Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Problèmes, articles et conférences

Fides (p. 33-65).

III

PROBLÈMES, ARTICLES ET CONFÉRENCES

J’ai beaucoup, j’ai même trop parlé en ma vie. À qui la faute ? Si un redoutable penchant à l’action existait au fond de moi-même, mener deux tâches à la fois ne m’a jamais plu. Mais il me fallut compter avec mes amis, avec mon petit public. Et ne serait-ce pas, en cette décennie de 1940-1950, que l’on aurait le plus sollicité mon avis sur presque tous nos problèmes ? En forme d’articles je donne à L’Action nationale une collaboration assez régulière, tantôt signée de mon nom, tantôt de mon ancien pseudonyme : Jacques Brassier. Beaucoup de pages de mes travaux d’histoire restés inédits y ont paru. De tous ces écrits, un seul serait peut-être à retenir, ce me semble, article d’une extrême sévérité. Comment l’avais-je pu écrire ? Étais-je effrayé devant les perspectives terrifiantes que nous ouvraient alors la guerre et l’après-guerre : affaissement de l’Europe, puissance accrue du colosse américain ? Quelques statistiques de publication récente nous avaient révélé nos faiblesses, en particulier notre impréparation trop générale aux tâches prochaines, un Québec français affligé de la main-d’œuvre ouvrière la moins qualifiée de tous les groupes ethniques vivant chez lui. En termes durs, je posais ma question : « Le type actuel du Canadien français — entendons le type politique, le type économique et social, le type culturel — est-il viable ? » Des conclusions peu rassurantes ponctuaient l’examen de chacun de ces types. Je ne criais point à la désespérance, à la fin de tout. J’évoquais, en mes dernières lignes, la possibilité d’une ressaisie. À l’aide d’un mot de Péguy : « Il faut que ce peuple se refasse et qu’il se refasse de toutes ses forces », j’écrivais : « C’est à une entreprise de cette envergure que nous voudrions convier la jeunesse. Qu’elle se replie sur nos hérédités héroïques, sur ses croyances, sur Dieu. Dans le potentiel de notre passé, dans la fierté, dans la joie de se savoir français, d’appartenir à une culture faite d’ordre spirituel, d’harmonieuses convenances avec l’esprit humain ; dans la certitude de posséder, par sa foi catholique, une saine philosophie politique, une saine philosophie économique et sociale, dans l’ensemble de ces sentiments et de ces forces, il y a toutes les conditions d’une cure d’air natal ; il y a de quoi tout refaire[NdÉ 1]. »

Inutile correctif. J’avais voulu écrire un article qui fît choc ; j’avais voulu secouer l’apathie générale dont je me sentais épouvanté. Je ne manquai point mon coup. Quelques timides amis me donnèrent raison. D’autres se sentirent déconcertés ; quelqu’un même, je ne sais plus qui, me décerna l’épithète de « fossoyeur de la race ». Quant à l’auteur de l’article, peu accessible au pessimisme défaitiste, il ne tarda point à se ressaisir. Il prononçait bientôt, à Maisonneuve (Montréal), une causerie qu’il intitulait : « Les chances d’un relèvement ». Je note la chose parce que la causerie se rattache, elle aussi, à la question nationale, question qu’à l’époque j’aborde de toutes les façons. À Maisonneuve je m’en prenais à une grave offensive contre notre enseignement : une poussée de bilinguisme proprement périlleuse. Je ne me suis jamais opposé, quoique l’on n’ait cessé de le penser et de l’écrire, à l’enseignement de la langue seconde, l’anglais. En revanche, de cette langue, j’ai toujours combattu un enseignement trop massif et prématuré à l’école primaire. Et j’en ai toujours appelé au témoignage unanime des pédagogues, non seulement de ceux de notre pays, mais de ceux de tout pays et de toute race. Pour le dire en passant, le bilinguisme total, intégral, répandu, accepté dans toutes les écoles du Canada, d’un océan à l’autre, m’a toujours paru une autre lubie de rêveurs à demi déments. Jamais un peuple, une nation qui veut garder sa culture originelle, et moins que tous, nos compatriotes anglo-saxons, n’acceptera cette formation intellectuelle hybride. Il faut le répéter : peu de têtes sont faites pour porter avec aisance et sans les mêler, deux langues. Surtout point les enfants. Formation hybride qui ne s’accomplit qu’au péril même de l’intelligence. Un Anglo-Canadien peut accepter et à forte dose l’enseignement du français. Dans le milieu nord-américain, ni sa langue ni sa culture ne peuvent être en péril. En peut-il être de même pour le petit peuple canadien-français qu’obsèdent partout la langue anglaise, l’esprit anglais ? Un « bilingue parfait », selon une formule qui nous est chère, est généralement, chez les Canadiens français, un monsieur qui ne sait pas son français. Sir Wilfrid Laurier maîtrisait admirablement l’anglais, mais ne parlait et n’écrivait qu’imparfaitement son français. Henri Bourassa parlait les deux langues avec grande facilité, mais préférait écrire en français. Olivar Asselin, Franco-Américain d’origine, ne fut jamais qu’un maître de la langue française. Ce qui m’irritait dans le fol engouement de quelques-uns de nos pédagogues, surtout ceux de la Commission scolaire de Montréal, c’était la déviation irréparable qu’on menaçait d’introduire dans l’intelligence de l’écolier canadien-français. On ne cessait de lui prêcher l’importance de l’anglais sans prendre les moyens de sauvegarder, en même temps, en l’âme de ces petits, le prestige de la langue maternelle. On lui représentait la langue anglaise comme la clé d’or qui allait lui ouvrir les grandes portes du succès et de la vie. Et nul n’osait prêcher la libération économique, le seul vrai remède à nos misères. Et l’on oubliait, ainsi que je le disais à Maisonneuve et ainsi que je l’ai dit et écrit tant de fois, qu’il y avait encore pire calamité, en cette nouvelle orientation ; et c’était de « présenter au peuple une panacée qui n’est pas même une panacée. On ne lui montrait point les vraies causes de son infortune ; on négligeait de lui prêcher les vraies, les grandes vertus qui font les conquérants économiques : la volonté, l’énergie, la débrouillardise, le goût sain du risque, l’esprit de travail, la probité. Ainsi allait-on exposer ce pauvre peuple à s’éveiller demain encore plus miséreux, ayant tout perdu, cette fois, jusqu’au respect de soi-même et jusqu’à la santé de son esprit. » Le danger paraissait alors assez évident pour les Jeunes Laurentiennes — car il y eut des Jeunes Laurentiennes, œuvre parallèle à celle des Jeunes Laurentiens — qu’elles imprimèrent en épilogue à leur « Manifeste », ce passage de l’un de mes écrits ou discours, passage pris je ne sais où :

Peuple minuscule en face de cette terrible Amérique, nous n’avons pas le choix d’être Français avec mollesse, avec dilettantisme, avec tous les flirts téméraires pour tous les snobismes ; Français, nous le serons de la tête aux pieds, avec intransigeance, à force d’énergie et d’audace, ou nous cesserons de l’être. Or, pour faire des Français de l’espèce viable, l’on n’a pas encore trouvé d’autre recette que d’élever les enfants à la française, dans des écoles françaises, dans une atmosphère française, avec un idéal français. Ce qui ne veut pas dire que l’on néglige ni que l’on dédaigne les autres cultures, mais que les langues et les cultures secondes restent à leur rang qui n’est pas le premier.

Le drapeau canadien-français

On m’attribue l’adoption de ce drapeau un peu trop généreusement. Ainsi le veut une petite brochure parue en juin 1944, à ce qu’il semble, sous ces titres : M. le Chanoine Lionel Groulx, Le Drapeau canadien-français. L’Union, de l’Académie commerciale de Nicolet (vol. II, no 6, année scolaire 1947-1948), soutient la même chose. La Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal me décerne à peu près ce même témoignage en janvier 1948. L’important, en l’affaire, est que le gouvernement de Québec ait enfin adopté, pour drapeau national canadien-français, le fleurdelisé. Interrogé par un journaliste, je vois dans cet acte politique, « la plus solennelle affirmation du fait français au Canada ». Cette déclaration paraît en gros titre dans Le Devoir du 23 janvier 1948. Je ne reviens pas sur ce sujet. Dans mes souvenirs sur mon ami René Chaloult, j’ai raconté les incidents qui ont entouré l’adoption du fleurdelisé. Même si cette campagne pour un drapeau québecois s’amorce dès ma Croisade d’adolescents, je n’ai pas été seul à préparer et à emballer l’opinion. Déjà depuis quelques années, aux jours de fête et même au cours des campagnes électorales de 1935-1936, les estrades avaient pris l’habitude de se fleurir du fleurdelisé. Ma joie, en janvier 1948, ce fut de penser qu’enfin, un peuple, le nôtre, apprendrait qu’un drapeau n’est pas une guenille quelconque, et qu’un jour de fête nationale, on ne saurait décorer sa maison d’un Union Jack ou de l’étoilé américain ou du tricolore, comme s’il ne s’agissait que d’y mettre de la couleur.

Mes conférences de l’époque

Grouperai-je ici quelques-unes de mes conférences ? Tout m’incline à trouver fastidieux ces souvenirs, le rappel de ces écrits qui sentent la cendre. Mais n’ai-je pas entrepris d’esquisser un peu le visage de mon temps ? Et est-ce ma faute si ce passé a des senteurs de moisi ? En ces conférences, au surplus, j’aurai abordé parfois les sujets les plus épineux de mon époque et parfois aussi d’autres aspects de l’avenir qui me paraissaient d’importance vitale. Pour plus de clarté et de rapidité, je ferai deux parts de ces paroles aujourd’hui tant vieillies : celles qui s’adressaient ou qui auraient pu s’adresser à toute l’opinion canadienne et celles que je ne destinais qu’au public canadien-français.

L’année 1942 nous amenait un grand anniversaire : l’avènement du ministère LaFontaine-Baldwin, inattendu retournement de la politique anglaise à l’égard du Canada. Londres et ses agents avaient voulu construire un État unitaire. Or, en 1842, l’Union des Canadas devenait en pratique un État fédératif. L’on avait voulu la fusion des races, la disparition de la nationalité canadienne-française et d’abord, en politique, sa réduction au rôle de minorité, vouée à l’écrasement. Or un chef canadien-français, un ancien lieutenant de Louis-Joseph Papineau, devenait le premier ministre du nouvel État. Évolution rapide, hors de toute prévision, presque miraculeuse. Du côté français, quelques acteurs du drame en pleurèrent de joie. Les défaitistes reprirent confiance. Une porte s’ouvrait à un nouvel avenir. La jeune école de nos historiens, je ne l’ignore point, ne voit pas les choses du même œil. D’un coup de botte elle a bousculé le piédestal où les historiens d’hier avaient élevé Louis-Hippolyte LaFontaine. Pour cette école, il y aurait telle chose, en l’histoire canadienne, que « l’imposture LaFontaine ». Le prétendu héros de 1842 aurait créé le mythe de la collaboration ou de l’union possible des deux races, et ce, dans une entente et une égalité parfaites. Il aurait par là aiguillé ses compatriotes canadiens-français vers une politique illusoire, vers cette fumisterie du « gouvernement responsable » qui ne pouvait être en pratique et à la longue, que le règne de la majorité anglaise. Politique funeste, appuie-t-on, où la nationalité canadienne-française aurait couru le risque de sombrer. Le grand homme des débuts de l’Union, selon la même école, ce ne serait pas LaFontaine, mais bien plutôt Francis Hincks, l’artisan de l’essor économique. Bien plus, me soutiendra un jour l’un de ces jeunes historiens, le geste de M. Louis-Stephen Saint-Laurent, induisant tous les chefs d’État étrangers, reçus au parlement d’Ottawa, y compris Winston Churchill, à parler français, l’emporterait de haut sur le geste de LaFontaine prononçant en français son premier discours au parlement de Kingston. Entre les deux gestes, l’on pourrait tout de même apercevoir cette différence que celui de M. Saint-Laurent visait tout au plus à faire respecter le bilinguisme du parlement fédéral et à faire se ressouvenir d’un état de choses qui datait de 1867 et même de 1842, et que le discours français de LaFontaine était l’intrépide riposte à la politique génocide de Londres. Geste de protestation sans lequel même l’état de choses de 1867 aurait pu n’être point possible. L’un des grands dangers dans l’interprétation de l’histoire, ne serait-ce point d’y introduire trop de contemporanéité ? Sans doute un certain recul aide-t-il à mieux juger les faits. Il convient de les replacer dans le contexte exprès de leur temps, si l’on veut les bien comprendre et les justement expliquer, et surtout si l’on prétend faire de l’histoire scientifique. LaFontaine, premier ministre à trente-cinq ans, nous a toujours paru le jeune politique qui, d’une situation impossible, s’est efforcé de tirer le meilleur parti possible. Qu’aurait-il fallu faire d’autre que ce qu’il a fait ? Les jeunes historiens seraient bien aimables de nous le dire. Les Canadiens français auraient-ils dû et pu se refuser à l’Union, se renfrogner dans leur ghetto du Bas-Canada ? Que leur aurait valu cette politique de l’isolement, dominés, écrasés politiquement et économiquement, comme ils l’étaient et comme ils le seront longtemps, par la puissante bourgeoisie anglo-canadienne ? La solution de LaFontaine leur ménageait, à tout prendre, une participation plus active qu’avant 1840, au gouvernement du nouvel État, participation dont il dépendra d’eux de tirer bon ou mauvais parti. Le « gouvernement responsable », si fantomatique ou trompeur qu’il fût, n’en représentait pas moins, non plus, pour les Canadas, un commencement d’autonomie et de décolonisation. Chose certaine, les contemporains de LaFontaine n’ont pas interprété comme un faux pas, une bévue irréparable, sa prise de position de 1842. Loin de là. Une reprise de courage releva les abattus, les défaitistes. Un souffle nouveau passa sur le Bas-Canada. Il inspira même le premier essor de la littérature canadienne-française. Il nous valut Garneau, Crémazie, quelques autres. L’historien anglo-canadien Edgar McInnis écrit : « Le Rapport Durham et l’Union qui s’ensuivit, avaient en fait contribué à revigorer le nationalisme canadien-français. » Et du même historien, cueillons cette autre observation : « Au moment où la poignée des écrivains du Canada de langue anglaise cherchaient à tâtons une expression nationale qui leur fût propre, le nationalisme canadien-français florissait, dans un mouvement littéraire et historique, avec le dessein de fond de maintenir et de renforcer un esprit de séparatisme racial. » D’ailleurs LaFontaine a-t-il tenté, nourri, autant qu’on veut bien le dire, l’utopie de l’égalité ou de la fraternité des races au Canada ? Sur l’autonomie du Bas-Canada, sur l’égal partage des droits et des privilèges, cet autre point est acquis, il n’a jamais cédé. En 1848 il ne consentira à reprendre les responsabilités du pouvoir qu’à l’expresse condition d’une égalité de traitement pour les deux Canadas. En 1845, il adresse, par exemple, cette ferme réponse à René-Édouard Caron : « En fait d’administration le Bas-Canada doit avoir ce qui est accordé au Haut-Canada ; rien de plus, mais aussi rien de moins. » Il a voulu l’égalité entre les races. A-t-il jamais cru à leur fraternité ? Que l’Union des Canadas n’ait pas tourné comme l’aurait souhaité LaFontaine, la faute en est-elle à ses idées politiques ou à d’autres causes, à ses alliés réformistes du Haut-Canada, par exemple, si instables en leur comportement politique ? La faute n’en serait-elle pas aussi aux compatriotes canadiens-français du chef de 1842 et de 1848, déjà si partagés et acharnés à se diviser de plus en plus après la réapparition de Louis-Joseph Papineau sur la scène canadienne ? On sait avec quel désenchantement LaFontaine, encore jeune, et devant une œuvre à peine commencée, choisit de quitter la politique.

Pour toutes ces raisons et dans ces perspectives, j’acceptai, en 1942, de célébrer le centenaire de 1842. Nous étions en pleine guerre, sous le règne d’une rigide censure. Critiquer vertement la politique coloniale anglaise, oser parler de victoire de l’autonomie, d’aspiration à l’indépendance pouvait paraître graves propos aux oreilles de nos politiciens d’Ottawa, surtout canadiens-français, MM. Ernest Lapointe et autres, et cela même après le statut de Westminster. Les éditeurs de ma brochure allaient, du reste, lui donner un titre auquel je n’avais nullement songé : Vers l’indépendance politique. De là ces formules précautionneuses, quoique toutefois quelque peu audacieuses, employées dès le début :

1842-1942. Anniversaire du premier ministère LaFontaine-Baldwin ; anniversaire du premier gouvernement autonome au Canada ; première et grande victoire d’une jeune démocratie ; émancipation politique et nationale d’un petit peuple opprimé ! Encore un centenaire que nous serons seuls à fêter. Encore un timbre commémoratif que pourra économiser notre ministère des Postes.

En remontant vers les causes au moins prochaines de ce grand événement, j’aurai peut-être à rappeler des discours, des faits et des gestes assez désagréables. J’en préviens tout de suite les esprits modérés et onctueux de chez nous : l’Histoire n’est pas et ne peut être au service de fins étrangères à elle-même, fût-ce une théorie d’unité nationale ou une propagande de guerre ; l’Histoire n’est pas conscriptible ; elle n’est au service que de la vérité.

Un peu plus loin, après avoir rappelé un mot du comte de Montalembert, à savoir que « la liberté ne se donne pas, elle se prend ou elle se conquiert », j’ajoute : « l’axiome reste vrai dans tous les mondes, même dans le monde britannique », et j’ose ces autres mots : « En conséquence, nous serait-il permis d’inviter certains Messieurs, toujours en mal d’un loyalisme désuet, à repasser de temps à autre ces quelques notions d’histoire constitutionnelle et à s’aviser, en même temps, qu’aucune mystique de guerre ne nous oblige à saborder l’histoire de notre pays ? »

Je viens de relire Le Devoir du 17 septembre 1942 qui relate la soirée de ce jour-là. Quelle époque que celle d’il y a vingt ans, où une foule pouvait emplir la vaste salle du Monument National, sans autre attraction qu’une leçon d’histoire, sur un grand anniversaire ! Souvenir qui nous fait sentir, sous les pieds, le froissement des feuilles mortes, mais de quels beaux reflets ! Je ne dis rien de ce cours d’histoire, emprunté, pour la grande partie, à mes cours inédits sur l’Union des Canadas. Tout au plus, avais-je jeté, par-ci par-là, quelques grains de sel pour mieux retenir l’attention d’un auditoire, d’ailleurs facilement vibrant. La conférence, publiée en brochure par les Éditions de l’Action nationale, fut republiée, avec quelques retranchements purement oratoires, dans un volume qui devait paraître sept ans plus tard sous le titre : L’Indépendance du Canada, auquel il me faudra revenir.

L’esprit toujours tourné vers le grand public canadien, je prononce, en septembre 1945, à la soirée de clôture, si je me souviens bien, des Semaines sociales du Canada, une autre conférence, au titre déjà piquant : « Le Canada, pays libre ». Avec un point d’interrogation eût-il fallu écrire. Le Père Joseph-Papin Archambault m’avait embarqué dans cette aventure. J’eus beau représenter au cher Père l’aspect compromettant du sujet pour un ecclésiastique, il n’en voulut point démordre : « Je sais que vous vous en tirerez, m’opposa-t-il ; vous pourrez traiter ce sujet comme vous l’entendrez. » Le Père Archambault, l’ai-je déjà dit, était de ces hommes avec qui le plus sage n’était pas de se défendre, mais de se rendre. « Vous vous en tirerez… » Je faillis m’en mal tirer. L’on connaissait assez mes opinions sur le sujet pour savoir d’avance quel tour prendrait ma conférence. Dès mes premiers mots, on put s’en apercevoir :

Le Canada, pays libre, pays indépendant. L’est-il ? Peut-il l’être ? Doit-il l’être ? Je note que, dans les trois Amériques, de la terre glaciale à la Terre de Feu, un seul pays en est encore à se poser ces questions de mineur en tutelle. Le plus extraordinaire et le plus humiliant, c’est que, en l’an 1945, un Canadien ne puisse, sur ces questions capitales, hasarder ses opinions d’homme libre, sans affronter quelques risques. Le Père Archambault a eu beau m’écrire : « Vous pourrez traiter ce sujet comme vous l’entendrez », chacun entend bien que, ce soir, je ne pourrai parler de l’indépendance du Canada sans un peu d’indépendance d’esprit. Et voilà qui me dispense d’ajouter que ce discours n’engage que moi seul.

Ai-je prononcé, ce jour-là, le discours le plus hardi de ma vie ? Je ne suis pas éloigné de le croire. J’ose prendre tout d’abord la défense du Statut de Westminster si décrié par les jeunes dont le tort assez grave est de ne rien connaître du droit constitutionnel anglais. Pièce maîtresse pourtant, tournant presque décisif dans l’évolution politique de l’Empire britannique, surtout si l’on relie le fameux Statut aux textes des conférences impériales de 1926 et de 1930 dont il entérine les graves formules. « À aucun moment des évolutions constitutionnelles du monde britannique, osai-je prétendre, ni en 1215 à l’heure de la Grande Charte, ni dans le Bill of Rights de 1688, ni à nulle autre époque l’on ne saurait trouver des textes d’une si aveuglante clarté, aussi dépouillés de toute équivoque, aussi chargés de sens et de conséquence. » Fait plus étonnant encore, ajoutai-je : « Quand on sait la répugnance des Britanniques pour toute formule trop contraignante ou trop précise, pour tout dogmatisme juridique ou constitutionnel, il faut admettre que jamais les Anglais de Grande-Bretagne ne se sont laissés lier par des engagements plus catégoriques, n’ont condescendu à d’aussi graves concessions, je devrais dire, à si profonde humiliation. »

Textes clairs, presque bouleversants, en effet. Qui nous expliquera, dès lors, que dans les Dominions et tout spécialement au Canada, ces textes aient si peu changé notre comportement politique, si peu atténué notre colonialisme ? Mystère pour les naïfs uniquement qui n’ont jamais soupesé la persévérante vigueur du vieux et chatouilleux loyalisme dans l’âme canadienne-française, loyalisme entretenu, cultivé par nos politiciens. Nul mystère, non plus, pour qui a connu le tenace esprit impérialiste des Anglo-Canadiens. Mystère qui m’entraînait pourtant à ces sévères réflexions : « Que, pour la première fois dans l’histoire, un jeune peuple ait traité son avènement à la pleine liberté, comme un incident négligeable, et qu’il n’ait vu, dans sa Charte d’indépendance, qu’un chiffon de papier, comme tant d’autres, qui doit être tenu responsable de ce comportement inouï ? Les Canadiens, Canadiens français et Anglo-Canadiens, ont facilement à la bouche les mots de “démocratie” et de “liberté”. Croyez-vous que les choses se seraient passées de cette façon, si l’on s’était souvenu qu’en démocratie, il n’appartient à personne, seraient-ce les maîtres du pouvoir, de retarder l’heure de l’indépendance d’un pays, encore moins de le frustrer de son avenir et de sa liberté, surtout quand on ne cesse de demander à ce pays de se battre jusqu’à l’épuisement pour la liberté des autres ? » Après quoi il m’était facile d’opposer à ce statisme des contemporains le sentiment des ancêtres politiques au Canada se rebiffant, à chaque évolution du pays, en 1774, en 1791, en 1842 et même en 1867, contre l’opiniâtreté de Londres à maintenir indéfiniment « l’ancien régime sous le nouveau ». Non, et bien au contraire, disais-je, les ancêtres n’ont jamais « considéré les textes constitutionnels comme des arrêts inexorables, comme le dernier terme de l’évolution politique et nationale. Pas davantage, selon l’imposture historique qu’on tente de nous enseigner, n’ont-ils voulu attendre patiemment leur libération de la munificence anglaise, assurés dans leur quiétisme loyaliste, que la liberté vient de la petite île des bords de la Manche, comme le café vient du Brésil. L’habileté persévérante et magnifique des ancêtres, ce fut d’allier, dans leur esprit, avec un art supérieur, l’empirisme britannique à leur logique de Français ; ce fut de jeter celle-ci dans celui-là, comme un ferment d’évolution irrésistible, et d’avoir été ainsi, dans leur pays, et même à travers tout l’Empire, les plus actifs ouvriers de l’émancipation coloniale. »

Fallait-il cacher, pour tout cela, l’entrave apparemment infranchissable qui s’opposait alors à la pleine indépendance du Canada ? Et cette entrave, je l’apercevais en ce fait gros comme une planète « qu’entre la Grande-Bretagne et les autres membres du Commonwealth, il n’y a pas égalité de stature internationale, trop grande inégalité de risques à prendre, trop grande inégalité d’intérêts et de prestige à sauvegarder. En Égypte, dans l’Adriatique, aux Dardanelles, dans les Balkans, aux Indes, dans le Proche, le Moyen ou l’Extrême-Orient, en tous ces points névralgiques de l’Empire, sommes-nous prêts à lui dicter sa politique ? Et croyez-vous que le cabinet britannique accepterait que le Canada ou l’Australie, ou la Nouvelle-Zélande ou l’Afrique du Sud, osassent la lui dicter ? Au reste, en mettant les choses au mieux, la Grande-Bretagne peut-elle endurer que ses intérêts suprêmes dans toutes les parties du monde, soient placés sous la haute surveillance des Dominions, ou qu’elle ait à partager cette surveillance, alors qu’en pareil arrangement de la diplomatie du Commonwealth, ce serait la Grande-Bretagne, en définitive, qui aurait à consentir les plus grands sacrifices de souveraineté ? Au pis aller elle accepterait peut-être de prendre notre avis, à la condition de s’en passer et de continuer à jouer avec le feu, quitte à nous inviter ensuite gracieusement à aller éteindre l’incendie. »

Par ces arguments, entre quelques autres, je m’efforçais d’établir ma thèse : le Canada n’est pas un pays libre, ni ne peut l’être. Bien en veine d’audace, le conférencier de la Semaine sociale ne laisse pas néanmoins d’entrevoir quelque espoir. Jamais le Canada ne lui a paru davantage à la croisée des chemins. L’heure du choix suprême est venue. Une froide et impérieuse alternative s’offre au Dominion : ou « s’affranchir des dernières lisières du colonialisme, entrer comme État libre, absolument libre dans le monde international… ; participer peut-être aux guerres de demain qui ne pourront plus être que des guerres mondiales, mais y participer, cette fois, à l’exemple des jeunes pays, des trois Amériques, de notre libre décision, avec une chance plus grande par conséquent de proportionner notre effort à nos ressources, et avec un sens plus net des intérêts internationaux et des intérêts canadiens ; ou bien rester dans le Commonwealth, collés à la Grande-Bretagne, et puisque l’Empire, comme dit M. Borden — et comme disent encore nos impérialistes — ne peut aller en guerre en section, nous entêter à porter le fardeau que vous savez, nous épuiser tous les dix ou vingt ans, à défendre, sur tous les points du globe, l’Empire le plus vulnérable du monde, mais avec la perspective de sombrer, un jour ou l’autre, avec le colosse, ou pour le compte du colosse. Car libre à l’âne de chasser avec le lion ; mais l’âne n’a pas le droit de se plaindre de ce que la chasse lui rapporte. »

Propos déjà osés que venait aggraver un autre motif d’espoir : la structure artificielle de l’Empire, parvenu « au point critique et fatal où en arrivent tous les empires. Composé de trop de nations à l’âge adulte, il ne peut plus les retenir qu’en amenuisant sans cesse les liens qui les rattachent à son giron. Force lui est de diminuer tout autant la pression autoritaire au centre que d’accroître la liberté à la périphérie. » Persuadé, dès ce temps-là, d’une inévitable désintégration de l’Empire britannique, j’avoue toutefois que je ne la prévoyais ni si prochaine, ni si rapide. Le bouledogue impérial, le fier M. Winston Churchill, ne venait-il pas de le déclarer avec hauteur ? Il n’était pas devenu le premier ministre de Sa Majesté « pour liquider l’Empire ». Ce qui ne m’empêchait point de terminer ma conférence par un pressant appel à la jeunesse, lui désignant comme « l’idéal politique et national le plus élevé, et de la plus urgente opportunité », la lutte pour « l’indépendance du pays de ses pères ». Et je souhaitais un peu solennellement un Canada osant devenir libre, « libre de son corps et de son âme, libre, un de ces matins, au son des cloches et des canons, dans la joyeuse et finale indépendance ».

Dans un compte rendu de mon ouvrage : L’Indépendance du Canada, qui contenait cette conférence et quelques autres discours et écrits sur le même thème, M. Héroux écrivait (Le Devoir, 28 mars 1950) : « Le temps n’est plus où l’on ne pouvait, sans scandaliser beaucoup de gens, parler de l’indépendance du Canada. » Affirmation peut-être vraie en 1950, mais qui ne l’était point en 1945. Des catholiques anglo-ontariens, présents à la Semaine sociale, assistaient à ma conférence. Elle émut le Canadian Register de Toronto. J’avais eu beau déclarer que mon opinion n’engageait que moi seul. Le journal de Toronto crut nécessaire de dégager la responsabilité de l’épiscopat et de l’Église, de mes propos audacieux. On me reprochait d’avoir prononcé un discours politique au cours d’une Semaine sociale. Le Globe and Mail de Toronto (26 septembre 1945) prit aussi la mouche. J’aurais exigé la sécession du Canada du Commonwealth, condition première de l’indépendance canadienne. On évoquait, il va sans dire, le spectre du séparatisme. Le Globe and Mail soutenait que ces extrémistes de séparatistes se seraient bien gardés de tenir des propos comme les miens, alors que la Grande-Bretagne se battait toute seule, pour le salut des nations libres. Et le journal torontois opposait mes paroles à celles que le Cardinal Villeneuve avait prononcées en avril 1941, devant l’Empire Club de la Ville-Reine. Son Éminence, alors ressaisi par la passion loyaliste de l’ancien clergé, avait fait sa profession de foi au roi de Grande-Bretagne et à l’Empire :

Profondément dévoués au bonheur et au bien-être de nos compatriotes ainsi qu’au bien de notre pays, travaillons tous ensemble, chacun dans sa sphère, au progrès de l’unité nationale et que nos efforts s’accompagnent d’une loyauté profonde envers notre Souverain, le Roi George VI, et envers ce vaste Empire dont nous sommes fiers et heureux de faire partie.

L’alarme provoquée par mon discours s’étendit encore plus loin. Elle atteignit la délégation apostolique, toujours attentive aux revendications irlandaises ou anglo-canadiennes. Le président des Semaines sociales, le Père Papin Archambault, reçut l’ordre sévère de soumettre désormais à une censure préalable toute conférence ou discours destinés aux Semaines sociales. Pour ma part, j’attendais quelque admonestation de mon archevêque ou du délégué apostolique. Rien ne vint. Mais quel sort allait-on réserver à ma conférence ? Oserait-on la publier dans le volume de la Semaine de 1945 ? Soumise à un censeur, la conférence parut, et dans le volume de la Semaine sociale, et sans le changement d’un iota. En quelques coins du Canada français, la liberté n’était pas morte.

Pourquoi nous sommes divisés

Étais-je mû, en ce temps-là, par quelque goût des sujets périlleux ? De mon propre mouvement, je crois bien, sans y être invité, ni poussé par qui que ce soit, j’entrepris de vider, si possible, l’un des sujets les plus controversés dans le Canada de l’époque : la raison de fond de la trop fréquente mésentente entre les races. À vrai dire les prêches de l’abbé Arthur Maheux, de Damien Bouchard et de quelques autres prédicateurs de la « bonne-entente » m’agaçaient depuis longtemps. On connaît ces prêches où béatement l’on inclinait à tenir les Canadiens français responsables du désaccord et qui se terminaient par une exhortation doucereuse au pardon et à l’oubli. Aveux de culpabilité qui me paraissaient procéder moins de la dignité que d’une insigne bonasserie. Au surplus allait-on vraiment au fond de la question ? Étions-nous les responsables de ces froissements ou crises qui assombrissent l’histoire canadienne ? J’entrepris d’y regarder de plus près et de dire la vérité, si déplaisante qu’elle pût être. La « bonne-entente » avait surtout besoin, à mon sens, de clarté et de franchise. Le 29 novembre 1943, toujours en temps de guerre, au Monument National de Montréal, sous les auspices de L’Action nationale, je prononce la redoutable conférence : « Pourquoi nous sommes divisés ». L’abbé Arthur Maheux avait intitulé l’un de ses écrits tout récents : Pourquoi sommes-nous divisés ? En posant la question un peu dans les mêmes termes, j’avais l’air de lui servir une réplique. Intention qui n’était vraie qu’à moitié. Ce soir-là, Jacques Perrault, jeune avocat, présente le conférencier ; Roger Duhamel le remercie. La conférence débute par des précautions oratoires nettes, presque sèches :

Le sujet n’est pas tout à fait nouveau. Je le sais plein de fondrières, plein d’embûches. Radio-Canada, la plus impartiale, la plus indépendante de nos institutions nationales, [c’était narquois] ne permet pas à tout le monde de le traiter. Je l’aborde quand même — ai-je besoin de vous le dire ? — en toute objectivité, sans enfarges, sans fil à la patte. Je crois savoir ce que m’impose de retenue et de discrétion l’habit que je porte. Je n’oublie point pour autant ce qu’exige parfois de hardiesse légitime le service de la vérité.

Je ne résumerai pas — sinon très rapidement — cette conférence. Après les causes de désunion d’ordre universel ou général — oubli ou négation de Dieu le Père, qui a ruiné la fraternité humaine, destruction de la chrétienté, en particulier par la Réforme qui devait anéantir « la seule vraie tentative » pour reconstituer cette fraternité ―, le conférencier examine d’autres causes et par exemple : l’Histoire. Une histoire partiale qui, selon les bonne-ententistes, se refuserait à un enseignement uniforme d’un océan à l’autre. Histoire, répliquais-je, « passée au rabot ou à la lime », écrite avec une encre « mêlée de miel et d’un peu de suif de mouton ». L’histoire véridique, soutenait encore le conférencier, n’enseigne pas la haine de l’Anglais ; en revanche elle pourrait enseigner l’efficace méthode de travailler à la bonne-entente et qui serait non « de faire, des Canadiens français, un peuple de naïfs et d’esclaves, mais un peuple aux yeux ouverts et d’une échine aussi dure que l’échine anglaise ». La vraie cause de la désunion, serait-ce encore « l’extrémisme » des nationalistes canadiens-français ? Prétention de tous les caudataires de la race anglo-saxonne, au Québec. En pareil cas, M. Omer Héroux avait coutume d’écrire, dans Le Devoir : « Ces extrémistes, nommez-les. » Il ne semble pas qu’on se soit jamais risqué à les nommer. Il était facile au conférencier de répondre à nos « bonne-ententistes » :

Qu’ils nous citent un cas, un seul où la passion nationale nous aurait emportés hors des frontières de la justice et du droit… Extrémistes les Canadiens français ! Je ne connais chez eux qu’une forme d’extrémisme : l’extrémisme dans la candeur et la bonasserie ; l’extrémisme dans l’aplatissement devant l’Anglais. Si nos compatriotes méritent un reproche, ce n’est pas d’avoir la rancune tenace ni le pardon difficile ; c’est d’avoir la mémoire trop courte et de croire ingénument que le coup qu’on leur porte, c’est toujours le dernier.

Mais enfin, où pouvaient donc résider les causes profondes, véritables de la désunion ? Ces causes, partie substantielle de son discours, le conférencier les alignait comme suit : méconnaissance du fait français par la majorité anglaise, mésentente sur la Confédération, sa vraie nature, mésentente sur la patrie, le Canada n’étant ni la première, ni surtout la seule dans l’esprit des deux races. Ensemble de causes, on l’avouera, d’une exceptionnelle gravité. Et qui alors pourra s’étonner des conclusions véhémentes auxquelles se livrait le conférencier :

Bref, à l’heure où nous sommes, rien ne divise tant les Canadiens que l’équivoque, le désaccord sur la réalité même de la patrie. Car l’honnête opinion vous dira que, sur les onze millions d’habitants du Canada, pas moins de sept millions [Canadiens français et immigrants] se voient contester le droit d’aimer par-dessus tout leur patrie naturelle, et ce, au profit de la patrie qu’il plaît à une minorité d’impérialistes de leur imposer.

Était-ce pour aboutir à ces misères, à ces retours vers le servage colonial que les « Pères » ont fait la Confédération ? Mesdames, Messieurs, je ne suis pas séparatiste, quoi que l’on ait dit et quoi que l’on persiste à dire. Je crois et j’enseigne à mes étudiants de l’Université de Montréal que la Confédération aurait pu être accueillie en 1867 comme une grande victoire française. Les maux dont nous souffrons, ai-je encore l’habitude de soutenir, tiennent moins aux institutions qu’aux hommes, je veux dire à l’espèce d’hommes qui, depuis soixante-seize ans, ont tenu ou plutôt galvaudé chez nous le rôle de chefs. Je crois toujours qu’une race intelligente et énergique et qui n’endurerait pas d’être trahie par ses politiciens, pourrait, en dépit de ce statut politique, vaquer, en toute liberté, au développement de sa vie totale, même économique. D’autre part, je ne crois pas trahir la pensée de fond de mes compatriotes, de ceux du moins qui se tiennent encore debout, quand je l’exprime par ces quelques formules : Nous voulons d’un pouvoir central à Ottawa, nous ne voulons point d’un pouvoir centralisateur. Nous ne voulons pas d’un Super-État dont le principal souci soit de démolir les États provinciaux. Rien au monde, et point surtout les intérêts ou les combinaisons des vieux partis ne nous feront rester dans la Confédération, pour y tenir le rôle d’une Cendrillon ou pour permettre aux hommes d’Ottawa de faire indéfiniment la paix nationale sur le dos de la province de Québec. C’est dire que l’on ne fera pas de nous le Jonas perpétuel qu’on jette à l’eau chaque fois que la barque va de travers. C’est dire encore que, dans la maison de famille, nous voulons notre place au salon comme les autres et que nous n’acceptons pas d’être renvoyés à la petite chambre de la servante. Enfin et surtout, racinés dans ce pays depuis trois siècles, ayant contribué, pour notre part, à conquérir, par étapes glorieuses, son indépendance au moins théorique, convaincus, au reste, par l’expérience historique et par le droit naturel, qu’un homme libre et sensé n’a qu’une patrie et ne peut avoir qu’une patrie, jamais, nous n’accepterons pour patrie d’autres pays que la terre de nos pères, le Canada, d’autre chant national qu’un hymne canadien, d’autre drapeau que le drapeau du Canada.

Je glisse sur les « remèdes possibles » à pareille situation. Je m’aperçois, en effet, qu’en dépit de ma promesse de tout à l’heure, je cède encore à la manie de me trop résumer et citer. Je termine cette conférence par un appel à la jeunesse que je veux vibrant. Un moyen suprême de rétablir la bonne-entente, l’accord possible au Canada, ce serait de former enfin un peuple fier et un peuple fort. Je définis ce qu’il faut entendre par ces deux termes, et termine par ces derniers mots :

Le Canada français de demain, création originale, sera la chair de votre chair, la fleur de votre esprit. Il jaillira resplendissant de jeunesse et de beauté, de votre souffle de jeunes Français, de votre sociologie de fils du Christ. Vous nous le ferez pour qu’enfin, dans la vie d’un petit peuple qui n’a jamais eu, quoi qu’on dise, beaucoup de bonheur à revendre, il y ait une heure, un jour de saine revanche, où il pourra se dire comme d’autres : j’ai un pays à moi ; j’ai une âme à moi ; j’ai un avenir à moi !

Ainsi, en ces années quarante, se ponctuaient, sur le mode sévère, mes dicts et convictions. On me fit le reproche d’avoir parlé avec amertume. En avais-je véritablement et surtout contre nos compatriotes anglophones ? J’en avais surtout, ce me semble, contre les miens. Leur bonasserie devant l’Anglo-Saxon m’humiliait, m’exacerbait et tout autant leur sot esprit de parti, le gâchis qu’était devenue une fédération d’où aurait pu sortir, pour nous, avec une liberté accrue, une première et brillante efflorescence de notre état social et de notre culture. La conférence mise en brochure n’en connut pas moins un succès foudroyant. L’édition française connut les 150,000 exemplaires, si bien qu’on put l’offrir à cinq sous. On en vint à réclamer une version anglaise. L’ami Gordon O. Rothney se mit à la tâche et la version obtint les 75,000. « Quel malheur, avait écrit M. Héroux, dans Le Devoir (5 décembre 1944), que ces franches et nettes vérités ne soient pas mises à la portée de nos compatriotes de langue anglaise et de nos voisins des États-Unis qui, de plus en plus, entendent parler de nous, et pas toujours de la meilleure ou de la plus juste façon… L’une des maîtresses causes de la mésentente entre les races, c’est l’ignorance où nous sommes les uns des autres… On vient de nous mettre entre les mains une arme excellente. Sachons en tirer le plus haut rendement possible. » En dépit de sa rigueur ou de la carrure de quelques-unes de ses affirmations, Pourquoi nous sommes divisés n’eut pas l’heur de trop déplaire. L’auteur reçut maintes bénédictions épiscopales. Mgr Arthur Douville lui écrivait de Saint-Hyacinthe : « Je vous remercie de l’hommage de votre Pourquoi nous sommes divisés pour lequel je vous félicite chaleureusement, car j’y trouve une leçon de choses claire, pratique et fière. Par contre, quel triste métier que celui qu’exerce M. Maheux avec, du reste, un fanatisme sectaire et une anglomanie ridicule… frappez dur pour réveiller les plus endormis. » L’évêque de Gaspé, Mgr F.-X. Ross, ne se montre pas moins satisfait : « Je vous dois un double merci : le premier pour l’envoi gracieux de votre conférence “Pourquoi”, puis et surtout pour avoir donné une réponse si au point et si nette au “Pourquoi” du triste abbé Maheux. C’est un soulagement. Tout homme de cœur vous doit ce remerciement. Permettez-moi d’y ajouter mes cordiales félicitations… Que Dieu vous bénisse, cher Monsieur le Chanoine et perge ! quoniam advesperascit… » Léopold Richer, correspondant parlementaire du Devoir à Ottawa, m’écrit de la capitale, ces lignes flatteuses : « Je viens de lire votre brochure : Pourquoi nous sommes divisés. Un exposé de maître, qui permet de prendre une vue d’ensemble de notre véritable situation et qui suggère les seuls moyens à prendre pour assurer une union nationale qui ne soit pas à notre désavantage… » Et Richer ajoutait, après quelque vue pessimiste sur les querelles de nos gens : « Si nous ne vous avions pas, pour rappeler les vérités qui sauvent, je ne sais où nous en serions. »

Notre mystique nationale

Voilà bien du mélange en ces souvenirs. J’écris au fil de la plume, ne méprisant ni l’ordre ni la logique, mais flirtant volontiers avec le facile laisser-aller où tente pourtant de se définir l’histoire que j’ai vécue : histoire des pensées, des mouvements, des espérances, des déceptions où la vie m’a jeté. On vient de lire un résumé des écrits et discours qui prétendaient à franchir les frontières du Québec, à remettre un peu d’ordre, un peu plus de franchise dans nos relations avec le compatriote anglo-canadien. Revenons vers les nôtres. Parmi eux l’on a souvent noté, dénoncé et non sans raison, l’affreuse confusion des esprits, la caravane interminable des idées fausses, biscornues qui se promène effrontément à travers la chère province. C’est vrai aujourd’hui ; ce l’était hier et presque autant. Combien de fois ai-je gémi sur ce qui me paraissait la douloureuse nudité de nos esprits sur les idées essentielles où s’appuie et je dirais même se fonde la conscience d’une nation. De là ces thèmes fondamentaux : mystique nationale, mission française, études classiques et professionnelles où j’essaie de voir clair, d’énoncer quelques vérités rédemptrices. Et, sans doute, l’on me disait dans le temps et on me l’a répété bien des fois au cours de ma vie : « Pourquoi cette peine, cet entêtement en votre tâche ? Pourquoi ce surcroît ajouté à vos travaux déjà si durs, si absorbants ? » À quoi j’aurai fait et répété bien des fois cette réponse : Je n’ai pas cédé aux seules poussées d’un vulgaire nationalisme. Dès mon premier abord avec l’histoire canadienne, une entité spirituelle m’est apparue, unique sur le continent, enfantée dans la lumière radieuse, héroïque de ses premiers matins : cette foi apportée de France, un peu austère, mais si pure, si expansive, si apostolique. Et cette entité, c’était mon pays, la Nouvelle-France de jadis. Et cette Nouvelle-France, l’histoire me l’avait montrée se continuant, péniblement, mais d’un visage si peu changé dans ce que l’on allait appeler le Canada français. Dans les vues d’en-haut, pourquoi cette survivance ? La Providence de Dieu fait-elle tant de choses pour rien ? Ce petit pays, notre peuple, il m’était facile de les aimer comme on aime le coin de terre lié à sa naissance, à toute son âme et comme on aime toute portion de l’Église, mère entre toutes les mères. Et alors, apercevant ces grandes choses dans leur terrible conjoncture canadienne et américaine, je souffrais jusqu’à l’angoisse à la pensée que tout cela pourrait entrer dans l’histoire sous le signe d’une destinée manquée, d’un rêve avorté. De là, ce que l’on a pu appeler mon prosélytisme, mon ardeur combative.

Revenons à cette conférence du 23 juin 1939, prononcée à un dîner de la fête nationale, à l’hôtel Windsor (Montréal). Sa Majesté la reine venait de passer au Canada, visite traditionnelle de ces bons souverains de Grande-Bretagne à la veille des grandes guerres, et qui venait, une fois de plus, comme par pur hasard, réchauffer le zèle impérialiste des bons coloniaux. À Ottawa, la reine avait parlé français et tenu des propos qui, à certains égards, sortaient un peu du ton officiel. Elle avait habilement lancé un vif appel à l’entente des races au Canada :

Au Canada, comme en Grande-Bretagne, avait-elle dit, la justice s’administre selon deux grandes législations différentes. Dans mon pays natal, en Écosse, nous avons un droit basé sur le droit romain ; il sort de la même source que votre droit civil dans la vieille province de Québec.

En Angleterre, comme dans les autres provinces du Canada, le droit coutumier l’emporte. À Ottawa comme à Westminster, les deux sont administrés par la Cour suprême de justice. Cela est à mes yeux, d’un très heureux augure.

Voir vos deux grandes races avec leurs législations, leurs croyances et leurs traditions différentes, s’unir de plus en plus étroitement, à l’imitation de l’Angleterre et de l’Écosse, par les liens de l’affection, du respect et d’un idéal commun : tel est mon désir le plus cher.

Citation un peu longue, mais indispensable à ce qui va suivre. On m’invita, dis-je, à prononcer la conférence au grand dîner de la Saint-Jean-Baptiste au Windsor. L’invitation n’était pas gratuite. Je m’en rendis bientôt compte par les fortes pressions qui s’exercèrent sur moi. On désirait, on voulait que le conférencier fît écho aux paroles de Sa Majesté. Eh oui ! me transformer en prédicateur de la bonne-entente, moi, le méfiant du « bloc enfariné », quelle habile manœuvre et quelle victoire ce pouvait être ! De bons amis, alors férus de l’utopie, me rendirent visite. Ils me supplièrent de leur lire mon texte ; avec une souple et chaude diplomatie, on me proposa quelques modifications — oh ! très légères, assurait-on. Mais pourquoi ne pas atténuer certaines déclarations ? Pourquoi n’en point ponctuer d’autres ?… On le sait, j’ai toujours malaisément quitté mes positions. Aussi bien, suis-je peu assuré de n’avoir point, en ces jours-là, contristé de fort bonnes âmes. Et c’est donc ainsi que, pour mettre bien des choses au point, je pris pour sujet : Notre mystique nationale.

Cette mystique, de quoi la composer ? Avec quels matériaux ou plutôt quelles raisons et quels sentiments en bâtir l’essence ? Cette fois j’entends me résumer rapidement, avec l’espoir de tenir ma promesse. Page 2 de la brochure, une huitaine de lignes dessinent, ce semble, le plan de mon discours : « Que faut-il aux Canadiens français ? Une idée maîtresse, centrale, directrice de leur vie ? Si nous commencions par une prise de conscience de leur particularisme historique, par une juste appréciation des valeurs d’humanité que recouvre et implique ce particularisme, par l’examen réfléchi du milieu où ce particularisme historique et culturel doit s’épanouir. Il jaillira de là, si je ne m’abuse, un ensemble de faits, de vérités ou d’aperçus qui pourraient peut-être nous constituer une “mystique nationale.” — » Suivaient les développements de ces thèmes où revenaient inévitablement bien des redites déjà rabâchées en maints discours et écrits. Et le conférencier, à propos de nos positions juridiques, en arrivait à poser le problème crucial de l’entente entre les deux races. Il citait le discours de la reine. Mais la citation traînait après elle des considérations qui, hélas, ont dû faire frémir ceux de mes bons amis qui m’auraient voulu plus discret. « Nos souverains, disais-je, ont-ils voulu nous donner une formule de vie nationale ? Pour notre part, nous l’acceptons de plein gré. Inquiets, d’excellents esprits cherchent ce qu’ils appellent “un commun dénominateur national”, autour de quoi faire l’accord des provinces et des races. Ce commun dénominateur, je ne crois pas me méprendre sur le sentiment de mes compatriotes, en affirmant qu’il pourrait se ramener à ces trois données : reconnaissance du fait français au Canada, maintien de l’autonomie provinciale, primauté de l’idée canadienne sur l’idée impérialiste. » Je commentais : « Nos compatriotes anglo-canadiens comprendront, nous en sommes sûrs, que le fait français a tenu et tient encore une trop grande place d’un bout à l’autre du Canada, pour qu’on lui interdise de dépasser les frontières d’une province. Ils comprendront que la langue, la culture françaises sont de trop grandes dames, ont rendu trop de services à l’humanité, à la civilisation, au Canada même, pour que nous, leurs fils, acceptions, sans nous déshonorer, de les laisser pourchasser ou boycotter en quelque coin que ce soit de notre pays, encore moins au parlement fédéral. Nous unir à l’imitation des Anglais et des Écossais, certes, nous en sommes. Mais les Écossais sont restés des Écossais. La reine prend la peine de le souligner : ils ont gardé leur identité ethnique, leur droit, leurs croyances, leurs traditions, leurs emblèmes. Nous voulons la collaboration, l’union nationales, mais nous voulons d’une collaboration où nous serons traités comme des collaborateurs. » Et je proférais de pires énormités. Par exemple celles-ci : « Nous prenons pour acquit que nous vivons en Amérique et que nos problèmes de vie sont plus américains qu’européens. Nous tenons également que les objectifs de l’impérialisme anglais, tels que définis l’autre jour par M. Chamberlain et lord Halifax : “les intérêts vitaux de l’Angleterre”, sa “position dans le monde”, ne sont pas de ceux pour lesquels un peuple, et quelque peuple que l’on veuille, accepte d’ordinaire les suprêmes sacrifices : l’immolation de sa jeunesse, le risque de la ruine, de la banqueroute, de l’anarchie. »

« Ajoutons que nous combattons l’impérialisme anglais, au nom du premier des biens pour un pays : la paix intérieure, l’union nationale. [L’impérialisme !] Sentiment d’une minorité, sentiment factice, entretenu à prix d’or, sentiment anachronique qui prétend ramener un peuple majeur au servage colonial, et nous prions qu’on nous dise, s’il est pire semence de désordre, rien de plus propre à perpétuer la mésentente au Canada… On cherche un commun dénominateur national. On ne fonde pas un État en sabotant sa souveraineté. On ne crée pas un sentiment national en enseignant à aimer, à servir les autres pays plus que son pays. Le premier commun dénominateur pour les Canadiens, c’est de commencer par mettre au-dessus de l’Empire, la patrie canadienne. »

On ne pouvait plus poliment dévisager les bonne-ententistes de tout crin. La presse ne tint pas compte de ces propos désobligeants. Le Devoir, L’Action catholique, La Presse, et même Le Canada, quotidien libéral, y allèrent de leurs éloges. L’étonnant, ce fut bien l’écho de ce discours dans la presse anglaise, depuis celle de Montréal, la Gazette, le Star, le Standard, jusqu’à celle d’Ottawa, l’Ottawa Journal, celle de Toronto, le Globe and Mail, l’Evening Telegram et même l’Edmonton Journal, de l’Ouest. Ces journaux anglais se raccrochèrent naturellement à mon acceptation des propos de la reine, tout en fournissant un résumé de la conférence où l’on glissait pieusement sur les déclarations trop « shocking ». Le Standard se montrait pourtant plus loyal dans son article du 24 juin 1939. J’en cite un passage d’après une traduction du Devoir. « Le discours de l’abbé Groulx démontre qu’il n’y a pas d’abîme infranchissable (unbridgeable gulf) entre les Canadiens anglais et les Canadiens français qui se font de leur race une conception nationale. Il déclare que tout ce que ceux-ci réclament, c’est la reconnaissance de la culture française, de leurs traditions… »

Notre mission française

Deux ans plus tard, je m’attaquais à un autre sujet que j’estimais, lui aussi, fondamental. Un jeune journaliste, non sans talent, mais comme l’on dit, « disparu aujourd’hui de la circulation », venait de clamer publiquement, avec le ton tranchant, dogmatique, dont se défendent mal les jeunes qui se prennent pour de grands esprits : « On nous a dit que nous avions une histoire ; nous n’en avons point ; on nous a dit que nous avions une mission ; nous n’en avons point… » Et les négations se suivaient aussi prétentieuses que catégoriques. Ce jeune journaliste n’était au surplus que le gramophone de quelques jeunes historiens, déjà grimpés sur le Sinaï, et qui proféraient, depuis quelque temps, d’aussi réjouissants oracles. Catholiques qui n’avaient pas l’air de se douter qu’un peuple catholique, tout comme le simple individu baptisé, est responsable de l’œuvre du Rédempteur et que personne, en chrétienté, n’a reçu la foi pour soi tout seul. Esprits de primaires, en outre, qui ignorent que tout peuple, si petit, si nain qu’on veuille l’imaginer, ne peut se défendre de quelque influence au-delà de ses frontières, à plus forte raison quand on possède en héritage la culture française. Et même si l’on veut que, de cette culture, nous ne soyons que de tristes héritiers, des historiens pourraient tout de même se souvenir qu’en un ouvrage qui ne date pas de si loin, un intellectuel ontarien, un monsieur Kirkconnell, nous enviait nos traditions humanistes conservées en notre enseignement. D’autres motifs exposés plus haut m’inclinaient à traiter ce nouveau sujet, tant je voulais fortifier l’armature morale de notre pauvre petit peuple.

Vais-je encore me livrer à une analyse même sommaire de cette conférence ? Elle est de celles où un sujet longtemps mûri, force, en quelque sorte, un écrivain à verser sa tête. Ultime effort de la tige de blé qui, après avoir ramassé tout ce que la terre, la pluie, le soleil ont pu lui fournir de substance, se coiffe de son épi le plus plein, le plus riche possible. Ce soir-là, au Gésu, j’ai parlé devant une salle remplie, vibrante. Il y avait là, au premier rang, Victor Barbeau, Jean-Marie Gauvreau, quelques amis de Québec : le Dr Hamel, René Chaloult et, je crois, le maire Grégoire. Je me rappelle aussi jusqu’à quel point, avec mon dernier mot, après une heure et demie, je me sentis épuisé. Retiré dans une petite pièce avoisinant la salle, le bruit courut, je ne sais trop comment, d’une syncope qui m’aurait terrassé. Non, il n’en fut rien. L’impression me resta seulement d’un auditoire extrêmement sympathique qui m’avait suivi avec une attention passionnée. Victor Barbeau, qui présidait et qui n’a pas le compliment facile, m’avait même soufflé à l’oreille : « Je pense que, ce soir, vous avez touché un sommet. » Et pourtant qu’avais-je dit que je n’eusse effleuré et même dit tant de fois ? Seules, la présentation des idées, leur ordonnance, une certaine forme peut-être aussi, pouvaient paraître neuves. Je citerai quelques extraits de cette conférence ; elle non plus n’a pas trouvé place dans l’un ou l’autre de mes recueils de discours[NdÉ 2]. Elle fait maille néanmoins dans la série des idées qu’alors je m’efforce à jeter dans l’esprit de mes contemporains. Voici d’abord le plan de cette conférence exposé dès le début : « Lorsque nous parlons… de la mission culturelle d’une communauté humaine, que voulons-nous dire exactement ? Quelle est la nature de la haute tâche ? À quelles conditions s’en peut-on acquitter ? Qui, dans la nation, en porte la responsabilité ? [Chez nous] quels obstacles seraient à vaincre ? »

Le 24 juin 1940, le premier ministre du Canada nous avait adressé un message cité au début même de ma conférence : « L’agonie de la France a porté les horreurs de la guerre jusque dans nos cœurs et jusque sur nos rives. Le sort tragique de la France lègue au Canada français le devoir de porter haut les traditions de culture et de civilisation françaises et son amour brûlant de la liberté. Cette nouvelle responsabilité, j’en suis sûr, vous l’accepterez avec fierté. »

Je laisse de côté la part du factice et de l’intérêt politique, en ce discours du grand comédien du parlement fédéral. Tout simplement j’enchaînais :

Il s’agit donc, en tout premier lieu, d’une mission de fidélité au génie français, mais d’une fidélité vivante évidemment, puisque nous avons affaire à un fils de la France, mais à un peuple autonome, qui exprimerait les vertus du génie français dans les formes originales de sa vie. Devrai-je vous définir pour autant notre culture de demain, le butin spirituel dont elle sera chargée, les œuvres d’art, les formes nouvelles de civilisation qu’elle projettera dans le patrimoine commun ? Définition d’un caractère trop subtil, trop pleine d’imprévisible pour que j’ose m’y risquer. Le génie d’un peuple n’est pas quelque chose de statique, de figé, d’achevé. C’est quelque chose d’essentiellement dynamique, en puissance indéfinie de s’enrichir ou de se modifier. Voyez l’écrivain devant son encrier et la page blanche ; le peintre devant ses palettes et son chevalet. De l’œuvre qu’ils méditent, l’un et l’autre possèdent bien une forme idéale. Lequel des deux osera vous dire sous quelles formes précises l’œuvre se viendra poser sur le papier ou sur la toile ? L’expérience leur a appris que ce qu’ils produiront aujourd’hui ne sera pas tout à fait ce qu’ils eussent produit hier, ni ce qu’ils produiraient demain, tellement, dans l’esprit de l’homme, se bousculent, capricieux et changeants, les jeux des pensées et des images, pyrotechnie dont les magiques phosphorescences étonnent parfois l’artiste lui-même. À plus forte raison, qui peut se flatter de saisir, en ses créations et en ses virtualités presque infinies, l’œuvre culturelle ou artistique de tout un peuple ? Une définition ne peut être tentée qu’à la condition de se résigner aux formes caractéristiques, aux traits les plus généraux.

Avant toute chose rappelons-nous qu’à son point de départ, la culture est quelque chose du dedans de l’homme, une projection de sa vie intérieure. On sait le mot de la fin de Civilisation, ce livre amer et douloureux de Georges Duhamel : « La civilisation…, si elle n’est pas dans le cœur de l’homme, eh bien ! elle n’est nulle part. » Mauriac dira, à propos des Guérin : « Des siècles de perfectionnement sont nécessaires pour qu’une famille française, à un moment de son obscure histoire, se pare tout à coup à sa cime de deux fleurs fragiles et admirables : Eugénie et Maurice. » L’aptitude à la culture supposerait donc, dans la vie d’une nation, un long affinement, de lentes et progressives ascensions, une certaine altitude spirituelle. Pourquoi ne pas préciser tout de suite que la culture, c’est le fond spirituel d’une nation, porté, si l’on veut, à un certain point d’excellence. À proprement parler, c’est l’essence même de la nation. C’est son plus haut signe de vie, et tout simplement son signe de vie.

Et je disais encore ceci qui souligne l’importance, l’absolue nécessité, pour un peuple, d’une culture qui soit à lui :

Ce que l’on demande aux peuples, même les plus grands, c’est d’exprimer, de figurer devant le monde, des formes de pensée et de vie originales, une humanité distincte, et c’est par quoi un peuple accède à la civilisation. Mesdames, Messieurs, dans cinquante ans, dans cent ans, une race humaine habitera encore la terre que nous foulons. Ces hommes, on peut même le présumer, seront, par le sang, les fils de ceux qui aujourd’hui tiennent la place. Pourtant si cette race d’hommes a changé d’âme, trouvant la sienne trop lourde à porter ; si plus rien ne la distingue de son entourage que la tragédie de son abdication, cette

race d’hommes pourra compter pour dix à quinze millions d’âmes ; elle pourra former un État politique puissant, regorger de richesses matérielles ; elle n’empêchera point que ce pays n’ait la mélancolie d’un tombeau. Nous serons des Anglais, des Américains, que sais-je ?, mais nous ne serons plus des Canadiens français ; nous n’aurons plus de vie à nous, de culture à nous, d’âme à nous, de destin à nous. Une splendeur culturelle, une forme originale d’humanité seront perdues et mortes à jamais. Que les arrivistes ou les esprits légers tiennent ce dénouement pour peu de chose ; que, mourir de cette façon leur soit égal, pourvu que leur reste la graisse de ce monde, c’est leur affaire et c’est de leur niveau. Mais aussi longtemps que la hiérarchie des valeurs se fixera ici-bas selon les critères spirituels, les peuples qui pensent ainsi appartiendront à l’espèce inférieure. Et l’élite qui aura conduit ces peuples à de si basses façons de penser — car les peuples ne vont pas là d’eux-mêmes — cette élite d’intellectuels, de bourgeois ou de politiciens entrera dans l’histoire, mais avec les balayures.

De là, reprenais-je, l’affirmation attendue, prévisible, que notre mission serait française :

Notre histoire et notre culture prennent leurs racines dans une histoire et une civilisation vieille de quinze siècles. Arrachons-nous… de l’esprit… ce chiendent fatal que nous pourrions être un peuple mi-anglais, mi-français… que nous pourrions aussi bien jouer sur un clavier que sur l’autre, faire anglais aussi bien que français, sans rien d’un caractère dominant, d’un génie spécifique. L’art ni la culture ne peuvent être cette projection diffuse… Dans l’ordre moral, il y a des hommes et il y a des peuples à double face ; il n’y a pas de culture, il n’y a pas de civilisation à double face. Il y a et il y a eu des styles composites, des cultures, des civilisations composites, mais à l’état de transition ou de fusion où l’unité s’est refaite au profit de l’élément le plus vigoureux.

Notre mission sera aussi canadienne-française, disais-je encore. Proposition qui, pour un bon nombre, pouvait paraître prétentieuse. Je rétorquais :

Quoi que nous fassions, nous ne pouvons être par l’esprit des Français de France, ni le Canada français ne peut être par la culture, une province de France… Ce qui nous reste et ce que nous ne pouvons arracher de notre âme, c’est… l’essence française… L’important, c’est d’être nous-mêmes ; c’est de rester Français, Français d’Amérique, Français du Canada, Français originaux, c’est entendu ; mais Français sans repentance et sans hypocrisie… L’important, c’est de nous arracher à notre gangue, de ne pas rejeter les lois profondes et essentielles de l’esprit. Et alors une chose est sûre : une civilisation jaillira de nous. Quand naîtra l’œuvre de génie ?… Quant au chef-d’œuvre impatiemment souhaité, nous aurons conquis le droit de l’attendre. Et il viendra. Il ne nous manquera plus que le don d’un grand esprit, d’un grand artiste, don privilégié que la Providence ne prodigue pas à foison, même aux vieilles et grandes nations ; et l’un de ces jours, un jour fortuné, sans qu’il ait été nécessaire, comme dirait Mounier, de « cracher » notre âme, ni « de prendre la fausse voix du renégat », la joie, l’orgueil nous seront donnés, joie plus enivrante, j’imagine, pour un petit peuple que pour tout autre, de saluer une forme d’art, pure et géniale, une image impérissable de nous-mêmes.

Et comment y parvenir ? Il nous faut, à tout prix, une « synthèse vitale », « un achèvement de conscience nationale, un exhaussement de notre âme française ». Cette vigueur interne, où la prendre ? À qui la demander ? « À nous-mêmes, à nos propres choix, à nos propres déterminations… Mais pourquoi pas d’abord à notre catholicisme ? Regardons en nous et autour de nous. Notre foi constitue notre plus forte part d’originalité. Rien ne nous marque au Canada et en Amérique, rien ne nous distingue — et dans tous les sens du mot — autant que notre catholicisme. Ceux qui ne nous aiment pas en ce pays, ne nous aiment pas surtout parce que nous sommes catholiques. Si nous n’étions pas catholiques, ils nous pardonneraient d’être français. Nous cherchons un principe qui, dans le corps de la nation, développe l’équilibre de la santé, exhausse l’élan vital. Nous savons les merveilles de rédemption qu’à l’intérieur de l’homme le catholicisme dûment vécu peut accomplir ; nous savons comme il purifie et rectifie toutes les sources d’action, comme il les exalte dans une vie supérieure. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la vie d’une communauté populaire ? Aujourd’hui, face au cataclysme, les moins pieux des hommes d’État nous promettent un monde reconstruit selon les lois de l’Évangile du Christ. Fils authentiques du catholicisme, serions-nous incapables de croire autant que ces hommes, autant que Renan, que le Christ “reste pour l’humanité un principe inépuisable de renaissances morales” ? Petit peuple, l’un des plus petits des Amériques, chargé pourtant d’une mission qui ferait plier un géant, attachons-nous à notre foi, non par simple pragmatisme, comme feraient des sociologues ou des historiens agnostiques, n’y voyant qu’une force sociale, une tradition nationale entre bien d’autres, d’une essence supérieure tout au plus, mais trop emmêlée à notre vie pour l’en arracher sans grave dérangement intérieur ; attachons-nous à notre catholicisme pour ce qu’il est, pour sa transcendance, comme à la loi intérieure des meilleures civilisations, comme au levain par quoi les petits peuples deviennent grands. »

Faut-il continuer cette analyse ? Rien de plus oiseux que de se recopier soi-même. Mais, le dirai-je encore une fois, je m’efforce ici à reconstruire les pensées d’une époque, l’effort tenté pour le réveil, la régénération d’un petit peuple. Allons-y donc d’une couple d’autres citations. J’en étais venu aux responsables de la mission, à ceux qui la devaient assumer. L’élite, sans doute, y était astreinte par les plus hauts engagements. Fallait-il négliger le peuple, ne lui rien demander ? Tel n’était pas mon avis. Et j’en appelais à quelques expériences personnelles :

Éveiller le peuple au sentiment de sa mission, le rattacher à la ligne de son histoire, celui qui vous parle a trop souvent abordé des auditoires populaires pour douter de la possibilité de la tâche. Je n’oublierai jamais cette distribution de prix de fin d’année scolaire, dans une petite salle de campagne. Le curé m’invita à dire un mot puisque c’était un soir de Saint-Jean-Baptiste. Une carte de l’Amérique du Nord était là appendue au tableau noir. Avec des mots que pussent comprendre ces campagnards, j’entrepris de leur raconter les hauts faits et gestes de ces avironneurs, de ces voyageurs, de ces durs à cuire, de ces entêtés idéalistes, qui menèrent avec un entrain endiablé ce que nous appelons, en histoire, la construction de l’Empire français dans le Nouveau Monde. Je leur rappelai qu’il y eut une époque où les Français, leurs pères, prétendaient bien que c’était à eux l’Amérique, toute l’Amérique, et à personne d’autre. Je campai devant leurs yeux quelques-uns de ces gars éblouissants, marcheurs aux bottes de sept lieues, gonfleurs de biceps et effroyables consommateurs d’avirons, qui partaient pour la conquête d’un empire avec un canot, un fusil, un sac, un tout petit sac de nourriture, mais avec du cœur et de l’ambition à faire chavirer le canot. Puis, sur la carte, je leur montrai comment, avironnant, ferraillant, enjambant, chantant, s’arc-boutant d’un point à l’autre, une poignée de Français avait réussi à mettre sous le signe du fleurdelisé une tranche énorme du continent, une tranche où noyer dix fois la France. Et je vois encore ces têtes dressées vers le tableau, ces yeux où luisait je ne sais quel réveil d’orgueil.

Et voici maintenant pour la part de l’élite dans la mission collective :

C’est par l’élite de ses intellectuels, écrivains, penseurs, philosophes, artistes, qu’une nation projette dans la vie les monuments les plus remarquables, les plus imposants de sa civilisation ; c’est par la même élite qu’elle crée l’atmosphère spirituelle d’un pays, situe, à son point d’altitude, la pensée nationale. Au milieu d’un petit peuple de vocation hésitante comme le nôtre, oserai-je dire que le premier devoir de nos intellectuels pourrait bien être de croire à leur mission d’intellectuels ? En fin de compte, ce n’est tout de même pas au peuple de garder sa foi, envers et contre tous, à notre mission française. À notre élite de nous fournir ce que j’appellerais nos deux convictions de base : conviction sur la valeur toujours actuelle de la culture française, conviction sur la valeur de notre réalité historique. Je ne parle pas inutilement de convictions de base. Si, dans l’Amérique de 1941, la culture française n’est plus qu’un brillant anachronisme, une exquise élégance d’esprit, mais impropre à façonner la sorte d’intelligences qu’exigent les dures batailles d’un siècle de fer, les partisans d’une éducation réaliste et pragmatiste ont raison : il n’y a pas de place sur le continent pour un peuple français. Si la réalité historique dont nous sommes issus n’a réussi à faire de nous qu’une ébauche, une scorie de peuple ; si notre passé, si beau que nous l’ayons cru, n’est qu’un mirage pour historiens romantiques ; s’il n’y a pas là ce dépôt de traditions et de réserves morales où puisse s’appuyer l’élan d’un peuple moderne, les défaitistes ont raison : le plus tôt nous tournerons le dos à ce passé et changerons d’âme, le mieux ce sera pour nous-mêmes et pour notre pays.

Je termine enfin par un court extrait de la conclusion :

Nous cherchons tous une idée, un but passionnants qui nous sortent de notre histoire en grisaille, une gamme supérieure où chanter notre vie. Il n’y a de solide contentement, de joie absolue pour un homme que dans la possession de sa vie en plénitude, que dans la réalisation totale de sa personnalité et de son destin. Il n’y a d’allégresse intérieure et de fierté de vivre pour une nation que dans l’accomplissement de sa mission, dans la réalisation du destin national. Ce serait bien peu de chose que l’apport d’un petit groupe comme le nôtre, devenu anglophone, apport anonyme à l’énorme civilisation américaine. Hissons cette idée au plus haut mât de notre vie qu’un Canada français, cramponné magnanimement à son passé, donnant l’exemple de la plus haute fidélité morale, laissant déborder par-dessus ses frontières la plénitude de sa vie française, pourrait être l’étonnement et le joyau de l’Amérique.

Propos parfois sévères, on le pensera, ceux que l’on vient d’entendre, même si le conférencier les avait voulus, souhaités prenants, enivrants. La tâche lui paraissait si passionnante de relever le courage et la fierté des siens. Propos sévères qu’accepta néanmoins un auditoire si attentif, si vibrant, à certains moments, que l’illusion m’envahit, illusion de tous ceux qui croient à la parole et à la puissance d’action du verbe. Enfin, me disaisje, on aura compris ! Enthousiaste, M. Héroux s’employait le lendemain, dans Le Devoir, à nourrir ma naïveté : « Il y avait foule hier soir au Gésu, écrivait-il… Lisez cette leçon de courage et d’énergie, ce lucide examen de nos forces et de nos faiblesses, cet appel au travail… Rien ne fut plus remarquable que cet autre fait : l’extrême attention avec laquelle cet auditoire suivit une thèse aussi fortement musclée, aussi soigneusement nuancée. Pendant l’heure et demie et plus que dura la conférence, pas une trace de distraction ou d’apparente fatigue. Décidément nous avons un public pour choses sérieuses. » Le Carabin ou Quartier latin, journal des étudiants de l’Université de Montréal, consacrait un numéro spécial à « Notre mission française ». C’était dans le temps où nos étudiants ne se bornaient pas à distiller un puéril anticléricalisme. Mais il faut rappeler que Le Quartier latin avait alors pour directeur : Jacques Genest. André Laurendeau, qui donnait encore à L’Action catholique des « Lettres de Montréal », faisait large place, dans sa « Lettre » du 27 janvier 1942, à « Notre mission française ». Il citait même tout au long mon petit discours à mes coparoissiens de Vaudreuil, un soir de Saint-Jean-Baptiste, lors d’une distribution de prix scolaires. Preuves, témoignages qu’à l’époque l’on vivait un peu de ces problèmes de fond pour notre peuple, propos qui, depuis lors et pendant si longtemps, ne seront, pour nos dirigeants et nos intellectuels, qu’objets de moquerie.






Notes de l’éditeur
  1. « L’an 1940 », L’Action nationale (août-septembre 1940) : 5-21.
  2. On pourra lire cette conférence dans Constantes de vie (Fides, Montréal, 1967), 69-114.