Mes mémoires (Groulx), tome IV/vol. 7/Pour la jeunesse

Fides (p. 13-31).

II

POUR LA JEUNESSE

Association catholique de la Jeunesse canadienne-française

Une chose me frappe en feuilletant mes spicilèges : la part que j’aurai faite, en mes soucis et en mon activité, à la jeunesse : passion ancienne de mes années de séminariste et de jeune prêtre. Je me rappelle comme la jeune génération de ce temps-là m’inquiète. Et pour de bonnes raisons. Cette génération de 1940 à 1950 ne sera pas tout à fait celle de la décennie précédente. La guerre est venue. Elle a mis fin au grand chômage. La jeunesse a pris le chemin des usines et de l’armée. Son angoisse demeure ; elle ne lui étreint plus la gorge comme hier. Paradoxe étonnant ! Le Canada, qui continue à se ruiner dans cette seconde Grande Guerre, prend, dans le monde international, valable stature. À bout de souffle, l’impérialisme britannique recule. Le gouvernement canadien qui a encore profité de la guerre pour mettre la main sur les finances des provinces, accroît son autorité et son prestige. Le canadianisme se développe aux dépens du provincialisme. Pas un chef national ne réussit à s’imposer dans le Québec. Le règne de Maurice Duplessis marque le retour du règne des politiciens. Le pseudo-nationalisme du chef de l’Union nationale — nationalisme qui se réduit, du reste, à une défense négative de l’autonomie provinciale — déprécie rapidement toutes les valeurs qui constituent le véritable fond de la doctrine. Du nationalisme la jeunesse en viendra, après quelques années, et surtout après l’échec du Bloc populaire, à ne plus vouloir souffrir ni le mot, ni la chose. Au surplus l’éducation nationale qui avait paru lancée, à la mode, à la fin de L’Action française, a reculé, a presque disparu dans les écoles. On a d’ailleurs pratiquement supprimé l’Association catholique de la Jeunesse canadienne-française. D’elle on a voulu faire une sorte de faîte ou de clef de voûte de l’Action catholique. Mais on ne tarde pas à se raviser. Toute une jeunesse, quoique catholique, reste à l’écart de l’Action catholique. Néanmoins, faute de cadres ou d’organismes où se grouper, cette jeunesse menace de devenir inquiétante. On décide donc de renvoyer l’ACJC à son ancien rôle. Hélas ! elle n’est plus qu’un squelette, presque un cadavre à qui l’on consent le droit de vivre. Pauvre ACJC, devenue AJC, elle cherche encore, après un quart de siècle, sa formule de vie. Elle vient même de mourir. Pendant ce temps-là l’Action catholique a continué de tenir toute la place ou peu s’en faut, dans les écoles, les collèges, les couvents, les universités. Étrange Action catholique qui, par la faute d’aumôniers, braves gens, mais de formation religieuse et intellectuelle insuffisante, s’efforcera d’inculquer à la jeunesse un catholicisme irréel, une sorte d’angélisme, sans prise valable sur l’humain, sur le temporel. Un catholicisme d’astrologue, entre terre et nuages, où l’on se révèle impuissant à saisir la vigoureuse intégrité qu’implique de soi la définition même de l’éducation catholique. Faire la synthèse du surnaturel et du temporel, du religieux et du profane, saisir les valeurs humaines du culturel et du national, effort qui dépasse l’intelligence des nouveaux directeurs de la jeunesse, élevés, du reste, dans le plus profond mépris de toutes les valeurs nationales. Un aumônier, et non l’un des moindres, s’en ira par les collèges, ce mirifique propos à la bouche : « Nous ferons pratiquer à notre jeunesse un catholicisme pur, débarrassé de l’infection du nationalisme. » Le résultat, qui ne l’entrevoit ? Nul ne s’essaie impunément à faire l’ange. De cette école sortira une et même deux générations de jeunes déracinés, espèce d’hommes, comme l’on sait, la plus dangereuse qui soit. Ces jeunes gens ne parleront que d’Église universelle, comme si leur Église ne faisait point partie de l’Église universelle ; cette Église, ils oublieront même qu’il fallait d’abord la servir, la défendre, se vouer à son épanouissement en leur pays. À un groupe d’entre eux je dirai un jour : « Sans doute, catholiques, nous appartenons, de par tout notre être, à l’Église universelle. Et il faut toujours prier, travailler, ayant dans l’esprit la grande Institution, sans pourtant jamais oublier que cette Église universelle s’incarne partout, même en Italie, même à Rome, en un pays, en un peuple, en une culture particularistes. Et c’est là où elle est que ses fils ont mission de la servir. Car il va de soi, disais-je encore à ces collégiens fourvoyés, que si vous ne sauvez l’Église en votre pays, vous ne la sauverez ni aux Indes, ni en Afrique. » Hélas, ces jeunes déracinés, de par la logique même de leur fausse éducation, ne tarderont pas à mépriser leur pays, leur histoire, leur culture, leur catholicisme étriqué. Ne voyant, dans le Québec, aucune grande tâche à quoi vouer leur vie, ils s’estimeront malheureux d’être nés en une si pitoyable patrie. Quelques-uns, au sortir du collège ou de l’université, dès la première approche de la vie, de leur milieu, s’y trouveront si mal adaptés qu’ils s’en prendront agressivement à leurs maîtres et iront grossir la petite clique des anticléricaux et des agnostiques. Trop d’évêques malheureusement laisseront libre champ à leurs aumôniers d’Action catholique. Seul, je crois bien, l’intelligent archevêque de Rimouski, Mgr Georges Courchesne, s’insurgera contre cette parodie de la formation religieuse. Il arrêtera net le mouvement déjà en branle en son diocèse, demandera à ses prêtres et à ses éducateurs de remettre, pendant deux ans, toute la question à l’étude, à la recherche d’une forme d’Action catholique vraiment adaptée à notre jeunesse et à notre milieu. C’est lui qui me dira un jour : « La vraie formule, pour former des hommes et des catholiques, c’était celle de notre ACJC : le catholicisme au sommet gouvernant et imprégnant tout ce qui est au-dessous de lui. » Dans mon ouvrage, Le Canada français missionnaire, maintes fois j’ai souligné chez nos évêques en mission le souci de présenter à leur jeunesse une Action catholique exactement adaptée à leur milieu. « Nous avons voulu faire pratiquer, dans nos milieux de jeunesse, écrit, par exemple, un missionnaire des Philippines, une Action catholique philippine. » On fera de même en Afrique, au Pakistan. Je n’ai pas oublié cette question angoissée d’un jeune chrétien d’Afrique : « Est-ce que je puis être d’Action catholique et rester bon Africain ? » Plusieurs fois, en ferai-je l’aveu, j’ai dénoncé, en dépit de tous les risques, l’erreur inconsciente mais tragique que l’on commettait chez nous. Un jour que Son Éminence, le cardinal Paul-Émile Léger m’avait écrit des propos plutôt pessimistes sur l’avenir de notre peuple, j’osai lui écrire : « Éminence, l’Action catholique, chez nous, telle que présentée à notre jeunesse, n’a formé ni des hommes, ni des Canadiens français, pas même des catholiques. » Notre jeunesse est restée sans une élite qui y aurait tenu le rôle du ferment.

Jeunesses laurentiennes

Vers 1940 le mal ne paraît pas encore visible à tous. Il se trahit peut-être dans l’impuissance de l’AJC à se reconstituer. Il apparaît aussi dans la faillite des regroupements que tente la jeunesse : Jeunesses patriotes, Jeunesses laurentiennes. Mais l’on est inquiet, on cherche des formules de vie, d’action. Et c’est pourquoi, sans doute, devant la carence de nouveaux chefs, on vient vers les hommes d’hier. La jeunesse continue, ce me semble, de me faire confiance, une confiance qui souvent m’émeut. Je suis de ceux qu’elle interroge, à qui elle demande le secret de l’avenir. Je lui réponds volontiers. Si redoutables que m’aient toujours paru les auditoires de jeunes, je les affronte, les trouvant si réceptifs. Et puis-je échapper à la réflexion angoissante et banale que les jeunes générations nous apprennent, par ce qui se passe en elles, de quoi demain sera fait ?

Je vais un peu à tous les groupes. Pendant plusieurs années, je serai l’aumônier officiel des « Jeunesses laurentiennes », association d’anciens d’école primaire, jeunesses merveilleusement éveillées. J’admire leur sens pratique. Ces jeunes n’ont rien du rêveur. Ils cherchent des tâches à leur mesure, mais ils les cherchent. Les aider à se définir, je l’ai tenté un jour. Et c’est à eux, je crois bien, que j’aurai adressé le Message le plus grave, le plus substantiel peut-être — l’on a toutes sortes d’illusions — que j’aie destiné à la jeunesse. C’était au printemps de 1946. Mes amis fêtaient alors le trentième anniversaire de mon enseignement à l’Université de Montréal. Les Jeunesses laurentiennes y allèrent aussi de leur célébration qui prit la forme d’un banquet au Cercle universitaire de Montréal. Je ne citerai que quelques extraits de ce Message. Le Devoir le publia en entier les 4 et 5 mars 1946 et il fut mis en brochure. Je cite pourtant le début où je confesse ce qui me plaît en cette jeunesse, si proche du peuple.

Ai-je besoin de vous assurer que je me sens un peu en famille au milieu des Jeunesses laurentiennes ? Je n’ai pas oublié ce soir où quatre d’entre vous m’apportiez vos constitutions alors à l’état d’ébauche. Depuis ce premier contact vos jeunesses me sont devenues chères. J’ai été frappé de votre esprit de foi, de votre attachement à l’Église, de la primauté que, dans vos âmes et dans votre action, vous aviez décidé d’accorder au spirituel. Ensuite, j’ai trouvé en vous un vif esprit national : une vision extrêmement concrète des grandeurs et des misères du Canada français. Je vous ai trouvés avides d’action et de dévouement, plus avides d’action que de paroles, à la recherche par-dessus tout de résultats pratiques. Et cela m’a reposé de tant de jeunes vieillards à cheveux noirs et à intelligence grise que j’ai rencontrés dans ma vie.

Je dis encore à cette jeunesse, toujours pour la définir, et l’on aperçoit un peu qui je vise :

Vous êtes aussi de cette espèce de jeunes catholiques qui croient au temporel. Si vous êtes d’avis que le temporel n’a de valeur et de raison que si le spirituel l’ordonne à soi, vous croyez néanmoins que, dans notre état de civilisation, le temporel n’accepte point cette ordonnance d’un mouvement automatique, mais qu’il faut que les hommes l’y aident, l’y plient, l’y ordonnent.

Après quoi s’étonnera-t-on que je revienne sur des thèmes qui me sont familiers à l’époque ? Et, par exemple, à propos d’action nationale, c’est bien à ces jeunes gens que je rappelle encore une fois ces vérités de fond :

C’est une synthèse de forces que vous vous appliquez à forger : force politique, force économique, force sociale, force culturelle, force morale et religieuse, parce que c’est au prix de cette synthèse, organique et totale, qu’une nationalité obtient le droit de vivre, se perpétue et s’acquitte de sa mission.

Fort aussi explicable mon allusion à la question de l’autonomie provinciale, « question de vie ou de mort » pour les Canadiens français, et sur laquelle « nous ne cédons pas d’un pouce, d’une ligne ». Au reste, appuyais-je, le gouvernement central nous l’a démontré depuis 1867 : inutile d’espérer « qu’il légifère convenablement pour un Canada français. Chaque fois qu’il s’est mêlé de nos affaires, il s’en est généralement mêlé de travers. » Donc, concluais-je, le Québec d’abord, les affaires du Québec avant celles des autres, étant d’expérience que « s’occuper de ses affaires, avant de s’occuper des affaires des autres, a toujours passé pour une formule de bon sens ». Puis, à l’aide d’un mot de mon ami Antonio Perrault, je recommandais à ces jeunes gens « l’entente dans la race » avant « l’entente entre les races ». Mais à ce point de mon discours, comment ne pas m’en prendre à ceux de nos pauvres compatriotes qui, plus par étourderie que par méchanceté ou intérêt crapuleux, s’employaient, en ce temps-là, à prêcher de nouveau la bonne-entente entre les races, et ce aux Canadiens français, et sous une forme agaçante et humiliante où l’on se donnait l’air de nous tenir responsables de la mésentente au Canada. À ce propos, citerai-je ici toute une page de mon Message ? Les vérités que je débitais ce soir-là m’ont toujours paru si opportunes, la naïveté n’étant point un mal dont il semble que beaucoup de Canadiens français se puissent guérir.

Certes, disais-je, je ne connais ni un Canadien français, ni un catholique qui ne souhaite et de tout cœur cette bonne-entente, ne serait-ce que pour être soulagé de certains discours et de certains discoureurs. Nulle divergence d’opinion sur la chose ; tout au plus dans le choix des moyens : moyens que, pour ma part, je veux compatibles avec la justice et la dignité, les seuls, du reste, qui aient garantie d’efficacité.

Oui, fierté plus que bonasserie. Oui, devenir un peuple fort pour parler fort. Et alors, « la bonne-entente pourra se passer des bonne-ententistes ». Je terminais par ce petit couplet :

On veut que nous soyons frères ; oui, soyons-le comme de bons chrétiens et de bons compatriotes ; mais frères dans la charité et frères dans la justice. Il n’y a pas ici Isaac et Ismaël, l’un né pour la liberté et l’autre pour la servitude.

Je devrais arrêter ici ces citations déjà trop longues. Mais l’on a tant reproché à la vieille école nationaliste son ignorance ou sa négligence de l’aspect social dans la vie de la nation que je ne me refuse pas à d’autres développements. Au reste, cela aussi appartient à l’image de mon temps. Et j’y vois l’occasion de rendre meilleure justice à la génération qui tout de même a fondé les Caisses populaires, le Syndicalisme catholique et national, les Semaines sociales, la Faculté des sciences sociales. Mérite assez valable. Mais il est si facile de biffer le passé quand on s’est persuadé, en toute modestie, que l’histoire des hommes ne commence vraiment qu’avec soi.

De mes Jeunes Laurentiens, j’aurais voulu faire des rassembleurs de la jeunesse, de toutes les jeunesses autour de l’idéal national. Combien de fois leur ai-je recommandé de s’occuper très particulièrement de la jeunesse rurale et de la jeunesse ouvrière ! La jeunesse des campagnes et des villages m’apparaissait alors si négligée, si oubliée. Le cours primaire fini, plus d’horizons pour elle ; pas la moindre orientation, pas la moindre école d’agriculture, ou commerciale ou technique à sa portée, où poursuivre ses études. Rien d’autre que le croupissement dans le rôle de « journalier » en son patelin, ou le départ vers les grandes villes, pieuvres qui, de leurs membranes, ont happé tant de générations de pauvres jeunes gens sans métier, ramassis de pelleteurs ou de balayeurs de rues, de vidangeurs ou de débardeurs. Ce qui nous valait, selon des statistiques de 1940, de compter, dans la province, plus de « gens sans métier, plus de manœuvres impréparés techniquement que les plus récents immigrants, les Italiens, les Norvégiens, les Yougoslaves ». Faute d’écoles moyennes d’agriculture, les fils d’habitants prolongeaient indéfiniment, sur les terres paternelles, la séculaire et ruineuse routine. Et c’est peut-être, en ce manque de vision, que notre Conseil de l’Instruction publique aura le plus gravement péché et préparé sa suppression. Assurément je ne demandais pas à mes Laurentiens de nous donner ces écoles indispensables, mais « il vous appartient, leur disais-je, d’amener la jeunesse, la population à les désirer, à les obtenir ». Dès le début de leur association, je les avais encore priés de se tourner vers la jeunesse ouvrière : « Avec le temps, leur disais-je, ma conviction se fortifie que vous avez là l’un des plus beaux champs d’action. » J’aurais voulu que les Laurentiens orientent leurs jeunes camarades du milieu ouvrier vers le syndicalisme chrétien et national. À tout prix fallait-il les empêcher de commettre l’erreur de leurs pères, les persuader qu’ils ne pouvaient « abandonner la direction de leur activité économique et syndicale à des organisations ouvrières dont les doctrines, les inspirations, les buts seraient parfois en opposition formelle avec les idéaux de notre foi religieuse et de notre collectivité nationale ». Nulle classe sociale ne peut se permettre de constituer un bloc étranger dans la vie de la nation. Il va de soi que, pour aider mes Jeunes Laurentiens, les enflammer dans leur apostolat, je n’hésitais point à leur présenter les ressources de la sociologie catholique, celle qui, de nos jours mêmes, « propose au monde du capitalisme et au monde ouvrier les solutions les plus hardies et les plus saines ». En quoi, insistais-je, cette sociologie serait-elle incapable de satisfaire aux plus exigeantes aspirations des classes ouvrières d’aujourd’hui, et surtout des jeunes ouvriers ? Et, sans répugnance pour les réformes les plus osées, je leur disais encore :

Un seul régime de travail leur [les jeunes ouvriers] semblerait-il digne de leur condition d’hommes et de citoyens, je veux dire le régime qui leur donnerait accès à la propriété, qui leur ferait leur part dans la direction des entreprises ; régime où n’étant plus de simples pensionnés de la civilisation bourgeoise, mais où fournissant à l’économie de leur pays autre chose que la contribution de leur force physique, où, conscients d’être plus qu’une machine et plus qu’un outil, ils pourraient se croire des producteurs comme les autres, des constructeurs comme les autres de l’économie nationale, bâtissant et dirigeant eux-mêmes leur vie, élevant leur famille dans la sécurité et la joie ? Leurs aspirations s’élèveraient-elles jusqu’au désir de se sentir, comme tout le monde, ou comme l’élite de leurs compatriotes, chargés de l’avenir d’une foi, héritiers de la civilisation ancestrale ? En ce cas, à ces jeunes ouvriers canadiens-français, guettés par des influences malsaines, est-il impossible d’apprendre qu’une sociologie existe qui a placé plus haut que toute autre la liberté et la dignité de l’homme, les droits sacrés de la famille… de leur montrer qu’à l’heure qu’il est, c’est encore elle qui propose au monde du capitalisme et au monde ouvrier les solutions les plus hardies et les plus saines ? Et que cette sociologie n’est autre que la sociologie des pontifes romains, la sociologie catholique ?

Mon Message pouvait donc se terminer comme suit :

Allez dire à vos camarades des ateliers et des usines ce que l’Église veut et peut pour eux. Allez le dire avec des convictions de conquérants. Car j’incline à croire que si, chez nous, le communisme et autres philosophies perverses gagnent du terrain, la faute en pourrait bien être aux catholiques qui ne savent pas égaler la puissance de leur propagande à la valeur transcendante de leur doctrine sociale.

Quelques menus conseils suivaient, conseils que je voudrais adresser aujourd’hui à tous mes jeunes contemporains, s’ils écoutaient encore les vieillards :

Vous êtes jeunes. Comme tous les jeunes vous avez lancé, en pleine mer, bien des bateaux chargés de rêves. Plus tard, quand vous aurez vieilli, vous constaterez que les orages auront malmené beaucoup de ces petits ou grands navires que vous aviez chargés de vos rêves les meilleurs. Ceux-là seuls auront coulé à pic que vous aurez désertés.

Jeunesse des collèges

D’autres appels me viennent d’une autre jeunesse : celle des collèges. On m’invite au Séminaire de Sainte-Thérèse, mon Alma Mater. Je ne cite qu’un seul extrait de ma causerie : « La jeunesse face à la vie ». Je voulais réagir contre cette forme de catholicisme fermé, sans fenêtres sur son temps et son milieu, que l’on présentait alors à la jeunesse :

C’est cela, c’est tout cela, disais-je à ces collégiens, qui fait la substance de la foi qui est la vôtre. C’est à tout cela que vous vous cramponnez parce que, dans cette atmosphère, dans ce milieu social, national et chrétien, dans la possession de ces richesses spirituelles, vous êtes assurés de développer votre personnalité d’hommes et de croyants, comme nulle part ailleurs peut-être vous ne le pourriez faire en votre pays ; parce que, futurs pères de famille, vous voulez préserver, pour vos enfants, ce milieu éducateur incomparable ; parce que, patriotes, élite par votre rang social, par la culture plus haute de votre esprit, vous acceptez le devoir de monter la garde autour des sources vives, autour des flambeaux où s’alimente et s’éclaire la vie des petits travailleurs ; parce qu’enfin vous estimez que votre pays, le Canada, n’est pas si riche en richesses spirituelles qu’il puisse se passer du plus vieux, du plus pur de ses foyers de civilisation : je veux dire du seul État catholique et français qui existera sans doute jamais en Amérique du Nord.

Un appel me vient aussi de Valleyfield, en mars 1944, collège où je n’ai guère paru depuis près de trente ans. J’y avais laissé trop de souvenirs pour n’en point garder la nostalgie. Mgr Émard, parti pour Ottawa, était mort depuis longtemps. Son successeur, Mgr Rouleau, o.p., était passé au siège de Québec. L’un de mes plus chers condisciples de Sainte-Thérèse était devenu évêque de Valleyfield. La porte m’était rouverte. D’ailleurs un élève de Philosophie, Gilles Langevin, venait de m’adresser, dans le journal du collège, Le Cécilien (2 mars 1944), la plus chaleureuse bienvenue : « Le 7 prochain, c’est donc un pionnier, un des plus ardents et des plus entreprenants, un pionnier qui a illustré notre maison… que nous accueillerons. » Qu’ai-je dit à cette jeunesse ? Je n’en ai gardé ni écriture, ni souvenir. J’étais allé, je pense, prêcher à ces grands collégiens une retraite de vocation. J’y ai frôlé, comme au temps jadis, de bien belles âmes.

J’ai parlé aussi à la jeunesse féminine, au Collège Basile-Moreau. Pendant vingt-deux ans, j’y enseignerai la littérature et surtout l’histoire du Canada. Auditoire d’élèves et de religieuses des plus sympathiques. Les collégiennes m’avaient demandé une devise pour leur petit journal de collège. À brûle-pourpoint je leur avais dicté ces simples mots : Et vivent les vivantes ! J’aurai l’occasion de prononcer une couple au moins de petits discours à l’une ou l’autre des fêtes collégiales de cette jeunesse. Dans leur journal, je retrouve deux lettres de moi qui disent un peu de quoi s’animait mon enseignement. Le 2 janvier 1941, en retour de leurs souhaits de bonne année, j’écrivais à ces chères élèves : « Ah ! si la jeunesse féminine voulait s’occuper de notre avenir, y mettre tout son cœur, toute son âme, se vouer avec toute sa ténacité, à la conservation de nos traditions, de notre culture catholique et française, comme la vie de notre pauvre peuple aurait tôt fait de prendre une autre couleur, un autre aspect ! » Quelques mois plus tard, le 5 mars 1941, interrogé par ces jeunes filles sur la qualité de leur petit journal, je leur écrivais encore : « On y sent le bouillonnement d’une génération, celle, je l’espère, qui nous donnera les femmes d’une renaissance. Je vous l’ai encore dit : le Canada français ne sera pas sauvé sans vous, sans une élite féminine. Cette élite, vous nous la ferez en suivant la ligne verticale de votre foi chrétienne, en acceptant la vie comme une ascension spirituelle. Il vous faudra de l’idéal, c’est-à-dire une volonté de vous dépasser… »

Je laisse de côté l’appui que je donne au projet d’une « Saint-Jean-Baptiste des Jeunes » lancé par les Jeunesses laurentiennes (Le Devoir, 13 juin 1944) ; et de même un discours en février 1949, lors d’un banquet des Scouts. En dépit de mauvais souvenirs sur l’orientation de cette œuvre de jeunesse, je raconte en quelles circonstances j’en vins à préparer la fondation de cette œuvre au Canada français et j’essaie de tracer à ces jeunes gens un programme d’action. Mais une autre jeunesse, à cette époque-là, ne cesse de me préoccuper, celle de nos universités. Dans l’ordre de la pensée, sinon dans celui de l’action, cette jeunesse pouvait peser d’un poids plus lourd que toute autre. Nul mouvement de rénovation ne saurait se passer de l’élite pensante de sa jeunesse. Mais que pensait alors, sur les graves problèmes du Canada, que pensait la jeunesse de nos universités ? Elle me paraissait hésitante, flottante ; elle cherchait plus qu’elle ne fixait son choix sur quelques points essentiels. En trois occasions, à son appel, je tentai de lui offrir ce que j’appellerais des points cardinaux : points trop souvent oubliés, dans l’orientation de leur vie, par les hommes et les peuples.

À l’automne de 1939, les Jeunesses canadiennes tiennent un congrès au Collège MacDonald, à Sainte-Anne-de-Bellevue. On m’y invite à titre de conseiller. Empêché de m’y rendre, je m’en tire par une lettre au National Secretary, M. Grant H. Lathe, M.D., lettre qui parut dans Le Devoir (22 déc. 1939). Le pays est à une heure critique. L’on entre ou l’on va prochainement entrer en guerre, la deuxième Grande Guerre. Le Canada anglais s’inquiète de l’attitude du Canada français. Au Québec, les nationalistes regardent cette nouvelle intervention du Canada dans la même optique qu’en 1914. Il s’agit moins, pense-t-on, de « liberté » ou de « civilisation » que du heurt des grandes puissances industrielles et commerciales. Nos soldats iront se battre, non pas tant pour préserver l’Europe de la barbarie hitlérienne que pour sauver, encore une fois, l’Empire britannique, Titan fatigué qui va, du reste, s’y casser les reins. Donc ce que l’on appelle au Canada, l’union ou l’unité nationale, se voit, comme en 1914, gravement menacée. C’est toute la raison de ce congrès des Jeunesses canadiennes à Sainte-Anne-de-Bellevue. Devant une réunion forcément composée, pour une grande majorité, de jeunes Anglo-Canadiens, j’en profite pour m’expliquer une fois de plus sur les conditions d’une entente entre les races, conditions que j’estime absolues et seules d’efficacité possible. « J’admire votre travail et votre ambition : réaliser le plus tôt possible, chez nous, un minimum d’unité nationale, ai-je donc écrit à cette jeunesse. L’entreprise est-elle chimérique ? Je ne le crois point, pourvu que la jeunesse canadienne soit bien déterminée à poser le problème sans équivoque et sans peur. »

Et de quelle « équivoque » et de quelle « peur » fallait-il s’affranchir ? « Nous sommes engagés, continuai-je, dans ce redoutable dilemme : par notre environnement géographique peu de peuples au monde sont plus obligés que le peuple canadien à se constituer une vigoureuse personnalité nationale. D’autre part, peu de peuples autant que le nôtre ont à déblayer leur chemin d’aussi redoutables obstacles. » Situation presque insurmontable qui me faisait me demander s’il n’y faudrait point consentir une revision complète de notre « politique extérieure et intérieure ». Et déjà, ce me semble, entrevoyais-je le déséquilibre des forces en voie de s’accomplir sur la planète et surtout le déclin irréversible de l’Empire britannique. Par ménagement pour les jeunes destinataires de ma lettre, je me gardais néanmoins de prononcer ce dernier mot. À quoi donc nous raccrocher ? À nos grands voisins, à l’Europe ? Je posais de graves points d’interrogation, non sans offrir néanmoins un remède de conséquence. J’écrivais :

Allons-nous accepter d’être le seul peuple des trois Amériques à nous river opiniâtrement au système européen… ? Et sommes-nous assurés que, pour ce faire, nous garderons, de façon indéfinie, sur ce continent, la liberté de nos mouvements ? À coup sûr, nous ne pouvons nous évader de l’ordre international ; mais cet ordre, est-il écrit quelque part qu’il s’incarne à l’heure actuelle et que demain il s’incarnera dans la seule Europe ? Et le peuple canadien est-il persuadé qu’il est en son pouvoir de tirer l’Europe de son chaos et qu’en cet effort nos chances de succès vaudraient l’enjeu que nous y mettrions ? En d’autres termes, si nous acceptons de nous faire, je ne dis pas les chevaliers, mais les janissaires de l’ordre international sur tous les points du monde où il plaira à des ambitieux ou à des fauteurs de troubles de nous entraîner, croyons-nous que, dans dix ans, dans vingt ans, il vaudra encore la peine de nous occuper de l’avenir du Canada ? Retenons ceci : l’histoire du monde nous offre peu d’exemples de pays qui aient pu s’élever au vrai sentiment national avant de jouir du prestige de l’indépendance. Le premier travail qui s’imposerait donc à nous serait de nous guérir jusqu’à la moelle de toute forme de colonialisme. Dans l’Amérique indépendante, il n’y a plus de place ni d’avenir pour un peuple-serf, ce servage fût-il maquillé des couleurs les plus flatteuses et apparemment les plus nobles.

Non moins affirmatif serai-je sur la revision de notre politique intérieure. Pour ce coup, je ne jurerais point qu’en mes dires catégoriques je n’aie beaucoup pensé à la portion de la jeunesse canadienne-française qui serait présente à ce congrès. En ces réunions mixtes, — l’histoire ne me l’avait-elle pas appris ? — nos chers compatriotes, vieux ou jeunes, se portent si spontanément aux tolérances généreuses, pleins de foi dans les embrassades officielles, plus naïfs que le coq de La Fontaine aux prises avec le renard. Après un bref rappel des circonstances où était née la Confédération, formation politique où l’expédient, les nécessités du temps avaient joué plus que la spontanéité et plus que le rapprochement des esprits, j’ajoutais ces propos dénués de toute suavité :

Dans notre vie commune, depuis 1867, où trouver la crise nationale qui nous aurait jetés les uns vers les autres, nous élevant, du même coup, au noble sentiment de la patrie commune ? Nos crises nationales ont été des crises intérieures, des crises diviseuses. Au lieu de nous jeter les uns vers les autres, elles nous ont jetés les uns contre les autres. Cet état de choses… exige une révolution profonde… Ni sur le chapitre de l’autonomie québécoise, ni sur les droits de leur culture, il ne peut être question, pour les Canadiens français, de consentir des sacrifices qui se solderaient, en définitive, par un appauvrissement de leur vie, sans la moindre compensation pour le reste du Canada.

Au surplus, croyais-je en ce temps-là, et ai-je jamais cru à une entente parfaite des deux races au Canada, je veux dire une entente fondée sur une égalité pratique, absolue, des droits des deux groupes et des deux cultures ; et d’abord sur un consentement de la majorité anglo-saxonne à cette intégrale égalité ? Par générosité humaine et chrétienne, j’ai, certes, écrit et parlé, à cette époque, comme si je croyais cette égalité possible. Mais au fond de moi-même, il me faut bien l’avouer, j’y ai toujours vu une désolante utopie. Rapprochement humain en quelque mesure possible entre intellectuels, entre quelques hommes épris d’humanisme et capables d’une certaine largeur de vision. Rapprochement chimérique entre les masses profondes de deux races trop divisées par tout ce qui divise les hommes : religion, droit, langue, culture, philosophie de la vie, mœurs privées et publiques. Quand a-t-on vu un conquérant se retirer de sa conquête, abdiquer son esprit de domination sans y être virtuellement forcé ? Trop d’exemples, à l’heure où j’écris ces lignes, confirment cette triste vérité. On s’expliquera donc cette conclusion en ma lettre aux jeunes congressistes du Collège MacDonald :

Si les hommes ne peuvent se grouper autour d’un même passé, d’un même capital de gloire, de culture, de souvenirs, de souffrances, il leur faut, à tout le moins, quelques aspirations communes, et, par exemple, l’ambition de constituer un grand pays, d’y faire triompher un certain idéal d’humanité, de justice, de bien-être, de collaboration fraternelle.

Assez fragile ciment, on l’avouera, pour unir les éléments disparates d’un pays. Aussi bien, était-ce par conscience de chevaucher une grotesque chimère, ou par prévision du sentiment « annexionniste », toujours sommeillant dans l’âme anglo-canadienne, qu’en présence de cette jeunesse canadienne de 1939, j’évoquais le vieux cauchemar qui n’a cessé de voltiger au-dessus de notre histoire :

Mais pas une heure n’est à perdre. Le continentalisme, je veux dire, certaines forces d’unification que vous savez, agissent fatalement contre nous. Tout retard apporté à la construction d’une vigoureuse unité nationale en notre pays hâte d’autant les prises toutes-puissantes de ce continentalisme en Amérique du Nord. Car tenons pour certain que rien au monde n’empêchera notre pays de se donner au système de forces politiques qui lui assurera le plus de tranquillité et de chances de vie.

M’étais-je, cette année-là, si gravement trompé en mes prévisions ? Pour s’être porté au secours d’un empire moribond, le Canada, écrasé depuis sous ses charges militaires, se voit obligé de pressurer indûment les provinces pour diminuer, vaille que vaille, les déficits de ses budgets. Malaise intolérable qui fait se demander si la Confédération y pourra survivre et si la tentation de l’annexionnisme ne va pas ressaisir la bourgeoisie anglo-canadienne.

Jeunesse universitaire

D’autres occasions me seraient fournies de rencontrer la jeunesse étudiante : celle de l’Université, celle-là même que, plus que toute autre, et je n’ai plus à dire pour quel motif, je désirais atteindre. Dans l’un de mes spicilèges, je retrouve les notes assez développées d’une conférence que j’aurai faite à la jeunesse universitaire, en avril 1939. Qui m’avait invité ? Devant quel groupe ai-je parlé ? À plus de vingt ans en arrière, j’avoue ne plus me rappeler en quelles circonstances j’abordai cet auditoire. Mais je viens de relire mes notes (39 petites pages). Et je le confesse sans modestie : ces notes m’ont apporté presque une révélation : celle d’une véritable petite Somme. En réalité, ai-je souvent ramassé plus de notions, plus de considérations sur l’être canadien-français, sur nos périls, nos devoirs, notre situation dans tous les domaines, sur les ressources, malgré tout, à notre disposition : ressources de la culture française, de notre catholicisme, de notre histoire… ? Tout ce que j’ai prêché pendant une époque, tout ce que je portais en moi de brûlantes convictions, d’inquiétudes souvent angoissantes, tout ce que je nourrissais quand même d’espoir dans la ressaisie d’une génération, tous les appels que je pouvais lui adresser, je les ai trouvés là, dans ces notes qui n’ont rien perdu de leur modernité, et qu’une autre jeunesse pourrait encore entendre. Mais comment ces paroles et tout cet enseignement pourtant pressant se sont-ils envolés dans le vent ? Hélas, quelles réflexions les pauvres que nous sommes se pourraient faire sur la vanité de la parole humaine ! Et quelles autres sur la lenteur des idées à germer, même les plus vitales, les plus opportunes !

Cette conférence est de 1939. Était-ce la première ébauche d’une autre que je donnerais deux ans plus tard à la même jeunesse et qui s’appellera : Paroles à des étudiants ? Celle-ci m’a laissé de bien agréables souvenirs. Je ne me défends point de m’y attarder un peu. Qui avait eu l’idée de cette causerie ou plutôt de cette rencontre ? Un jeune étudiant qui fréquentait chez moi depuis quelque temps. Esprit d’élite, appelé à devenir un grand savant en médecine, tous les problèmes de notre vie, de notre avenir, l’intéressaient, le passionnaient. Il s’efforçait de multiplier les rapprochements, les rencontres entre ses jeunes amis de l’Université et ceux qu’il estimait les représentants attitrés de la doctrine nationale, libre, orthodoxe. Ainsi, dans un restaurant de l’ouest de la ville, « La Petite Chaumière », alors fréquenté par les étudiants, avait-il appelé Maxime Raymond, bientôt chef du Bloc populaire, à venir exposer quelques-uns de nos problèmes les plus urgents, à la jeunesse universitaire. En mars 1941, Jacques Genest, c’était lui, m’adressait la même invitation. Cette fois, il ne s’agissait plus d’une causerie, mais d’une journée entière d’étude sur nos problèmes nationaux. Dans la courte préface de la brochure Paroles à des étudiants, on trouvera quelques notes sur le petit événement. Mon jeune ami m’avait dit :

— Vous seriez le seul conférencier. Vous parleriez portes closes, sans journalistes. Nous pourrions vous questionner et discuter en toute liberté.

— Combien serez-vous ? avais-je demandé.

— Une cinquantaine au moins.

Ils vinrent cent des diverses facultés et écoles, quelques-uns même d’Ottawa et de Québec. Je les reçus chez mon ancienne voisine, siège social de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, coin Sherbrooke et Saint-André. On m’y ouvrit la maison le plus gracieusement du monde. Je dis la messe à ces étudiants. Presque tous communièrent. On prit le petit déjeuner debout. À neuf heures nous nous mettions au travail. Je leur avais dit ou écrit quelques jours auparavant : « Envoyez-moi des questions, vos questions. Je veux répondre à vos préoccupations actuelles, à vos soucis profonds. » De ces questions, je fis un choix, une coordination. Et j’entrepris deux causeries coupées ou terminées par des discussions prolongées à loisir par mes jeunes auditeurs. La réunion prit fin vers une heure de l’après-midi. Je n’avais parlé qu’à l’aide de notes. Tout de suite on me pressa de rédiger ces notes en vue d’une brochure qui devint, je l’ai dit, Paroles à des étudiants. Ces paroles, disais-je encore en mon mot de préface, « je les livre à cette jeunesse, l’un des plus fiers témoignages qui me soient apparus dans ma vie ».

Qu’ai-je dit à cette jeunesse ? Je n’entreprendrai point de me résumer ; ce serait par trop me répéter. En réponse à ses questions, j’avais partagé ma causerie en deux parties : le malaise canadien-français, l’avenir ou le redressement. Malaise politique, malaise économique et social, malaise d’ordre culturel. Pour le redressement j’avais suivi le même ordre. Bien entendu mon diagnostic sévère jusqu’à l’extrême rigueur, dans l’énumération de nos faiblesses, se terminait par des promesses d’espoir. Je disais, par exemple :

L’un des étonnements de notre histoire, c’est bien que tant de sacrifices, tant d’héroïsmes additionnés n’aient produit, trop souvent, que l’espèce de Canadiens français que chacun connaît, d’une bonasserie sans borne, d’une aboulie sans nom, petits hommes qu’on dirait évadés de Lilliput. J’appelle le jour où l’on finira de croire que, pour faire un Canadien français, il suffise de démêler une poignée de farine dans un gallon d’eau. Une éducation totale, vivifiée par toutes les énergies du catholicisme, aurait vite raison de toutes nos faiblesses, de toutes nos misères. Ressaisis jusque dans le fond de l’âme, une puissance magnifique purifierait tous les compartiments de notre vie, guérirait tout, rectifierait tout. Nous reprendrions la figure et la mesure de notre vrai personnage.

À ces mêmes jeunes gens qui m’avaient demandé où principalement exceller, j’avais encore répondu :

En tout. Nous avons besoin : de grands politiques, de grands économistes, de grands avocats, de grands médecins, de grands ingénieurs, de grands écrivains, de grands poètes, de grands artistes, de grands philosophes, de grands théologiens, de grands saints.

Quel jour, en mes souvenirs, que ce dimanche du 23 mars 1941 ! Il y a quelque temps le hasard me faisait rencontrer un homme maintenant d’âge mûr qui, en sa vie d’étudiant, s’était trouvé de cette réunion. « Quelles heures inoubliables, me disait-il, nous avons vécues ce jour-là. J’étais de cette centaine d’étudiants. » Comment ne pas m’associer à son émotion ? Quoi de plus beau, dans la vie, qu’une jeunesse qui vibre au nom des grands devoirs et des grands appels ! Quoi de plus beau qu’une jeunesse qui vit hautement sa jeunesse !

De l’état d’âme de la jeunesse de l’époque un autre témoignage me viendrait presque aussitôt. Mise au courant de cette rencontre du 23 mars, une jeune fille me rendait visite. Elle me dit :

— Nous désirerions, nous aussi, comme nos amis, les étudiants de l’Université de Montréal, une journée d’étude sur le problème national canadien-français.

— Combien serez-vous ?

— Nous ferons un choix ; nous nous adresserons à des jeunes qui veulent agir ; mais en nombre nous dépasserons les garçons.

Elles vinrent cent vingt-cinq : jeunes filles du monde adonnées aux œuvres, élèves finissantes des couvents, demoiselles de l’enseignement secondaire. Je les reçus un dimanche après-midi, dans le grand parloir de l’Académie Saint-Louis-de-Gonzague, rue Sherbrooke, maison d’enseignement alors fort réputée. Ces demoiselles avaient insisté pour que je leur servisse les mêmes causeries, le même thème qu’à leurs amis de l’Université. Je modifiai légèrement quelques-uns de ces thèmes pour les adapter à mon auditoire féminin. Je leur dis entre autres choses :

Quant à vous, Mesdemoiselles, je ne vous interdis aucun service. C’est votre droit de prendre rang où vos talents vous permettent d’exceller. Souvenez-vous seulement qu’il n’y aura pas de restauration canadienne-française sans la Canadienne française, et qu’il faut que les femmes se mêlent de nos affaires, ne serait-ce que pour nous forcer à nous en mêler.

 

Vous garderez pourtant le meilleur de vous-mêmes pour le foyer, la famille. C’est votre royaume, aime-t-on dire. À parler vrai, on ne trouve plus ailleurs de vraies reines… Que ce royaume ne vous devienne pas une cage… Quelques succès ou quelques triomphes que vous réserve la vie, que votre première fierté soit vos enfants. Soyez plus fières de ces joyaux que vous ne le seriez du plus beau de vos poèmes si vous étiez poète, d’un chef-d’œuvre de peinture si vous étiez peintre… Restez femmes, leur ai-je répété. Vous n’aimez pas les hommes ni les garçons qui se féminisent… Pourquoi vous figurez-vous que les hommes aiment les femmes qui se garçonnisent ?… Restez femmes. Mais soyez-le. Françaises et catholiques, vous n’avez besoin de rien d’autre pour devenir des « entraîneuses », car vous savez bien que le jour où vous en aurez recréé la mode, rien ne sera plus chic que d’être Canadien français.

Heureuses années où une jeunesse de tête solide, non dévoyée par les pseudo-intellectuels, pouvait encore entendre le langage du bon sens et de la raison ! Cependant une lettre d’Antonio Perrault, accusé de réception de Paroles à des étudiants et de Notre mission française, assombrit quelque peu mon trop vif contentement. Selon mon ami, le désaccord, la confusion des idées, l’absence même de pensée sont par trop répandus et déjà, dans nos milieux de jeunesse et nos milieux professionnels. Triste état d’âme d’un peuple qui ne possédait alors ni vrais chefs politiques, ni vrais chefs nationaux. Du moins nul chef prestigieux. Pouvais-je quand même nourrir l’illusion d’avoir atteint, touché une partie importante de la jeunesse ? Quelques échos dans la presse, ma correspondance de ce temps-là m’incitent à le croire. André Laurendeau, qui écrit alors des « Lettres de Montréal » à L’Action catholique de Québec, finit une de ses lettres (10 janvier 1942) par ces mots : « Ceux qui veulent se donner amoureusement à la vie dure, rude, joyeuse, chaude, pleine, ceux-là trouveront, dans Paroles à des étudiants, le bréviaire quotidien, la mystique inspiratrice. »