et en vue de relever le niveau de cette production ; enfin, pour susciter, autour de l’Institut et de ses œuvres, un certain esprit de famille, une chronique qui en relatera faits et gestes. L’exposé parut plaire au Comité de direction ; il ébranla même le scepticisme. Le président, du reste, n’abdique point toute prudence. Compte fait des historiens et des chercheurs de métier et aussi des institutions et amateurs d’histoire en Amérique française, et par-dessus tout du caractère de la revue, il ne croit pas établir à plus de 500 exemplaires le premier tirage.

Deux graves questions toutefois restent à résoudre : les abonnés et le financement de l’entreprise. Dans Le Devoir, M. Héroux, toujours diligent et généreux, fait à la Revue, comme à l’Institut, une publicité qu’on eût pu dire de grand orchestre : « La revue de l’Institut vaudra par les textes qu’elle publiera ; elle vaudra par l’élan nouveau qu’elle imprimera aux études historiques, par les liens qu’elle créera ou resserrera entre les chercheurs. »

« Elle portera au loin l’écho de la vie française de notre continent. On la trouvera sûrement dans la bibliothèque des grandes maisons d’étude du monde. Quelles curiosités, quelles recherches peut-être n’y suscitera-t-elle pas ! » C’était presque parler en prophète. Publicité éloquente, appels pressants qui nous vaudront, en quelques semaines, une avalanche d’abonnés. Si bien que le directeur prend peur. Ces abonnés ne cèdent-ils pas à quelque illusion ? Se rendent-ils bien compte du caractère de la Revue, de la forme d’histoire qu’elle leur réserve, forme quelque peu sévère, revêche ? D’un tirage de 500 exemplaires, il n’en faut pas moins passer au millier, puis bientôt dépasser ce millier, le porter à 1300, quand le président de la biscuiterie Stuart, M. Alfred Allard, nous paie, à lui seul, 100 abonnements destinés à ses principaux clients.

Reste la finance. Au soir de notre fondation, notre caisse ne connaît encore que le vide absolu. Pas le moindre sou. Nous parions sur l’avenir et sur la Providence. Mais le jeune Institut se remue, donne plus que l’illusion de la vie. Il ne s’arrête pas à la fondation d’une grande revue. Il tient ses promesses, annonce, pour avril 1947, une première série de cours à l’Université : un spécialiste de grande classe, le Père Jean Delanglez, s.j., de Loyola University (Chicago), nous entretiendra de Louis Jolliet. Bientôt aussi, sous le patronage de l’Institut, Léo-Paul Desrosiers publiera le premier tome de son Iroquoisie. Conquises par tant de bonne volonté, des bourses se délient. Mme Adélina-R. Labelle, mon ancienne voisine de Vaudreuil, nous adresse un chèque de $500. Si bien qu’il nous faut instituer une catégorie de « membres bienfaiteurs », titre honorifique destiné à ceux-là qui débourseront au moins cent dollars. Douze de ces généreux figureront bientôt au verso de la couverture de la première livraison. Mais, dès le début, notre monde de politiciens nous avait préparé un petit épisode d’opéra-comique on ne peut plus savoureux. On m’en voudrait de ne pas le raconter. Il illustre si magnifiquement une époque de notre histoire politique. Or donc, un de ces jours, mes collègues, éplorés devant notre caisse trop vide de pièces sonnantes et trébuchantes, me tiennent ce discours :

— Pourquoi ne pas demander une subvention au gouvernement de Québec ?

— Je n’ai jamais rien demandé à ces gens-là. Et chaque fois que mes éditeurs ont voulu leur vendre de mes livres, ils n’ont jamais reçu que de ces refus qu’on dit « polis ».

— Mais enfin, vous ne demanderez pas pour vous-même. Vous solliciterez pour une œuvre.

Après un discours aussi persuasif, je me risque, à moitié convaincu, à une démarche auprès du Secrétaire de la province, distributeur de la manne ministérielle, et qui est alors M. Omer Côté<. M. Côté, avant d’être ministre, me manifestait presque de l’amitié. S’il m’apercevait sur la rue, il me faisait monter dans sa voiture pour me ramener chez moi. Il me donne rendez-vous à sa résidence d’Outremont, chemin Sainte-Catherine. M. le Ministre me reçoit, avec une grande amabilité, presque avec pompe. Il fait même venir son jeune fils, enfant d’une dizaine d’années, me priant de le bénir ; il entend que l’enfant garde un souvenir impérissable de cette rencontre et de cette bénédiction. Et j’expose le sujet de ma visite.

— Si je vous offrais un chèque de $500, cela vous aiderait-il ? me répond M. le Ministre, spontanément.

— Assurément, M. le Ministre ; mais je ne puis vous cacher que la seule impression de notre première livraison nous coûtera au moins mille dollars.

— Oui… je vais examiner mon budget. Et je vous dirai si je puis faire davantage.

Et l’inévitable question suit :

— Où ferez-vous imprimer ?

Je songeais alors à l’imprimerie du Devoir et à celle de Thérien Frères. En parfait devin ou diplomate, je réponds :

— Chez Thérien !

— Magnifique ! s’exclame M. le Ministre qui m’avoue, ce que j’ignorais, en être à tu et à toi, avec son ami Thérien.

Pour le coup je me crus quelque chose du flair divinatoire du parfait diplomate de carrière. Et j’attendis le chèque qui me devait arriver la semaine suivante.

Et la semaine passa et j’attendis.

Une autre semaine passa à son tour et j’attendis. Mais après quinze jours, j’avertis mon ami Thérien qui me demandait de la copie, que je me refusais à marcher si vite avec lui. Si je vais au Devoir, lui dis-je, Le Devoir me fera une publicité qui me vaudra bien $500. Si vous m’obtenez la somme équivalente de votre ministre, j’irai chez vous.

Et j’attendis.

Un jour pourtant j’avertis franchement l’ami Thérien :

— J’ai promis que ma revue paraîtrait le 15 juin. Je tiens à cette date. Donc, si d’ici huit jours, vous n’avez rien reçu de Québec, je le regrette, mais j’irai au Devoir.

— Mais le ministre m’a promis que l’affaire serait réglée cette semaine, me répondit l’ami Thérien.

Et j’attendis.

Mais comme Sœur Anne ni moi-même ne voyions rien venir, j’allai au Devoir. J’en avais fini d’attendre. Mais nous ne sommes pas au dernier acte de la comédie.

Ma visite chez M. le ministre Côté remonte au début de 1947. Presque deux ans passeront. Le 2 décembre 1948, je reçois du secrétaire du sous-ministre, c’est-à-dire le secrétaire de M. Jean Bruchési, la lettre stupéfiante que voici :

Monsieur le Chanoine,

Le 11 février 1947, monsieur Jean Bruchési vous transmettait un chèque portant le no 258793, au montant de $500.00, en paiement d’un octroi spécial accordé par le Secrétariat de la province à l’Institut d’Histoire de l’Amérique française.

Or, d’après les livres du Département du Trésor, le chèque qui vous a été envoyé apparaît comme étant encore en circulation. Auriez-vous l’obligeance de me dire, par un prochain courrier, à quelle date et à quelle banque vous avez déposé ou encaissé ledit chèque afin que nous puissions communiquer ces renseignements à qui de droit ?

Recevez, monsieur le Chanoine, l’assurance de mes sentiments les meilleurs.

Le secrétaire du sous-ministre,
Charles-Eugène Bélanger

Le 4 décembre 1948, je réponds, de ma plus belle encre, à M. Bélanger :

 

Je regrette de vous dire que ce chèque, no 258793, au montant de $500.00, n’est jamais parvenu à l’Institut d’Histoire de l’Amérique française. Et voilà pourquoi il serait encore en circulation. Veuillez croire, du reste, que si l’Institut d’Histoire de l’Amérique française eût jamais reçu cet « octroi » spécial, il se serait fait un devoir d’en remercier le Ministre et le Sous-Ministre. Et la lettre apparaîtrait dans vos dossiers.

Avec l’espoir qu’on pourra retrouver ce chèque ou nous en expédier un duplicata, je vous prie d’agréer, cher Monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments.

Et j’attendis encore. Las d’attendre, je décidai, après trois semaines, de m’adresser directement au ministre. Je lui envoyai copie de la lettre de M. Bélanger et ma réponse à ce dernier. Et j’ajoutai :

Depuis lors [soit depuis le 4 décembre 1948], je n’ai reçu aucune nouvelle de Monsieur Bélanger. Je n’ignore point, Monsieur le Ministre, que l’Institut d’Histoire de l’Amérique française vous doit ce généreux « octroi ». L’Institut peut-il espérer qu’on finira par retrouver ce chèque no 258793, ou qu’on lui en fournira un duplicata. Je n’ai pas besoin de vous dire que l’« octroi » lui serait extrêmement profitable.

Le 12 janvier 1949, les vacances du Jour de l’An terminées, M. le Ministre m’adresse, avec notation « Personnelle », cette réponse à la fois embarrassée et maladroite dont je cite le dernier paragraphe :

 

En réponse, je dois vous dire que tout ce qui est mentionné dans votre lettre n’est pas exact. En premier lieu, monsieur Bélanger n’a jamais été autorisé à vous transmettre un tel chèque et, en second lieu, aucun octroi n’a été accordé à l’Institut précité.

J’espère que ces renseignements seront trouvés satisfaisants.

Ni mes collègues, ni moi-même ne trouvons malheureusement ces renseignements « satisfaisants ». Mais comme l’affaire peut, dès lors, tourner à la polémique, je passe la plume à notre secrétaire, M. Maurice Séguin, qui adresse au ministre cette mise au point :

Monsieur le Ministre,

À sa réunion du 21 janvier dernier, le Comité de direction de l’Institut d’Histoire de l’Amérique française a pris connaissance de votre lettre adressée à son président, le 12 du présent mois.

Nous vous faisons observer que la lettre de notre président ne contient rien d’inexact. Il n’est dit nulle part, dans la correspondance échangée entre le Président de l’Institut et M. Charles-Eugène Bélanger, que ce dernier nous ait transmis un chèque, mais bien que ce chèque nous a été transmis par votre sous-ministre, M. Jean Bruchési. Du reste, M. le Ministre, il appert que ce chèque a bel et bien été émis, puisqu’il porte un numéro officiel, le no 258793, et qu’au surplus, d’après les livres du Département du Trésor, le chèque… apparaît (le 2 décembre 1948), soit deux ans après, comme étant encore en circulation.

En outre, M. le Ministre, nous ne pouvons considérer comme « personnelle », votre lettre du 12 janvier dernier. Il ne s’agit aucunement, dans le cas présent, d’un échange de lettres à titre privé, mais d’un échange entre le Président de l’Institut d’Histoire de l’Amérique française et le Secrétaire de la Province de Québec. D’ailleurs, comme le Président de l’Institut ne saurait se laisser soupçonner d’avoir encaissé le chèque personnellement, il a été bien obligé de nous donner connaissance de toute la correspondance échangée avec votre ministère. Et notre Institut qui vit de dévouement et de la charité de quelques amis, n’entend point passer pour émarger au budget de la Province, alors qu’il n’en reçoit pas un sou.

Que va répondre M. le Ministre à cette riposte qui ne lui laisse pas beaucoup de portes de sortie ? Va-t-il garder un diplomatique silence ? Ce qui eût été sagesse pour un homme aussi mal pris. Après quinze jours de réflexion, le 16 mars 1949, M. le ministre choisit de répondre. Il le fait sur le ton altier, le ton du politicien décidé à faire le bravache, dans l’espoir d’intimider l’adversaire :

Cher Monsieur,

Je suis un peu étonné de la façon cavalière avec laquelle vous avez rédigé votre lettre du 25 février 1949. L’expérience des ans vous apprendra sans doute à réfléchir un peu plus avant d’écrire.

J’ai toujours considéré qu’une lettre personnelle doit garder un caractère personnel. À tout événement, vous n’avez aucune raison de penser que le président de l’Institut a été soupçonné d’encaisser un chèque qu’il n’a jamais reçu. Pour retirer un chèque, il faut l’endosser ; et le président de l’Institut n’a pas apposé sa signature. En conséquence, il ne peut être soupçonné d’avoir retiré un montant du Gouvernement.

Je tiens à vous faire part d’une autre inexactitude de votre lettre : vous dites au paragraphe deux que ce chèque vous a été transmis par le sous-ministre, monsieur Jean Bruchési. Je dois vous informer que le sous-ministre de la Province n’a jamais été autorisé à transmettre un tel chèque, et comme question de fait, ne l’a jamais transmis. Qu’un chèque ait été émis au Trésor, cela est une affaire interne et ne regarde nullement votre Institut.

Je considère inutile de vous envoyer cette lettre à titre personnel et confidentiel, assuré à l’avance que vous ne saurez respecter ce caractère.

Autre lettre maladroite que le secrétaire de l’Institut ne laissera pas sans réponse. Donc, le 18 mars, il rappelle une fois de plus M. le Ministre au respect de certains aveux du personnel de son ministère :

Monsieur le ministre,

Nous ne pouvons accepter le reproche d’inexactitude que vous persistez à nous adresser. Personne, à l’Institut d’Histoire de l’Amérique française, n’a jamais affirmé ni juré que M. Jean Bruchési nous avait transmis un chèque — en l’espèce le chèque no 258793. Nous avons seulement affirmé et nous maintenons — relisez, s’il vous plaît, la lettre du secrétaire de votre sous-ministre en date du 2 décembre 1948 — avoir reçu l’avis suivant :

« Le 11 février 1947, M. Jean Bruchési vous transmettait un chèque portant le no 258793, au montant de $500.00, en paiement d’un octroi spécial accordé par le Secrétariat de la province à l’Institut d’Histoire de l’Amérique française. »

Où est, en tout cela, l’inexactitude ? Il peut être faux que Jean Bruchési nous ait transmis un chèque. Il n’est pas faux qu’on nous ait avisés de l’envoi de ce chèque no 258793.

Votre protestation au sujet du caractère « personnel » de votre lettre du 12 janvier 1949 au Président de notre Institut, n’est pas davantage recevable. À la réception de la lettre de M. Charles-Eugène Bélanger, notre président — rien ne le lui défendait — a fait part de l’heureuse nouvelle à notre Comité de direction et à nombre de nos amis. Là-dessus nous est arrivée votre lettre du 12 janvier dernier. Pour les raisons que nous vous avons données et qui sont des raisons de gens d’honneur, force a bien été de donner connaissance de votre lettre à tous ceux qui avaient d’abord appris « l’heureuse nouvelle », et de leur faire savoir que le chèque no 258793 avait pris un autre chemin que celui de notre caisse. Dans ces conditions, votre lettre ne pouvait rester « personnelle ». Nous croyons, du reste, que ce caractère « personnel » d’une correspondance n’a jamais existé simplement que pour cacher quelque chose de gênant, non plus que pour se couvrir aux dépens des autres.

Vous me reprochez, M. le Ministre, le ton cavalier de ma dernière lettre. Relisez, s’il vous plaît, la vôtre du 12 janvier au Président de l’Institut d’Histoire de l’Amérique française. Et vous constaterez peut-être que nous n’avons pas inventé le ton cavalier, assez peu coutumier dans la correspondance officielle.

Quelques jours plus tard, le 26 mars 1949, M. le Ministre, d’une seule phrase, mettait fin à cette correspondance qui devenait plus que gênante :

Cher Monsieur,

Pour faire suite à votre lettre du 18 mars, je me permets de vous aviser que je considère l’incident clos.







Et le mystère ? L’émission du chèque ne fait point de doute. M. le ministre Omer Côté avait voulu tenir sa promesse. Et il convient de lui en donner le crédit. Qui avait intercepté ou déchiré le chèque ? Sur ce point, il me faut m’en tenir à des renseignements que m’ont alors fournis Esdras Minville et Victor Barbeau. Ces renseignements, de qui les tenaient-ils ? Voici, en tout cas, ce qui a pu percer des secrets officiels. Victor Barbeau vient de fonder Liaison, revue de littérature. Pour son premier numéro, il me demande un portrait littéraire de Thomas Chapais. Le sujet ne me tente guère ; j’y aperçois même une sorte d’inconvenance. Je le fais observer à Barbeau : M. Chapais et moi-même avons enseigné, en même temps, l’histoire du Canada, lui à Laval, moi à Montréal. Nous avons échangé nos ouvrages. Vrai gentilhomme, M. Chapais ne paraissait point s’offenser de nos dissentiments. Il m’écrivit même un jour : « En histoire, vous savez, il y a souvent place pour deux opinions. » Or, dis-je à Barbeau, M. Chapais n’est plus. Si j’entreprends de définir l’homme et l’historien, je ne puis le faire sur le ton de la nécrologie. Il me faudra juger. J’aurai l’air de diminuer un concurrent. Mais Barbeau insiste si bien que je finis par rédiger le portrait. Je le fais aussi consciencieusement que possible. Y ai-je jeté quelques traits trop malicieux ? L’article paru, je rencontre mon bon ami Alain Grandbois, Québécois authentique. Il me dit : « J’ai craint un moment ce portrait. Barbeau m’avait dit : “L’abbé Groulx descend Chapais.” Non, vous ne l’avez pas descendu. Vous avez été sévère, mais juste. » Seulement, il y avait alors à Québec, un haut fonctionnaire officieux, très officieux, qui ne s’était trouvé ni de l’Académie canadienne-française, ni de l’Institut d’histoire de l’Amérique française. Or, vous n’ignorez pas, me raconteront dans le temps Minville et Barbeau, que ce personnage n’aime guère les œuvres dont il n’est point. Il connaissait le faible du premier ministre Duplessis. Celui-ci avait voué à M. Chapais, conservateur et bleu de la vieille école, une dévotion, un culte presque de dulie. Or le personnage ci-haut désigné, bien au courant du chèque de $500, émis en faveur de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, aurait cru, sans doute, de bonne politique de faire voir à M. le Premier Ministre, l’article de Liaison. M. Duplessis, on le sait, ne lisait rien. Mais mis au courant de l’affreux contenu de l’article, le brandit, m’ont encore raconté mes deux informateurs, en plein Conseil de ses ministres, en s’écriant, la face presque crispée : « Écrire des choses comme ça, quand on tend la main ! » Et les augustes mains de M. le Premier auraient, séance tenante, déchiré le chèque de $500. Et voilà comment, deux ans plus tard, les fonctionnaires du Trésor recherchaient encore ce no 258793. Ma tentation fut grande, à l’époque, je le confesse, de passer tout le dossier de l’amusante affaire, au journal Le Devoir. Voit-on un peu la tête du public et de Messieurs les ministres, devant une interrogation comme celle-ci, interrogation prolongée pendant quelques semaines : « Et le chèque no 258793, qu’est-il devenu ? » Les sages de l’Institut, avec raison, je le pense bien, me conseillèrent de n’en rien faire.

Sans l’aide officielle, la Revue d’histoire continua quand même son petit bonhomme de chemin. Elle le suit depuis bientôt dix-sept ans. Ses abonnés lui restent fidèles ; la mort seule ou peu s’en faut, les lui enlève. Et c’est toujours, pour le directeur, une petite scène émouvante que celle d’humbles amis, ni riches, ni apparemment grands intellectuels, qui viennent d’eux-mêmes, avec joie, payer leur abonnement, parce qu’ils aiment la Revue, leur Revue. Les collaborateurs n’ont pas cessé de lui fournir régulièrement et gratuitement petits et grands articles. Nombre de jeunes débutants briguent l’honneur d’y collaborer, comme si la Revue allait lancer leur nom dans le public. Que d’autres, et non des moindres, ont sollicité l’honneur de figurer parmi ses membres correspondants ! Exemple : M. W. L. Morton, historien de l’Ouest canadien. Des collaborateurs, il lui en est venu et il lui en vient d’un peu partout : du Canada anglais, des États-Unis, des Antilles, de France, d’Espagne. Et il y a cette étonnante expansion que l’humble périodique s’est taillée à travers le monde. La Revue n’a pu s’offrir avec réclame aux grandes bibliothèques ou universités étrangères, n’ayant pas les moyens de se payer cette propagande. On est venu la chercher ; et après réception du premier numéro, on a réclamé la collection complète. Et comment n’être pas un peu touché quand, sur la liste de nos abonnés, nous voyons figurer, non seulement le British Museum, les Universités de Londres et d’Oxford, mais encore, la Bibliothèque nationale de Paris, plusieurs universités de France, en particulier la bibliothèque de la Sorbonne, la librairie Cox de Bruxelles, la bibliothèque d’Amsterdam, la bibliothèque Det Kongelige de Copenhague, la bibliothèque de l’Université de Helsinki (Finlande), la bibliothèque du Vatican, la Biblioteca dell’ Università Cattolica de Milan, l’Internationale Buchhandlung de Wiesbaden (Allemagne), Otto Rasch de Marburg Lahn (Allemagne), la bibliothèque de l’Université de Dakar (Afrique) ; des abonnés, la Revue en possède au Mexique, au Venezuela, en Colombie, à Bogota, à Haïti, à la Martinique. On trouve encore la Revue en six ou sept ambassades canadiennes : à Paris, à Rome, à Bruxelles, à Genève, à Buenos Aires, à Rio de Janeiro, à Port-au-Prince, à Mexico, à Caracas, à Berne (Suisse), à Santo Domingo, à Yaoundé (Cameroun). Sa diffusion la plus étonnante toutefois, la Revue l’a peut-être obtenue où on le soupçonnerait le moins : chez nos voisins des États-Unis ; au-delà de quarante universités ou bibliothèques, de toutes les parties de la République américaine, à commencer par la bibliothèque du Capitole (Washington).

Après seize ans, la Revue, pas plus qu’à son départ, ne prend rang parmi les publications cossues. Elle ne peut rétribuer ses collaborateurs, ni même son directeur qui lui aura donné les dernières années de sa vie. Chaque année, elle boucle tant bien que mal son budget. Heureusement la liste de ses bienfaiteurs s’allonge un peu d’une année à l’autre. Et quelques amis professionnels, hommes d’affaires, s’intéressent si fortement à l’œuvre que, pour assurer la survivance de l’Institut et de sa Revue, quand je ne serai plus là, ils ont fondé ce qu’ils appellent la « Fondation Lionel-Groulx[NdÉ 1] » dans l’espoir d’amasser un capital d’au moins $100,000.

Mon départ de l’Université

Y aurait-il, dans la vie, un moment presque tragique où tout à coup surgirait le sentiment ou la crainte d’un vieillissement de l’esprit ? Serait-ce pure fatigue ? Serait-ce apparition de ce nuage envahissant qui, certain soir, annonce un couchant prématuré ? Car enfin d’où nous vient soudain cette lancinante pensée de n’être plus au niveau de sa tâche, d’en être dépassé ? État d’âme qui est le mien à la fin de l’année universitaire 1948-1949. Je ne fais plus mes cours, me semble-t-il, avec la même aisance qu’auparavant, disons le même « brio », puisqu’on prononçait ce mot. J’allais atteindre bientôt ma soixante et onzième année et ma trente-quatrième d’enseignement à l’Université. Je songe tout de bon à prendre ma retraite. J’ai horreur de me cramponner à une tâche, mes forces n’y suffisant plus.

D’ailleurs je m’étais préparé un et même deux successeurs. Et je m’y étais pris de loin. Au souvenir de mes misères de débutant, je voulais préserver ceux qui prendraient la relève, leur épargner la corvée de l’improvisation en un métier où l’on n’improvise point. Le premier à qui je tendis la perche fut, je crois, André Laurendeau. Il a dit lui-même, dans sa brochurette Nos maîtres de l’heure, le vif intérêt qu’il avait pris à l’histoire. Pendant deux ans, avec sa fiancée, Mlle Ghislaine Perrault, et quelques autres couples de « Jeune-Canada », il avait suivi mes cours à la Faculté des lettres (rue Saint-Denis). L’histoire l’avait conquis. Je lui proposai ma succession. C’était, je crois, vers 1934. Il accueillit mon offre par un sourire. Le jeune étudiant, très intelligent et déjà fort cultivé, me paraissait peut-être d’esprit subtil, même trop subtil. L’austère discipline historique, me disais-je, aura tôt fait de corriger ce penchant. La subtilité, au surplus, peut servir à quelque chose dans l’élucidation des problèmes complexes de la science historique. Le style de l’écrivain d’histoire ne souffre guère le raffinement. Mais il n’est pas si mal que le raffinement soit dans l’esprit et conduise à l’art des nuances. André Laurendeau, alors de santé frêle, mis au courant des terribles exigences du métier d’historien, exigences qui, en mon cas, m’avaient fortement accablé, me déclare net un jour : « L’histoire m’a séduit ; le métier est beau ; il serait, je le sens, trop dur pour ma santé. » André allait, du reste, au lendemain de son mariage, partir pour Paris, y étudier les sciences sociales et politiques.

Trois ou quatre ans plus tard, je me retourne vers un autre de mes étudiants : Jacques Le Duc. D’après une de ses lettres, ce serait en septembre 1936 que je l’aurais rencontré, tout à fait par hasard. Il m’arrive alors assez souvent, d’aller faire ma promenade du dimanche du côté du chemin Sainte-Catherine et d’arrêter, en passant, à l’église Saint-Viateur d’Outremont. Un de ces dimanches, vers les quatre ou cinq heures du soir, je rencontre, sur le perron de l’église, à peu près désert, un beau et grand jeune homme, d’allure et de figure ouvertes. Me connaît-il ? Il vient à moi. Nous causons. Il sort du noviciat des Dominicains où il n’a pu s’acclimater. Il ne sait encore que faire de sa vie. Je lui dis : « Pourquoi ne pas tenter un essai à notre Faculté des lettres ? » Ma proposition lui sourit. Étudiant régulier, il suit tous les cours de la Faculté, y compris ceux d’histoire du Canada. Après un an, il semble qu’il soit gagné à l’Histoire. Dès le 14 mai 1937 il m’écrit : « Vous vous proposiez… de me prêter quelques-uns de vos manuels de méthodologie… Il ne dépendra pas de moi que nous ne puissions réaliser mes projets d’initiation historique… Dans l’espoir que tout s’arrangera le plus tôt possible, je demeure toujours à votre disposition ; et plus que jamais je songe à l’Histoire du Canada. » Trois mois plus tard, une autre lettre aussi encourageante : « Tranquillement, je lis vos bouquins de méthodologie. De plus en plus, ils m’intéressent et me découvrent des richesses insoupçonnées. Je puis donc le dire carrément aujourd’hui : L’Histoire m’attire, comme une vocation véritable. » Pourtant, en mai 1938, je le sens inquiet. Il m’écrit, pour cette fois : « Plus j’approche de la fin — vous savez que tous mes examens seront une affaire bâclée le 14 mai — plus je m’inquiète de l’avenir… Je ne connais donc aucunement mon avenir, ni lointain, ni prochain… » Il souhaiterait une bourse d’études en Europe ; sur ce point, peu de nouvelles du gouvernement de Québec, peu du gouvernement français. À ce moment il paraît hésitant. Choisira-t-il l’histoire ou la littérature ? À l’Université, ceux qui ont remarqué son talent le voudraient pousser vers l’École normale supérieure de Paris. Il serait le premier Canadien français à s’en faire ouvrir les portes. Un jour, ce jeune homme bouillant d’activité me tient ce propos : « L’Histoire m’attire ; mais parfois j’ai peur de la vie de bénédictin qu’est la vôtre. Je me sens né plutôt pour l’action extérieure, de plein air, et la littérature, je le pense, m’ouvre un plus vaste champ. » À la revue « Bleu et Or » des étudiants de l’Université, il a fait jouer une petite comédie en deux ou trois actes, intitulée, autant que je me souviens : La Famille moderne. Histoire d’une famille campagnarde transportée d’un bloc dans Montréal et que la grand-ville désagrège affreusement. Comédie d’une criante vérité, comique et tragique, et fort bien charpentée. À sa demande expresse, j’ai voulu assister à l’une des représentations. Édouard Montpetit disait à la sortie : « Un vrai petit chef-d’œuvre ! » Pourtant, en ce même printemps de 1938, il accepte de prononcer à la radio, à Ottawa, une causerie sur le sujet suivant : « M. Groulx et son œuvre ». Il vient chercher chez moi quelques détails biographiques ; il se plonge dans mes ouvrages. Et le voilà regagné à l’Histoire, ainsi que me le prouve cet extrait d’une lettre du 4 juillet 1938 : « Vous avez lu ma petite causerie. Vous n’en semblez pas trop mécontent… Pour ma part je ne suis pas satisfait tant de mon texte que des lumières dont il m’a ébloui, lumières sur votre œuvre, et lumière peut-être, sur ma vocation. Franchement, cette brève incursion parmi les documents m’a donné le goût des véritables recherches historiques. Au lieu de cette espèce d’odeur moisie, funèbre, dont je redoutais les effluves léthargiques, on rencontre de la vie, dans les archives, de la vie, de l’action, de l’humain. »

Il partirait pour l’École normale supérieure de Paris. Il s’y abîmerait de travail. Au cours de ses vacances de Pâques, il entreprendrait son petit tour de France à bicyclette ; il s’y fatiguera le cœur. À l’automne, on le ramènera au Canada, épuisé, brûlé. Ce sera, après quelques semaines, hélas, la mort de ce jeune homme qui emportera avec lui, de si hautes espérances.

Sur ce, Mgr Georges Gauthier me propose un troisième candidat, l’abbé Wilfrid Morin, récemment de retour de Paris et qui vient d’y publier Nos droits à l’indépendance politique, thèse de doctorat ès lettres. Mgr Gauthier me dit : « L’abbé Morin a étudié cinq ans là-bas. Il doit y avoir appris à travailler. Il prépare un ouvrage sur Maisonneuve. Voulez-vous le guider dans ce travail ? À la fin de l’année, si vous le jugez apte à prendre votre succession, je m’en rapporterai à votre jugement. En attendant, je vais m’efforcer de lui trouver un emploi temporaire. » À quelques jours de là, l’abbé Morin m’apprend sa nomination de professeur d’histoire du Canada au Petit Séminaire de Montréal. Il me paraît décontenancé. Cette nomination l’humilie. Il la refuse. Il va de soi que je ne pouvais le mettre au courant des propos de Mgr Gauthier. Je ne pouvais lui avouer que j’étais chargé de le surveiller. Je m’efforce pourtant de remonter ce M. Morin. Je lui dis : « C’est un pied dans l’étrier ; vous aurez plus de temps pour la préparation de votre Maisonneuve… » Inutiles propos. J’ai beau lui offrir mes services en ces travaux, jamais plus je n’entendrai parler de l’abbé Morin. Il devait trouver la mort dans un terrible accident de voiture où succomberait Louis Francœur. À la fin de l’année universitaire, je fis mon rapport à Mgr Gauthier sur l’abbé dont je n’avais eu aucune nouvelle. Monseigneur se contenta de dire : « Le maladroit ! » Alors je présentai à Monseigneur mon quatrième candidat : Guy Frégault. « Très bien, me répondit l’Evêque ; occupez-vous de celui-là. » Je connais le jeune homme depuis 1937 ; en ce temps-là encore collégien, je crois, il rêve, avec quelques-uns de ses jeunes camarades, d’une « Révolution laurentienne ». Né dans l’est montréalais, d’un milieu pauvre, grand lecteur de Péguy, de Jacques Rivière, du Daniel-Rops des Éléments de notre destin, la lettre qu’il m’écrit en juillet 1937 déborde d’élans généreux, quelque peu naïfs ; mais en même temps j’y retrouve des vues fort précises sur la « Révolution laurentienne » dont s’entretiennent ces jeunes gens à peine sortis de l’adolescence. Je suis frappé de la maturité précoce de leur esprit. Guy Frégault, qui tient la plume, m’a déjà rendu visite. Pour ce coup, en son épître, il veut m’exposer plus clairement ses idées et celles de ses camarades, idées qu’il n’a qu’ébauchées en notre première rencontre. De leur « Révolution personnaliste », ces jeunes collégiens ne parlent que sur le mode grave. Une maladresse insigne serait de ne les point prendre au sérieux. « C’est donc d’un respect absolu de l’homme — de ses réalités les plus humbles comme les plus sublimes — que part la Révolution laurentienne », m’écrit le jeune Frégault. Et encore : « Nous nous battrons jusqu’au bout de nos énergies pour la libération intégrale de l’homme laurentien. Nous nous battrons sur tous les fronts… En un mot nous voulons être d’un peuple libre globalement dans un pays politiquement libre ; mais cela ne nous suffit pas… Nous voulons encore (et surtout), à l’intérieur de ce pays et de cette collectivité libérés en bloc, être personnellement libres. Vivre libres dans un pays libre… On craint que [notre révolution] soit sanglante. On ne l’imagine que mêlée à des scènes d’anthropophagie. Nous, nous croyons qu’une révolution n’est sanglante que si elle est mal préparée. Que si elle éclate dans les faits sans procéder d’une intention et d’une préparation spirituelles. Alors quoi, la chose est simple : préparons-la… Nous croyons que si la préparation spirituelle des Laurentiens est suffisante, leurs institutions révolutionnaires s’instaureront pour ainsi dire d’elles-mêmes. » Guy Frégault ajoutait en terminant sa lettre de neuf longues pages : « Ce ne sont là que les quelques grands linéaments de la Révolution laurentienne. Ce sont les idées dont mes amis et moi nous vivons. Parce que j’ai une absolue confiance en vous, je vous les soumets. Trouverez-vous qu’elles manquent de précision ? » Et mon jeune correspondant avait ajouté en dernière page, sur deux lignes, ces acclamations qui disaient son enthousiasme juvénile :

Vive la vie !
Vive la Révolution de l’Ordre laurentien !

et tout au bas de cette 9e page, ces mots bien détachés de Charles Péguy : « Nous ne voulons pas que nos fils après nous restent commandés éternellement par cette génération de capituleurs. »

C’est là ma première rencontre avec le jeune Frégault. On comprendra que je me sois vivement intéressé à lui. L’année suivante, il entre à l’Université de Montréal pour une préparation de la licence lettres-histoire. Il suit mes cours d’histoire du Canada. Sa réputation s’établit vite d’étudiant intelligent. Ses remarquables succès en littérature induisent Mgr Chartier à le pousser de ce côté-là. Il souhaiterait l’envoyer à l’École normale supérieure de Paris. Pour ma part, je m’efforce de le pousser vers l’histoire. Mais vint la guerre. Impossible de prendre le chemin de Paris. Guy Frégault, d’abord séduit par le projet de Mgr Chartier, m’écrit en juin 1940 : « Quant à votre projet de Loyola, il m’enthousiasme. J’ai toujours eu un goût très vif de l’histoire : je crois que c’est là que je pourrais servir le moins inutilement. Mais il serait véritablement désastreux pour moi, que ce projet s’écroulât par suite de retards. » J’avais dit, en effet, au jeune étudiant : « Si vous optez pour l’Histoire et que je vous obtienne une bourse, vous pourriez aller à Harvard. Mais là, je le crains, vous seriez perdu dans la cohue des étudiants. Or, à mon sens, le métier d’historien est si exigeant, si subtil, qu’il faut l’apprendre sous la direction immédiate d’un maître. Je vous enverrais plutôt au Loyola Institute de Chicago. Là, je vous recommanderais à un véritable maître : le Père Jean Delanglez, s.j. Il vous serait d’un grand profit. » Mais il fallait, avant tout, obtenir une bourse d’étude à mon jeune candidat. Heureusement, mon bon ami et voisin d’en face sur la rue Bloomfield, M. Henri Groulx occupe alors, dans le ministère Godbout, le poste de secrétaire de la province, de qui relève l’attribution de ces bourses. M. Henri Groulx, qui n’est que mon cousin très lointain, tous les Groulx ne descendant que du seul petit émigré de 1665, m’a toujours manifesté la plus généreuse amitié. Tout le temps de mon enseignement à l’Université, il a voulu qu’on m’y conduisît à mes cours et qu’on m’en ramenât en sa magnifique voiture. Je vais donc lui présenter mon candidat. Il me promet de le faire sien. À la réunion du cabinet, M. Godbout pose à son ministre la savoureuse question : « Vous êtes-vous bien enquis de sa famille, de… ? » Le Ministre répond : « C’est mon candidat, et c’est le seul que je recommande. » Guy Frégault peut partir pour Chicago. Il s’y plaît extrêmement. Il m’expose ses travaux, me demande de la documentation. Le Père Delanglez sera son guide, son conseiller, son « adviser », comme tout étudiant là-bas s’en doit choisir un. On propose tout de suite à l’étudiant pour sujet de thèse : « La carrière de Pierre Le Moyne d’Iberville ». Son conseiller l’a conquis : « Le Père Delanglez — à qui j’ai transmis vos hommages — est un type réellement merveilleux : il est à la fois original, violent, savant et très bon pour moi ; il a un sens critique d’une acuité et d’une pénétration singulières ; il donne à ses opinions un tour très abrupt qui me fait apprécier particulièrement la soirée que je passe avec lui chaque semaine… comme vous pouvez le voir, je n’ai rencontré jusqu’ici aucune déception. Je suis de jour en jour plus heureux que vous m’ayez aiguillé vers l’histoire. »

Après deux ans, Guy Frégault revient du Loyola Institute avec un doctorat en histoire et un Pierre Le Moyne d’Iberville qu’il achèvera bientôt. Malheureusement je ne puis encore abandonner l’Université. J’ai besoin de mon traitement pour faire aller ma maison. Au reste, je songe à solliciter une autre bourse pour le jeune docteur en histoire. Je lui dis : « Vous avez appris là-bas votre méthode ; il vous faut maintenant acquérir la science de l’Histoire. Je me propose de vous ménager deux ans de séjour aux Archives de Québec ; aussitôt que la chose me sera possible, je vous passerai mes cours publics d’histoire canadienne. » Mais un grave obstacle se dresse : M. Groulx n’est plus secrétaire de la province. Il a dû partager, en faveur de M. Hector Perrier, une partie de ses fonctions ministérielles. Je n’ai rien à attendre de M. Perrier, libéral à tous crins, ennemi violent de tout ce qui peut sentir le nationalisme. D’autre part, M. Perrier doit quelque reconnaissance à M. Groulx qui lui a cédé une partie de ses fonctions. J’interviens une fois de plus auprès de M. Groulx. Et Guy Frégault peut partir pour les Archives de Québec. Il y ébauchera, si même il n’y achève, son deuxième ouvrage : La Civilisation de la Nouvelle-France. Dans l’intervalle, je lui ai passé mes cours publics. Malheureusement nous ne sommes plus sur la rue Saint-Denis. L’Université de la Montagne est pratiquement inaccessible, surtout le soir. L’auditoire du jeune historien se révèle plutôt maigre. Il laisse tomber ces cours publics. Mais à son retour de Québec, après deux ans, j’obtiens qu’il entre à l’Université en 1943-1944, à titre de chargé de cours d’histoire du Canada. En 1948, Maurice Séguin, l’un de mes étudiants, soutient sa thèse de doctorat en histoire. Pour lui faire une place à la Faculté des lettres, je décide de m’en aller.

Prudent, je ne donne point de démission ; j’autorise tout au plus Guy Frégault à m’obtenir, par l’intermédiaire de la Faculté des lettres, une pension. Il s’agit pour moi de rester en état de vivre, de garder ma maison, près de mes archives et de ma bibliothèque. Mon ferme dessein est bien de continuer mes travaux d’histoire, et en particulier, de mettre au point nombre d’études que, faute de temps, je n’ai pu achever. Après trente-quatre ans d’enseignement, sans rien d’autre qu’un salaire dérisoire, et après 1927, à peine suffisant, l’Université, en honnête institution, me semble-t-il, n’estimera point ma supplique inacceptable. Hélas ! pourquoi a-t-il fallu que mon départ s’accompagnât de beaucoup d’amertume ? Au Conseil de la Faculté des lettres, à l’administration, on s’accroche à toutes sortes d’arguties ; on oublie mes vingt-cinq ans d’harassants cours publics que je n’abandonnai qu’en 1940 ; on nie mes droits ou ma qualité de professeur « à plein temps », pour ne me servir qu’une petite pension risible de $75.00 par mois. Les choses s’embrouillent si bien qu’à la fin, le recteur Mgr Olivier Maurault, et le Chancelier me proposent tout bonnement de reprendre mes cours. Proposition qui me paraît si opportuniste que, de Vaudreuil, le 13 août 1949, j’écris une lettre d’un ton plutôt sec à mon Recteur, brave homme, resté l’un de mes bons amis et qui ne commit jamais que le péché de faiblesse par excès de gentilhommerie.

Cher Monseigneur,

Pardonnez-moi de vous importuner de nouveau avec la question de ma pension. Ce sera la dernière fois.

La solution que vous me proposez vous-même et Mgr le Chancelier : reprendre mon enseignement, est, pour moi, absolument inacceptable. On a déjà pourvu à mon remplacement ; le budget de la Faculté des lettres en serait bouleversé ; au surplus la raison pour laquelle j’ai sollicité un arrangement de retraite par pension, c’est précisément la volonté ferme de ne pas empêcher l’avancement ou la rentrée à l’Université d’un ou deux jeunes. Or je ne pourrais retourner à mon enseignement sans les obliger à battre la semelle à la porte de la Faculté. Je chercherai donc autre chose et ailleurs. Il est un peu pénible, à mon âge, après trente-quatre ans de services, d’en être réduit à cette nécessité. Mais enfin, si, au cours de ma vie, j’ai perdu foi en bien des choses et en bien des hommes, j’ai gardé une foi intacte en la Providence.

Maintenant, voici deux points que j’aimerais préciser. Le premier — pour empêcher toute légende — je n’ai jamais sollicité moi-même de pension, pas plus que je n’ai démissionné. Sachant mon grand désir, depuis deux ans, de ne pas nuire à de plus jeunes, M. Frégault s’est offert à négocier pour moi une pension convenable. Je lui ai écrit une lettre à lui-même où je lui faisais deux observations : la 1ère, qu’après trente-quatre ans de services, j’espérais une pension qui me permît de continuer en paix mon travail ; la 2e, que je sollicitais cette pension, non pas à l’âge réglementaire de 65 ans, mais de 72 ans tout près.

En second lieu, je ne sais sur quelle base ou fondement, ces Messieurs de l’Administration ont distingué mes services à la leçon de mes services à plein temps à l’Université. En réalité, j’ai toujours servi l’Université à plein temps. Depuis 1915, date de mon entrée jusqu’à 1940, j’ai donné presque tout mon temps à l’Université, tout en étant obligé, faute de traitement, de gagner ma vie en dehors d’elle. De 1915 à 1940, et d’abord de 1915 à 1920, alors que la Faculté des lettres avait un public d’auditeurs, mais point d’étudiants en histoire, l’on m’a imposé la corvée de cinq, et même de six conférences publiques d’histoire du Canada, c’est-à-dire la composition, chaque année, d’un volume d’histoire et toutes les recherches d’archives à cet effet. Corvée dont aucun de mes successeurs n’a voulu ni ne voudra. M. Frégault, alors qu’il travaillait aux Archives de Québec s’y est essayé un an, mais n’a pas voulu recommencer. Ensuite, à partir de 1926, alors que pour recueillir ma vieille mère infirme, j’ai pris maison, sur le conseil de Mgr Gauthier, l’Université — après la querelle que vous savez — s’est déterminée à me payer un salaire : $2,400, ce qui n’était pas exorbitant pour tenir maison. En retour, je renonçais à la direction de L’Action française, qui me donnait mes moyens de vie et je m’engageais à donner tout mon temps à l’Université. Je ne sais s’il existe dans vos archives des documents justificatifs de ces faits. Mais un témoin existe : M. Antonio Perrault qui, de sa propre initiative, négocia toute l’affaire avec le recteur du temps et l’Administration. J’ai continué alors à donner des cours, et à faire quand même les conférences publiques d’histoire du Canada, jusqu’en 1940. C’est alors que, pour faire entrer M. Frégault à la Faculté, j’ai proposé à Mgr le Chancelier, qui l’a agréé, de céder mes conférences à mon successeur. Même si l’on veut se montrer exigeant en comptabilité, c’est donc depuis 1926, à tout le moins, que je travaille à plein temps à l’Université. J’ai gardé ce que l’on appelle quelques « activités extérieures ». Je ne crois pas en avoir commis beaucoup plus qu’un certain nombre de mes collègues qui osent croire que certaines « activités » ne nuisent point au rayonnement d’une institution universitaire.

Mais au fait, toute cette exposition de faits ne rime à rien si l’Université a décidé de verser à ses anciens professeurs, quels que soient leurs années de services et l’âge de leur retraite, le tiers, et pas un sou de plus, de leur traitement. La chose ne me surprend pas plus qu’il ne faut de la part d’une institution catholique, étant bien connu que c’est en ces milieux qu’on pratique le plus chichement la justice sociale. Mais j’ose espérer que les jeunes aspirants à l’enseignement universitaire seront mis au courant, afin qu’ils sachent quel sort les attend à la fin de leur vie.

Pardonnez-moi, cher Monseigneur, cette longue lettre que j’espérais faire plus courte. Mon dessein n’était pas de faire à l’Université de Montréal des adieux si longs.

Bien à vous en N.-S.,

Lionel Groulx, ptre

Je citerai encore, en dépit de sa longueur, le mémoire que, sur le conseil de mes amis, j’adressai au Secrétaire de la Faculté des lettres. Il faisait partie avec l’abbé Deniger et le Dr Wilbrod Bonin, du Comité spécial de la Commission d’administration, lequel ne comprenait pas grand-chose à mon histoire de pension. On avait cru calmer toutes mes réclamations en me nommant « professeur émérite » et en donnant mon nom à la chaire d’histoire du Canada.

Outremont, le 10 novembre 1949.

Monsieur Jean Houpert, secrétaire
La Faculté des Lettres,
Université de Montréal.

Monsieur le Secrétaire,

J’ai reçu votre bonne lettre du 24 octobre dernier. C’est un profond merci que j’adresse à la Faculté des Lettres de Montréal pour les honneurs qu’il lui plaît de me conférer. Ces honneurs, je l’écris sans fausse modestie, sont bien au-dessus de mes mérites. Et je prie la Faculté d’accepter l’expression de mon entière gratitude.

Me permettrez-vous de profiter de l’occasion pour rouvrir la question de ma pension et m’exprimer là-dessus en toute franchise ? J’allais précisément vous écrire à ce sujet, lorsque votre lettre m’est arrivée.

Le 3 mars 1949 j’autorisais, par écrit, M. Guy Frégault à négocier, en mon nom, une pension de retraite auprès de la Société d’administration de l’Université de Montréal. Cette façon de procéder avait été indiquée oralement à M. Frégault par M. Maximilien Caron, puis par une lettre de Me Gérard Trudel, en date du 26 mars 1949. Dans sa réponse à M. Trudel, M. Frégault fit valoir, en particulier, deux considérants que je lui avais soumis : je demandais cette pension après trente-quatre ans de services et non pas à l’âge réglementaire de 65 ans, mais à 71 ans passés ; je la demandais, non pour rentrer dans une retraite qui serait l’inaction, mais pour continuer et achever, avec l’aide de Dieu, des travaux d’histoire restés en plan par suite des conditions défavorables où il m’avait fallu travailler. Continuer mes travaux d’histoire, je m’en expliquai à M. Frégault, cela voulait dire : garder les moyens de rester chez moi, près de ma bibliothèque et de mes archives, avec l’aide de mon personnel.

Après avoir pris connaissance de ma pétition, présentée le 29 mars 1949, par M. Frégault, M. Trudel parut se raviser et informa mon négociateur, le 14 avril 1949, que la supplique « devrait être présentée par le Conseil de la Faculté ». J’ignore ce qui s’est passé depuis cette date : la première nouvelle que j’en eus, fut, à la fin de juillet dernier, au lieu du chèque ordinaire de $250.00, un chèque de quelque $75.00 que me fit parvenir l’administration de l’Université et qui devait être effectivement le montant de ma pension. Je ne puis m’empêcher de regretter qu’en toute convenance, ce me semble, l’on ne m’ait soumis, au préalable, aucune proposition ni demandé mon avis sur cette solution. Mis au courant en temps opportun, j’eusse tout simplement repris mon enseignement à l’Université. Ce fut d’ailleurs le parti qu’à la suite de mon immédiate protestation, Monseigneur le Recteur et Son Excellence le chancelier de l’Université me conseillèrent de prendre le 8 août 1949 (lettre de Mgr le Recteur), « jusqu’à ce que, m’écrivait-on, nous trouvions une solution plus favorable ». Il est bien évident, en effet, par ma lettre du 24 octobre 1949 à M. Frégault, que je n’ai jamais, ni oralement ni par écrit, démissionné de ma chaire d’histoire et que mon départ de l’Université se subordonnait au paiement d’une pension convenable. Or, il faut bien s’en rendre compte : non seulement la pension moins que congrue qu’on me paie, ne me permet pas de rester chez moi et de continuer mes travaux ; au coût actuel de logement et de pension que chacun connaît, je pourrais à peine me réfugier dans un hospice.

Après une enquête menée de sa propre initiative, par un avocat de mes amis, auprès de la Société d’Administration de l’Université, voici ce dont il m’informe : ladite Société « n’a adopté aucune résolution spéciale relativement à votre mise à la retraite et à votre pension. Cette Société s’est bornée à adopter le budget qui lui a été soumis, budget venant de la Faculté des lettres et comportant la mention suivante, pour l’année 1949-1950 : “Pension à M. le Chanoine Lionel Groulx, $945.00”. — » De son côté Mgr Maurault m’écrivait, le 8 août dernier : « On me dit que les calculs ne pourront porter que sur les années où vous avez été professeur plein-temps à l’Université et non pas sur celles où l’on vous payait à la leçon. Ce sont ces calculs, — à l’avenir, appliqués à tous les cas, — qui ont produit la somme que vous savez. »

Je vous le confesse : j’ai lieu de m’étonner de ces calculs. Qui a renseigné la Société d’administration ou le « Comité spécial » ? Je veux bien croire qu’on l’a fait en toute bonne foi. La vérité stricte n’en reste pas moins que jamais je n’ai été payé à la leçon à l’Université de Montréal. On voudra bien noter tout d’abord que, depuis 1926, soit depuis vingt-trois ans — date où, pour recueillir ma vieille mère infirme et sur le conseil de Son Excellence Mgr Georges Gauthier, recteur alors de l’Université, — j’ai décidé de tenir maison, l’Université m’a accordé un salaire global de $2,400, puis de $2,600, et qui, depuis deux ans, sans que je l’eusse sollicité, avait été porté à $3,000. D’autre part, dans les années antérieures, soit de 1915 à 1920, pour un enseignement que je définirai tout à l’heure, je n’ai reçu qu’un salaire nominal, soit $50, la première année, pour la raison que le budget de l’Université ne disposait d’aucun crédit pour l’enseignement de l’histoire. Il n’existait de crédit que pour la chaire de littérature dont au surplus les Messieurs de Saint-Sulpice faisaient les frais. Pour maintenir la chaire d’histoire canadienne, fondée de par l’initiative de Mgr Paul Bruchési, Mgr Dauth, le recteur du temps, m’envoya gagner ma vie à l’École des Hautes Études commerciales de Montréal où l’on me surchargea d’un triple enseignement : Histoire du Canada, Histoire universelle, Histoire du commerce. En 1920, avec la réorganisation de l’Université, la Faculté des Lettres, réorganisée elle-même, me confia des cours fermés, pour lesquels elle m’attribua un traitement qui n’a jamais dépassé, autant que je me souviens, $300. par année. Mais je fais observer qu’en même temps, et depuis 1915, date où j’occupai la chaire d’Histoire du Canada, on m’imposait, chaque année, cinq à six conférences publiques d’histoire du Canada, c’est-à-dire que, tout en m’obligeant à travailler principalement pour

l’Université, je manquais des moyens de m’acquitter convenablement de ma tâche.

Et c’est ici, je le crains, que confusion a été faite entre Leçons et conférences publiques : ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Les gens du métier vous diront qu’on peut trouver des professeurs qui s’engageront à faire 50 à 60 cours d’histoire, mais qu’on n’en trouverait guère pour accepter de faire cinq à six conférences publiques d’histoire par année. Préparer aux archives, puis écrire ces cinq ou six conférences, cela veut dire préparer et écrire par an un volume d’histoire d’environ 300 pages. Corvée harassante, à laquelle je me suis pourtant prêté pendant vingt-six ans, de 1915 à 1941, tout en gardant, à partir de 1920, mes cours fermés, et sans recevoir avant 1926, soit pendant onze ans, qu’on veuille bien le noter, aucun salaire pour ces conférences. Il serait donc inouï que l’administration de l’Université qui, pendant ces onze ans, ne m’a pratiquement rien versé pour une corvée exceptionnelle, fît maintenant entrer en ligne de compte ces années de services impayés pour diminuer la moyenne de ma pension.

Certes, je ne me fais pas illusion sur la valeur de cette littérature historique. Elle ne pouvait valoir davantage dans les conditions défavorables où l’on m’a contraint de travailler. Me permettra-t-on de faire remarquer toutefois que j’ai publié huit volumes de ces conférences publiques, et que, à la demande expresse du doyen de la Faculté, l’un de ces volumes, L’Enseignement français au Canada, m’a servi de soutenance pour un doctorat ès lettres ? Je ne crois pas, à tout prendre, et en dépit de tout, que mon enseignement ait nui au prestige de l’Université de Montréal, si j’en juge par l’appréciation qu’en faisait, il y a peu d’années, Mgr le recteur actuel, lorsque l’Université, de son propre et unique mouvement — on le sait — me décernait un diplôme de doctorat en droit honoris causa. C’est, pour le même enseignement, donné pendant deux ans chez elle, que l’Université d’Ottawa me décernait, en 1934, le même doctorat en droit. Et c’est un peu pour le même enseignement, sans doute, que l’Université Laval m’accordait, en 1937, le titre de docteur ès lettres honoris causa. Me permettra-t-on encore d’ajouter que l’ancien professeur d’histoire du Canada compte parmi les trois ou quatre professeurs de l’Université de Montréal que l’Institut scientifique franco-canadien envoya donner des cours en Sorbonne et que ces cours, de par l’initiative de France-Amérique — et sans que j’y fusse pour rien — ont été publiés à Paris, chez Delagrave ? Ajouterai-je enfin que, pour l’un de ces volumes, la Société historique de Montréal m’accordait sa médaille Vermeille, et que, l’an dernier, la Société Royale du Canada me décernait, pour l’ensemble de mon œuvre d’histoire, sa médaille Tyrrell ? Pour le reste, je renvoie au témoignage bienveillant que M. Guy Frégault voulait bien me rendre dans sa lettre du 29 mars 1949 à M. Gérard Trudel.

Ce n’est qu’avec infiniment de répugnance, on est prié de le croire, que je décline tous ces pauvres titres. Je ne le fais que pour obéir à ceux qui me guident en cette affaire. Et que ceux-là qui me contraignent à cette pénible nécessité, en portent la responsabilité.

Je réclame donc une pension convenable qui me permette de continuer en paix des travaux d’histoire restés en plan par la faute des conditions de travail qui furent les miennes. Je demande cette pension, non comme une faveur, mais comme un dû en toute justice, ce me semble, après trente-quatre ans de service. Je demande le traitement que toute institution, qui a quelque souci de la justice sociale, accorde généralement à ses vieux employés.

Je prie en conséquence le Conseil de la Faculté des Lettres, ou de vouloir bien inclure cette pension dans son budget, ou de présenter ma supplique aux administrateurs du fonds de pension de l’Université de Montréal qui, eux, me dit-on, seraient disposés à me faire justice. Et comme ce système de pension pourrait être établi dès janvier 1950, je prierais encore le Conseil de la Faculté des Lettres de prendre une décision, le plus tôt possible.

Veuillez croire, Monsieur le Secrétaire, que j’ai écrit ce mémoire sans la moindre acrimonie. Il va de soi que je tiens à quitter l’Université et la Faculté des Lettres en toute paix et cordialité.

Lionel Groulx, ptre

261, avenue Bloomfield,
Outremont (8), P.Q.

P.S. — Je vous fais savoir, en toute loyauté, que copie de ce mémoire a été adressée à Son Excellence le Chancelier, à Mgr le Recteur et à M. Antonio Perrault, avocat.

L. G.

De guerre lasse et plutôt que de m’escrimer plus longtemps avec les petits avocats et les ronds-de-cuir de l’administration, j’ai recours, une fois de plus, à mon ami Antonio Perrault. Son prestige de grand avocat impressionnerait, j’en étais certain, les bonzes récalcitrants de la Montagne. Perrault se met en campagne avec toute la ferveur de son amitié ; il voit le Chancelier, les gouverneurs de l’Université. Il emporte le morceau. On me consent une pension de $2,000. par année. Dans l’intervalle, pour m’amadouer un peu, sans doute, je l’ai écrit plus haut, le Conseil de la Faculté des lettres m’avait décerné le titre de « professeur émérite » de la Faculté, et avait donné mon nom à la chaire d’histoire du Canada. Le 6 décembre 1949, le recteur, Mgr Olivier Maurault, toujours gentilhomme, s’emploie à me faire oublier ces derniers désagréments. Il m’écrit :

Cher monsieur le Chanoine,

Je vous souhaite une bonne, heureuse et sainte année 1950.

Celle qui s’achève aura été bien mêlée de joies et de peines, au moins pour moi. Votre démission en particulier m’a été pénible.

Je ne vois jamais, d’une âme égale, partir de la maison des hommes qui s’y sont dévoués de longues années et qui en ont fait l’honneur. Quelle qu’ait été l’attitude de l’Administration à un certain moment, vous ne pouvez ignorer que l’Université — ce qui s’appelle l’Université — vous portait la plus haute estime et s’afflige profondément de la lourde perte qu’elle fait en vous perdant. Vous étiez — permettez-moi cette expression — une de nos vedettes, et je ne me faisais pas faute de le dire, lorsque j’avais l’occasion de parler de l’Université en dehors de Montréal. Vous avez fondé et illustré votre chaire d’Histoire du Canada. Personne ne vous contestera ce mérite. De plus, vous avez voulu pourvoir à votre succession, donnant ainsi un exemple salutaire à notre communauté universitaire.

Pour ce dernier service, comme pour ceux que vous nous avez prodigués depuis de si longues années, je vous prie d’agréer l’expression de ma fraternelle gratitude et de celle de toute l’Université.

Malgré les griefs que vous pouvez avoir contre certains membres de l’Université, qui n’ont pas toujours compris la portée de votre œuvre, j’espère que vous ne garderez pas un trop mauvais souvenir de l’Institution que vous venez de quitter.

Se souviendra-t-on que votre désistement a été un geste de générosité envers les jeunes ?

Encore une fois merci !

Le Recteur
Olivier Maurault, p.s.s., P.D.

Mes cours d’histoire à la radio

Ma réponse à Mgr Maurault (13 décembre 1949) lui confiait, entre autres choses : « Il m’eût été plus agréable, à coup sûr, de quitter l’Université avec d’autres sentiments que ceux dont je ne puis me défendre. Mais la vie m’a quelque peu habitué à la contradiction. Et la Providence qui ne m’a jamais manqué est en train, je crois, de me faire des conditions de vie qui me dispenseront, au moins pour un temps, et partiellement, d’aller quémander à la porte que vous savez. » Un soir que je causais, en toute intimité, chez le notaire Athanase Fréchette, presque mon voisin, l’on en vint à parler de l’emploi possible ou probable de ma vie nouvelle. Est-ce lui ? Est-ce moi qui pensai à une centaine de cours d’histoire du Canada à la radio ? Dans Le Devoir du 18 novembre 1949, M. Héroux, ce promoteur de tant d’œuvres, — a-t-il pris langue auprès de quelqu’un ? il semble bien — lance, à son tour, l’idée de ces cours et l’appuie fortement. Le projet me tente beaucoup. J’y vois le moyen de présenter au public une synthèse de tout mon enseignement à l’Université : cours publics et cours fermés. Le notaire Fréchette s’entremet auprès de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. D’emblée, elle accepte de patronner cet enseignement au grand public de la radio et elle entreprend des démarches auprès de Radio-Canada. Celle-ci, où règne M. Marcel Ouimet, éprouve une peur bleue de ces cours. L’historien, pour lui, sentait le « fagot » : c’était, disait-on dans les milieux officiels, un criminel séparatiste et un anglophobe. Ces cours peuvent-ils ne pas heurter violemment l’opinion officielle, l’opinion anglo-canadienne ? Elle refuse net de les émettre. La Saint-Jean-Baptiste se tourne vers le poste CKAC qui accepte. Émise par ce poste, la diffusion des cours courait le risque d’en être fort réduite. Qu’à cela ne tienne. Pressée par nombre de postes régionaux, la Saint-Jean-Baptiste fait enregistrer mes cours sur dix-sept disques. Et voilà ces leçons portées sur les ondes, non seulement dans toutes les parties de la province, mais dans les postes français du Nouveau-Brunswick, de l’Ontario et même ceux de l’Ouest canadien, à Saint-Boniface, à Edmonton (Alberta). D’ailleurs l’entreprise obtient bonne presse. Ces cours, pense-t-on, vont combler un vide dans les esprits. Et d’aucuns ne sont pas fâchés de faire une « nique » à Radio-Canada. Je donne mon premier cours, cours d’un quart d’heure, le 4 décembre 1949. Et les cent, au rythme d’un par semaine, ne s’achèveront qu’après deux ans tout proche. Sans l’avoir précisément voulu, j’aurai écrit une véritable synthèse de toute l’histoire du Canada français « depuis sa découverte jusqu’à nos jours » : la première et la seule écrite depuis Garneau. On veut bien me rendre cette justice que j’ai donné à la radio plus que de la vulgarisation. En somme, c’est ramassé, synthétisé, tout le résultat de mes recherches et de mon enseignement depuis quarante ans, qui y a passé. On peut lire, dans Le Devoir (22 avril 1950), ce bloc-notes :

Des personnes qui n’ont pu suivre les cours d’histoire nous demandent s’il s’agit de vulgarisation pure et simple, ou de « l’histoire définitive » du chanoine Groulx. Celui-ci protesterait assurément contre l’idée d’une histoire qui pourrait s’appeler définitive. Chose certaine, il faut écarter l’idée d’une simple vulgarisation. M. Groulx entendait conclure son œuvre historique par une synthèse générale de l’histoire du Canada français — tentative analogue à celle de Jacques Bainville pour l’Histoire de France ou d’André Maurois pour l’Histoire d’Angleterre. C’est cette histoire qu’il coule dans le moule de la leçon radiophonique. Il suffit, du reste, d’en avoir écouté une pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’un quelconque manuel ou d’un aimable résumé à l’usage des écoliers. Le Chanoine Groulx s’adresse à l’homme cultivé, à celui qui possède au moins quelques rudiments d’histoire, à l’étudiant, aux plus âgés des collégiens. Les quatre séries terminées, nous serons en présence d’une synthèse de toute notre histoire : première entreprise du genre depuis Garneau.

On ne sera pas lent à me demander la publication de ces cours en volume. Le 25 avril 1950, Le Devoir annonce que le premier tome de ces cours — il y en aura quatre tomes — paraîtra au début de mai aux Éditions de l’Action nationale. L’Action catholique donnera aussi la nouvelle. Le 11 mai 1950, dans une réunion d’intimes, je présente ce premier tome à la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal qui a fait les frais de ces cours à la radio. On ne m’en voudra point de reproduire ici le petit discours de remerciements que je prononçai ce jour-là. Il explique et l’origine et le caractère de l’ouvrage :

Monsieur le président,

Mes chers amis,

C’est une bien grande manifestation pour un bien petit objet.

Mais je me rappelle que nous sommes d’un peuple qui réserve aux nouveau-nés, quels qu’ils soient, petits ou grands, laids ou beaux, le même et chaleureux accueil.

De ce nouveau-né, du reste, vous êtes encore plus responsables que votre humble serviteur. Le premier responsable, c’est d’abord la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal à qui je suis heureux de le dédier. C’est elle qui a eu l’idée de ces cours à la radio, et c’est elle qui en a fait généreusement tous les frais. Elle a même appris en son aventure que si les ondes ne sont pourtant point difficiles, il y a des auteurs qu’elles acceptent difficilement de porter.

Je dois, en second lieu, ce livre à l’Action nationale, qui, avant même qu’il fût né, et avant de s’assurer s’il ne serait pas infirme, borgne, boiteux ou mort-né, a accepté le risque de le pousser dans la vie, même s’il arrive au monde, ainsi qu’il apparaît à la couverture, sous le signe du bleu et du noir, symbole de l’espoir et de la résignation.

Je le dois, en troisième lieu, à tant d’amis qui m’ont aidé dans ma carrière d’historien, qui ont même raffermi ma chaire d’histoire lorsque des orages accourus, comme dans la fable, « du bout de l’horizon », tentaient de l’ébranler et qui, encore en ces tout derniers temps, m’ont assuré les moyens de continuer mes travaux. De mon cordial merci puissent tous les amis généreux apprendre et retenir que les historiens, ces farouches distributeurs de justice, restent quand même capables de la plus chaude gratitude.

Et qui est-il ce nouveau-né, le 22ème d’une famille tout à fait canadienne ? Depuis trente ans au delà, que je le porte, celui-là, en mon cerveau, depuis tant d’années que je remue les faits et les idées qui en font le corps et l’âme, ne me demandez pas si cet enfant a encore le don de m’impressionner, tant je me persuade qu’il me ressemble.

Tout ce que je sais et puis dire, et je m’en explique dans mon Avertissement, c’est qu’il n’est pas le grand fils ou le grand ouvrage qu’en ma jeunesse j’avais témérairement rêvé. Il n’est point, non plus, un simple ouvrage de vulgarisation, si l’on entend par là une substance historique mise à la portée de tout le monde, ou un livre bâti avec des matériaux de démolition ou avec les matériaux des autres. Il ne vaut que ce qu’il vaut ; mais même sans indication de sources ou références, et sans rien de l’appareil scientifique, je puis assurer qu’il est fait de matériaux neufs et uniquement de pièces d’archives. Je dois avouer, en effet, que je n’ai guère lu mes prédécesseurs, non, certes, par dédain ou mépris de ces méritants ouvriers, mais par souci de ne me laisser imposer ni leur façon de présenter ou d’interpréter les faits.

En résumé, et je l’ai déjà dit, c’est tout au plus, sur papier bleu, les lignes blanches de l’édifice qu’il arrive à tant d’hommes de ne pas bâtir. C’est un simple effort de synthèse historique, un essai d’explication de notre passé. Je souhaiterais toutefois qu’en cette image de lui-même que je suis allé chercher aux Archives, un petit peuple qui est le mien eût la joie de se reconnaître.

Les trois autres volumes suivront à un rythme assez rapide. En octobre 1951, l’on annonce le deuxième. Le 6 novembre 1952 un vin d’honneur est servi, au Cercle universitaire de Montréal, par la Ligue d’Action nationale, à l’occasion de la parution du troisième volume. Le 26 novembre, c’est le tour du quatrième volume. En deux ans et demi la synthèse a paru. À mesure que mes cours passent à la radio, cours que je ne donne jamais en entier dans les treize minutes qui me sont allouées, je n’ai qu’à revoir mes textes et à les expédier à mes éditeurs. La presse, il faut le dire, se montre on ne peut plus bienveillante. On croit posséder enfin une histoire du Canada, incomplète, imparfaite, sans doute, mais fruit de longues années de travail et qui apporte des vues originales sur maints aspects. L’auteur ne se fait point illusion sur la valeur de cette synthèse. Lorsque la maison Fides réduira les quatre petits aux deux grands volumes de sa collection Fleur de Lys, je le dirai en toute et franche sincérité : « La seule valeur de cette synthèse est qu’il n’en existe point d’autre et qu’il n’y en aura pas d’autre d’ici longtemps. » Je m’en étais expliqué, de façon plus expresse, dès l’Avertissement placé en tête de mon premier volume :

Ce livre n’est pas l’ouvrage que j’avais rêvé d’écrire. Jeune, manquant de métier et d’expérience, j’avais conçu le projet d’une Histoire du Canada en dix à quinze volumes. Et je me jetai à corps perdu dans la vaste exploration. Je m’aperçus tôt, en cours de route, que l’entreprise dépassait les forces d’un seul homme, surtout dans les conditions défavorables où il me fallait accomplir mon travail.

Je me rabattis sur un projet d’histoire synthétique en un ou deux volumes, à la manière des Grandes Études historiques d’Arthème Fayard. J’y dessinerais les lignes maîtresses, la toile de fond de l’histoire canadienne. On y verrait comment, à travers les documents, elle m’était apparue, selon quelle logique interne elle avait pris telle ou telle allure, subi ses principales courbes ou évolutions.

J’avais commencé ce travail lorsqu’on me proposa ce cours d’histoire à la radio en quatre-vingt-dix à cent leçons…

Ce livre est donc loin de l’œuvre rêvée. On y trouvera, sur papier bleu, les lignes blanches de l’édifice qu’il arrive à tant d’hommes de ne pas bâtir. Je me flatte toutefois que ces lignes blanches indiqueront les chemins souvent rudes et fléchis par où a cheminé, pendant trois siècles, une ancienne colonie de la France. Peut-être aussi y découvrira-t-on l’originalité attachante d’un petit peuple qui, par son aventure historique, et par l’âme et le visage que lui ont faits sa culture et sa foi, ressemble à peu d’autres dans les Amériques.

J’ai quand même conscience et satisfaction d’avoir achevé quelque chose. La part de l’inachevé dans ma vie m’a toujours impressionné. Il y eut de l’inachevé dans mes études de collégien. Je portais, ce me semble, à vingt ans, un bagage intellectuel fort léger. Il y eut de l’inachevé dans ma formation sacerdotale, quelque huit mois à peine de Grand Séminaire, à peu près sans maître en théologie à Valleyfield. Encore de l’inachevé dans mes études en Europe alors que la maladie m’empêcha de continuer mes études à Fribourg. Toujours de l’inachevé à Valleyfield où de sourdes hostilités brisèrent mon rêve de prêtre-éducateur. De l’inachevé aussi à Montréal. La publication de chacun de mes ouvrages d’histoire me laissait invariablement le remords d’avoir publié trop tôt, d’être resté trop en deçà de la vérité historique. Enfin, avec ma petite synthèse, la joie m’assaillit d’avoir tout de même donné la substance de quarante ans de recherches et de réflexions sur le passé de mon pays.

À l’occasion du « Prix Duvernay »

La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, toujours généreuse, n’en décide pas moins de me décerner son « Prix Duvernay », prix d’action intellectuelle accordé chaque année à l’œuvre la plus méritante ou la plus serviable à la collectivité canadienne-française. La remise du prix ne s’accompagne point, à cette époque, de l’éclat dont elle se pare aujourd’hui. La cérémonie a lieu dans le salon de la Société en présence d’une cinquantaine d’invités. Reproduirai-je cette fois encore mon petit discours ? Il a valeur, ce me semble, de document historique sur les misères d’un historien à l’époque où j’ai vécu :

Le 10 décembre 1952
À L’OCCASION DU PRIX DUVERNAY

À la veille de mes soixante-quinze ans, j’aurai signé l’acte de naissance de mon 25e enfant. Les malins parleront, sans doute, de fécondité sénile et ce n’est pas votre humble serviteur qui leur donnera tort. Une circonstance atténuante apaise toutefois ma conscience ou mes scrupules, et c’est, oserai-je dire, en cette « prolificité intellectuelle », la complicité d’une grande dame, elle-même depuis déjà assez longtemps bellement centenaire. En avril 1950, j’écrivais à la première page du 1er volume de cette Histoire du Canada français, cette dédicace :

À la Société Saint-Jean Baptiste
de Montréal
qui a eu l’idée de ce cours d’Histoire
à la radio et qui en a fait généreusement
tous les frais.

Aux dernières pages du 4e volume du même ouvrage, j’ai encore écrit : « … cette synthèse de l’histoire du Canada français, je n’avais pas songé à l’écrire, du moins telle qu’en ces quatre volumes on l’aura pu lire. Elle est le fruit de circonstances fortuites. Un mécène, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, a sollicité cette œuvre et l’a rendue possible. » Je viens de vous dénoncer mon illustre complice, et naturellement la plus coupable des deux.

Elle a voulu, ce soir, doubler son mécénat en m’offrant sa plus grande récompense : le prix Duvemay. Je sais la compétence de son jury. Je sais aussi que la très noble et très vénérable baronne Du Vernay marche sans béquilles et lit sans lunettes. Et certes, mon intention n’est pas de la féliciter de voir encore si clair à son âge et jusqu’à savoir choisir entre tant d’œuvres ; mais il me sera bien permis de lui adresser mon plus cordial merci pour son extrême et magnifique indulgence.

* * *

On a souhaité qu’en cette circonstance je vous entretienne quelque peu de certains aspects de ma vie d’historien. On connaît l’œuvre, m’a-t-on dit ; parlez-nous plutôt de l’auteur, de quelques-uns au moins de ses rapports avec son œuvre d’histoire, parlez-nous des circonstances qui l’ont dirigé de ce côté. Que vous dirai-je, que je ne vous aie déjà dit et qui ne risque, par conséquent, d’être doublement banal ? C’est d’ailleurs m’obliger à vous parler du moi, haïssable pour tout le monde, mais qui l’est doublement pour les gens de mon métier. Ceux qui m’ont fait l’honneur de me lire, l’auront peut-être remarqué : j’interviens le moins possible avec le je ou le nous dans mes exposés ou explications historiques. Je ne dis jamais par exemple : notre histoire, notre pays, notre province, notre peuple, nos gens, notre race. Je dis l’histoire du Canada français, le Canada, la province de Québec, le peuple canadien-français, la race canadienne-française. Sans me dépouiller de toute sympathie pour mon sujet, estimant impossibilité psychologique l’absolue impassibilité, j’ai tenu toutefois, par tendance ou du moins par aspiration à la plus stricte objectivité, à m’efforcer d’écrire l’histoire des miens, comme le ferait un homme de l’extérieur qui refuserait de s’engager subjectivement.

* * *

Mes premiers rapports ou contacts avec l’histoire du Canada, à titre de professeur ou d’écrivain d’histoire, remontent assez haut, à dix ans à tout le moins avant ma venue à l’Université Laval de Montréal. Quels motifs m’ont fait entreprendre, le 18 septembre 1905, pour mes rhétoriciens de Valleyfield, la rédaction d’un manuel d’Histoire du Canada que je devais terminer l’année suivante ? Pour quels motifs également, ai-je sollicité le privilège d’ajouter l’enseignement de l’Histoire du Canada, à raison de deux cours par semaine, à ma besogne déjà assez chargée de professeur de latin et de littérature, puis de directeur d’Académie, d’impresario et de répétiteur au théâtre collégial ? Pour quelles raisons ?… J’avoue que je n’en sais rien. En sont cause probablement mes mauvais souvenirs de collégien, l’enseignement déficient que j’avais reçu de l’histoire de mon pays, l’absence alors persistante de manuels pour l’enseignement secondaire, trop facilement satisfait des manuels de l’école primaire ; puis, en regard de cette misère, le réveil nationaliste dans la province, l’irruption de Bourassa dans notre vie politique et nationale, la fondation de la Ligue nationaliste et de son vivant journal aux mains d’Olivar Asselin, la fondation aussi en 1903 et 1904, de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française qui, pour bien servir son catholicisme et l’Église, ne se croyait pas obligée de se forger nationalement une âme neutre ; et, sans doute enfin et pour une grande part, la participation très active de la jeunesse de Valleyfield à la jeune ACJC. Autant de souffles qui avaient réussi à passer à travers les fenêtres du Collège, à moins que ce ne fût par le trou des serrures.

De ce manuel, resté heureusement en manuscrit, manuel en 3 cahiers de 160 pages chacun, je ne vous dirai rien, parce que le mieux que j’en puisse dire, c’est de n’en rien dire. Je constate néanmoins qu’à la première page, je faisais à mes rhétoriciens cette recommandation entre autres : « Étudiez votre histoire ni en badaud ni en chauvin. Pas en badaud, c’est-à-dire sans le magnifique détachement qu’y pourrait apporter un Hindou. Ne soyez pas l’Hermagoras de La Bruyère, fort instruit des histoires étrangères et grossièrement ignorant de l’histoire de son pays. Pas en chauvin. » Après cette phrase en exergue empruntée, je crois, à Alphonse Daudet : « En France tout le monde est un peu de Tarascon », j’ajoutais : « Ne nous faisons pas un patriotisme provocateur. Défendons-nous avec une égale surveillance et une égale énergie du pessimisme et de l’optimisme radical. »

Mon deuxième contact avec l’histoire s’établit sept ans plus tard, alors que j’écrivais Une Croisade d’adolescents, qui parut en 1912. Monographie d’une tranche de vie collégiale, histoire d’un mouvement de jeunesse, entreprise d’apostolat catholique et national au Collège de Valleyfield entre les années 1901 et 1906. Puis l’année suivante, soit en 1913, j’écrivais, au jour le jour, pour l’Écho du bazar, petite feuille éphémère publiée et vendue au cours d’un bazar au profit des Sœurs de la Providence de la petite ville où je me trouvais alors, une Petite Histoire de Salaberry de Valleyfield, étude assez superficielle, parue à la Librairie Beauchemin, Montréal, 1913, en une brochure de 31 pages, qui fut publiée, sans doute, à l’instigation de ces chaleureux et imprudents amis qu’on trouve sur son chemin, et pas toujours par hasard, quand on veut s’excuser de publier quelque chose qu’il vaudrait mieux garder dans ses tiroirs.

* * *

Le contact définitif avec l’Histoire s’accomplit en 1915, alors que je quitte Valleyfield pour m’en venir à Montréal. C’est un incident assez connu de mes amis. Je vous en fais grâce. De mon accession à la chaire d’Histoire du Canada, je tiens d’ailleurs responsable, après M. Henri Bourassa, mon petit manuel de Valleyfield qui assurément, en sa parfaite innocence, ne s’en doutait guère. Menus faits, du reste, qu’à propos du rôle de M. Bourassa en cette affaire, je raconte et vous invite à lire dans la livraison de décembre de la Revue d’Histoire de l’Amérique française.

J’aime mieux vous dire les difficultés ou épreuves que devait affronter en 1915, un professeur à qui l’on imposait de relever une chaire tombée en déshérence, dans nos universités françaises, depuis cinquante ans, soit depuis les jours lointains de l’abbé Ferland et qui aurait à opérer cette relève pratiquement sans salaire, professeur au surplus d’une Faculté des Lettres encore inorganique elle-même, sans budget ou qui n’en avait que pour son professeur de littérature d’ailleurs payé par Saint-Sulpice ; professeur d’histoire qui aurait encore à se faire un auditoire pour cours publics, puisqu’il faut bien savoir qu’avant 1920 il n’existait, à notre Faculté des Lettres sur papier, ni cours privés ni étudiants en histoire.

Ce professeur d’une faculté sans budget et sans étudiants aurait donc à opérer un premier miracle : se constituer les deux instruments de travail indispensables pour un historien : une documentation ou des archives, et une bibliothèque. Une documentation ! Pour peu que l’on aborde l’histoire générale du Canada, cela veut dire aller se documenter aux grands dépôts d’Archives : à Ottawa et à Québec, à moins que ce ne soit à Paris, à Londres, ou à Washington, accomplir ce travail sans salaire ou sans fortune personnelle — et de fortune l’on n’en possède guère quand, pendant les quinze ans de sa vie antérieure, l’on a enseigné dans un collège au taux de $40, puis de $100 par année. Je ne me rappelle pas sans un peu d’amusement, qu’à des écoliers tels que Maxime Raymond et Jules Fournier, j’ai enseigné, encore jeune séminariste, le grec, le latin, la littérature, et voire un peu de philosophie à $40 par année. S’il vivait encore, je croirais entendre Jules Fournier me demander, avec son petit rire narquois : « À parler franc, M. l’abbé, est-ce que ça valait davantage ? » Mais il reste qu’à ce salaire à tout le moins minimum, l’apprenti historien que j’étais a dû poursuivre ses recherches, seul, sans les services d’une dactylo, encore moins d’un secrétaire. Jusqu’en 1937, soit pendant vingt-deux ans de ma carrière d’historien, je n’ai pu rapporter d’Ottawa ou d’ailleurs que ce que j’avais le temps de copier ou de résumer à la plume, ou ce que je pouvais obtenir par faveur spéciale des archivistes qui sont quelquefois venus à mon secours. En 1922, je suis allé passer l’année à Paris et à Londres, poursuivre mes recherches. Mais j’y suis allé à mes frais et sans autre moyen de transcription que ceux que je viens de vous indiquer.

Enfin en 1937 — dans l’intervalle, après des incidents assez orageux dont je vous fais encore grâce, l’on m’avait consenti un rajustement de salaire — la Providence m’a fait don d’une secrétaire, aussi diligente à son travail que condescendante à mon caractère, et qui, pour une rétribution toujours inférieure à celle d’une femme de ménage, est restée la fidèle et dévouée compagne de mes travaux.

Malheureusement nous n’en étions pas encore à l’âge du film, âge que nous n’avons connu qu’en ces toutes dernières années. Avec quelle joie cependant nous contemplions et soupesions notre butin, quand après y avoir sacrifié nos vacances de Noël, de Pâques, et six semaines des vacances d’été, nous revenions d’Ottawa avec 1800, 2000, 2500 pages de documents transcrits au dactylo, sans compter les petites fiches ou notes que je continuais de recueillir à la plume. Mais 2,500 pages, qu’était-ce à côté des 15,000 ou 20,000 pages que, dans le même espace de temps, les heureux chercheurs d’aujourd’hui peuvent accumuler ?

Dans le même temps, l’historien de 1915 avait à se pourvoir de ce second instrument de travail que j’ai appelé une bibliothèque. L’histoire a pour source première et principale le document d’archive ou la source manuscrite ; elle ne saurait pour autant négliger la source imprimée. Donc instrument indispensable qu’une bibliothèque à qui n’est pas attaché à une institution en état de l’en fournir. Instrument indispensable qui évite les énormes pertes de temps qu’occasionne une course aux bibliothèques publiques pour la consultation d’ouvrages de fond, ou de spécialistes, parfois même pour la simple vérification d’une date ou d’un prénom. D’autre part, une bibliothèque d’historien doit être assez considérable depuis que se sont notablement élargies les perspectives de l’histoire, et qu’obligé à la reconstruction intégrale du passé, l’historien est presque tenu à une sorte d’érudition encyclopédique. Or, à Montréal, en 1915, il faut bien se rendre à cette triste ou bizarre réalité, qu’un professeur d’histoire à l’Université enseignait dans une université encore sans bibliothèque ou médiocrement équipée, tout au plus, de quelques rayons de livres pour le professeur de droit et le professeur de littérature. Une seule bibliothèque publique s’offrait au chercheur, celle de Saint-Sulpice, qu’Aegidius Fauteux s’efforçait d’équiper de son mieux. Je revois encore, à gauche, dans la salle d’étude, le petit enclos mis à ma disposition et où, descendu du presbytère de Saint-Jean-Baptiste, puis du Mile-End, j’ai passé tant de jours et tant de soirées à excursionner dans l’immense friche de l’histoire canadienne. M. l’abbé Adélard Desrosiers, il me faut aussi lui rendre ce témoignage, me ménageait le plus cordial accueil à la bibliothèque de l’École Normale Jacques-Cartier, fort convenablement pourvue jadis par les abbés Verreau et Dubois.

Entre-temps, avec les modestes ressources que me rapportait mon enseignement à l’École des Hautes Études commerciales, où, selon la mode d’alors, réputé omniscient, j’enseignais l’Histoire du Canada, l’Histoire universelle et l’Histoire du commerce à travers les âges, je m’employais à constituer ma bibliothèque. Travail forcément lent, par la rareté, sur le marché, des vieux Canadiana ou Americana. Il faut guetter, attendre l’occasion. Et aussi parce qu’avec le réveil de la curiosité publique pour l’histoire, une inflation se produisit, une hausse des prix sur cette sorte de marchandises. Toutes circonstances qui permirent à la Librairie Ducharme de s’ouvrir et au bon M. Ducharme de se montrer très condescendant pour le débutant que j’étais. Je me rappelle qu’un jour il consentit à me vendre la précieuse collection Thwaites des Relations des Jésuites, 73 vol., un peu endommagée, il est vrai, par le feu, à un prix de rabais de $300, somme que je lui payai fidèlement à la petite semaine, comme un frigidaire ou une machine à laver.

* * *

Je ne pousse pas plus loin le récit de ces petites misères dont je ne garde nulle amertume et que je ne veux pas, du reste, exagérer. Mon enseignement a pu me valoir quelques oppositions et même quelques inimitiés. Je n’ai jamais pu conquérir, par exemple, la faveur des gouvernants que je confesse d’ailleurs n’avoir que sobrement recherchée. En revanche, que de ferventes amitiés m’ont apporté leur appui, d’un peu partout, à travers le Canada français. Je ne puis pas ne pas tenir compte d’une manifestation telle que celle de ce soir. Je ne puis oublier, non plus, ce geste d’un groupe d’amis qui, tout autant pour assurer la sérénité de mon travail que pour parer à l’embarras où je me trouvais de loger mes paperasses et ma bibliothèque passée à quelque six à sept mille volumes, achetaient pour moi, aux jours de 1939, dans l’aristocratique Outremont, le logis 261 de la rue Bloomfield, sans autre obligation, pour votre humble serviteur, que de prendre la clé et d’y entrer.

Mes compensations je les ai trouvées aussi dans la joie de mon travail et de mon métier. On m’a demandé parfois si j’écrivais facilement l’histoire. Ma secrétaire ne se pose pas pareille question, elle qui n’a pas trop de sa patience pour se débrouiller à travers mes grimoires, mes ratures, mes mots et phrases numérotés, mes crochets, mes lignes en flèche, tombantes, montantes, mes renvois au verso, mes retours au recto, etc., et qui, au dernier moment, doit reprendre au dactylo des pages entières qui paraissaient pourtant bien définitives. Je crois d’ailleurs qu’aucun historien n’écrit facilement l’histoire. Le genre laisse part trop avare à la spontanéité de l’écrivain, à ce que d’autres appellent l’inspiration. La réalité historique est trop complexe, trop difficile à saisir pour que l’historien puisse avancer autrement qu’à tâtons, ou à pas menus, constamment tenu en laisse par une vérité capricieuse et fugace, autant que par la recherche d’une forme insatiable de nuances et de précision. Cependant je crois l’avoir déjà dit, il y a trois moments dans le travail historique, et si le deuxième, l’entre-deux, le moment de la critique et de l’utilisation du document, s’avère extrêmement pénible, en revanche, le premier et troisième s’accompagnent souvent de grandes joies. Moment de la recherche, des fouilles où, dans l’immense et muette nécropole, l’on croit entendre des voix, et, lambeaux par lambeaux, ressaisir une vie. Moment du travail achevé, joie suprême de l’historien où, comme dans la vision d’Ezéchiel, des ossements, semble-t-il, se sont rapprochés, un squelette s’est articulé, s’est recouvert de muscles et de chairs neuves ; un vivant, au souffle de l’homme, s’est dressé sur ses pieds.

Joie aussi peut-être d’avoir fait œuvre qui ne sera pas absolument vaine. Tout au long de son labeur l’historien doit se défendre, sans doute, de préoccupations intéressées ou pragmatistes. Il ne lui appartient pas de travailler pour une fin, ou avec des soucis qui pourraient brouiller son objectivité, infléchir son jugement critique. Mais, son œuvre terminée, faut-il qu’il joue naïvement à l’inconscient et qu’il ignore l’influence de tout livre qu’on lit et surtout le rôle, dans la vie d’un peuple, du magistère de l’histoire ? Je le confesse ingénument, après ces quarante ans tout près de mes durs travaux, je garde l’illusion d’avoir rendu quelques services aux miens. Le Père Richard Arès apercevait l’autre jour notre ligne de vie sous l’aspect « d’une rude et poignante montée vers l’autonomie ». C’est bien ainsi qu’au cours de ces quatre derniers volumes cette histoire m’est apparue, surtout depuis 1760. Vous connaissez le tourment du Sisyphe de la fable condamné à rouler, sur une pente escarpée, un pan de roc qui éternellement retombait sur lui. Plus heureux, ce me semble, que le forçat de la mythologie, le rocher de notre destin, nous l’avons roulé victorieusement, d’étape en étape, jusqu’à un premier faîte. Aujourd’hui, ― c’est l’heure tragique de notre histoire ―, il est là, dans un moment d’arrêt, ou plutôt en oscillation. De quel côté retombera-t-il ? M’est-il interdit d’espérer qu’après avoir aperçu de nouveau la ligne magnifique et montante de son histoire, notre petit peuple trouvera le courage d’empoigner encore à pleines mains l’implacable rocher pour le hisser vers d’autres sommets ?




Notes de l’éditeur
  1. La Fondation Lionel-Groulx se compose actuellement : du Dr Jacques Genest, président, voir la note 3 de ce volume [Note Wikisource — Cette note 3 se lit comme suit : Jacques Genest (1919-), médecin, C.C., LL.D., FACP FRCP (C) FRSC ; résident à l’Hôtel-Dieu de Montréal (1942) ; successivement résident adjoint et chercheur associé à l’Hôpital John Hopkins, É.-U. ; à l’Hôpital Rockefeller et à l’Institut Rockefeller ; professeur à l’Université de Montréal ; directeur de l’Institut de recherches cliniques de Montréal depuis sa fondation (1952) ; directeur (1956), président de la Fondation Lionel-Groulx (1972).] ; — de

    Roger Charbonneau, vice-président (1914-), comptable agréé ; professeur (1941-1948), à temps partiel (1948-1962), directeur adjoint (1959-1962), directeur (1962-1972) à l’École des Hautes Études commerciales ; comptable vérificateur associé dans la firme Charbonneau et Murray (1945-1954) ; copropriétaire, administrateur et trésorier de Radio Nord Inc. et de la Rouyn Noranda Press (1948-1956) ; président de la Chambre de Commerce de Montréal (1964-1965) ; administrateur de plusieurs compagnies ; — de

    Joseph-A. Dionne, secrétaire-trésorier (1896-), B.Sc., I.E. ; a occupé durant 45 ans, plusieurs postes importants dans les services du génie et dans les cadres administratifs de Bell Canada (1916-1961) ; président de La Familiale de Montréal (1960-1966) ; vice-président des Habitations Saint-Sulpice (1964-1966) ; de l’Interprovincial Cooperatives de Winnipeg (1968-1970) ; président général de la Fédération des Magasins CO-OP (1945-1951, 1965-) ; président des Constructions de La Familiale Limitée (1966-) ; de la Caisse populaire d’Outremont (1954-) ; administrateur de l’Institut de protection des intérêts des consommateurs (1972-) ; de l’Association d’investissement du Québec (1966-) ; membre du Conseil canadien de la Consommation, Ottawa (1970-1973) ; aviseur financier de l’Institut d’histoire de l’Amérique française ; — de

    Richard Arès, directeur (1910-), jésuite ; professeur à Saint-Boniface, Man. (1940-1941) ; au Collège Jean-de-Brébeuf, Montréal (1936-1947) ; à l’Université de Montréal (1951-1952) ; membre de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (1953-1956) ; directeur de Relations ; écrivain ; — de

    Rosaire Morin, directeur (1923-), assureur-vie agréé de La Sauvegarde ; président des Jeunesses laurentiennes (1943-1947) ; vice-président des États généraux du Canada français (1966-1969) ; directeur de l’Action nationale, de La Prospérité ; président et directeur général du Conseil d’expansion économique (1969-). Auteur de Réalités et perspectives économiques, L’immigration au Canada, Répertoire de l’ICAF, etc.