Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/La guerre — Le plébiscite MacKenzie King

Fides (p. 105-116).

VI

LA GUERRE —
LE PLÉBISCITE MACKENZIE KING

Nous vivons, depuis trois ans, des années troubles. La deuxième Grande Guerre sévit. Et nous sommes, au Canada, sur le pied de guerre, au moins depuis septembre 1939. À certains égards, les impérialistes et les politiciens ont réussi, semble-t-il, à vendre aux Canadiens français l’idée d’une participation à la mêlée européenne. Vente assez facile à un peuple en plein désœuvrement, réduit depuis dix ans à un déprimant chômage. Les usines de munitions s’ouvraient partout ; le peuple trouvait enfin du travail, de quoi vivre, et du travail à bon salaire où les contre-maîtres ne se montraient guère exigeants. La jeunesse s’enrôlait assez volontiers dans les régiments en formation. Tout plutôt que le croupissement dans l’inaction, le farniente forcé. On s’enrôlait d’ailleurs librement, pour on ne savait quoi, avec l’espoir pour un bon nombre, de ne jamais passer la mer. À tout le moins l’on aurait le manger, un excellent manger trois fois par jour ; et l’on serait habillé aux frais de l’État et l’on voyagerait d’un bout à l’autre du pays. Quelle séduisante aventure ! Et sans trop de risques. Pas de service obligatoire ! Pas de conscription, juraient, sur leurs grands dieux, les politiciens. À Sherbrooke, en 1939, au cours de l’élection provinciale, Ernest Lapointe, ministre de la Justice à Ottawa, le jumeau politique, peut-on dire, de MacKenzie King, n’avait-il pas déclaré, le poing sans doute sur la poitrine :

J’ai dit à la majorité de langue anglaise de la députation et du pays, je leur ai dit franchement, honnêtement, brutalement : nous allons coopérer, mais il faut que vous aussi vous coopériez pour assurer l’unité du Canada, l’union canadienne, l’avenir de notre patrie, et que vous acceptiez de ne pas imposer la conscription. Je rends hommage à mes collègues de langue anglaise, à la majorité du parlement qui ont accepté cette offre dans un esprit généreux, et tout le parlement est lié à la promesse qui a alors été faite.

Mais en Europe, on s’en souvient, les choses ne tardent pas à se gâter : avance foudroyante de l’armée d’Hitler, le sol de la Belgique violé, l’armée anglaise se rembarquant en vitesse pour l’Angleterre, la France laissée seule, réduite à la reddition. MacKenzie King veut se dégager de sa promesse contre toute conscription. Il le fera par un plébiscite qui posera au pays cette question : « Consentez-vous à libérer le gouvernement de toute obligation résultant d’engagements antérieurs qui restreignent les méthodes de recrutement pour le service militaire ? » Proposition assez cavalière que celle-là. Une sorte de contrat a été consenti entre les deux groupes ethniques de la population canadienne. L’un des deux groupes, le Canadien français, a généreusement exécuté les conditions du contrat. Or, on lui demande, non pas à lui seul, mais à tout le pays, c’est-à-dire l’immense majorité, de reviser le contrat. L’issue du plébiscite n’est pas douteuse. Au Québec, un groupe de patriotes décide de répondre NON au plébiscite. En quelques jours, il réunit tous les organismes influents : Union catholique des cultivateurs, Syndicats catholiques, Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Voyageurs de commerce, mouvements de jeunesse, L’Action nationale. Pour canaliser ces forces, une Ligue s’organise qui porte le nom de « Ligue pour la défense du Canada ». Un vétéran de ces sortes de mouvements, le Dr J.-B. Prince, en accepte la présidence ; André Laurendeau en sera le secrétaire et un peu le factotum. Deux hommes sont d’ailleurs là pour fournir un puissant concours : Maxime Raymond, député de Beauharnois, à Ottawa, disciple resté fidèle à Bourassa, libéral en politique, mais indépendant d’esprit, et Georges Pelletier, directeur du Devoir, l’un des journalistes les plus intelligents et les plus vigoureux de son temps. Une bataille va s’engager assez ressemblante à celle d’un David contre un Goliath : une poignée d’hommes, presque sans cadres, sans autres ressources financières que l’argent pris en leurs propres poches ou obtenu par quelques aumônes de patriotes. Contre eux toute la puissance gouvernementale, presque toute la presse, la radio du pays, la farouche partisannerie politique où ne manquent pas de briller, selon leur habitude, la masse des politiciens canadiens-français.

Comment en suis-je venu à me faire enrégimenter dans la Ligue ? Un jour, je rencontre Georges Pelletier :

— Vous venez avec nous, M. l’abbé ?

— Bien, votre mouvement a certes quelques aspects politiques…

— Ce n’est pas une question politique ; c’est une question nationale. Et nous avons besoin de vous.

Et voilà comment j’assiste aux premières réunions de la Ligue. Ici prend place un incident que je raconte parce qu’il m’aidera plus tard à mieux définir et comprendre l’un des hommes de ce temps-là. Une première réunion de la Ligue avait lieu dans l’après-midi, chez André Laurendeau, rue Stuart, à Outremont. Vers midi, je reçois un appel téléphonique de Paul Gouin. Je crois l’avoir déjà dit : je connaissais peu le personnage, si ce n’est par l’histoire de l’Action libérale nationale. Paul Gouin veut à tout prix rencontrer Maxime Raymond avant la tenue de la réunion de la Ligue. Et il me prie de lui « arranger » une rencontre chez moi. Les deux, du reste, sont membres de la Ligue. Je ne vois nulle raison de m’opposer à cette rencontre. Maxime Raymond l’accepte. Paul Gouin, retiré de la vie publique, silencieux, comme il lui arrive, selon le jeu de certains cycles, m’arrive le premier, les yeux brillants, en proie à je ne sais quelle fièvre. Il insiste pour que j’assiste à l’entrevue. Et que vient-il proposer à M. Raymond ? Une élection partielle aura prochainement lieu dans le comté de Sainte-Marie, comté de Montréal. Paul Gouin souhaiterait y être le candidat de la Ligue ; et la Ligue ferait, de cette élection, une opportune épreuve de forces. L’aspirant-candidat pose seulement deux conditions : Maxime Raymond et toute l’équipe feront la lutte à ses côtés, et Maxime Raymond lui obtiendra un ou deux discours de Bourassa. Cette dernière condition est à retenir. Je revois encore, dans le visage de M. Raymond, la surprise, le rembrunissement soudain. Il paraît à la fois ému et désolé. À preuve, ce petit dialogue :

— Gouin, vous connaissez bien ce comté ?

— Non, très peu.

— Vous y avez une organisation ?

— Aucune.

— Vous pourriez financer votre campagne ?

— Pas seul.

— Et c’est pour dans combien de jours ?

— Il reste onze jours.

Long silence. Et ce dernier mot de Raymond qui se lève pour partir : « C’est à y bien penser… ! »

Je regarde ce pauvre Gouin. De ma vie n’ai-je vu homme aussi soudainement dégonflé, abattu. De mon mieux, j’essaie de le remonter.

— Vous auriez dû le savoir ; M. Raymond n’est pas homme à mettre le pied dans une mare d’eau, sans l’avoir sondée… Après tout, il n’a pas refusé… Il veut examiner l’affaire…

Quelques jours plus tard, Maxime Raymond me dira franchement : « Non, voyez-vous ça : l’élection d’un inconnu dans un comté tel que Sainte-Marie et dans onze jours ! Et sans organisation et sans finances. Gouin a de l’étoffe ; il a déjà subi des revers électoraux. Ce n’est pas un homme qu’il faut faire battre trop souvent. »

Quelques instants plus tard, nous nous retrouvons tous ensemble, je veux dire, l’exécutif de la Ligue, chez André Laurendeau. Paul Gouin paraît remis de sa déception. Il prend part active à la discussion. Il se comporte de même façon dans les réunions suivantes. Un jour, au début de février, la Ligue, son organisation mise au point, décide, pour le 11 du mois, une grande assemblée au Marché Saint-Jacques de Montréal. Bourassa y sera. Pelletier entreprend de dresser la liste des orateurs :

— Vous parlez, Gouin ?

Silence glacial. Puis, ces mots que nul n’attend :

— Laissez-moi quarante-huit heures pour y penser…

Pelletier, plus étonné que tous, passe aux autres et aligne des noms. La réunion prend fin. Paul Gouin disparaît. Et oncques ne le revit-on qu’aux derniers jours de la campagne, quand elle parut solidement engagée et efficace. Il offre alors de parler à la radio : ce qu’il fait, du reste, avec son talent coutumier. À ce moment-là, André Laurendeau, je crois, me souffle à l’oreille les motifs du refus de Paul Gouin de participer à l’assemblée du Marché Saint-Jacques : il lui répugnait, aurait-il déclaré, de paraître aux côtés de Bourassa, après les diatribes servies jadis par ce dernier à son père, sir Lomer. Confidence qui me laisse songeur. Je me rappelle, non sans un peu de malaise, un certain Monsieur qui, chez moi, en vue de sa candidature dans Sainte-Marie, priait Maxime Raymond de lui obtenir un ou deux discours de Bourassa. L’histoire des hommes, quel douloureux mystère !

L’on ne s’attend point que je raconte jusqu’au bout l’histoire de la « Ligue pour la défense du Canada ». Cette histoire, on la trouvera, fort vivante, dans un petit livre d’André Laurendeau : La Crise de la conscription, 1942, paru aux Éditions du Jour (Montréal, 1962). Les contemporains se rappellent l’étonnant succès de cette poignée d’hommes. Le « NON » retentissant courut d’un bout à l’autre du Canada français. L’abbé, plus ou moins égaré dans cette Ligue, demanda à se retirer, aussitôt bien organisée l’assemblée du Marché Saint-Jacques. On l’avait prié de rédiger le Manifeste de la Ligue distribué aux journaux et au public à des milliers d’exemplaires. J’inscris cette pièce ici-même, à la fin de ce petit chapitre d’histoire.

Manifeste au peuple du Canada

En forme de plébiscite le gouvernement d’Ottawa posera prochainement aux électeurs de ce pays, une grave question : « Consentez-vous à libérer le gouvernement de toute obligation résultant d’engagements antérieurs qui restreignent les méthodes de recrutement pour le service militaire ? »

La « Ligue pour la Défense du Canada » demande que la réponse à cette question soit : Non. Un NON digne, mais ferme, sans équivoque. Qu’on ne parle point de manœuvre inopportune ou intempestive. Pour se faire relever de ses engagements le gouvernement a cru devoir recourir à une consultation populaire. C’est donc le droit de tout citoyen libre d’orienter l’opinion et de répondre au plébiscite, selon son jugement et sa conscience, sans se faire taxer pour autant d’antipatriotisme ou de dangereuse agitation. Se défendre et défendre son pays n’est jeter le défi à personne ni s’agiter indûment. La « Ligue » estime, au contraire, qu’en cette heure chargée de menaces, nulle province et nul groupe ethnique ne sauraient s’abstenir ou se taire, par opportunisme ou par peur, sans manquer à un grave devoir et sans se résigner équivalemment à la démission politique.

La réponse au plébiscite doit être : NON. Pourquoi ? Parce que nul ne demande d’être relevé d’un engagement s’il n’a déjà la tentation de le violer, et parce que, de toutes les promesses qu’il a faites au peuple du Canada, il n’en reste qu’une que M. King voudrait n’être plus obligé de tenir : la promesse de ne pas conscrire les hommes pour outre-mer.

Or nous ne voulons pas de la conscription pour outre-mer :

parce que, de l’avis de nos chefs politiques et militaires, le Canada est de plus en plus menacé par l’ennemi et que notre premier et suprême devoir est de défendre d’abord notre pays ;

parce que, selon les statistiques données par les fonctionnaires du recrutement et par le gouvernement lui-même, le volontariat fournit encore, en février 1942, deux fois plus d’hommes que n’en peuvent absorber nos diverses armes ;

parce qu’un petit pays, de onze millions d’habitants, dont l’on prétend faire le grenier et l’arsenal des démocraties ou des nations alliées, ne peut être, en même temps, un réservoir inépuisable de combattants ;

parce que le Canada a déjà atteint et même dépassé la limite de son effort militaire, et que, victorieux, nous ne voulons pas être dans une situation pire que les peuples défaits ;

parce que, comparativement à sa population et à ses ressources financières, le Canada a déjà donné à la cause des Alliés, autant, à tout le moins, qu’aucune des grandes nations belligérantes ;

parce qu’aucun de ces grands peuples n’a encore pris — que nous sachions — la détermination de détruire sa structure interne, et qu’en rien responsable de la présente guerre, le Canada n’a pas le droit ni encore moins l’obligation de se saborder.

* * *

Ce n’est donc point comme province ni comme groupe ethnique que nous prenons position. Si nous refusons de relever le gouvernement de ses engagements de 1939 et de 1940, nous le faisons comme citoyens du Canada, plaçant au-dessus de tout l’intérêt du Canada. Il existe, en ce pays, estimons-nous, une majorité de Canadiens pour qui le Canada est la patrie et pour qui la consigne : CANADA D’ABORD ou CANADA FIRST, n’a jamais été un simple cri électoral, mais l’expression d’un sentiment profond et d’une suprême conviction de l’esprit. Nous faisons appel à tous ceux-là. Nous leur demandons de mettre la patrie au-dessus de l’esprit de race ou de l’emportement partisan. Veulent-ils poser un acte qui arrête la course à l’abîme et qui atteste avec force la voix de la majorité d’un océan à l’autre ? Qu’au plébiscite de M. King, avec tout le calme et toute la force d’hommes libres, ils répondent par un NON retentissant.

Que Dieu garde notre pays ! Vive le Canada !

La Ligue pour la défense du Canada
par ses directeurs,
(signé)
Dr J.-B. Prince, président
Maxime Raymond
Georges Pelletier
J.-Alfred Bernier
L.-Athanase Fréchette
Philippe Girard
Gérard Filion
Jean Drapeau
Roger Varin
André Laurendeau, secrétaire

Épilogue — L’entrevue Melançon —
L’élection Drapeau-Laflèche

Vais-je raconter ici deux incidents de la même époque qui se rattachent à ce temps de guerre ? Le premier en date, autant que je me souviens, serait mon entrevue avec Claude Melançon, alors directeur adjoint des relations extérieures du chemin de fer Canadien National et qui va devenir, dans cette deuxième Guerre, censeur de la presse et directeur associé du Service de l’information. Le personnage est donc de couleur officielle non équivoque. L’entrevue a lieu à Vaudreuil, à l’été de 1940. Ce monsieur m’arrive un beau dimanche, accompagné je ne sais trop comment ni pourquoi de mon ami Séraphin Marion, d’Ottawa, conduits chez moi, aux Rapaillages, par mon voisin et ami d’Outremont, Henri Groulx. Quoi donc me vaut cette visite de M. Melançon que je connais peu ? Je ne tarde pas à l’apprendre. M. Melançon a passé sa vie au service des Anglo-Canadiens. Il s’est facilement découvert la vocation d’un propagandiste de guerre. Et il s’est bien promis de me convertir à sa foi militante. Je dois parler à la jeunesse, m’assure-t-il avec aplomb, et le plus tôt possible. Il faut l’avertir de ses impérieux devoirs. La liberté, l’avenir de la France, du monde, se joue en Europe. La jeunesse a droit de le savoir. Il faut empêcher qu’un jour elle ne se retourne vers ses aînés et leur jette au visage ce cinglant reproche : « Tel était le grand enjeu de la guerre ! Et vous autres, vous ne nous l’avez pas dit ! » Je résume aussi fidèlement que possible le laïus de M. Melançon débité avec moins d’aisance que profonde conviction. Je laisse dire et l’on devine à peu près ma réponse. C’est la première fois que je subis pareil assaut. À cette pressante, impérieuse invitation, je réponds carrément : non ! « Je ne proférerai certainement pas une parole, pas une parole, vous m’entendez, pour envoyer notre jeunesse au secours d’un Empire croulant. Qui donc, du reste, si ce n’est lui, avec tant d’autres naïfs, par trop intéressés, a bêtement relevé l’Allemagne de son désastre de la première Guerre ? Et ce, d’ailleurs, aux dépens de la France et contre son gré. La liberté ! Je convierais plutôt mes compatriotes à la défendre en leur propre pays où partout leurs droits sont indignement violés… » Et je continue sur ce ton. Piqué au vif, je me sens en verve. Au reste, la mine déconcertée, déconfite de mon interlocuteur, me fouette. Mais il se ressaisit. Le débat devient un moment fort orageux. Je dois avertir ce M. Melançon qu’il s’est sûrement trompé d’adresse, et que si vraiment il s’est flatté d’inscrire mon nom sur son carnet de chasse, il n’a pas encore passé l’âge des illusions. Quant à mon ami Marion, il n’y comprend rien. Il se sent gêné, on ne peut plus mal à l’aise. Il n’a pas prévu pareille tempête. Il me dira quelque temps plus tard, aux Archives d’Ottawa où il occupait le poste de chef de la traduction : « Je ne me suis jamais senti si humilié que cet après-midi-là. » M. Melançon, revenu de sa stupéfaction, revient à la charge. Alors, je lui fais observer qu’il n’appartient pas à un simple prêtre, un sans-grade, d’aller jeter à la jeunesse une consigne en une affaire aussi grave. Il me rétorque : « Mgr Gauthier va parler ; et s’il parle, parlerez-vous ? » Je réponds : « Si Mgr Gauthier parle, ce dont je doute fort, je parlerai peut-être, mais je ne vous dis point quel discours je ferai. » Ce cher M. Melançon dut s’en retourner bredouille, fort scandalisé de mon intransigeance. Sur les intentions de Mgr Gauthier en cette affaire de guerre, je savais pertinemment à quoi m’en tenir. Georges Pelletier du Devoir m’avait mis au courant de sa récente entrevue avec l’Administrateur apostolique du diocèse de Montréal. Pelletier était allé lui dire :

— Excellence, nous sommes en guerre. Le Devoir va prendre la même attitude qu’en 1914. Mais, en ce temps-là, notre attitude nous attira d’assez vifs désagréments de la part de notre épiscopat. Je souhaiterais savoir, si vous daignez m’en faire part, quelle sera cette fois l’attitude de nos évêques. Je voudrais autant que possible éviter les chocs trop pénibles.

L’Administrateur, c’est toujours Pelletier qui raconte, se renfrogna quelque peu, puis, de sa voix qu’il avait parfois rude, il répondit :

— Mon cher fils, Mgr Bruchési a perdu l’esprit à la suite de la première Grande Guerre, pour s’être fait tromper par les politiciens. Je n’ai pas envie de courir les mêmes risques (textuel).

Visite du Père Paré, s.j.

Un autre fait divers se rapporte aux mêmes événements. Une élection partielle de juridiction fédérale a lieu à l’automne de 1942. Le major général R. Laflèche, D.S.O., attaché militaire du Canada en France, en 1939, nommé, de retour au Canada, sous-ministre conjoint des Services nationaux de guerre, puis, en 1942, ministre des Services armés, pose sa candidature dans Montréal-Outremont. Un jeune avocat, Jean Drapeau, alors l’un des dirigeants de L’Action nationale, décide de faire la lutte au nouveau ministre, à titre de « candidat des conscrits ». On avait espéré, pour le nouveau ministre, une élection par « acclamation ». La candidature de Jean Drapeau déplaît fort aux « officiels », et même, à ce qu’il semble, à quelque haut personnage du clergé. Le bruit s’était répandu d’une conscription possible des clercs dans l’armée. Le major général Laflèche que je tenais alors pour une nouille quintessenciée, s’était promené par les évêchés, se disant l’homme fort qui empêcherait cette conscriptions des clercs. Il aurait convaincu quelques naïfs. Quoi qu’il en soit, L’Action catholique, journal de Québec, ose recommander l’élection par « acclamation ». Léopold Richer lui riposte dans Le Devoir. Par quel hasard un journal d’Action catholique prend-il sur lui de s’immiscer dans une question politique ? Tout aussitôt Richer s’attire un monitum sévère du cardinal Villeneuve, dans sa Semaine religieuse. En ces jours-là, je reçois la visite du Père Paré, s.j., aumônier général de l’ACJC. Âme candide que ce cher Père qui s’essayait dans la diplomatie, laquelle n’était pas faite pour lui pas plus qu’il n’était fait pour elle. Le Père se dit l’envoyé du général Laflèche. Le ministre l’aurait chargé d’une mission auprès de moi. Et le général sollicite une entrevue. Que me veut-il ? Le Père me le laisse entrevoir. Il s’agirait de calmer, d’amadouer certains groupes de jeunesse et de les amener à se désister de toute opposition à la candidature du général dans Montréal-Outremont. Le bon Père me glisse même à l’oreille que mon intervention en l’affaire plairait fort à Son Éminence le Cardinal. Je commence à comprendre.

Catégoriquement je refuse l’entrevue. « Pas avant ni pendant l’élection, dis-je au Père. Après, peut-être ; mais je doute qu’alors le général y ressente le même intérêt. En outre, je vous prie de faire savoir à M. Laflèche que je n’ai rien d’agréable à lui dire. » Et je continue : « Je refuse l’entrevue parce que jamais — je l’ai dit assez de fois — je ne me laisserai prendre la phalange du petit doigt, dans quelque aventure électorale que ce soit. Je suis prêtre. Je reçois tout le monde. Je reçois même les hommes politiques qui me font l’honneur de me demander mon sentiment sur certains problèmes politiques. Je ne vais pas et je ne veux pas aller au-delà. Du reste, mon Père, à vous parler net, je ne vois guère en quoi la présence du général, dans le cabinet de M. King, peut nous être, à l’heure actuelle, de quelque service. Le général a la réputation bien établie d’un conscriptionniste. La rumeur publique, rumeur qui ressemble à un fait bien accrédité, attribue son entrée dans le ministère à l’espoir de faire accepter plus facilement à la province de Québec, la conscription pour outre-mer. Mesure extrême sur laquelle, j’en reste persuadé, les Canadiens français ne céderont point. Je ne crois pas, au surplus, que Monsieur Laflèche, brave homme, je l’admets, soit de personnalité assez dynamique, assez vigoureuse, pour jouer, dans le cabinet King, à l’heure actuelle, un rôle éminent, ni même un rôle modérateur. D’après tout ce que l’on me dit et tout ce que je sais de l’homme, il n’est pas de taille ni d’humeur à donner, quand il le faut, le coup de poing sur la table. Dans ces conditions, j’estime, avec bien d’autres, qu’en ces heures difficiles, une représentation canadienne-française, dans le cabinet d’Ottawa, loin d’être une force pour nous, n’ajoute qu’à notre faiblesse. Notre véritable force, ce serait, pour les nôtres, de constituer un bloc à l’extérieur, un bloc solide qui ne pourrait manquer d’agir sur la politique de guerre de M. King. On peut bien se vanter, à Ottawa, de se passer du Québec. On ne s’en passe pas si facilement. Un mauvais ministre dans un cabinet, c’est comme un mauvais curé dans une paroisse. Mieux vaut se passer de curé que d’y laisser un mauvais sujet. »

Le cher Père écoute mon petit discours, un peu déconfit. Je me permets, du reste, de lui glisser un conseil, à savoir : dans les présentes circonstances, les ecclésiastiques feraient acte de sagesse en se tenant prudemment à l’écart de toutes ces combinaisons politiques. Une indiscrétion, une fausse démarche, appuyai-je, aurait tôt fait de déchaîner, surtout dans les milieux de jeunesse, un mouvement anticlérical. Et là-dessus je lui rapporte un propos d’André Laurendeau tenu devant moi, en ces tout derniers jours : « Nous sommes prêts à nous battre jusqu’au coton pour empêcher la conscription des clercs ; mais si les évêques prétendent nous troquer, nous les jeunes laïcs, contre les clercs, ce sera une autre affaire. » Le Père n’insista point.