Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/L’année 1943 — Mort de ma mère

Fides (p. 91-103).

V

L’ANNÉE 1943 — MORT DE MA MÈRE

Peu d’années auront autant marqué ma vie que celle-là. Événements de famille, événements politiques se sont conjugués pour m’affecter profondément. Cette période de 1940-1950 aura été pour moi la période des grands deuils. Que de grands amis vont disparaître ! Et d’abord, c’est ma vieille maman qui s’en va. Malgré ses terribles infirmités, elle se prolongeait quand même avec une vitalité qui ne paraissait guère diminuer. Et pourtant, on la sentait à bout. Oh ! ces vieux ! Vieilles lampes fatiguées, avec un tout petit bout de mèche et quelques gouttes d’huile et qui clignotent avant de s’éteindre. En octobre 1943, elle demeurait, depuis quelques semaines, chez ma sœur Sara, madame Omer Lalonde, dans le rang de Quinchien, à Vaudreuil. Depuis que le médecin avait estimé dangereux pour elle tout retour à Montréal, elle résidait chez ses enfants, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Tout à coup sa santé parut fléchir. Le docteur René Dandurand que j’amenai la voir, me déclara : « C’est la fin. » Mais la fin se prolongea. Le 13 octobre, j’ai un cours à l’Université et, le soir, je dois remercier Bourassa qui inaugure le récit de ses Mémoires à la salle du Plateau. Je m’enquiers auprès du Dr Bellemare de Vaudreuil : « Puis-je aller à Montréal, cet après-midi ? — Vous connaissez la vitalité de votre mère ; elle peut durer encore deux jours sûrement. » Je bénis ma maman et je pars pour Montréal. Je peux difficilement ne point assister à la conférence de Bourassa et lui dire mon remerciement. De braves gens, dans le monde nationaliste, me reprochaient volontiers ce qu’on appelait ma « brouille avec le Maître ». Ne pas me trouver là eût paru une dérobade. Aussitôt dit mon remerciement au conférencier, je saute dans la voiture du Dr Jacques Genest qui très amicalement s’est offert à me ramener à Vaudreuil en toute hâte[NdÉ 1]. À mon arrivée chez ma sœur, j’aperçois dehors beaucoup de parents qui parlent à voix basse. Ma mère était morte dans la soirée. On peut se sentir orphelin à tout âge. Je me souviens qu’une impression d’immense solitude m’enveloppa. J’étais le fils qui n’avait pu connaître son père ; je serais le fils qui n’avait plus de mère. En quelques instants, le déroulement de cette longue vie, si humble mais si pleine, se fit en ma mémoire. Des images plus vives, dominantes, se dégagèrent. Ce sont elles, ces images, que le lendemain, resté seul près du cercueil, pendant que, dans une pièce attenante, des femmes, mes sœurs et belles-sœurs, cuisinaient, je ne pus m’empêcher de jeter sur le papier. C’était comme une prière, une prière reconnaissante qui montait de mon cœur de fils. Je transcris ici ces pages, telles que je les ai écrites, ce jour-là.

Ma mère

Parmi les souvenirs ou les images que je garde de ma mère, trois ou quatre me sont plus chers que les autres.

Je la revois d’abord, telle qu’elle se décrivait à nous dans ses rares ouvertures sur son enfance, en route pour l’école. Fillette de huit ans, elle s’en va, d’un pas vif, sur le grand chemin, en robe d’indienne, en chapeau de paille attaché sous le menton, en souliers de bœuf, une ardoise, un livre ou deux, rarement deux livres à la main. On était pauvre chez elle. Elle faisait comme d’autres ; elle empruntait les livres des plus riches. En sa première année d’école elle partait de la terre de Fabien Desjardins, du rang des Chenaux sud (terre passée aujourd’hui à M. Gaston Élie) où travaillait son père. La famille émigra bientôt à l’île Cadieux, alors île déserte, sur le lac des Deux-Montagnes. L’on y vivra seul pendant onze ans, comme une famille de Robinsons. Le chemin vers l’école s’allongea, pour le coup, de plus de deux milles. Six milles à parcourir pour l’aller et le retour. Le grand-père Portelance traversait la fillette à la terre ferme en canot. Et l’enfant s’engageait, par un chemin de fortune, à travers un bois sauvage d’un demi-mille ; parvenue au trait-carré de la terre de Fabien Desjardins, elle la descendait jusqu’à la baie de Vaudreuil, y prenait le rang des Chenaux qui la conduisait au couvent. Le couvent ! quel souvenir elle avait gardé de ces religieuses de Sainte-Anne dont elle fut aimée et qu’elle avait toutes aimées. La plupart des Sœurs s’étaient trouvées parmi les compagnes de la fondatrice. C’étaient, nous racontait ma mère, de pauvres et humbles filles qui écuraient elles-mêmes leurs planchers, les balayaient avec un balai de cèdre, faisaient leur savon, leur pain. Sur les enfants, sur leur tâche d’institutrices, elles se penchaient avec le zèle plein de fraîcheur et d’allant de toutes les communautés naissantes. La petite fille aux yeux gris-bleus qui s’en allait vers ces femmes était la première des siens à vouloir être instruite ; elle serait la seule instruite de ses frères et sœurs. Ses deux lieues par jour, elle les marchait pour devenir, sans s’en douter, la tête de file d’une autre génération qui, celle-là, saurait lire et écrire. Les soirs d’automne et d’hiver, quand il lui fallait retraverser, dans l’obscurité tombante, le bois solitaire du Détroit, combien de fois la petite fille qui voulait savoir lire, dut se trouver téméraire, fut tentée de rester à la maison. Le lendemain, elle reprenait la route, poussée par quelque force secrète de la Providence, cette même force, cette même voix sans doute qui, contre le gré d’une mère peu soucieuse des choses de l’instruction, l’avait tirée de chez elle pour la jeter sur le chemin de l’école. Elle voulait s’instruire ; un aimant irrésistible la tirait vers le village, vers le couvent, vers ces femmes dont le costume nouveau et la vie de pauvresses avaient étonné, puis séduit ses yeux d’enfant. Désir, passion de savoir qui met, dans la vie de cette paysanne, une singulière grandeur. Sœur Marie de l’Ange-Gardien, originaire de l’île Perrot, enseignait aux petites externes ; elle savait à peine lire ; elle épelait ses mots, nous assurait notre mère. Au couvent, la petite élève de l’île Cadieux n’en apprendrait pas moins son catéchisme, au point de le réciter encore par cœur vingt ans et trente ans plus tard, sans jamais trébucher sur le moindre mot. Le soir, autour de la table, elle pouvait nous faire repasser nos leçons, corriger nos moindres déformations du texte catéchistique. Au couvent, la petite fille apprendrait encore sa grammaire française, une orthographe d’une rare correction qu’elle conservera jusque dans les dernières années de sa vie. Je me souviens de ses lettres d’une syntaxe impeccable, d’une écriture fine, aucunement stylisée, qu’on n’eût pas dite d’une paysanne, mais d’une main habituée à tenir la plume tous les jours. Au couvent, elle prit encore une foi profonde qui n’aimait guère, par pudeur, s’épancher en professions verbales, mais qui transparaissait, avec une impressionnante fermeté, dans ses attitudes devant la vie, son courage d’homme plus que de femme devant l’épreuve, dans son austère morale lorsqu’elle nous parlait de travail, de devoir, de probité, de respect des lois divines. Elle ne criait pas sa foi. Elle la vivait.

* * *

J’ai là, devant moi, un petit portrait de ma mère à vingt ans. Petit portrait sur verre, enchâssé dans un écrin noir à panneaux carrés, de trois pouces par trois pouces, fermé par un mince crochet de cuivre. Dans un encadrement en feuillets dorés, elle m’apparaît debout, dans une robe pâle, attachée au col par une mince cravate, cheveux relevés, bras pendants, mains fines, modérément effilées, bien dégagées par des manchettes blanches. Je la vois un peu frêle, svelte, non sans élégance dans le maintien. Ce qui me frappe par-dessus tout, dans sa figure de jeune fille, dans ses yeux bien ouverts sur la vie, c’est la calme assurance, la ferme sérénité, l’absence de toute trace de tristesse ou de désenchantement : triomphe du courage sur une adolescence plus qu’austère, sur une période de labeurs durs qui auraient pu broyer, endolorir cette vie fraîche, mettre aux lèvres de cette petite femme l’ineffaçable pli d’amertume. À treize ans, pour obéir à la volonté de son père et de sa mère, elle avait dû quitter le couvent. Elle était l’aînée des filles, la deuxième par l’âge de sa famille, une famille déjà nombreuse. Il lui fallait fournir sa part, venir en aide à la maison, soulager la pauvreté des siens. Quitter le couvent, ce fut, pour elle, la première et grande épreuve de sa vie. Pour l’enfant élevée au bord du bois, en cette île Cadieux, alors en marge de toute habitation, on imagine ce que pouvait être, en regard du foyer familial, la maison des Sœurs, sanctuaire du savoir, école de prière à l’ombre de l’église. Hélas ! que ne l’avait-on laissée à ses livres, à ses chères études ? disait-elle souvent. Sûrement, à l’en croire, elle n’eût pas manqué de devenir religieuse ; elle se serait donnée au Bon Dieu. Attrait véritable ? Appel d’En-haut ? Rêve d’enfant ? La Providence la voulait ailleurs. Retirée du couvent, la fillette de treize ans fut engagée par son père dans une famille du village d’abord, chez le Dr Desjardins, puis à Como, puis de nouveau à Vaudreuil, chez les Deslauriers, chez un Campeau, cultivateur du Détroit, à proximité de l’île Cadieux. Elle fut engagée au salaire assez commun à cette époque, d’une piastre par mois, à quoi se joignait le supplément d’une paire de souliers de bœuf et d’une jupe de flanelle. Pour sa part de besogne, chez les habitants, elle aiderait aux travaux de la maison, aux travaux des champs. La journée commençait à quatre heures du matin ; elle se terminait à minuit. Le soir, on cousait, on reprisait, on tricotait. Ou encore, puisque la couventine possédait le rare privilège de savoir lire, elle enseignait le catéchisme, par cœur, aux grands garçons, aux grandes filles du voisinage, qui ne savaient pas même leurs grosses lettres. Elle les préparaît à leur première communion. La frêle enfant allait encore chercher l’eau à une source voisine, à deux arpents de la maison, la gouge sur les épaules. Elle traînait péniblement ses deux seaux ferrés, trop longs pour ses bras et qui, au moindre faux pas, heurtaient le sol de leur fond. À certaines époques de l’année, racontait toujours ma mère, quand elle n’était pas occupée à l’enseignement du catéchisme, elle descendait à la cave humide, faire le triage des pommes de terre. Reparaître de temps à autre au village, aller à la messe du dimanche à son tour, passer au couvent dire bonjour aux Sœurs, en revenir avec une nostalgie dans l’âme, telle avait été son existence d’adolescente et de jeune fille. À vingt ans, une flamme avait lui dans son cœur trop vide. De temps à autre, sur la route du voisinage, un jeune homme, de douze ans plus âgé qu’elle, la croisait. On se disait bonjour ; on échangeait un sourire. Lui aussi portait un grand vide dans son cœur, une blessure incurable. Abandonné à cinq ans par son père, tombé dans l’extrême pauvreté, l’enfant donné, par acte notarié, à un cultivateur, célibataire du Détroit, n’avait connu ni le vrai foyer, ni la vraie joie. Parti à 18 ans pour les chantiers de Pembroke ou de la Mattawan, il ne reparaissait qu’au mois de juillet, pour les travaux de la terre. Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés, je ne sais plus comment, mais sans doute, dans le voisinage où ils habitaient tous deux. Puis, un jour, la jeune fille devenait engagée chez celui-là même qui avait adopté le jeune Léon : Titi Campeau. D’ailleurs leur sort assez pareil les avait vite rapprochés. Dans le portrait de vingt ans de ma mère, dans la sérénité presque joyeuse de sa figure, y avait-il quelque chose de la lueur qui brillait alors dans son cœur ? Les deux jeunes gens allaient se marier dans deux ans. La jeune fille donnerait un foyer à l’orphelin qui n’en avait pas connu ; elle se donnerait à elle-même, qui l’avait trop peu connu, le même bonheur. Tous deux se sentaient épris du même goût pour le travail. La vie ne les effrayait plus. Lui, de sa paie de chantier, s’était déjà acheté une terre. Pour sa part, elle apportait un cœur neuf, un cœur à son premier amour. Pour ces deux, comme la vie prochaine serait bonne ! Le portrait de ma mère à vingt ans[NdÉ 2] respire la joie, la confiance en l’avenir comme un poème d’espoir, comme une petite chose que l’aube croissante jette en pleine vie. Plus tard, je sais quelqu’un qui ne parlait jamais de ces jours d’attente qu’avec une larme au coin des yeux.

* * *

Une troisième image : ma mère, telle que je la connus. Aussi loin que mes premiers souvenirs se reportent, je revois une petite femme de trente-cinq ans, vive, active, toujours en mouvement, jamais au repos. Cependant rien de brusque, rien de fiévreux en cette activité. Une personne plutôt calme, d’une rare possession de soi, d’humeur ni joyeuse, ni triste, jouant sa vie sur les notes ni trop aiguës ni trop basses. En somme la sérénité du portrait de vingt ans qui se maintient, en dépit de quelques sautes de nerfs excédés par les soucis croissants, le tapage des enfants, le surcroît de travail, la visite trop fréquente du malheur.

Les malheurs n’ont pas manqué à la mariée de vingt-deux ans. Elle connut d’abord les longues absences de son mari. Une ambition le tenait : payer sa terre le plus tôt possible, cette terre qui, par échange, était devenue la terre des Chenaux, et dont il ferait pour nous le foyer paternel. Il avait renoncé aux chantiers ; mais il gardait l’habitude d’aller travailler dans le New-Jersey, à la cuisson de la pierre à peinture. Le travail était dur, exténuant. Il y prit la fièvre tremblante. Il lui fallut se contenter d’aller, sur l’Outaouais, au-devant des cages qu’il reconduisait jusqu’à Québec. Il sera même absent à la naissance de son deuxième enfant, Albert. Le registre paroissial le désigne sous l’étiquette de « voyageur ». Ici se place un petit incident de vie de famille que ma mère se plaisait à raconter. Un printemps, le conducteur de cages passait à la tête de l’île aux Tourtres. Il avait laissé là son radeau pour, en vitesse, piquer une pointe en canot vers la maison des Chenaux. Avertie par un passant, ma mère se précipita au-devant de son homme, au bord de la rivière. Elle portait dans ses bras, sa première enfant, née depuis quelque deux ans. À la vue du voyageur, pourtant hâlé, devenu barbu, les cheveux trop longs, la petite fille, — mue par l’instinct filial — se jeta de tout son élan à la tête de son père. Le pauvre homme en avait pleuré à chaudes larmes. Le couple des Chenaux n’allait connaître, à tout bien compter, que deux ans de vie en commun. Mon père mourut, après six ans de mariage, le 20 février 1878. Une épidémie de vérole emporta, en quelques jours, cet homme d’une santé ébranlée. Deux villageois charitables vinrent, à l’insu de leurs femmes, ensevelir le mort. Grand-père Pilon consola sa fille à travers le carreau. Un seul ami prit le risque de venir prier au corps. Ma mère passa deux jours et deux nuits, seule avec son mari sur les planches, et avec quatre enfants, tous atteints de la vérole, dont moi-même, alors âgé de six semaines. Puis, ce fut le veuvage. Le second mariage au bout d’un an, à Guillaume Émond, engagé au Détroit, ancien compagnon de travail et de chantier de Léon Groulx. Trois ans plus tard, c’était la réapparition de la mort. Réapparition encore terrible. En huit jours la diphtérie étranglait trois enfants : Angélina, ma petite sœur aînée de huit ans ; Julien, l’un de mes petits frères de cinq ans ; l’aînée des petites Émond, Alexandrine, âgée de deux ans.

Ma mère pleurait facilement. Elle dut pleurer à se vider les yeux. Mais elle ne pleurait que peu de temps. Une chose m’a toujours étonné en elle : son extraordinaire faculté de rebondissement. Au moment des pires déconvenues, des plus dures épreuves, moments qui se répétaient souvent, elle venait les yeux noyés d’eau. D’un coin de son tablier, elle essuyait cette eau débordante. C’était fini. Elle reprenait sa tâche. D’une larme à l’autre, elle restait la femme forte, sereine, active, prodigieusement active, faisant face à sa besogne, je ne sais trop comment. La première levée, le matin, la dernière couchée, sur le coup de minuit, elle avait trimé tout le jour, sans un instant de repos. Je ne me rappelle point avoir vu ma mère, assise quelque part, pour reprendre souffle, ne se faisant plus aller les mains, s’accordant une détente entre deux travaux. On eût dit le mouvement perpétuel. Le plus souvent, elle tenait sa maison seule, n’ayant de servante qu’à l’époque de ses couches, et encore pour une semaine ou deux. Elle faisait le pain, le beurre, le blanchissage, les tricotages, la couture. Pas un vêtement, pas un point de couture jamais fait hors de la maison. Elle tressait nos chapeaux de paille, plissait nos souliers de bœuf ; pour nous vêtir de flanelle ou d’étoffe, le métier, toujours dressé dans la grand’chambre, fonctionnait en toute saison. Un coup de pédale par-ci, un coup de pédale par-là, aux moments de liberté. La tisserande fabriquait même de la catalogne pour les autres. Ce qui ne l’empêchait pas, les jours de presse, d’aller donner son coup de main aux travaux des champs. Vers l’âge de neuf ou dix ans, je me souviens d’avoir vu ma mère, un jour de battage en plein air, sur une haute meule de grain ; armée d’une fourche, elle faisait dégringoler les javelles ; elle fournissait la batteuse. De celle-là on peut dire, comme de la femme modèle de l’Écriture : panem otiosa non comedit. Au milieu de tous ces travaux, elle eut quinze enfants, dont deux jumelles. Elle resta vaillante, d’une endurance que je ne m’explique que par le solide moral, la foi vivante de nos vieux paysans. Elle sortait peu, allait à la messe moins souvent qu’à son tour, ne se rendait au village que pour les emplettes dont ne pouvaient se charger les enfants. Lui parlait-on de promenades chez les parents des environs ? Elle commençait par résister ; elle ne se résignait que tous ses prétextes épuisés. Sa famille, l’horizon familial lui suffisaient. Économe, l’esprit toujours porté en avant sur l’avenir, elle était la prévoyance de la maison. Elle conseillait fortement parfois son second mari, brave homme, la droiture même, mais plus prompt que sa femme à la dépense, aimant plus qu’elle les innovations, les nouvelles machines agricoles. Elle, qui savait compter mieux que lui, ne pouvait oublier les fameux paiements, les paiements annuels pour la terre qu’on rêvait de libérer de toutes redevances, bien à soi, bien assuré de la famille. Un sou qui rentrait à la maison n’en devait plus sortir. Car les moindres sous compteraient, pour leur part, dans la somme finale. Soucis féconds qui nous ont valu d’apprendre de bonne heure la leçon du travail. Quel profit dans l’esprit d’un petit paysan que sa contribution, si minime soit-elle, au paiement de la terre paternelle ! Je me souviens de ces petites phrases de notre mère qui revenaient annuellement : « Les framboises doivent être mûres à l’Île aux Tourtres. » Ou encore, invitation moins directe : « Il paraît que c’est tout rouge de framboises à l’Île aux Tourtres. » Nous savions comprendre à demi-mot. Nous partions, c’est-à-dire je rassemblais mon petit monde, le monde des plus jeunes encore incapables des gros travaux des champs. J’avais neuf ans, dix ans ; j’étais le chef naturel de l’équipe. L’équipe se composait de mes trois petites sœurs, de six à sept ans, et d’un frère encore plus jeune. Notre mère nous préparaît notre dîner. Et nous partions en chaloupe, nu-jambes et souvent nu-pieds, pour la grande île solitaire, à un mille de chez nous. Au milieu des mouches, des maringouins, le jeune chef avait beaucoup à faire, dans la chaleur accablante, pour remonter, de temps à autre, le moral de son équipe. Au retour, le soir, notre mère était la première à regarder au fond de nos paniers ; elle comptait sept, huit terrinées de framboises. Vendues au village à quinze sous la terrinée, ces framboises rapportaient la somme monumentale de $1.20. « Autant de gagné », disait la maman qui nous invitait à reprendre le lendemain la route de l’île. Quand nous n’allions pas aux framboises, nous partions, encore en équipe, faire la cueillette des gadelles noires chez le seigneur Antoine Chartier de Lotbinière-Harwood, à raison de deux sous le gallon. Nous allions surtout, avant l’époque des foins, et entre les foins et la récolte, faire la cueillette du bois de grève : véritable manne jetée sur la glace, l’hiver, par les scieries de la région de Hull et d’Ottawa. La débâcle du printemps charriait cette manne : le vent nordet la poussait en nappes épaisses, dans les anses, les baies, de notre deuxième terre des Chenaux. La besogne consistait, pour la jeune équipe, à faire le choix des meilleurs morceaux au milieu des amas laissés dans les baies après la retraite des eaux printanières ; ces morceaux, on les chargeait dans une charrette, et le frère aîné allait vendre ce bois au village, au prix d’une piastre le voyage. Cinq piastres par jour ! C’était l’époque du gros gain qui mettait notre mère en grande joie. J’avais à peine huit ou neuf ans que l’on m’envoyait, la débâcle achevée, avec mon frère Albert, de trois ans plus âgé que moi, chacun dans sa chaloupe, glaner sur l’eau du lac des Deux-Montagnes, soit à deux milles environ, les plus beaux morceaux. Nous chargions nos pesantes embarcations de ce bois lourd, imbibé d’eau ; et nous revenions à la maison, cambrés sur les rames, poussés ou entravés par le vent, la vague entrant parfois dans la chaloupe. Le soir, nous étions éreintés, épuisés. Durs exercices par quoi se formaient, dans les familles d’autrefois, les muscles de la volonté autant que les muscles du corps. Nous acceptions ces travaux sans rechigner, comme une tâche toute naturelle à l’époque. Nul de nous n’ignorait l’enfance laborieuse de notre mère. Au temps de son école n’avait-elle pas transporté, en barque, avec un de ses jeunes frères, toute une récolte de pommes de terre, de Como à l’île Cadieux, allant et venant sur le lac des Deux-Montagnes ?

* * *

Quatrième et dernière image. L’image de la grande victime. À force d’économie et de travail, nos parents parvinrent à se libérer de leurs dettes. En 1882, Guillaume Émond, qui voyait se multiplier les bouches autour de la table de famille, ajoutait à la terre de Léon Groulx, ce que nous allions appeler la « terre du bois », vaste et beau domaine de plus de 400 arpents à l’extrémité du rang des Chenaux, entouré d’îles avec façade à la fois sur la baie de Vaudreuil et sur le lac des Deux-Montagnes. Pendant la première Grande Guerre, Guillaume Émond pouvait acheter et payer une troisième terre, dans les limites du village de Dorion. Parvenus à l’aisance, nos parents auraient pu nourrir l’espoir de vivre en paix leurs dernières années. Le bonheur dura peu. En 1916, l’aînée de nos sœurs, Flore, mourait encore jeune, laissant sept enfants. Quatre ans plus tard, en 1920, mon frère aîné, Albert, mourait à son tour subitement. Resté célibataire, il était, depuis longtemps, le vrai chef de l’exploitation agricole ; père Emond préférait travailler à l’extérieur. Quatre ans plus tard, père Emond mourait à soixante-dix ans. Pour notre mère, c’était le second veuvage. Ces derniers malheurs l’affectèrent beaucoup. Deux ans après la mort de son second mari, une maladie, bien faite pour apporter à cette femme active la suprême épreuve, manifestait ses premiers symptômes : l’artério-sclérose. Notre mère venait d’atteindre ses soixante-dix-sept ans. Il fallut procéder à l’amputation d’une jambe, au-dessus du genou. Deux ans plus tard, l’implacable maladie s’en prenait à l’autre jambe, qu’il fallut encore amputer. La première amputation avait atterré la pauvre victime. Comment, à soixante-dix-neuf ans, accepterait-elle la seconde ? Elle se voyait, comme elle disait, portée dans un panier ainsi qu’un vétéran de la guerre. « À quoi serai-je bonne ? » Le chirurgien me confia la pénible tâche de lui faire, en rigoureuse vérité, l’exposé de son cas : ou point d’opération et la mort à brève échéance, et la mort avec intoxication cérébrale ; ou l’opération et alors dix chances à peine sur cent de survivre ; promesse de deux ans de vie au plus. Elle m’écouta froidement, sans verser une larme. « Donnez-moi une journée, jusqu’à demain midi, pour y réfléchir. » Le lendemain la réponse fut nette : « Qu’on m’opère, mais tout de suite. » Je la revois, à l’hôpital, au moment où on lui apporte la civière qui doit la conduire à la salle d’opération. Sa dernière jambe tuméfiée, violacée, la fait souffrir horriblement. Les infirmières s’approchent pour l’aider à monter sur le petit chariot. « Laissez-moi faire, leur dit-elle, je suis capable seule. » De la seule force de ses bras, elle se soulève de son lit et se glisse sur le coussin. Après sa première opération, elle avait pu marcher avec des béquilles, aller un peu où elle voulait. Désormais nous ne la verrions plus que sur sa chaise roulante. Victime enchaînée. Elle eut plus de peine à se résigner. Sa foi, sa faculté de rebondissement la servirent encore. Il lui arrivait de se plaindre un peu plus souvent de son affliction. Mais le ressort d’acier se raidissait en elle. Elle versait une larme aussitôt essuyée. Elle se remettait à causer, à rire ; elle était restée sereine, souvent joyeuse. Ses yeux, ses mains lui restaient. Elle les employa. Elle se mit à coudre, à repriser, à tricoter infatigablement. À quatre-vingt-quatre ans, elle qui n’avait jamais beaucoup travaillé dans les « bebelles », se mit à broder un couvre-pied, travail souvent repris, qui l’occupa pendant deux ans. Elle avait toujours eu le goût de la lecture. Après sa première opération, j’avais pris maison pour lui faire une « retirance ». Elle choisissait dans mes journaux, mes revues, ce qui pouvait l’intéresser. Le dimanche, comme elle ne pouvait travailler, je lui passais un livre, d’ordinaire une vie de saint de 200 à 250 pages. Elle le lisait dans sa journée. Puis vinrent les années assombries. Un voile sur ses yeux la laissa mi-aveugle. Après la vue, le Bon Dieu lui demanda l’ouïe. Elle ne pouvait plus coudre, tricoter, broder, ni lire ; elle ne pouvait plus écouter la radio ; elle suivait malaisément une conversation. Elle ressentit plus cruellement ses nouvelles infirmités, se mit à prendre de la peine pour des petits riens. Sa lucidité d’esprit restait pleine. Elle savait encore causer ; elle savait moins rire. Sa voix forte, sa prononciation toujours nette faisaient oublier chez elle la nonagénaire. Ses doigts ne pouvaient plus faire qu’une chose : égrener le chapelet. Elle l’égrenait à toute heure du jour.

Deux ou trois mois avant ses quatre-vingt-quatorze ans, les premiers signes de la fin se manifestèrent par un amaigrissement subit, constant. Fait inouï, me dit-on, dans l’histoire de la chirurgie : elle avait survécu quinze ans à sa seconde amputation, dix-sept à la première. Elle vit venir la mort d’un œil calme, presque froid. Quatre jours avant son dernier moment, je lui parlais de l’Extrême-Onction.

— Si tu le penses nécessaire, me dit-elle, je suis prête.

— Votre sacrifice est donc fait ? lui dis-je.

— Ah, mon Dieu ! il y a longtemps qu’il est fait.

— C’est très bien ; mais vous pouvez le renouveler ; et à chaque renouvellement, obtenir autant et même plus de mérite que la première fois.

— Je le renouvelle tous les jours, fut sa réponse.

Alors, d’une voix claire, qu’on pouvait entendre de la pièce voisine, elle dit ces petites phrases bien ponctuées :

« Notre-Seigneur a dit : pardonnez, si vous voulez être pardonnés ; je pardonne à tous ceux qui m’ont fait de la peine, qui m’ont fait du mal ; et j’offre tout ce que j’ai souffert et tout ce que j’endure, pour l’expiation de mes péchés depuis mon enfance. »

Quand on leur parle de la mort, les plus résignés ne peuvent retenir une larme. Elle me dit ces choses, les yeux secs, la voix ferme, comme s’il se fût agi de la mort d’un autre. Pas un instant, elle ne parut regretter de mourir. « Mourir, c’est bien long », disait-elle tout au plus. Une nuit, elle trouva la force de se dresser sur son séant. Les bras tendus vers le mur, elle se mit à crier d’une voix éplorée : « Mon Dieu, venez me chercher ; venez chercher mon âme. Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours, venez à mon aide… » Deux jours plus tard, la voix commença à lui manquer. Le cierge achevait de brûler. Le 13 octobre, à neuf heures du soir, elle s’éteignit doucement, sans un spasme, dans un dernier souffle à peine perceptible.

* * *

J’ai écrit ces lignes, à deux pas de son cercueil, par cet après-midi du 15 octobre où je suis seul à la veiller. J’ai remué ces souvenirs, comme on remue des cendres chaudes, avec l’espoir d’y trouver l’éclair d’une braise… C’est bien fini. C’est le feu éteint ici-bas pour toujours. Je regarde la chère morte. Son air grave, austère, mais toujours d’une impeccable sérénité, me prononce à lui seul son éloge funèbre. Quelle unité dans cette longue vie ! Longue, émouvante fidélité à la tâche ! Longue prière de foi et d’espoir après laquelle il n’y a plus qu’à dire : Ainsi soit-il !


Notes de l’éditeur
  1. Voir Mes Mémoires, II : 264.
  2. Voir photographie dans Mes Mémoires, I : entre les pages 64-65.