Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Questions d’enseignement

Fides (p. 67-89).

IV

QUESTIONS D’ENSEIGNEMENT

Ce privilège appartient à la question de l’enseignement de garder la perpétuelle actualité. Question d’ailleurs où personne ne doute de sa compétence. Question amusante pour ceux qui prennent encore goût à la sottise humaine. Il n’est point de génération qui ne se sente l’envie de tout réformer, sinon de tout chambarder en son enseignement, comme si les sottises d’hier se pouvaient corriger par les sottises d’aujourd’hui. Donc, au pays de Québec, vers 1948, on discutait fort et comme toujours la question de l’enseignement. La Commission d’Éducation du Comité permanent du Congrès de la Langue française — celui de 1937 — avait formulé le vœu d’une enquête sur tout notre système d’enseignement. J’étais le président de cette Commission d’enquête. Nous siégeâmes quelques fois pour nous apercevoir que le sujet débordait le petit groupe d’hommes que nous étions. D’un commun accord nous demandâmes une grande enquête ; enquête qui serait menée « par des gens en dehors des fonctionnaires de l’Instruction publique, ces fonctionnaires ne devant pas être parties et juges en même temps ». Qu’advint-il de notre requête ? Adressée à Mgr Camille Roy, ex-président du Congrès de 1937, il paraît bien qu’elle fut enfouie dans les oubliettes. Nous ne reçûmes aucune réponse. Notre Commission n’avait plus qu’à se dissoudre. Cependant les controverses continuaient. À vrai dire, le bouleversement social récent, conséquence d’une industrialisation trop hâtive et trop précipitée du Québec, y donnait raisonnable occasion. Beaucoup mettaient en doute l’efficacité des vieilles méthodes humanistes pour la formation de l’homme nouveau : l’homme des conquêtes scientifiques et économiques. D’autres et parfois les mêmes s’interrogeaient sur l’aptitude d’une culture trop exclusivement française à la formation des générations prochaines. Les plus hautes autorités religieuses s’inquiétaient. Fallait-il réformer et quoi réformer ? C’est ainsi qu’un jour le délégué apostolique, alors Son Excellence Monseigneur Ildebrando Antoniutti, m’invitait chez lui à déjeuner. Récemment il avait eu, avec M. Victor Doré, en ce temps-là président de la Commission scolaire catholique de Montréal, une entrevue, à Ottawa même. Le président et le prélat avaient dû s’entretenir de réformes urgentes dans notre système d’enseignement. M. Doré que j’avais connu autrefois, alors que nous enseignions tous deux à l’École des Hautes Études commerciales, n’était pas loin d’en tenir pour le bilinguisme intégral dans l’enseignement primaire. Contre ses théories, en tout cas, s’insurgeaient une bonne partie des maîtres sous sa juridiction. J’avais eu l’occasion de m’en apercevoir, en décembre 1936, lors d’un Congrès des instituteurs catholiques de Montréal. Invité à y prononcer une conférence sur « L’Éducation nationale », j’y dénonçai, non sans véhémence, devant M. Doré, présent à la première rangée de l’auditoire, la nocivité d’un bilinguisme trop massif et surtout prématuré à l’école primaire. J’en appelais, ce soir-là, aux témoignages des pédagogues les plus réputés d’Europe et d’ailleurs. La vaste salle du Plateau était comble. Un tonnerre d’applaudissements accueillit mes paroles. On pourra lire le texte de cette conférence dans mon volume Directives. Ainsi, à une date qu’il m’est impossible de fixer exactement, mais qui pourrait s’établir fin de 1939 ou début de 1940, j’allais déjeuner à la Délégation apostolique à Ottawa. Le Délégué m’avait croisé quelque temps auparavant dans l’un des corridors de l’Archevêché d’Ottawa. Et il m’avait dit : « Je voudrais vous voir, vous. Je voudrais causer avec vous de nos problèmes d’enseignement dans le Québec. »

Je lui avais répondu : « Je suis entièrement à votre disposition, Excellence. Il me serait impossible d’accepter votre invitation aujourd’hui même. J’ai fini, pour le moment, mes recherches aux Archives ; il me faut rentrer ce soir, à Montréal. À mon prochain retour à Ottawa, si vous me le permettez, Excellence, je vous donnerai un coup de fil. Et il en sera comme vous en conviendrez. »

Ce jour-là même, m’apprit-on, le Délégué avait soufflé à quelqu’un : « Ce sera le pendant de mon entretien avec M. Doré. Je souhaiterais confronter les idées de ces deux hommes. » Donc, quelques jours plus tard, de retour à Ottawa, un coup de téléphone me valait un appel de la Délégation apostolique. J’avais malheureusement commis la maladresse de faire passer mon appel par la bouche de Mgr Myrand, curé de Sainte-Anne d’Ottawa, généreux prélat qui m’aura hébergé pendant trente ans. Le Délégué invita naturellement Mgr Myrand à m’accompagner. L’entrevue s’en trouverait gênée, gâtée. Je m’en aperçus aux réticences de Son Excellence. Que voulait-il au juste ? Que me voulait-il ? Il parlait vaguement de réformes nécessaires, urgentes ; il fallait prévenir l’opinion, ne pas attendre qu’on pousse dans le dos du clergé… Mais quel rôle prétendait-il m’assigner en tout cela ? Il fallait mettre les choses au point.

— Excellence, lui fis-je observer, dans la province de Québec, vous ne l’ignorez pas, tout l’enseignement, primaire, secondaire, même supérieur, relève directement ou indirectement de la haute autorité de l’épiscopat. En conséquence vous apercevez en quelle position fausse et même périlleuse, se risque un prêtre qui ose préconiser des réformes un tant soit peu considérables. Il se donne l’air de faire la leçon à ses supérieurs. J’ai déjà préconisé quelques réformes. Puis-je vraiment aller outre ?…

Le repas fini, le Délégué déjà debout et me regardant bien dans les yeux, me dit :

M. l’abbé, vous avez de l’autorité ; servez-vous-en opportune, importune.

Consigne audacieuse. Si audacieuse que je n’osai rien dire. Tout au plus, dans la voiture qui nous ramenait au presbytère de Sainte-Anne, jetai-je cette réflexion à Mgr Myrand : « Oui, opportune, importune ; mais si un de ces jours je reçois des coups de crosse, ce n’est pas le Délégué qui viendra soigner mes bosses. »

Au reste, quelques semaines à peine plus tard, Son Excellence et moi-même aurions à nous instruire sur le danger de l’importune et même de l’opportune. Le 24 juin 1940, je me trouvais à Rouyn, Abitibi. On y célébrait, pour la première fois, une Saint-Jean-Baptiste de toute la région. J’étais le conférencier invité pour la célébration du soir. J’y parlai de « Nos problèmes de vie ». Fatalement, pour expliquer nos déficiences et les plus déplorables, le conférencier en vint à dénoncer l’esprit défaitiste d’un certain enseignement qui a fait à trop de Canadiens français une âme de petits salariés satisfaits de l’être, inconscients de leur sort. En conséquence, parmi les problèmes de vie à résoudre, il me parut que « le grand problème » qui se dressait, « dans sa poignante actualité », n’était nul autre que le problème de l’éducation. Et je disais :

Voici vingt ans et plus, qu’à temps et à contretemps, sans beaucoup de succès, je l’avoue, je ne cesse de dire à nos compatriotes qu’en tous nos projets de réformes économiques, sociales, politiques, nous n’avons oublié que le principal : nous réformer nous-mêmes, réformer le type de Canadiens français qu’une famille trop oublieuse de ses devoirs et qu’une école sans âme ont fait de nous. Et, par école, vous savez ce que je veux dire : j’entends toute maison d’enseignement fréquentée par les jeunes Canadiens français. Je ne suis pas seul à penser de cette façon. Je crois avoir vécu parmi la meilleure et la plus intelligente jeunesse. Plus je l’écoute parler, même dans les milieux d’action catholique, et je dirais même surtout en ces milieux, plus je constate la sévérité de ses jugements sur l’éducation qu’elle a reçue à l’école, au collège, à l’université. « Non seulement, me dit-on de partout, l’on ne fait pas de nous des Canadiens français, l’on ne fait pas même des hommes. » Et j’entends encore la rude boutade de ce père de famille, éploré devant ce qu’il appelait la pauvreté morale de ses fils. « Eh quoi ! lui avais-je demandé, est-ce qu’au moins on ne leur a pas appris à être Canadiens français ? » Et ce père de me répondre : « On leur a surtout appris à ne pas l’être. » Je voudrais que tous les contemplatifs de la tour d’ivoire pussent entendre ce qui se dit dans les salons, dans les cercles, dans les clubs, et pas toujours « par les esprits croches », mais le plus souvent par les meilleurs esprits de chez nous. Que le fait plaise ou ne plaise point, il reste que tous ceux, au Québec, qui pratiquent le dévouement dans les sociétés nationales, tous ceux qui se préoccupent du présent et de l’avenir des Canadiens français, entretiennent les mêmes inquiétudes et partagent en définitive les mêmes sentiments. En peut-il être autrement ? Quand ces hommes observent la misère trop générale de notre petit peuple, son effroyable dégringolade, depuis cinquante ans, vers le prolétariat ; quand ils constatent, ce qui est pire, la résignation de nos gens à cette vie de serfs miséreux, cette persuasion où l’on paraît établi que notre race, sur cette terre, n’a pas été créée pour un autre lot ; quand les mêmes hommes constatent la perte de l’esprit de travail, l’admiration trop générale pour les jouisseurs paresseux, enviés, parce qu’à quarante ans, ces fortunés ont assez d’argent pour passer leur vie à ne rien faire ; quand ils observent encore l’impuissance de nos petits marchands, de nos petits entrepreneurs, à tenir tête au moindre concurrent, à l’étranger arrivé ici sans le sou… quand ils voient encore la légèreté de la jeune Canadienne française, dédaigneuse de plus en plus des fardeaux de la maternité, travaillant autant que les hommes au suicide de la race ; quand ils voient enfin le manque de caractère de trop de nos hommes publics, défendant nos droits sur les hustings, le poing levé, et, rendus au parlement, n’osant plus lever le petit doigt ; quand surtout et enfin, ils découvrent le néant de notre esprit national, l’impuissance, non seulement du petit peuple, mais de ses dirigeants, à prendre conscience de l’être historique et culturel de leur nationalité, à se fournir, pour la survivance française en Amérique, la moindre raison qui vaille, comment voulez-vous que, devant ce dénûment moral, des hommes de cœur n’en cherchent pas la cause ? Et s’ils admettent, en cette misère, la part de la famille et des mœurs publiques, comment leur refuser le droit de s’étonner que l’école, le collège, le couvent, l’université aient si peu remédié à cet état de choses ?

Je l’avoue : tableau sévère ; propos roides. L’esprit encore tout plein de la consigne tombée des lèvres du Délégué apostolique, le réformiste se livrait peut-être à un zèle de néophyte. Malgré tout, la conférence parut ne pas trop déplaire à l’auditoire, aux organisateurs de la soirée. La radio l’avait diffusée à travers toute la région ; on l’avait écoutée, paraît-il, « religieusement ». Mgr Louis Rhéaume, o.m.i., de Timmins, occupait le siège de président d’honneur. Interrogé par ses voisins, l’évêque se déclara on ne peut plus satisfait : « C’est exactement ce qu’il nous faut », aurait-il même ponctué. La Frontière, journal de Rouyn-Noranda, publie tout de suite le texte de la conférence. Mes amis de la région sollicitent le privilège de mettre mon texte en brochure pour une plus large diffusion. Mais, à peine de retour à Montréal, une lettre du directeur de La Frontière m’apprend qu’il faudra déchanter. L’ancien recteur de l’Université d’Ottawa sent-il se réveiller des susceptibilités mal endormies ? En bon diplomate, il n’ose point refuser l’imprimatur à « Nos problèmes de vie ». Il choisit la voie oblique et déclare avec candeur à ces enthousiastes de La Frontière qu’il ne peut soumettre à la censure la conférence de l’abbé Groulx. Et la brochure ne parut point à Rouyn. Elle parut à Montréal. Mon bon ami, Paul Ostiguy, indigné, s’empare de mon texte et sans m’en souffler mot, le publie clandestinement, à ses frais, sous les auspices de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Et Rouyn en reçoit une bonne provision.

Pour le malheureux conférencier l’occasion s’offre trop belle de faire savoir au Délégué apostolique à quoi se peut exposer le téméraire critique de quelque aspect que ce soit de notre enseignement. Il envoie à Son Excellence le texte de sa conférence et un exposé explicatif du refus d’imprimatur de la part de l’Evêque de Timmins. Le 3 août 1940, cette réponse d’une discrétion savamment voilée m’arrive de la Délégation :

Monsieur l’abbé,

Je vous remercie d’avoir eu l’amabilité de m’adresser le texte de la conférence que vous avez prononcée le 24 juin dernier. J’ai lu vos déclarations avec l’intérêt qu’elles méritent. Puisse le bon Dieu bénir et féconder votre apostolat en faveur d’une génération courageusement catholique et intégralement canadienne.

Veuillez agréer, monsieur l’abbé, l’expression de mes meilleurs sentiments, en N.-S.

Ildebrando Antoniutti,
dél. ap.

Enseignement secondaire — Projet d’École normale supérieure

À cette époque, c’est-à-dire en 1940, mais aussi dans les années qui ont précédé, une part de notre enseignement m’occupe plus que tout autre : le secondaire, l’enseignement classique. Depuis longtemps, même depuis mes années d’étude à Fribourg, je rêve de rénover cet enseignement. J’entrevois une réforme à trois paliers : 1o. un recrutement et une formation première de nos éducateurs dès le collège et le Grand Séminaire ; 2o. une formation continuée par la fondation d’une École normale supérieure ; 3o. l’envoi des sujets les plus brillants dans les universités d’Europe ou d’ailleurs pour un achèvement de leur formation. Jeune prêtre, j’ai trop souvent regretté qu’au collège, en nos retraites dites de vocation ou de décision, l’on oubliât une vocation et non la moindre. L’on nous entretenait des vocations laïques et professionnelles et des vocations sacerdotales, pour séculiers et religieux, vocations où le ministère paroissial occupait large place ; l’on nous faisait même l’étalage de tous les ordres religieux, y compris les contemplatifs et les missionnaires. Mais, de la vocation d’éducateur ou d’enseignant, pas le plus petit mot. Anomalie qui me paraissait incompréhensible et d’une extrême gravité, dans un temps — je l’ai dit plus haut — où le clergé détenait encore, sur tout l’enseignement de la province, un rôle à peine partagé. Le premier, je le crois, dans une retraite de décision prêchée à Valleyfield même, vers 1911, je prends sur moi d’exalter la vocation d’éducateur, avec toutes ses exigences et ses indéniables beautés. Dans la suite, en toutes mes retraites du même genre prêchées en divers collèges, je continue cette prédication. Il ne me semble guère plus difficile, à mon sens, de découvrir une vocation d’éducateur qu’une vocation de jésuite ou de missionnaire en Afrique. Un sens éveillé du dévouement, un certain don d’autorité sur ses camarades, le don de l’exposition claire en quelque discours ou travail académique, pouvaient révéler, à coup sûr, chez le jeune collégien, les aptitudes d’un futur maître. Mais ce jeune homme, une fois recruté et enrôlé, je voulais qu’on ne le perdît point de vue au Grand Séminaire. Pourquoi mettre en veilleuse la précieuse vocation ? Il appartenait donc à l’évêque de garder l’œil sur ces sujets privilégiés. À tous ces jeunes gens venus des divers collèges, serait-il si difficile de proposer la formation d’un cercle pédagogique, et une fois au moins par mois, de leur offrir une lecture spirituelle appropriée à leur futur état, et même de temps à autre, une conférence spéciale par quelque pédagogue, prêtre ou laïc, d’expérience reconnue ? L’important, me semblait-il encore, consistait à fournir à ces jeunes gens, le moyen d’orienter leurs études théologiques et leur formation spirituelle en vue de leurs tâches prochaines, ainsi qu’il en arrive dans les noviciats ou scolasticats de communautés religieuses. L’on y étudie la même théologie ; l’on reçoit, en principe, la même formation ascétique ; mais tout s’ordonne vers les fins propres de la société religieuse.

Après sa sortie du Grand Séminaire, et si l’évêque jugeait encore le jeune prêtre suffisamment apte à la tâche d’éducateur, je proposais ― et c’était le second point de ma réforme ―, je proposais, dis-je, qu’on lui ouvrît les portes d’une École normale supérieure. Ah ! cette école, comme je l’avais à cœur et qu’elle habitait mes rêves depuis de longues années ! Je me souviens qu’à l’Université de Fribourg, soit en 1908-1909, j’en causais avec mes compagnons d’étude, l’abbé Wilfrid Lebon et l’abbé Eugène Warren. Dans cette fermentation d’esprit que suscitait en nous le milieu de l’université fribourgeoise, que de projets échafaudait alors notre petit trio canadien ! Nous étions si naïvement assurés d’apporter quelque chose à notre cher pays. Les idées marchent lentement au pays de Québec. Hélas ! de retour au Canada, je ne vois pas que mon projet d’École normale revienne à la surface, si ce n’est sans doute, dans quelques conversations entre confrères et amis. Il paraissait si audacieux d’obliger tous les professeurs de collèges à posséder un diplôme de compétence ! Ce n’est qu’en 1932, à Montréal déjà depuis dix-sept ans, que je m’en ouvre enfin à un évêque. À l’Université, dans mes courses à travers les collèges, j’ai pu constater la pauvreté intellectuelle de tant de jeunes prêtres passionnés cependant pour leur ministère d’enseignants, mais dans la cruelle impuissance de faire mieux. Cet évêque n’était nul autre que l’ancien « Petit Père » Rodrigue Villeneuve, hier évêque de Gravelbourg et devenu soudain archevêque de Québec. À l’été de 1932, il était venu passer deux jours à mon ermitage de Saint-Donat. Ensemble, nous avions repris tout le problème. J’en dirai davantage plus loin. Mais, tout de suite, avec cet élan, ce neuf qu’il avait dans l’esprit, l’Archevêque résolut de se faire l’avocat du projet. Il me demanda des notes, un mémoire sur le projet. Et il s’en servit copieusement.

Le projet va rebondir six ans plus tard et tomber cette fois dans le public. Voici comment. Depuis quelque temps, un projet de lycée laïque est dans l’air. Quelques jeunes professeurs, quelques chefs de file, plus ou moins conseillés ou pistonnés par un jeune Jésuite, celui qu’on appelle « le grand Mignault », agitent l’idée. Elle arrive à son heure, me semble-t-il. Et l’on eût étouffé, dès lors, d’amères revendications. Je m’en ouvre à mon ami Fréchette : il nous faut un lycée canadien, non pas un lycée, apporté de l’étranger, fût-ce de la France. Un lycée de France, pensais-je, ne pourrait nous former que de petits internationalistes, amoureux du vieux pays d’outre-mer, mais dédaigneux de leur petite patrie québécoise. Malheureusement l’administrateur du diocèse de Montréal, Mgr Georges Gauthier, prend mal la chose. Et « le grand Mignault » se voit exiler dans l’Ouest canadien. L’évêque coadjuteur vient de se rallier à un autre projet. L’on souhaite quelque rénovation de notre enseignement classique. Mgr Gauthier juge préférable à un lycée laïque, la fondation d’une sorte de succursale à Montréal du Collège Stanislas de Paris. Le sénateur Raoul Dandurand pousse puissamment à la roue. Un soir même il invite à dîner chez lui, à sa résidence princière du chemin Sainte-Catherine, une dizaine de jeunes qui commencent à compter dans l’opinion, parmi lesquels j’aperçois le Frère Marie-Victorin, Léon-Mercier Gouin, Hermas Bastien, Esdras Minville, d’autres. L’intention du sénateur ne fait point de doute : il veut nous amener, entre la poire et le fromage, à faire bonne mine à son projet de collège parisien. J’aurais aimé le lycée laïque qui promettait de tomber en d’excellentes mains. Je n’étais pas opposé à un Collège Stanislas. Sans en attendre des merveilles, une opportune concurrence ne pouvait, ce me semble, que bénéficier à nos collèges. Toutefois, et tout de suite, je m’en explique franchement au sénateur. « On fonde Stanislas, lui dis-je, et pourquoi ? Pour corriger l’insuffisance et la pauvreté de l’enseignement de nos collèges. Or, avant de faire de la publicité à une institution étrangère, je m’emploierai plutôt à la réforme et à l’amélioration de nos institutions collégiales. Car enfin ces collèges vont subsister et continuer, à votre avis, une œuvre déplorable. » Le sénateur m’avait écrit, en effet, le 13 juillet 1938 : « Comme votre approbation publique induirait un bon nombre de parents à confier leurs enfants à Stanislas, je viens vous prier d’écrire votre avis, soit directement à la presse, soit à Monseigneur [Gauthier], ou à moi-même. » Je lui répondais le 7 septembre 1938 :

Cher monsieur le sénateur,

J’ai songé quelquefois à l’article que vous m’aviez demandé en faveur du Collège Stanislas. Je n’ai pu me résoudre à l’écrire pour les raisons suivantes que je me permets de vous exposer en toute franchise.

Je n’étais pas opposé en principe à la fondation d’un lycée ou d’un collège laïc. Je l’ai surtout crue inévitable. À propos de ce lycée ou de ce collège, j’ai même laissé passer dans La Province la phrase que vous citez : « Puisse-t-il être tel que nous le désirons et tel qu’il faut qu’il soit. » Cependant je ne vous en ai pas fait mystère, lors de notre réunion chez vous : le collège que je croyais acceptable, et ce soir-là, je pense, nous étions tous du même avis, c’est un collège où les Canadiens français auraient gardé dans la direction, quelque chose comme la haute main et où le professorat fût resté largement ouvert à nos jeunes laïcs compétents. Qu’est-il advenu de ce projet ? Certaine littérature parue jusqu’ici dans les journaux me donne fortement à penser qu’au Collège Stanislas, les Canadiens français tiendront, et dans la direction et dans l’enseignement, un peu moins que la portion congrue.

Je ne vous ai pas caché, non plus, les inconvénients qui peuvent résulter d’un enseignement et d’une éducation confiés trop exclusivement à des Français de France. Non que j’entretienne, certes, à l’égard de ces Messieurs le moindre préjugé, ni que je me fasse illusion sur l’opportunité de fournir à notre jeunesse les avantages d’une culture française plus poussée. Mais après expérience acquise au Collège de Valleyfield, je ne crois pas que l’on puisse raisonnablement demander à un Européen, fils d’une nation de 40 millions d’habitants et habitué à considérer son pays comme le pivot de la vie européenne, je ne crois pas, dis-je, que l’on puisse demander à cet éducateur de se dépouiller en quelques jours ni même en quelques années de sa mentalité d’Européen et de s’adapter, comme il convient, aux aspirations d’un petit peuple d’Amérique d’à peine 3 millions. Or vous l’avez toujours pensé, vous-même, Monsieur le sénateur, ce qui importe, avant tout, ce n’est point que dans 25 ou 30 ans, nous possédions un certain nombre des nôtres, plus férus de culture française que la majorité de leurs compatriotes, mais bien plutôt que cette élite soit en état de se mettre franchement au service de notre pays et de notre petit peuple. C’est bien le moins que nous puissions souhaiter. Mais ce moins, pour l’obtenir, il faudra, vous le savez vous-même, autre chose que l’enseignement de l’Histoire du Canada. Il y faudra toute une atmosphère morale que des Européens les mieux intentionnés du monde ne sont pas en état de faire naître.

Il y a autre chose. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la fondation du Collège Stanislas implique la condamnation de notre système d’enseignement secondaire tel qu’il fonctionne généralement à l’heure actuelle. Pour ma part, je ne me reconnais pas le droit d’accepter cette fondation et de la recommander au public, sans en même temps, proposer quelque réforme pour l’amélioration de notre propre système. Ce système va continuer d’exister et de fonctionner. Il reste et va rester le système normal par lequel se diffusera, dans notre province, la culture française. Personne ne se fait illusion : ce n’est pas avant une vingtaine d’années que le Collège Stanislas pourra donner des fruits et faire sentir son influence. Pendant ce temps-là, plus de trente collèges, dont nous constatons l’insuffisance, continueront de déverser dans la société, des milliers de jeunes gens estimés incompétents. Je croirais donc commettre un suprême illogisme en faisant de la publicité au Collège d’Outremont et d’autre part, en ne proposant rien pour l’amélioration de nos propres maisons d’enseignement. Mon humble avis est qu’en toute logique et toute loyauté, il faudrait proposer la fondation immédiate à Montréal d’une École normale supérieure, école qui deviendrait obligatoire pour tous les professeurs de notre enseignement secondaire. Mais voilà, cette idée, je puis bien continuer de la préconiser, comme je le fais depuis longtemps, soit en conversation, soit par correspondance ; je ne pourrais la jeter dans le public, sans me donner l’air de faire la leçon à quelques personnages de qui relève une si urgente fondation.

Voilà, cher Monsieur le sénateur, les raisons très franches pour lesquelles, même en bonne santé, je n’aurais pu écrire l’article que vous m’avez fait l’honneur de me demander. Les réserves que j’y aurais faites auraient pu nuire à la fondation d’Outremont. Je crois qu’il faut éviter tout potin malencontreux. Et je garde espoir, malgré tout, que le Collège Stanislas finira par s’orienter dans le sens que nous désirons.

Veuillez agréer l’assurance de ma haute considération,

Lionel Groulx, ptre

Entre-temps j’ai converti à mon projet d’École normale supérieure, mon ami Athanase Fréchette qui rédige alors un petit hebdomadaire assez répandu et fort combatif : La Boussole. J’ai même remis au notaire tout un dossier sur le sujet. Dans ses papiers, le rédacteur de La Boussole note, en outre, une conversation entre nous deux, au mois d’août 1938. Un évêque, lui aurais-je confessé, m’avait proposé de faire le tour de tous les évêques suffragants de l’Archidiocèse de Montréal pour leur exposer l’urgente fondation d’une École normale supérieure. Athanase Fréchette n’a pas tardé à se mettre à l’œuvre. Une lettre de moi, en date du 16 septembre 1938, en témoigne : « Je viens de lire, dans La Boussole, l’article que vous avez écrit pour la réforme de notre enseignement. Je vous félicite et vous remercie en particulier pour votre paragraphe sur la nécessité d’une École normale supérieure. Il faudra revenir à la charge. Je vous envoie, annexée à cette lettre, une page d’un Mémoire de M. Pierre Dupuy de Paris, mémoire qui a occasionné, pour une bonne part, la fondation du Collège Stanislas. Vous y verrez quelles objections l’on fait valoir, en certains milieux, contre la fondation immédiate d’une École normale supérieure à Montréal. » Voici, en effet, ce que le sénateur Dandurand, s’inspirant du Mémoire Dupuy, venait de m’écrire :

Vous ne vous sentez pas le droit de condamner notre système d’enseignement secondaire, notoirement insuffisant, sans en même temps proposer quelque réforme pour son amélioration. Or, la réforme que vous préconisez est dans la fondation à Montréal d’une École normale supérieure qui deviendrait obligatoire pour tous les professeurs de notre enseignement secondaire. Cette réforme, je l’appelle comme vous, de tous mes vœux ; mais, dites-moi, où prendrons-nous les professeurs possédant, à ces hauteurs, les connaissances supérieures et l’art d’enseigner ? Vous me répondrez peut-être : allons les chercher à Paris ; mais je vous pose cette autre question : où prendrez-vous les élèves en état de recevoir cet enseignement ? Pas dans nos collèges, dites-vous, dont nous constatons l’insuffisance et qui continueront de déverser dans la société des milliers de jeunes gens estimés incompétents.

Vous pensez que Stanislas ne pourra donner ses fruits que dans une vingtaine d’années ; vous serez heureux que je vous désabuse sur ce point. Dans sept ou huit ans Stanislas pourra fournir à une École normale supérieure de Montréal des élèves bien formés. Cette École normale, le chanoine Méjecaze en voit la nécessité et il sera heureux, en temps opportun, de contribuer à sa création.

Encore plus inquiet, toujours dans ma lettre du 16 septembre 1938, je faisais observer à mon ami Fréchette :

À mon avis, il serait fort humiliant pour nous d’attendre des Français de France la fondation de notre École normale supérieure. Ce serait tout de bon le retour du colonialisme moral. Il me semble qu’une École normale supérieure, organisée dès maintenant, avec nos élèves et nos professeurs, permettrait à notre enseignement secondaire de gravir, en quelques années, un palier, modeste si l’on veut, mais qui empêcherait tout de même le gaspillage d’une génération d’écoliers et de professeurs. Les vocations d’éducateurs, vous dira-t-on, ne sont pas nombreuses dans nos collèges. De cette pénurie, l’on pourrait fournir une explication décisive. Si l’on s’occupe du recrutement des vocations de missionnaires, de religieux, de prêtres pour le clergé paroissial, l’on s’occupe peu malheureusement du recrutement des prêtres éducateurs. Un jeune homme, eût-il d’ailleurs opté pour cette vocation, constate tout d’abord l’absence de tout organisme qui lui permettrait de se préparer convenablement à sa tâche future. Comment voulez-vous qu’en pareil cas, un jeune clerc consciencieux, qui sait ce qu’il doit à la jeunesse, à son pays et à l’Église, se sente attiré vers nos collèges ?

Encore une fois, je vous prie de continuer votre campagne en dépit des cris d’effarouchement qu’elle pourrait provoquer. Il s’agit là d’une question vitale. En ces derniers temps, l’on m’a objecté le coût d’une institution comme une École normale supérieure, les difficultés d’une pareille organisation, question d’élèves, question de professeurs. Il me semble qu’une simple maison de pension où tous les jeunes prêtres qui étudient actuellement à l’Université de Montréal pourraient trouver à se loger et où, tout en suivant des cours, soit à la Faculté des Lettres, soit à la Faculté des Sciences, soit à l’École des Hautes Études commerciales, soit aux Sciences sociales et politiques, on leur donnerait, en même temps, des cours spéciaux de pédagogie proprement dite, d’éducation nationale et catholique, il me semble, dis-je, qu’une telle école pourrait s’organiser en trois semaines et coûterait moins cher qu’un Jardin botanique.





Ma correspondance avec M. Dandurand ne s’arrête point là. Nous échangeons encore, sur le sujet, chacun une lettre. Le 20 septembre 1938, je réponds à sa lettre du 7 du même mois :

Cher monsieur le sénateur,

J’ai gardé quelque temps votre « Mémoire » de M. Pierre Dupuy. Je voulais prendre le loisir de l’examiner d’assez près. La plupart des observations me paraissent d’une très grande justesse. J’affirmerais ma dissidence, toutefois, au sujet de la fondation d’une École normale supérieure à Montréal. Je ne puis comprendre que l’on sacrifie toute une génération de maîtres et d’écoliers. Fondée immédiatement avec une élite d’élèves et de maîtres, une École normale ne serait pas la perfection que vous-même et M. Dupuy rêvez ; elle ne pourrait manquer néanmoins d’élever d’un palier, la qualité de notre enseignement et de notre éducation. En deux ou trois ans, aidés s’il le faut de quelques professeurs de France, nous aurions jeté, dans nos collèges, une équipe de maîtres qui sauraient un peu de pédagogie et qui sauraient aussi comme l’on forme des hommes et des chrétiens. Je suis persuadé, du reste, que, dans le relèvement de notre enseignement, les Canadiens français ont encore à jouer le premier rôle. Nous devons rester et nous resterons, sans doute, toute notre vie, les disciples et même les fils de la culture française. Je ne crois pas que nous puissions accepter, comme un avenir normal, de rester perpétuellement les élèves des professeurs de France. En ce cas, autant vaudrait leur abandonner la direction de nos petites et de nos grandes écoles, y compris nos universités.

Vous connaissez trop mes sentiments francophiles pour savoir que le Collège Stanislas ne me fait point peur. Je suis persuadé que, pour l’enseignement, l’on y fera une excellente besogne. Toute mon appréhension me vient de l’état d’esprit ou de l’atmosphère morale qui prévaudra en cette maison. Les professeurs sauront-ils s’adapter aux exigences de notre destin exceptionnel ? L’expérience de Valleyfield que j’invoquais, dans ma dernière lettre, me donne le droit, ce me semble, de nourrir cette appréhension. Ces professeurs étaient des Eudistes, pour la plupart diplômés de l’Université de France. Je me souviens d’avoir eu avec eux les plus cordiales relations. Les élèves ne discutaient pas leur compétence ; ils leur refusaient une trop large part de confiance, et tout uniment pour l’impuissance de ces professeurs à s’adapter. Ils prêchaient la France, ils enseignaient la France. Des Eudistes ont dirigé pendant un bon nombre d’années, les Collèges acadiens de Bathurst et de la Pointe-à-l’Église. Les Acadiens leur ont gardé une grande reconnaissance. Toutefois, je le sais, l’opinion est très partagée parmi nos frères des Provinces maritimes, sur l’orientation que ces professeurs de France ont donnée à la jeunesse acadienne.

Vous me dites que nos professeurs canadiens-français eux-mêmes n’auraient pu s’entendre sur une formule d’éducation nationale. Je me permets de vous indiquer un petit volume de 562 pages intitulé : « Notes du Comité permanent sur l’enseignement secondaire » paru en 1937, sous les auspices de l’Université de Montréal. Vous y verrez le large et le progressif plan d’enseignement que se sont tracé les professeurs de l’Enseignement secondaire, en notre région montréalaise, pour l’instruction religieuse, l’étude du français, du latin, du grec, de l’anglais, de l’histoire, de la géographie, de la philosophie, des sciences. Vous verrez aussi, à la fin du volume, une soixantaine de pages consacrées à des directives générales sur l’éducation nationale. Il s’agit de « directives générales », mais directives assez précises et capables de rallier tous les bons esprits.

Quoi qu’il en soit, cher M. le sénateur, vous pouvez être persuadé que je n’en suivrai pas moins, avec grande sympathie, l’œuvre du Collège Stanislas. J’ai voulu, tout simplement, vous faire part de mon état d’esprit, avec ma franchise coutumière.

Veuillez agréer l’hommage de mes meilleurs sentiments.

Lionel Groulx, ptre

Le sénateur me répond le 3 octobre suivant. Je l’ai gagné à mon projet. Il m’écrit :

Je vous ai dit que j’appelais de tous mes vœux, comme vous, la création d’une École normale supérieure. Je croyais qu’elle s’imposerait surtout lorsque Stanislas aurait formé des élèves en état de profiter pleinement de cet enseignement, mais je me rends compte qu’elle pourrait dès à présent rendre de grands services. Dans ce but, je suis prêt à joindre mes efforts aux vôtres, si je peux vous être le moindrement utile.

Vous me disiez dans votre première lettre que vous n’osiez pas préconiser publiquement cette réforme, de peur d’indisposer les autorités à qui il appartient d’en prendre l’initiative et la direction… Dites-moi, s.v.p., quelles résistances vous prévoyez. S’agit-il seulement des frais à prévoir, ou du personnel compétent à réunir ? Je suis convaincu que la France serait prête à nous aider en nous donnant les professeurs que nous lui demanderions…

Ce cher sénateur me donnait désormais du « cher ami ». Voulait-il se faire pardonner son opposition de jadis à ma liberté d’historien ? Nous nous rencontrerons souvent, sur la rue Laurier, lorsque je serai devenu citoyen d’Outremont. Nous allions chercher nos journaux, au même dépôt, chez les Demoiselles Gagné. Au retour et même sur le perron de l’église où je me dirigeais, nous aurons de longs colloques. Pendant la guerre, il me confiera même quelques échos des débats au cabinet fédéral, dont il était ministre. Il me dira, par exemple, un jour : « Il y a un point sur lequel, ce me semble, vos amis du Devoir devraient davantage insister. Et c’est ce que nous coûte à nous, Canadiens français, la guerre. Quand mes collègues anglais me parlent de leurs sacrifices, je leur réplique : “Pensez donc aussi à nos sacrifices. Vous consentez des sacrifices d’hommes et d’argent. Mais vous vous battez pour l’Empire, pour la vieille patrie. Le sentiment y est. Pensez à ceux-là qui sacrifient comme vous, hommes et argent, mais pour qui le sentiment n’y est pas ni ne peut y être”. » M. le sénateur Raoul Dandurand était, sans doute, un politicien ; pas plus que ses collègues du Québec, il ne répugnera à l’époque aux attitudes les plus opportunistes et les plus contradictoires. Il était peut-être plus Français de France que Canadien français. Mais l’homme avait de la classe, de la culture. Il s’imposait aux Anglais par ses réussites d’homme d’affaires. Aux côtés d’un Fernand Rinfret, d’un Ernest Lapointe, d’un P.-A. Cardin, il formait alors, dans le cabinet de la capitale, une équipe canadienne-française, comme le parti libéral n’en a plus revue.

Deux ans passeront. La question d’une École normale supérieure rebondira au moment où je m’y attendais le moins. Sort mystérieux de ces idées dont les unes meurent au cerveau, et dont les autres, l’on ne sait par quelle providence, accèdent à la forme matérielle. En 1940, l’évêque de Hearst, Mgr Joseph Charbonneau, devient archevêque coadjuteur de Montréal. Mgr Gauthier décède peu de temps après. Un dimanche après-midi de septembre, je reçois du chanoine Donat Binette, de l’Archevêché, un coup de fil : Mgr Charbonneau désire me voir et chez moi. J’ai beau protester que je puis me rendre au palais épiscopal, l’Archevêque en tient pour Outremont. Il vient. Il veut causer, s’informer de tout le problème de notre enseignement dans le Québec et principalement dans son archidiocèse. Il veut connaître mon opinion. Nous causerons deux longues heures. J’ai heureusement gardé quelques notes sur cet entretien. Au sujet de l’enseignement primaire, je lui fais part de la Commission dont nous avait chargés le deuxième Congrès de la Langue française, Commission dont j’étais le président et qui s’était déclarée impuissante à faire œuvre pratique sans une enquête préalable sur tout cet aspect de notre enseignement public, enquête qui dépassait nos moyens, mais enquête aussi dont nous n’avions plus entendu parler. L’occasion s’offre trop belle néanmoins de proposer à mon visiteur ce qui me paraissait, dès ce temps-là, et comme mesure urgente, une réforme du Conseil de l’Instruction publique. Et voici comme je concevais cette réforme : j’entrevoyais deux corps distincts bien que destinés à se compléter et à collaborer, d’abord un Conseil pédagogique qui serait, comme en notre système parlementaire, une Chambre basse, un Conseil formé de pédagogues compétents qui mettrait constamment au point notre système d’enseignement, aurait pouvoir de légiférer ; et au-dessus de lui, une sorte de sénat qui serait le Conseil de l’Instruction publique. En mes notes je retrouve ces considérations que je soumets à mon nouvel Archevêque : « Le lit est fait pour un ministre de l’Instruction publique. On y songe plus que jamais dans les hauts lieux politiques. Il serait imprudent, sur ce point, de trop compter sur la réaction de l’opinion publique. » Et je cite à mon hôte cette parole d’un ministre : « L’ancien régime n’a rien donné. Pourquoi le nouveau régime donnerait-il moins ? » Au reste, des professeurs d’université ne se font pas faute de colporter, dans les cercles, qu’un ministère de l’Instruction publique n’est pas un mal en soi ; telle institution existe en beaucoup de pays catholiques. Le mécontentement s’exprime de cette façon dans les milieux bien-pensants et ce, devant le spectacle de la misère économique, sociale, culturelle des Canadiens français. On relève avec amertume le désarroi politique de la nation, le dénûment de la conscience nationale. Tout ce mal, on l’impute à l’école. Or, le clergé est en grande partie responsable de l’enseignement et de l’éducation. Donc… On lui reproche de n’avoir su former ni des hommes, ni des catholiques. On reproche particulièrement au Conseil de l’Instruction publique de n’avoir jamais pris nette position sur l’éducation nationale au Canada français. Rien de plus opportun, à cette heure, ajoutais-je, que d’orienter les jeunes prêtres vers les études pédagogiques. Et il importerait aux évêques de ne plus nommer d’aumôniers de communautés enseignantes, ni de visiteurs d’écoles, ni de principaux d’écoles normales non pourvus d’un diplôme ès pédagogie.

Quant à notre Université de Montréal, fais-je observer à mon visiteur, le mal profond provient de l’absence d’hommes de type universitaire, non pas dans la direction intellectuelle — nous sommes à l’époque du trio Maurault-Chartier-Montpetit — mais dans son administration et dans le bureau des gouverneurs. Là trop peu d’hommes aptes à comprendre les problèmes d’une université contemporaine. Je voudrais néanmoins qu’on utilisât les bons éléments, en vue d’introduire progressivement l’esprit catholique dans notre université et d’éveiller, chez les maîtres, un certain sens de leurs responsabilités de catholiques à l’égard des étudiants. À ce propos, je propose à mon Archevêque deux moyens : premièrement, l’organisation d’une retraite fermée annuelle pour nos professeurs d’université ; deuxièmement, l’organisation de réunions d’étude pendant les vacances (v.g. à la Villa des Jésuites à Vaudreuil) pour échanges de vues sur les problèmes de la vie universitaire, ainsi que font en France les universitaires catholiques. Mais j’insiste surtout sur l’état de l’enseignement secondaire. En ce domaine je me sens davantage sur mon terrain, ayant enseigné douze ans dans un collège. Je dis donc à son Excellence : dans vos collèges, ce n’est plus une question d’horaires ou de programmes ; c’est une question de maîtres. Notre enseignement secondaire souffre affreusement d’un manque de maîtres. Et la faute n’en est pas à ceux qui s’y trouvent, moins des coupables que de pauvres victimes. On y manque de maîtres et vous n’avez nulle école où les former. Et même ces futurs maîtres, on ne se soucie guère de les recruter dans la jeunesse des collèges classiques. En suite de quoi j’expose mon plan d’École normale supérieure : plan trop simple, dis-je, à Son Excellence, pour qu’il ait chance de réussir. Brusquement l’Archevêque me pose cette question :

— Votre École normale supérieure, quand la voulez-vous ?

— Mais le plus tôt possible, Excellence.

— Vous l’aurez. Jetez-moi sur papier votre plan. Et proposez-moi deux noms de prêtres que je pourrais mettre à la tête de cette École.

Il importerait souverainement, avais-je dit au milieu de ces propos, que l’institution ne réduisît point son rôle à la formation de professeurs, mais s’efforce d’abord et avant tout, de nous donner des éducateurs. On peut nous reprocher, répétai-je à Son Excellence, d’être de pauvres professeurs ; on ne devrait point nous reprocher d’être de pauvres éducateurs. Rôle premier, rôle éminent qui justifie, en somme, notre présence dans nos collèges. Un laïc peut enseigner aussi bien que nous. Mais si le prêtre croit un tant soit peu en son sacerdoce et dans les ressources qu’il en peut tirer, nul ne le peut égaler dans la fonction d’éducateur. Je propose donc deux hommes qui, à mon avis, eussent pu donner à l’École normale supérieure, l’orientation, l’esprit qui, à mon sens, devait être le sien : l’abbé Philippe Perrier, mon ancien curé du Mile End, qui s’était démis de sa cure en 1930 et qu’on n’avait pas trouvé le moyen d’utiliser dans Montréal, depuis lors. Au nom de l’abbé Perrier, j’avais joint celui de l’un de mes anciens dirigés de Valleyfield, devenu supérieur au Séminaire de Sainte-Thérèse, l’abbé Percival Caza. À l’Université, j’avais rencontré quelques-uns de ses anciens élèves et dirigés. Tous m’avaient paru d’une qualité d’âme remarquable. Au cours de la conversation, avais-je encore soufflé à Son Excellence, les collèges pourraient peut-être contribuer au coût de l’institution, à même l’allocation que leur accorde le gouvernement. L’Archevêque m’arrêta d’un geste :

— Les finances de l’Archevêché peuvent y pourvoir.

Devant un archevêque aussi bien disposé, comment ne pas risquer une autre prière ? Pour ceux-là, lui dis-je, qui ont passé l’âge d’aller à l’École normale, accordez-nous donc une retraite spéciale où un homme d’éducation viendra nous entretenir du rôle et des devoirs du prêtre-éducateur. Depuis près de quarante ans, ajoutai-je, je participe à des retraites de prêtres. Or, dans les sermons du prédicateur aussi bien que dans les conférences de l’évêque, il semble qu’un seul prêtre existe : celui du ministère paroissial. Rien pour le prêtre de collège qui forme pourtant une portion imposante du clergé. Encore une fois la réponse de l’Archevêque vient comme un trait :

— Voulez-vous prêcher la première retraite ?

— J’accepte.

Qu’advint-il de l’École normale supérieure ? Hélas ! l’Archevêque, un peu impulsif, bientôt débordé par son énorme besogne, touche aux questions plus qu’il ne les résout. Il se décharge volontiers sur des intermédiaires, sans trop les bien choisir. Pendant de longs mois, je n’entends plus parler de mon projet. Un jour, je ne sais plus qui m’apprend l’existence de l’École : un Franciscain, le Père d’Alcantara, lui a dressé un programme d’étude et elle loge au Séminaire sulpicien de philosophie, sur la Montagne. Un Sulpicien, peu connu et peu préparé à son rôle, en assume la direction. En ses vingt ans d’existence a-t-elle produit des fruits valables ? Elle ne sera pas l’École que j’avais rêvée. Il lui aura manqué, ce semble, une âme et un vrai maître. Toutefois, à mes cours d’histoire, j’ai pu rencontrer quelques-uns de ses élèves. Je pris aussi l’habitude d’en recevoir de petits groupes chez moi. À tout prendre l’École aura jeté, dans nos collèges, quelques esprits fort brillants qui y ont laissé leur empreinte. Mais elle ne paraît pas avoir jamais visé à devenir graduellement une École normale supérieure.

Professionnels et culture classique

Est-il besoin de noter, après cela, l’opportunité d’une conférence sur les études classiques, même en 1948 ? De ces antiques études, combien de novateurs font déjà et depuis longtemps, leur cible préférée ? Ils les jugent anachroniques, aussi vieillottes qu’une lance de légionnaire romain ou qu’une armure de chevalier du Moyen Âge. Les humanités gréco-latines nous isoleraient de la vie ; elles feraient vivre la jeunesse dans un passé depuis longtemps révolu ; elles donneraient le goût des horizons clos, du moisi, du ratatiné ; elles seraient inaptes à former l’homme nouveau, obligé de vivre dans un monde nouveau. Qu’avais-je à répondre à ces objections et à quelques autres ? Ces objections on les pourra trouver, si l’on en a la curiosité, dans ma conférence « Professionnels et culture classique », conférence insérée dans mon volume Pour bâtir. Encore aujourd’hui, s’il me fallait revenir sur le sujet, j’en resterais à peu près sur mes positions d’alors, si même je ne m’y fortifiais. En ces questions d’éducation, comme en bien d’autres, on oublie toujours, ce me semble, sous ses aspects nouveaux, habits, manteaux divers dont l’homme se couvre par fidélité aux modes du jour, l’on oublie trop, dis-je, « l’homme fondamental » qui lui ne change guère. Quoi que l’on veuille et quoi que l’on fasse, il en faudra toujours revenir à ce problème de fond, problème posé en ma conférence : « Par quelles méthodes, quel dosage, quelle combinaison de matières et d’enseignements, développer les facultés [d’un enfant], dans leur hiérarchie essentielle et les acheminer à une synthèse de forces ordonnées ? » J’écrirais aujourd’hui cette variante : par quelles méthodes et quelle substance de l’enseignement, donner à l’esprit humain ses deux qualités qui me paraissent dominantes : la finesse, la subtilité, source de l’esprit critique, et la vigueur, la force créatrice d’où jaillit en tous les arts, le chef-d’œuvre ? Sur ce point, les vieilles humanités, je pense, ont fait leurs preuves. Où en sont les humanités remplaçantes ? Le moins que l’on en puisse dire — et je le dis au risque de scandaliser nos modernistes — est qu’elles en restent à l’essai, à la première expérience. Un peuple a-t-il le droit de jouer son sort sur le probable et l’incertain ? Certes, et je l’admettais en 1948, il fallait tenter un nouveau dosage, rendre les programmes scolaires plus hospitaliers à quelques nouveautés imposées par le temps, par l’extraordinaire bouleversement du monde. Mais il me paraissait alors et il me paraît encore bien imprudent de jeter aux orties, comme une défroque absolument démodée, les cultures qui ont formé tant de générations de superbes humanistes et qui même se retrouvent à la formation première des grands savants. Avec humour, cela va de soi, je regrettais le temps où l’on s’embrassait pour l’amour du grec. Esprit, sans doute, trop traditionnel, j’estimais l’aventure extrêmement grave, pour un jeune peuple, de tourner le dos à la culture d’un vieux peuple qui fut peut-être le plus intelligent du monde : ce petit peuple grec qui, par le simple jeu des facultés de l’homme normal, avait réussi à couler la pensée humaine en des formes impérissables. Peuple génial qui n’a pas produit que des littérateurs, des artistes, mais aussi des politiques, de grands militaires, des industriels, des commerçants, des navigateurs qui ont couvert la Méditerranée. Sans doute, les humanités gréco-latines, nos vieux maîtres, qui ne savaient pas mieux, nous les ont pauvrement enseignées ; leur méthode était fausse, étriquée ; ils ne nous livraient guère, disais-je, « la moelle d’une pensée, d’une littérature », et surtout ces « diverses formes d’art, cette essence d’une philosophie, d’une sociologie et ces quelques maîtresses attitudes de l’homme éternel aux points forts de son existence ». Mais, si mal enseignées qu’elles nous soient parvenues, est-ce une raison pour ne pas les enseigner profitablement ou encore ne pas les enseigner du tout ? Au surplus, j’en tenais pour un humanisme intégral et, par là, j’entendais qu’en la formation du jeune étudiant, la part fût faite à l’apport hébraïque, voire à l’apport oriental, à celui du Moyen Âge, ce dernier apport d’un monde juvénile, en pleine sève, où l’on vivait d’un fonds assez riche pour créer la Somme théologique, la Chanson de Roland et la Cathédrale au puissant symbolisme. Surtout ne fallait-il point ignorer l’apport du christianisme, complément de l’humanisme profane, et qui, en imprégnant ce dernier de surnaturel, le met dans la ligne de l’Incarnation, l’intègre, le redresse et le transfigure. Je n’écartais pas, non plus, l’humanisme scientifique ni technique. Ce serait question d’adaptation, de dosage. Les collèges, je formulais ce vœu, s’y conformeraient, sans doute, « avec la sagesse qui les a toujours guidés. Ils se souviendront qu’il faut se soumettre à son époque, sans renoncer pour autant, devant la fascinante formule, au droit de critique. »