Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Courte histoire du Bloc populaire canadien

Fides (p. 117-131).

VII

COURTE HISTOIRE
DU BLOC POPULAIRE CANADIEN

En quelle forme et en quelle mesure raconterai-je l’histoire de ce mouvement politique ? Mon propos est de m’en tenir aux faits dont j’eus connaissance et à ceux-là qui, malgré moi, m’ont mêlé à ce qui, hélas, par la faute des hommes, ne fut qu’une aventure. Triste aventure de tous les mouvements nationalistes, depuis le temps de Louis-Joseph Papineau, et par la faute d’un petit peuple, le plus routinier en politique, incapable d’échapper aux politiciens qui vivent de sa chair et de son sang. Peuple velléitaire qui voudrait bien être sauvé, mais qu’on le sauvât malgré lui.

Cette histoire du Bloc débute, pour moi, à Vaudreuil. Le 1er juillet 1942, une visite impromptue m’arrive, celle de René Chaloult, de Paul Gouin, d’André Laurendeau. J’ai noté la chose dans mon Petit journal des Rapaillages. René Chaloult est d’excellente humeur. Il sort victorieux du procès que lui a intenté le ministre de la Justice, M. Louis-S. Saint-Laurent. Un renard qui vient de berner un lion. Nous causons, nous soupons ensemble dans le solarium. Je fais visiter mon jardin, mes fleurs, en particulier mes lis royaux, « d’une hauteur prodigieuse sur tige : cinq pieds quelques-uns. Et quelques tiges chargées d’une douzaine de fleurs ». Mais les trois sont venus pour bien autre chose qu’admirer mes lis et autres fleurs. Je note, en mon journal, qu’ils sont venus « m’entretenir d’un vaste et bien important projet ». Et quel était ledit projet ? Ressaisir le mouvement nationaliste, tenter la formation d’un nouveau parti, renflouer l’idéal, les espérances naufragées en 1936. L’éternelle et dolente tentative ! Le récent succès de la Ligue pour la défense du Canada a surpris, ranimé les endormis. La Ligue ne pourrait-elle être l’embryon d’un nouveau parti ? Ainsi se le demande René Chaloult. Mais où trouver le chef ? On le cherche. Mes trois visiteurs ont jeté leur choix sur Maxime Raymond, alors le nationaliste le plus en vue et dont la réputation ne cesse de grandir. On me croit donc l’intermédiaire tout désigné pour offrir à M. Raymond ce rôle de chef et le prier de l’assumer. À Valleyfield n’a-t-il pas été, en Rhétorique, mon élève ? Mission qui ne m’agrée nullement. La moindre immixtion dans les aventures politiques, même les plus louables, m’a toujours répugné. On le sait. Et j’en ai tant vu de ces sursauts qui ne sautent pas haut. Je dis donc à mes jeunes amis : « Non, ce n’est pas ainsi qu’on traite avec Maxime Raymond. Dites-lui simplement pour quelles fins vous trois êtes venus me rendre visite, et s’il sent le besoin d’un conseil, il viendra de lui-même. Alors je verrai ce que la prudence et le sens du devoir m’inspireront de lui dire. »

Le 13 juillet, Maxime Raymond arrive aux Rapaillages vers deux heures et demie ; il ne repart que le soir, à huit heures et demie pour Ottawa. Je me garde bien de le pousser vers le nouveau rôle. Mais puisqu’il sollicite et insiste, je me contente de lui rappeler que certains discours, certains gestes exigent parfois un dépassement ; il est bon aussi, ajoutai-je, de consulter la Providence ; il advient qu’elle nous indique où conduisent ses voies. Le 17 août, un mois et quatre jours plus tard, Maxime Raymond reparaît à Vaudreuil. Je note encore dans mon Petit Journal des Rapaillages : « L’affaire du parti qui s’appellerait le parti de la Rénovation, paraît décidée. Il (Maxime Raymond) songe même à jeter sa décision devant le public plus tôt qu’il ne l’avait pensé. Léopold Richer quitterait Ottawa prochainement pour prendre au Devoir… la responsabilité ou la fonction du propagandiste politique. » Et j’ajoutais, avec mon incorrigible enthousiasme : « Dieu soit loué ! Serions-nous enfin à la veille d’une politique de régénération ? Pour la première fois peut-être, dans notre histoire, depuis 1867, un groupe d’hommes aussi sincères et aussi considérables auront tenté l’aventure. » Le nouveau chef surtout m’inspirait cette confiance. Dans ce monde boueux de la politique, rencontrer un homme propre ; dans cette cohue où la ligne sinueuse est la voie coutumière, trouver un homme de toute franchise, n’aspirant qu’à la ligne droite, n’est pas bonheur de tous les jours.

L’avenir me réserve-t-il une autre déception ? À force de querelles stupides et de faillites accumulées, j’entretiens un tel scepticisme sur ces sortes de réveils nationaux. Pour ce coup toutefois, et bien qu’à la tête du mouvement, j’aperçoive un homme d’un magnifique caractère, je me pose une question : Maxime Raymond est-il vraiment l’homme de l’heure ? Du chef, quelques qualités peut-être lui manquent. L’homme est de santé délicate. Il songe, au surplus, à quitter la politique, dégoûté de la comédie d’Ottawa, affligé surtout de la pitoyable conduite de notre représentation canadienne-française, confrérie de paresseux et d’insignifiants à la Chambre des Communes aussi bien qu’au Sénat. Il n’est pas loin de partager l’opinion de son ancien condisciple de collège à Valleyfield, Jules Fournier, qui avait écrit, dans l’ancien Nationaliste : « Rien n’est plus lâche à Ottawa qu’un député canadien-français. » Indépendant de fortune, déjà fort mêlé aux grandes affaires, en compagnie de ses frères, Maxime Raymond peut, sans forfaire, s’accorder une retraite honorable et porter son activité en d’autres domaines que la politique. Du chef, il n’a pas reçu, non plus, le don de l’éloquence populaire. C’est un logicien plus qu’un orateur. Il rachète heureusement ces faiblesses par une dignité impeccable, ce reflet de franchise et de noblesse qui jaillit de la personne et d’une parole humaines. Ajouterai-je que Raymond était avocat : ce qui veut dire un peu lent de décision. Comme beaucoup trop de ses confrères de robe, il aimait, avant d’agir, retourner en tous sens une question, scruter les mots presque avec une loupe, dépenser trop de réflexion, trop de temps, où il faut la réflexion rapide et la promptitude du geste. Mais, en dépit de ces quelques lacunes, je dois cet hommage à l’homme que je connus écolier et dont j’ai pu suivre toute la vie, qu’en cette affaire du nouveau parti, pour la première fois, je crois bien, en notre histoire, je me trouvai en présence d’un homme qui renonçait à un repos bien mérité et qui allait de nouveau se jeter dans la fondation aventureuse d’un parti politique, sans le moindre intérêt personnel, sous la simple dictée de sa conscience, pour s’acquitter de ce qu’il croyait, en toutes lettres, une mission. Combien sont-ils, dans notre passé, les hommes politiques qui aient accroché leur rôle à si haute étoile ?

Le nouveau chef se mit tout de suite à la tâche. Il a tenu, dès le début, à s’assurer l’appui d’un journal quotidien, Le Devoir, il va de soi. La réponse de Georges Pelletier a été prompte, nette : « Aussi longtemps, Maxime Raymond, que vous serez chef du nouveau parti, Le Devoir sera avec vous. » Mais de quel nom décorer la nouvelle formation politique ? Après beaucoup de recherches on finit par s’arrêter à cette appellation : Le Bloc populaire canadien. Car on veut agir sur les deux théâtres : le fédéral et le provincial. On rêve de rassembler, sous la nouvelle étiquette, tous les nationalistes du pays et tous les Canadiens français capables d’indépendance d’esprit et désireux de secouer le joug des vieux partis. Un bureau s’ouvre à Montréal. André Laurendeau en devient le secrétaire. Puis, il faut procéder à la rédaction d’un programme. On y met le temps qu’il faut. Maxime Raymond réunit en comité d’étude ce que nous possédons alors de sociologues et d’économistes réputés et libres d’esprit. Et l’on en revient, en somme, avec quelques nuances et quelques additions commandées par les contingences, au programme si odieusement trahi en 1936. Tout semble marcher à merveille. Dans les cercles, les clubs des vieux partis, la nouvelle formation politique éveille de l’inquiétude. Inquiétude qui se manifeste vive. Des forces jeunes, brillantes se rallient à ce Bloc, le solidifient. Les politiciens, maîtres de la place, devront-ils affronter une fois de plus ce nationalisme toujours renaissant, comme le foie de Prométhée ? Pourtant les vautours croient l’avoir dévoré depuis longtemps et pour jamais. Hélas, il était écrit que l’histoire du Bloc ne serait rien d’autre qu’un épisode mélancolique et même désolant. Épisode propre à tous les mouvements nationalistes du Canada français qu’on dirait victimes implacables d’une sombre fatalité. À peine l’œuvre mise en train, le chef, Maxime Raymond, se voit frappé d’une thrombose coronaire, à bord du train qui l’emporte vers Ottawa. Force lui est de s’arrêter en route et de se faire hospitaliser à Valleyfield en attendant de l’être, pour près de six longs mois, à l’Hôtel-Dieu de Montréal. La disparition du chef ne favorise guère l’organisation d’un parti à peine en marche. L’occasion s’offre on ne peut mieux aux intrigues, sinon même à quelques ambitions. À Montréal, André Laurendeau, bouillant de la fièvre de l’action, me confie déjà ses premières inquiétudes. Paul Gouin ne manifeste rien des qualités du chef ; il manque d’initiative, ne trouve rien à faire, à entreprendre. Et selon l’habitude de tous les inactifs qui boudent facilement les hommes trop remuants, Gouin prend ombrage de l’activité généreuse du jeune secrétaire. À Québec, les choses apparemment vont mieux. Le Dr Philippe Hamel s’est d’abord montré hésitant. Il a gardé plus qu’une amère amertume de l’affreux marché de dupes de 1936. Il n’entend pas se laisser prendre de nouveau en semblable aventure. Une visite chez M. Raymond et un échange de vues entre les deux hommes ont tôt fait de rassurer l’intransigeant docteur. Dans la vieille capitale, nombreux ceux-là qui saluent le Bloc comme un espoir de délivrance. Des assemblées dans la région et jusqu’au Lac-Saint-Jean attirent des foules. Mais voilà que soudain un nuage se lève.

Le cas Lacroix

Comment démêler ce cas Lacroix plus qu’embrouillé ? L’une des misères du Bloc, mouvement politique indépendant, privé des larges souscriptions des grosses compagnies et des opulents millionnaires, aura été de n’être financé que par deux hommes : le chef, Maxime Raymond, et Édouard Lacroix, député à Ottawa, riche industriel de la Beauce. Ainsi s’affirme, dès le début, une lourde dépendance du nouveau parti à l’égard de ces deux hommes. En outre, entre les deux, un lien s’est formé peu facile à rompre. Aux Communes d’Ottawa, Édouard Lacroix s’est rangé courageusement aux côtés du député de Beauharnois dans sa lutte contre la politique de guerre de MacKenzie King. Fidélité que Maxime Raymond ne peut oublier. Devenu partisan du Bloc, Édouard Lacroix a-t-il abusé de sa position de privilégié ? Nourrissait-il de secrètes et tenaces ambitions ? La maladie du chef s’est prolongée ; sa convalescence va du même train. Édouard Lacroix aurait-il espéré, dans l’intérim, prendre la tête du mouvement ? Et pendant que cet espoir grandissait en lui, aurait-il même rêvé du haut poste de premier ministre de sa province ? Les soupçonneux l’accusent de ces rêves. À vrai dire, le député de la Beauce fait de son mieux pour écarter de son entourage tous ceux-là qui lui pourraient barrer le glorieux chemin. Il multiplie envers Hamel, Chaloult et Gouin, tracasseries et dédains ; il feint de les ignorer ; il tient des assemblées sans les convoquer ; par toutes sortes d’intrigues, il tente même de ruiner la réputation de Chaloult dans son comté de Lotbinière ; il aurait multiplié contre ses collègues québécois, contre Madame Chaloult et autres dames, médisances et calomnies. Pendant ce temps l’organisation à Québec tombe à bas. Le petit groupe Lacroix ne parle plus que devant des salles à demi désertes ou vides. Hamel, Chaloult, Gouin se refusent à paraître aux côtés d’un homme qu’ils déclarent « ignare », sans autre valeur que celle de ses piastres. Et les plaintes, les dénonciations pleuvent chez M. Raymond. On le prie, on le supplie d’intervenir, de débarrasser le Bloc de l’intrigant, du maladroit, de l’impuissant, en train de mener le mouvement à sa perte. Querelle infiniment malheureuse qui fait la joie des vieux partis. Leurs intrigues y seraient-elles étrangères ? Auraient-ils, de quelque façon plus ou moins sournoise, suscité, attisé cette désunion ? Je ne le crois pas, ou plutôt je n’en sais rien. Le semeur du vent et de la tempête ne le faudrait-il chercher au sein même du Bloc ? Hamel, Chaloult auraient-ils subi inconsciemment la pression d’un ambitieux ? Bien des fois je me le suis demandé. Édouard Lacroix pouvait être un ambitieux ; l’était-il moins que Paul Gouin ? M. Raymond n’avait pas oublié une confidence de ce dernier qui, franchement, lui avait avoué un jour : « Je ne vous le cache point, je nourris le désir d’atteindre si possible au poste de premier ministre du Québec. » Et je me souvenais moi-même d’une parole de Gouin, lors de sa visite à Vaudreuil avec René Chaloult et André Laurendeau : « Vous pourrez dire à M. Raymond, s’il hésite à prendre la direction du parti pour des raisons de santé, que nous désirons surtout son nom, son prestige. Pour ce qui est du travail, nous nous en chargerons. » Parole que je me rappelai quelques mois plus tard, qui me laissa songeur et m’amena à me poser bien des questions sur les motifs peut-être secrets de la querelle. Il entre souvent tant d’inconscience dans les actes de l’homme le plus conscient.

On aperçoit l’embarras du convalescent, réfugié à sa maison de campagne, à Woodland. M. Raymond n’aura-t-il pas sous-estimé lui-même le prestige de l’ancien trio québécois ? Il hésite, je m’en souviens, à remettre la direction de son mouvement entre les mains d’hommes qui ont déjà subi tant d’échecs politiques. Duplessis les a roulés ; pour se reprendre, ils ont tenté la fondation d’un parti dit « national » ; la tentative a échoué. Retiré à Woodland, le chef du Bloc suit, comme il peut, les phases de cette querelle, lit les longues lettres chargées des doléances des deux camps. Sa santé, encore mal rétablie, l’empêche de voyager, de se rendre sur place, de se renseigner à bonnes sources. Un voyage à Québec, je l’ai toujours pensé, lui aurait révélé le prestige d’Hamel, de Chaloult, prestige resté grand, dans la province, malgré les mésaventures de ces deux hommes. Pendant ce temps, Gouin, pressé de se mettre en évidence, exigeait qu’on l’instituât premier lieutenant de M. Raymond dans Montréal ; le Dr Hamel exigeait le même poste dans la région de Québec. Autant inviter le chef à se séparer d’Édouard Lacroix. Mais jeter Lacroix hors des rangs, geste coûteux que Maxime Raymond se sent incapable de poser. En tout cas, il entend qu’on lui fournisse d’autres motifs que des antipathies de personnes. Il croit à l’aide nécessaire de Lacroix pour financer un parti sans ressources ; il croit aussi à la sincérité du nationalisme de son ancien collègue d’Ottawa qui ne l’a suivi qu’aux dépens de ses intérêts d’industriel. Ainsi va-t-on retourner cette question presque insoluble où les esprits ne peuvent que s’aigrir chaque jour davantage et les passions s’envenimer. De part et d’autre l’on en viendra aux ultimatums, à la rupture.

Mon amitié pour tous ces hommes, ma participation quoique modeste à la naissance du Bloc m’auront fait le confident des uns et des autres et, même entre les deux groupes, presque un agent de liaison. Rôle, je l’avoue, qui me répugne instinctivement, mais à quoi je me prête trop volontiers. J’espérais tant de ce mouvement qui aurait pu être enfin une renaissance au Canada français, espoir, rêve suprême de toute ma vie. Un incident précipite soudain la crise. À l’été de 1943, deux élections, aux Communes, ont lieu dans la province, l’une dans le comté de Cartier à Montréal, l’autre dans Stanstead. Le Bloc y fera-t-il la lutte ? M. Raymond, quoique impuissant à y prendre sa part, décide d’y envoyer ses troupes. On se battra surtout dans Stanstead. Et les « protestataires » Gouin, Hamel et Chaloult, quelle conduite sera la leur ? Resteront-ils inébranlables dans leur obstination ? Gouin et Chaloult me rendent visite. Le premier me reproche mon peu de connaissance des mœurs politiques. « Lacroix, me dit-il, détient la caisse ; donc il est le maître. » Chaloult, lui, plus qu’ébranlé, me confie : « Si je ne devais tant au Dr Hamel, j’irais me battre dans Stanstead. » À lui comme à Gouin, je dis : « Vous me demandez conseil ; votre avenir politique m’intéresse. Voulez-vous tuer le Bloc et vous tuer vous-mêmes politiquement ? Vous choisissez la bonne méthode. Vous tablez sur une défaite du Bloc dans Stanstead, mais s’il allait l’emporter ?… Que deviendriez-vous ?… » Citerai-je ici une lettre que j’écris, le 5 août 1943, à René Chaloult ? Elle exprime, ce me semble, au plus juste, les sentiments qui m’animent à l’heure critique de cette querelle :

Vaudreuil, 5 août 1943

Cher monsieur Chaloult,

Vous ne m’en voudrez pas si je me dérobe à toute nouvelle intervention auprès de Monsieur Raymond. J’ai déjà trop ennuyé cet homme. Laissez-moi vous dire, néanmoins, que je trouve bien inopportun, votre projet de dénoncer Monsieur Lacroix après l’élection de Stanstead. Si le candidat du Bloc est vaincu, vous vous donnerez l’air, devant le public, d’accabler un chef malheureux, puisque votre dénonciation atteindra, que vous le vouliez ou non, Monsieur Raymond. Si le candidat est vainqueur, on dira que vous cédez à un mouvement de dépit. L’effet serait autre si vous aviez participé à la bataille et si votre candidat avait été défait. Vous auriez pu vous en prendre, en ce cas, à l’influence funeste de Monsieur Lacroix, influence qui aurait tué la confiance du public dans le nouveau mouvement.

Si vous faites votre dénonciation, laissez-moi également vous le dire, je doute que Monsieur Raymond se porte à la défense de Monsieur Lacroix. Il se portera à sa propre défense et vous entrevoyez d’ici les conséquences. J’en puis dire autant d’André Laurendeau. Rien ne pourra l’amener à se faire l’apologiste du député de la Beauce, mais il défendra le mouvement et son chef. Vous apercevez encore les suites de la scission.

Vous prétendez, me dites-vous, accomplir cette dénonciation et rester du Bloc. Selon mon modeste avis, c’est la mort du Bloc que vous allez consommer, surtout dans le cas d’une défaite à Stanstead. Après votre abstention, jamais le groupe de Montréal et les groupes de quelques autres parties de la province n’accepteront de suivre votre triumvirat. Il y aura peut-être alors deux Blocs, autant dire qu’avant peu, il n’y aura plus rien.

J’ai lu votre lettre à monsieur Raymond. Elle ne manque point de force. En beaucoup de ses parties, elle me paraît justifiable. Comme je l’ai écrit au Docteur Hamel et à Monsieur Trépanier, il me semble néanmoins que vous posez mal la question. Monsieur Raymond ne préfère pas Lacroix à votre groupe. Je puis même dire qu’il n’a pas d’illusion sur le député de la Beauce. Il a peut-être tort, mais il voudrait concilier les deux factions. Vous représentez Monsieur Lacroix comme un agent de la haute finance. Et ce serait là, la raison principale de votre opposition à cet homme. N’est-ce pas une autre faiblesse de votre attitude ? On me dit, d’un peu partout, que vous seriez bien en peine de faire la preuve de cette accusation contre le député de la Beauce. Et pour une affaire aussi grave, de simples soupçons ne sont pas recevables.

Pardonnez-moi mon illusion ou ma naïveté. Je persiste à croire que vous auriez dû faire la lutte dans Stanstead et dans Cartier. Vous vous seriez mis en bien meilleure posture pour tenir tête à celui que vous considérez comme votre ennemi. Si Monsieur Choquette sort vainqueur de la lutte, Monsieur Lacroix ne pourra-t-il dire, avec un semblant de raison, que

le Bloc peut gagner des élections sans le triumvirat Hamel-Chaloult-Gouin. Si, au contraire, la défaite survient, l’on vous en tiendra responsables, pour une grande part, et je connais bien de vos amis qui ne vous pardonneront jamais cette erreur.

Je n’ai nulle prétention, cher monsieur Chaloult, de vous tracer une ligne de conduite. Je vous écris comme un vieil ami qui vous a toujours cru capable d’accomplir de belles choses, et qui s’afflige profondément de voir l’issue malheureuse où votre carrière d’homme politique paraît devoir aboutir.

Cordialement vôtre,
Lionel Groulx, ptre

L’élection de Stanstead tourna contre les prévisions du trio québécois. Le candidat du Bloc l’emporta. Toute la jeunesse du Bloc s’y était jetée avec un entrain irrésistible. Le candidat Paul Tassé échoua dans Cartier, un peu peut-être parce qu’espérant trop peu une victoire, André Laurendeau l’avouera, l’on avait négligé Cartier, pour porter tout son effort dans Stanstead. Victoire qui n’allait pas guérir le mal interne du Bloc. Chaloult m’écrit le 26 août 1943 : « Comme vous, j’espérais la paix après Stanstead. Mais Hamel et Gouin ne songent nullement à revenir au Bloc. Ils en ont assez et je les comprends. » Une visite de Chaloult à Woodland n’arrange en rien les choses. La rupture s’en vient. Chaloult ne l’accepte pas de gaîté de cœur. D’une de ses lettres à M. Raymond, celle du 31 août 1943, j’extrais ce passage : « Une fatalité s’acharne, c’est évident, contre les nationalistes. L’histoire se continue. J’entrevois ce qui va se produire et je le regrette infiniment. Au-dessus des personnes, il y a notre pauvre peuple que nous allons jeter dans la confusion et la désespérance. Lui, au moins, il ne méritait pas cela. » Le Dr Hamel ne tarde pas à suivre l’exemple de son ami Chaloult, si même il ne l’a précédé. Le 28 juin 1943, il m’envoyait copie d’une lettre qu’il venait d’adresser à M. Raymond. Elle contenait à peu près ce qu’il m’écrira à moi-même :

Vous me demandez d’accepter comme supérieur, un ignare, et de collaborer avec lui pour une restauration sociale. S’il est mon supérieur au départ, il le sera davantage après la lutte, car son argent exercera une influence contre moi qui serai devenu sans importance, une fois la victoire gagnée. Ce sera la répétition de 1936…

Ne me demandez pas, je vous prie, de travailler à un Ordre nouveau à Québec, sous les ordres d’un fourbe, un salisseur de réputation non seulement de ses compagnons de lutte, mais de grandes dames…

Je refuse catégoriquement d’être commandé directement ou indirectement par M. Édouard Lacroix. Je réclame une main sur les leviers de commande. Si M. Raymond refuse de m’accorder cette confiance, il portera la responsabilité, et non moi, de ce qui adviendra du Bloc…

Je ne vois pas M. le chanoine Groulx écrivant l’histoire sous la dictée de M. l’abbé Maheux, parce qu’il y a des ententes impossibles, même si on a le cœur plein de pardon…

Je ne répondis qu’un mois plus tard, le 25 juillet, à cette lettre de mon ami. Je me sentais tellement déçu, dégoûté de cette lutte pénible entre de parfaits gentilshommes, effrayé surtout des suites désastreuses de cette désunion. Et j’avais hâte de me tirer les mains de cette controverse politique où j’avais conscience de m’être laissé prendre plus qu’il ne fallait. Voici quelques extraits de ma lettre au Docteur :

Ne m’en voulez pas de n’avoir point répondu à votre dernière lettre. Je ne me suis pas senti le courage de le faire. Jamais dans ma vie, si pourtant pleine de déceptions, ― pardonnez-moi de vous le dire ―, les hommes ne m’auront paru si incompréhensibles, ne m’auront tant déçu. L’histoire des nationalistes au Canada depuis quarante ans se continue, semble-t-il, avec ses infinies tristesses. Ils ont compté, dans leur rang et à leur tête, de nobles caractères, de grands esprits, de magnifiques propagandistes d’idées. Dès qu’ils ont abordé l’action politique, ils se sont révélés d’une étrange impuissance, pour ne pas dire davantage. Leur talent a surtout consisté à faire les affaires de l’adversaire. Hélas, voilà quarante ans que les Canadiens français s’abandonnent éperdument au démon de la chicane. Tout porte à croire que l’heure de l’exorcisme n’est pas encore venue.

Non, mon cher Docteur, et je vous l’écris moins fâché qu’affligé, je ne crois pas que l’Histoire vous pardonne votre attitude présente. Elle la jugera sévèrement, comme la jugent déjà la jeunesse et bien d’autres. Votre argument qu’il vous est aussi impossible de collaborer avec M. Édouard Lacroix, en politique, qu’il me le serait de collaborer avec l’abbé Maheux, en histoire, porte à faux. Je ne vous ai point demandé de collaborer avec M. Lacroix. Je vous ai demandé de collaborer avec M. Raymond, ce qui est toute la différence du monde. Si vous et vos amis aviez accepté cette collaboration, vous auriez pu faire élire, à Ottawa comme à Québec, de quoi écraser, si nécessaire, vingt Lacroix…

La défaite et la mort du Bloc, ce serait, en outre, une et peut-être deux générations de Canadiens français replongées dans la morne passivité et le dégoût des hommes politiques… Par son aspect tragique, votre fin de carrière me rappelle la triste fin de M. Bourassa. Encore M. Bourassa, vieilli, fait-il le possible pour se ressaisir…

Mais non… Pardonnez-moi, je vous écris des choses que je ne voulais pas vous écrire, que je voulais garder pour moi seul. Et permettez à un homme qui n’abandonne pas ses amis, surtout dans le malheur, de vous serrer cordialement la main.

Lionel Groulx, ptre

Gentilhomme jusqu’à la fin, le Dr Hamel avait pris congé de M. Raymond avec une grande dignité. Sa dernière lettre au convalescent de Woodland se terminait par ces mots :

Le jour où vous constaterez avoir eu tort de ne pas entendre nos griefs, pour nous donner justice et surtout pour nous permettre de lancer ce mouvement à fond, votre conscience que je sais délicate et très belle en souffrira profondément. Hélas ! vous ne pourrez plus alors réparer le mal fait à la cause, certes, avec les meilleures intentions du monde, mais par manque de confiance dans le jugement de vos plus solides partisans.

Restons quand même amis. Je ne vous garde aucune amertume ; au contraire, je vous le répète, je vous estime. Vous avez une conception différente de la mienne sur ces questions. Vous ne voyez pas venir les échecs là où ils me crèvent les yeux. Vous avez la conviction de bien faire, j’en reste persuadé, et comment, en ces circonstances, pourrais-je vous en vouloir ? Cette situation, par votre indécision, vous tourmente. J’en suis peiné, parce que vous méritiez plus de tranquillité d’esprit en ces longs jours de convalescence.

Tous deux nous avons voulu ardemment le bien des nôtres. Malheureusement un misérable s’est glissé entre nous. Il a manœuvré perfidement. Sa tâche est accomplie. Que Dieu lui pardonne d’avoir tant nui à une cause sacrée !

Je forme des vœux pour votre prompt retour à la santé et vous serre cordialement la main.

Mon dessein n’était pas de raconter en son entier l’histoire du Bloc. Je m’en tiens aux circonstances où souvent, malgré moi, je fus entraîné. Un seul et dernier incident me revient en mémoire. À quelque temps de là, en 1944, le Bloc tenait à Montréal, son Congrès. On y élit André Laurendeau chef provincial du mouvement. Pendant ce même temps, les dissidents, en petit nombre, siégeaient dans un hôtel du voisinage. Sur la fin de l’après-midi, j’étais sorti, selon mon habitude, marcher un peu et prendre l’air dans le petit parc de la rue Elmwood, voisin de mon chez-moi. Un jeune avocat du nom de Lussier surgit devant moi, à ma recherche. Était-il l’envoyé des dissidents ? Je n’en sais rien. Il me supplie, avec force et objurgations, de tenter encore une fois une réconciliation du trio avec le groupe Raymond-Laurendeau. Si je n’agis point, il me tient responsable de ce qui pourra s’ensuivre. Ennuyé, déçu de tous mes échecs, je me refuse énergiquement à cette dernière démarche et réponds à mon interlocuteur : « J’ai dit ce que j’avais à dire ; j’ai fait ce que j’avais à faire ; si vos amis veulent encore parlementer, ils n’ont qu’à s’en charger eux-mêmes. » On sait le reste. Après d’apparents succès le Bloc ne peut faire élire, en 1945, que deux députés à Ottawa, son chef, Maxime Raymond, et René Hamel dans Saint-Maurice-Laflèche. Aux élections provinciales de l’année précédente, il n’a guère été plus heureux ; son seul et vrai succès : l’élection d’André Laurendeau au parlement québécois. Deux autres compagnons de lutte d’André Laurendeau parvenaient à se faire élire : Albert Lemieux, avocat, dans Beauharnois et Ovila Bergeron dans Stanstead. André Laurendeau — il paraît bien que c’est lui — a publié une petite brochure : Le Bloc à Québec — session provinciale 1945. Il faut lire ces quelques pages, témoignage affreux sur la politique nationaliste à la Maurice Duplessis. Histoire du politicien se traînant péniblement les pieds dans la glaise épaisse de la routine.

Devrais-je noter ici un autre incident ? Lors des élections fédérales de 1945, M. Arthur Cardin, ministre démissionnaire à Ottawa, aurait souhaité, avec le Bloc, une alliance électorale. L’un de ses émissaires me fut même dépêché à ce sujet. Je reçus un appel téléphonique de M. Cardin, me priant de lui « arranger » une rencontre avec M. Raymond. Conséquent avec ma tactique coutumière, je refusai de me mêler à ce manège électoral. Intransigeant, M. Raymond entendait refuser au surplus cette alliance. M. Cardin lui-même se désista d’ailleurs presque aussitôt de toute intervention dans l’élection. Il le fit pour des raisons qu’il ne mit point dans le public. On parla de fortes pressions d’ordre financier.

Déjà gravement atteint par ses dissensions intestines, le Bloc, en proie à d’autres misères, finira par lentement se dissoudre. Aurait-il été victime de la trop longue maladie de Maxime Raymond ? Le chef, resté dans l’action, aurait-il empêché la querelle Lacroix ? Il se peut. Nulle barque ne se passe longtemps de gouvernail. Le Bloc aurait-il péché par stratégie ? Aurait-il eu tort de mener la lutte sur les deux terrains à la fois : le fédéral et le provincial ? Serait-ce pour cette raison qu’il aurait déchaîné contre lui l’opposition virulente de Maurice Duplessis ? Je ne le crois pas. Duplessis se serait vigoureusement opposé à tout mouvement franchement nationaliste. Les chefs du Bloc s’étaient, au surplus, persuadés de cette vérité solide à leurs yeux, que seul un Québec restauré, ramené à son rôle normal, État organique et puissant, pouvait exercer une forte influence à Ottawa, parce qu’alors, il aurait puissance d’imposer ses directives aux ministres et parlementaires canadiens-français dans la capitale fédérale. Était-ce une illusion ? Il ne semble pas. Échec malheureux, pour longtemps irréparable. Pas de mouvement nationaliste possible, dans le Québec, avant un quart de siècle, avais-je prédit aux dissidents.

M. Raymond inscrira l’échec, en sa mémoire, comme un amer souvenir. Il s’était soumis à ce rôle comme à un devoir, il faudrait même dire comme à une mission dont il ne pouvait se dispenser. Et il sortait de l’aventure si terriblement frustré. Frustration comme beaucoup, hélas ! en portent dans cette pauvre vie, plaies profondes qui n’achèvent jamais de saigner. Le mouvement aura d’assez tristes épilogues. J’avais dit un jour aux dissidents : « Vous voulez tuer le Bloc ; vous y réussirez ; mais, en même temps, vous vous tuerez politiquement. » La carrière politique du Dr Hamel prit fin pour toujours. Celle de Paul Gouin s’arrêta là. Chaloult seul surnagea, à titre de député indépendant, s’accrochant tantôt au Parti libéral, tantôt à l’Union nationale, mais pour succomber enfin dans un lâche abandon et un vol d’élection présumément commandé par Duplessis.

Quant à Paul Gouin, il devait finir par une triste reddition entre les mains de l’homme qu’il avait tant combattu. Il s’en alla solliciter un emploi de haut fonctionnaire auprès de Duplessis. Celui-ci se garda bien de refuser. Il nomma Paul Gouin conseiller artistique du gouvernement, mais en tenant à préciser, et publiquement, que M. Gouin serait rattaché immédiatement au cabinet du premier ministre. Reddition qui rappelait, hélas, celle des anciens rois vaincus traînés vers le Capitole derrière le char du triomphateur romain.